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Ce recueil comprend quinze articles de longueur variable, constituant les actes d’un colloque organisé par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, l’Institut national des Langues et Civilisations orientales/CERLOM et la Société asiatique, et qui s’est tenu les 6 et 7 décembre 2018. Il est introduit par une préface de Pierre-Sylvain Filliozat (p. 7-10) et contient aussi l’allocution d’accueil prononcée par Michel Zink (p. 11-12).

C’est Jean-Jacques Glassner, spécialiste du monde sumérien, qui ouvre le recueil avec une contribution intitulée « À Uruk, au 34e siècle avant notre ère, les graphèmes racontent le mythe » (p. 13-21). L’effort étonnant que les anciens Sumériens ont consenti pour créer cette écriture montrerait selon l’auteur que l’on est en présence de l’une des grandes aventures intellectuelles de l’histoire de l’humanité. L’écriture deviendrait alors, comme malgré elle, une sorte de paradigme mythique, porteur de mystérieuses liaisons, modèle implicite à la fondation d’un régime monarchique.

Jean Haudry, spécialiste reconnu des langues et civilisation indo-européennes, aborde ensuite l’éternelle question du Vala en tant que nom de la caverne qui fait l’objet d’un mythe cosmogonique dès les plus anciens textes du Veda, et du vara avestique, nom de l’édifice que construit Yima dans l’ancienne civilisation iranienne « pour permettre aux hommes, aux animaux et aux plantes qu’il choisit de survivre au Grand Hiver » (p. 23). À ce problème se superpose celui des liens entre le Yima avestique et le Yama védique (p. 23-44). L’article devient vite une cascade d’hypothèses, y compris celle de l’auteur qui entend pouvoir contourner les difficultés que soulève la multiplicité des interprétations sur le plan historique en reconstituant pour la période ancienne un concept antérieur, valable sur le seul plan indo-européen.

Dans un long exposé intitulé « Dionysos, les serpents, le vin et l’origine mythique de la civilisation indienne : notes sur une légende grecque » (p. 45-99), François Delpech discute surtout du rôle de Dionysos dans les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis (poète égyptien du ve s. ec), un immense poème en 48 chants, édité et traduit aux Belles Lettres en 19 vol., et sur lequel beaucoup de chercheurs se sont déjà escrimés. Une analyse très élaborée où l’auteur multiplie les hypothèses concernant le rapport de Dionysos en tant que héros civilisateur avec l’Inde. Plus qu’une étude de ces mythes d’origine, ce sont certaines analogies des traditions lydiennes recueillies par Nonnos avec les mythes indiens, et d’éventuels emprunts à l’Inde, qui intéressent en premier lieu l’auteur de ce texte.

Prenant prétexte d’une image de loup chez les Turcs remontant au vie siècle ec, Michel Bozdémir discute du loup gris, ancêtre et guide des nations turcophones dans des moments de péril majeur et que l’on retrouve partout dans les croyances de ces peuples. Il s’intéresse aussi à la résurgence de la figure du loup en Turquie contemporaine par-delà le monde de l’islam où il n’a aucune valeur symbolique, et même à l’instrumentalisation politique de cet animal.

Le texte suivant est intitulé « Aux fondements de la royauté sacrée, revisiter le mythe du roi magicien dans l’épopée de Firdawsī » (p. 117-133) et est signé par Anne Caiozzo, spécialiste du Shāh nāma, une grande épopée iranienne écrite vraisemblablement autour de l’an 1000 et retraçant l’histoire de l’Iran depuis l’époque archaïque jusqu’à la conquête musulmane. C’est moins le texte que commente l’auteure que ses représentations aux époques timuride et turkmène au xve siècle, des mythes qui coïncident, est-il noté, « avec l’intérêt de ces dynasties pour les sciences prédictives mais aussi le rôle des cieux dans leur conception de la royauté » (p. 118). Cette étude doit beaucoup aux travaux anthropologiques de Luc de Heusch et met en évidence les transformations opérées par Firdawsī dans les anciens mythes d’origine, entre autres une occultation volontaire des tabous qui coïncide avec l’islamisation de l’épopée.

Vasundhara Kavali-Filliozat raconte, dans « L’écriture, corps de Śiva » (p. 135-143), comment les dieux Brahmā et Viṣṇu, qui se disputaient la prééminence, ont malgré eux découvert l’existence d’une infinie colonne de lumière qui s’est avérée être le Liṅga de Śiva, lui-même source de la syllabe OṂ, perçue comme l’origine des alphabets indiens. Dans « L’irruption de l’infini : une analyse indienne du problème de l’origine du monde » (p. 145-167), Satyanad Kichenassamy poursuit la réflexion à propos de ce même mythe, mais proposé dans la version du second chapitre de l’Aruṇācala-purāṇam tamoul. L’auteur se laisse inspirer par une remarque de Charles Malamoud selon laquelle l’idée de fondation est absente du monde védique : le Veda émet des doutes sur la possibilité de statuer sur une origine absolue, est-il observé, la rationalité humaine se contentant de poser des mesures (pramāṇa), des étalons de cohérence. Dans « Le son du sanskrit, origine de l’univers » (p. 169-184), Pierre-Sylvain Filliozat convie ensuite le lecteur à une illustration des spéculations issues de la philosophie linguistique en présentant un texte de Nandikeśvara et le commentaire qu’en a laissé Upamanyu. Il montre ainsi comment il est possible de tirer du brahman l’ensemble des phonèmes et d’en faire « la matière d’un mythe cosmogonique à part entière » (p. 170).

En tant que mère de Bharata, l’immense souverain qui a donné son nom à « Bhārat », l’Inde en tant que pays des descendants de Bharata, le mythe de Śakuntalā sert en quelque sorte de matrice à l’histoire d’un peuple. Irma Piavano en présente toutes les virtualités en s’appuyant sur les meilleurs interprètes actuels (p. 185-200). Dans un texte intitulé « Le mythe de Kambu chez les Khmers : une pratique sanskritique » (p. 201-214), Chhom Kunthea voit dans le terme « Kambuja », qui est le nom sanskrit du Cambodge, une invention datant environ du viiie siècle ec, calquée sur un modèle utilisé en littérature sanskrite pour relier le pays khmer à un ascète śivaïte mythique du nom de Kambu et rehausser ainsi son prestige. P.-S. Filliozat ajoute à ce sujet certaines informations en pages 9-10 de son introduction. Dans « Le “Jugement sur les courges” : le mythe de l’origine des lois dans les Dhammasattha de l’Asie du Sud-Est » (p. 215-231), Olivier de Bernan étudie le nouveau mythe de l’origine des lois inventé par les lettrés birmans ou môns lorsqu’il leur fallut adapter la législation traditionnelle indienne (smṛti) aux nouvelles conditions sociales et religieuses qui prévalaient désormais en Asie du Sud-Est. Honteux de n’avoir pas su être équitable dans un conflit opposant deux paysans qui cultivaient des courges dans des champs mitoyens, le grand législateur Manu aurait décidé de fuir le monde et redécouvert alors les Lois éternelles gravées dans la montagne. L’auteur rapproche ce récit d’autres mythes de cucurbitacées et réfléchit à la fonction de cette légende dans l’épistémologie du droit de toute la région.

« Mythes royaux dans le monde malais » de Laurent Metzger étudie la légitimation des rois malais grâce à un ensemble d’éléments mythiques entourant l’exercice de leur pouvoir (p. 234-240). La Chine ancienne s’est approprié l’échelle des sons dont elle se sert pour faire de la musique en conférant à celle-ci une origine mythique, minutieusement étudiée par Véronique Alexandre Journeau dans « Le mythe de la création des étalons sonores en Chine » (p. 241-257). Laurent Quisefit transporte le lecteur en Corée avec un article intitulé « Mystères hétérodoxes : ethnogenèse et récits coréens des origines » (p. 257-273), où apparaissent les énormes difficultés auxquelles se heurte le chercheur qui veut retrouver une version ancienne des origines qui n’ait pas été déjà transformée par le confucianisme et le bouddhisme chinois. François Macé aborde la question des mythes d’origine au Japon avec un texte intitulé « Le commencement des commencements, les mythes d’origine au Japon du Kojiki aux récits de fondation médiévaux Engi » (p. 275-288). Les textes étudiés paraissent lier la question du commencement à celle de la légitimité de la lignée impériale et utiliser pour cela des catégories provenant de la culture chinoise de l’époque.

En introduisant cet ensemble d’études, P.-S. Filliozat écrit :

Une flaque d’eau claire où l’on voit quelques bulles sortant du sol montant à la surface, un filet d’eau sortant d’une fente de rocher, des gouttes perlant une à une et c’est la source d’un fleuve majestueux au débit puissant quand il rejoint la mer. Un proverbe indien dit que pas plus que la source d’une rivière il ne faut chercher l’origine d’un saint personnage. Elle pourrait se révéler peu édifiante. Beaucoup de grandes réalisations ont un début d’une grande banalité. Une grande civilisation, cependant, ne peut se satisfaire d’une piètre origine. Elle ne la recherche pas par l’observation directe ou la déduction. Elle crée un mythe d’origine, en puisant dans son imaginaire. Elle y inscrit son essence, son aspiration, la grandeur ou le raffinement qu’elle veut déployer.

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Dans la simplicité même de leur propos, ces quelques lignes situent mieux que je ne saurais le faire l’effort de compréhension tenté collectivement par ces spécialistes des cultures de l’Asie et aideront le lecteur à saisir la portée des réflexions que ceux-ci ont partagées pendant ces journées de colloque.