Corps de l’article
Comment réfléchir dans une plus large perspective aux notions de santé et de vie, à celles de guérison des personnes et de la planète ? Dans notre contexte actuel où le salut est souvent sécularisé, comment remettre en jeu une compréhension audacieuse du salut, notion chrétienne appelant à la santé de nos corps, mais aussi à la santé de nos relations, de nos communautés et de notre environnement ? L’association naturelle et étroite du couple santé et salut se retrouve aujourd’hui dans une situation périlleuse. N’a-t-elle pas essentiellement à témoigner de ce qui fait vivre et espérer ? Le contexte pandémique a révélé nos vulnérabilités et nos solitudes comme individu, mais il a aussi souligné les fractures sociales et le caractère éphémère et anémique de nos liens sociaux.
Le présent dossier, intitulé Santé et salut chez Paul Tillich, est issu des travaux du 24e colloque de l’Association Paul Tillich d’expression française (APTEF) tenu en mode virtuel les 21 et 22 juin 2021. Des neuf communications explorant le complexe santé et salut, le présent dossier publie six contributions issues de ces travaux. Le fil rouge qui relie ces diverses contributions, qui tantôt analysent des textes tillichiens particuliers, tantôt s’en servent comme levier réflexif et interactif avec d’autres auteurs, me semble être la remise en jeu d’une notion de salut ancrée dans l’ici et maintenant. Nous sommes loin d’une compréhension supranaturaliste du salut ; celui-ci, même s’il témoigne d’un rapport à la verticalité, s’incarne dans les horizontalités contemporaines de la santé.
Jean Richard (U. Laval) analyse dans sa contribution deux textes de Tillich portant sur le salut et la santé en 1946 : « Redemption in Cosmic and Social History » et « The Relation of Religion and Health : Historical Considerations and Theoretical Questions ». Ces textes ouvrent tout le chantier réflexif tillichien pour remettre en jeu le salut dans l’horizon de la santé. L’A. y décortique la structure et l’effort de Tillich pour mettre en rapport le salut et la santé (eschatologie et histoire) tant d’un point de vue universel que particulier. Les perspectives physiques, psychiques et spirituelles s’arriment l’une à l’autre tout en se distinguant et déjà une sensibilité pluridisciplinaire suggère que la religion puisse être reconnue comme un processus de guérison. Deux perspectives anthropologiques opposées sont particulièrement mises en évidence : une première conception plus statique de l’humain, où le corps est objet de la science, et une seconde conception plus dynamique de l’humain, où un principe vital l’anime. Jean Richard souligne les difficultés du texte, difficultés qui trouveront une articulation plus heureuse dans la Théologie systématique.
Dans sa contribution nommée « Santé et maladie, totalité et salut. Perspectives anthropologiques, psychothérapiques et théologiques chez Paul Tillich, Viktor E. Frankl et Nancy L. Eiesland », Werner Schüßler (U. Trèves) oppose le progrès et les développements scientifiques au fait qu’il y ait encore et toujours des questions portées par la philosophie et la religion. Si les premiers apportent des bienfaits indéniables à l’humanité, les spécialistes de l’horizontalité ne peuvent offrir des réponses aux seconds. En médecine, en dépit des immenses avancées, on ne peut tout guérir ni empêcher la mort. Ce constat rappelé, l’A. recourt à plusieurs textes clés de Tillich pour mettre de l’avant une compréhension dynamique de la vie, de la santé et de la maladie. Cette compréhension marquée par l’ambiguïté en est aussi une où les polarités de la vie, telles que déployées en interaction entre les différentes dimensions de la vie, témoignent de ce processus dynamique et dialectique entre la santé et la maladie, entre la guérison et le salut. Une fois ces éléments présentés chez Tillich, Schüßler explore comment ils se déploient dans deux autres horizons : celui de la logothérapie de Viktor E. Frankl et celui d’une théologie d’un Dieu handicapé de Nancy L. Eiesland. Pour l’un et l’autre, la maladie et le handicap ne viennent pas réduire à néant le sens de la vie ou encore l’existence de Dieu. Pour ces trois auteurs, il est possible de vivre la totalité du salut, malgré la destinée humaine, marquée par la maladie et la mort.
Christophe Gripon (IPT Paris) propose un texte intitulé « Révélation et “fonction transcendante” : lecture croisée de Tillich et de Jung ». L’A. articule comment certains éléments de la psychologie jungienne peuvent être mis en dialogue avec la théologie tillichienne. S’il y a des analogies thématiques entre le processus de sanctification chez Tillich et l’individuation du Soi chez Jung, c’est parce que, selon l’A., ces deux notions font appel à une analogie encore plus fondamentale entre la révélation et la fonction transcendante. S’il y a un déficit de symboles personnels chez Tillich, un recours aux travaux de Jung sur la fonction transcendante et les rêves, deux éléments devenant tant une expression universelle qu’une expression individuelle du processus transformationnel, pourrait venir concrétiser la révélation tillichienne.
Geoffrey Legrand (U. Louvain) se demande, dans sa contribution nommée « La sotériologie tillichienne en rapport à la crise environnementale : l’espérance d’un salut pour tous et pour toute la création », si la sotériologie tillichienne peut répondre à la crise environnementale. Le point de départ repose sur l’écologie intégrale, particulièrement la réflexion mise de l’avant par la philosophe Charlotte Luyckx. Ces premiers jalons réflexifs posés, l’A. présente la compréhension ouverte du salut par Tillich principalement à partir de trois sermons, significatifs d’un salut où la nature est réconciliée, où nous sommes réunis à notre propre fondement et où la résurrection devient le signe de la réalité universelle du salut. Le salut devient ici une puissance de guérison non seulement pour la personne, mais aussi pour la création. L’auteur conclut sur le rôle kairotique du salut qui réunit et réconcilie l’humain et la nature.
Dans sa contribution intitulée « Médecine, humanisation et décoïncidence : une articulation exploratrice de nouvelles ressources pour la pensée tillichienne sur la santé », Benoit Mathot (U. pontificale de Valparaiso) propose une lecture du concept de décoïncidence développé ces dernières années par François Jullien pour en faire une application dans l’horizon de la santé. La décoïncidence permet d’engager une réflexion sur la déshumanisation à l’hôpital et de réintroduire de l’humain, par le respect de la singularité, de l’énonciation et de la spiritualité. Tillich apparaît en filigrane comme soutenant ce processus de réhumanisation ; son approche holistique de la santé, sa compréhension de l’Ultimate Concern et son rappel de tenir à la « parole juste » pour contrer les stratégies d’ajustement et de coïncidence, soutiennent positivement ce projet de réhumanisation. Demeure toutefois certains éléments tillichiens qu’il faudrait creuser pour éviter de retomber dans une pensée de coïncidence, néfaste pour la vie en plénitude (zoé) espérée par les humains.
« Santé avec ou sans salut ? Constats et problématiques d’une recherche » est le titre de la contribution de Marc Dumas (U. Sherbrooke). À partir de ses observations en Faculté de médecine, l’A. expose tout d’abord comment des préjugés liés au contexte moderne viennent cliver les rapports entre l’univers de la santé et celui du salut. Ces rapports complexes énoncés, quelques balises tillichiennes sont posées pour clarifier et ouvrir un chantier, où un dialogue entre ces deux univers, reposant sur des épistémologies spécifiques et distinctes, peut être entamé. Selon l’A., un tel dialogue sera possible aux conditions suivantes : respecter les différentes visions du monde, déployer les diverses anthropologies en jeu dans ces horizons du soin et de la santé, de la maladie et de la mort et, finalement, saisir les spiritualités et les religions comme des ressources évoquant le salut et ouvrant ainsi un horizon de sens et d’espérance pour ceux et celles qui souffrent.
Nous espérons que ce dossier rapprochera deux univers trop distants l’un de l’autre et qu’il entamera un dialogue fécond ; l’univers des sciences de la santé et celui du salut pourraient ainsi mieux prendre soin de leurs fragilités.