Corps de l’article

L’homme ne doit pas se contenter d’un Dieu qu’il pense, car lorsque la pensée s’évanouit, Dieu s’évanouit aussi.

Maître Eckhart[1]

Tâcher de présenter la « mystique chrétienne médiévale » n’est pas possible sans rappeler l’histoire du mot « mystique » en Occident[2]. Le terme n’est pas dénué d’ambiguïté. Comme l’affirme Michel de Certeau, la « mystique » apparaît paradoxalement tantôt « du côté de l’anormal ou d’une rhétorique de l’étrange » tantôt « du côté d’un ‘essentiel’, que tout son discours annonce mais sans parvenir à l’énoncer[3] ». Soit le paranormal, soit le silencieux. Aborder la mystique, c’est donc questionner le rapport du discours sur Dieu en lien avec une expérience qui est difficilement communicable et transposable dans des mots. Il sera question ici du rapport entre expérience affective et discours intellectuel. Nous serons attentifs au fait que, dans le domaine religieux, les mots conviennent, indirectement, à une épreuve pathétique, un « pâtir Dieu ». Cependant, il serait réducteur d’y voir un refuge dans l’émotionnel, loin d’une mise en oeuvre concrète. L’affectif et l’effectif iront ici de pair.

Les auteurs chrétiens médiévaux emploient le terme « mystique » dans quatre sphères qui communiquent entre elles : l’ecclésiologie, la sacramentalité, l’exégèse et la théologie dite « mystique ». Il est donc important de ne pas regarder la mystique médiévale en la confondant avec ce que l’on appellera plus tard, parfois avec un certain accent péjoratif : le mysticisme. En effet, à la période moderne, au xvie et xviie siècle, on voit surgir une littérature abondante relatant des phénomènes de ceux que l’on appelle les « mystiques ». Avec de nombreux détails, ces derniers relatent des états paranormaux : transes, extases, lévitations, transverbérations, écoulements de sang, autant de symptômes corporels destinés à pallier un déficit du corps dans le discours sur Dieu. Or, précisément, les médiévaux ont opéré un déplacement du rapport au corps et ont ainsi transmis aux générations futures une autre posture existentielle que celle qu’ils avaient eux-mêmes reçue de l’Antiquité. Dans cette transmission, Maître Eckhart peut être considéré comme un hapax. Réfractaire au « tournant […] linguistique et cognitiviste[4] » dans lequel le rapport affectif avec la chose visée sera remplacée par le signe qui y réfère, il propose un accord du logos et du pathos tel qu’il fait dire de lui qu’il est un mystique sans pourtant cesser d’être un scolastique. Dire que son mysticisme est spéculatif revient à affirmer que nous avons affaire à « une spéculation qui change la vie[5] ». Cela signifie, précise Brunner, que ce mysticisme « ne se présente nulle part comme une démonstration qui nous dispenserait de la décision et de l’engagement[6] ». Autrement dit, le langage spéculatif est le cadre d’une éthique, sans laquelle il ne remplit pas son sens.

I. Déplacement du terme « mystique »

L’emploi du mot « mystique » ne va pas de soi dans le christianisme. Ce terme a subi une évolution au cours des siècles[7]. Apparu comme adjectif dans l’Antiquité, mustikos désignait ce qui relève de la connaissance d’un mystère ou du mystère (mustérion). Le verbe muein signifie « fermer (soit les yeux, soit la bouche) » ce qui suggère d’emblée le secret. En effet, dans la période antique, les adeptes d’une religion étaient d’abord des initiés qui recevaient un enseignement qui n’était pas divulgué à tous, donc secret. Des rites de passages faisaient partie de cette initiation. C’était le cas par exemple des mystères d’Éleusis, que l’on appelait « les grands mystères » (ta mégala mustéria). Naissant dans cette culture initiatique, le christianisme s’est lui aussi développé comme une religion mêlant l’enseignement et la liturgie. Chez les Pères de l’Église, comme par la suite chez les penseurs chrétiens médiévaux et modernes, on parle de « mystagogie » (mustagogia)[8]. Les initiés (mustes) sont conduits (agogein) dans la connaissance de la vie chrétienne tant d’un point de vue théorique que pratique. Le terme « sacrement », rite destiné à conférer la grâce de Dieu, s’appelait mustérion. La mystagogie est principalement une initiation permettant de s’adjoindre à la communauté chrétienne et d’en faire pleinement partie. Elle a donc trait à la question du corps, au sens du corps ecclésial. Comme l’a montré Henri de Lubac, l’expression corpus mysticum va subir un déplacement[9]. Alors qu’il désignait dans l’Antiquité le corps eucharistique, il en viendra à désigner l’Église à la période médiévale[10]. On assite à un véritable « chiasme » entre le signifiant et le signifié. Tandis que le corps eucharistique était le signe (mystique) de la réalité du vrai corps désignant l’Église (corpus verum), le pain consacré devient la vraie réalité du Christ (res) renvoyant le corps ecclésial au terme « mystique ». Pour ceux qui s’expriment ainsi, le Christ serait davantage caché, moins vraiment visible, dans l’Église que dans l’Eucharistie, res ostensible du Christ (ostensoir). La question centrale, et qui va prendre de plus en plus d’importance, est la question du corps. Ainsi Michel de Certeau écrit-il dans la Fable mystique :

Il (ce « corps mystique »), désigne l’objectif d’une marche qui va, comme tout pèlerinage vers un site marqué par une disparition. Il y a un discours (un Logos, une théologie, etc.), mais il lui manque un corps — social et/ou individuel. Qu’il s’agisse de réformer une Église de fonder une communauté, d’édifier une « vie » (spirituelle) ou de (se) préparer un « corps glorieux », la production du corps joue un rôle essentiel dans la mystique[11].

Ce qui sera en jeu, c’est l’articulation entre les trois corps (corps historique, corps sacramentel, corps ecclésial). À la fin de la période médiévale, la césure se retrouve entre le corps sacramentel et le corps ecclésial, et non plus entre le corps historique et le corps sacramentel comme c’était autrefois le cas. En clair, cela veut dire que le corps ecclésial n’est plus lié d’emblée au sacrement, de manière effective, il n’est plus que visé comme un signifiant invisible, encore à construire. L’institution va donc devoir travailler à ce renforcement. Et précisément, la littérature des mystiques modernes tentera de donner de la chair au corps absent. On commencera à voir apparaître des récits relatant des phénomènes extraordinaires, spectaculaires, dans lesquels la corporéité est en jeu. Il faut que le corps de celui que l’on nommera alors un « mystique » exprime qu’il est habité par Dieu, de manière tangible, et qu’il n’est pas qu’un vague symbole.

Nous voyons d’emblée que dans l’Occident chrétien, le « mystique » (caché, secret) est lié à une question phénoménologique : comment les mots peuvent-ils parler d’une réalité absente ? Ce dont on parle ne doit-il pas être présent de manière évidente et indiscutable ? Il faut une manifestation du caché. Quand il s’agit de Dieu, une représentation dans la conscience suffit-elle ? Est-ce alors le produit de notre imagination, une simple idée ? Le discours sur Dieu ne nécessite-t-il pas sa présence effective pour que les mots ne soient pas vides de sens ?

II. Théologie mystique

Les médiévaux ont tenté de répondre à cette question grâce à un ouvrage de l’Antiquité chrétienne : la « théologie mystique » (mustikos est encore ici adjectif). Son auteur que l’on a d’abord considéré comme le « Denys » rencontré par l’apôtre Paul de Tarse sur l’Aréopage d’Athènes (Ac 17,34), d’où le nom de Denys l’Aréopagite, s’est avéré avoir vécu après le néoplatonicien Proclus (412-485). Le fait vaut la peine d’être mentionné, car Proclus n’était pas un philosophe à la manière de Plotin. En effet, la démarche d’union à l’Un (Hénosis) dont parle Plotin dans les Ennéades est avant tout intellectuelle[12]. Il y va d’un itinéraire par lequel l’âme humaine s’élève de degré en degré. Elle se détache ainsi progressivement de la multiplicité des choses pour s’unir à l’Un (Hèn), première hypostase au-dessus de l’Intelligence (Noûs) et de l’Âme (Psychè). Notons que dans cette ascension, appelée aussi « extase » (ekstasis), ce n’est pas la pensée comme telle qui parvient à l’Un, mais un « toucher » ou une « sorte de contact » :

Il n’y a pas de pensée, mais un toucher (thixis) et une sorte de contact (oïon épaphè) qui est purement ineffable et inintelligible, antérieur à la pensée (pronoousa), quand la pensée n’est pas encore née et qu’il y a toucher sans pensée[13].

Par l’influence des Oracles chaldaïques (170), Proclus envisage sa théologie platonicienne en faisant place à une forme de Théurgie, un travail de Dieu (Theos-ergon)[14]. Dans son processus d’unification à l’Un, il ne refusait ni la liturgie ni la prière[15]. Il avait intégré le fait que les tentatives d’extases plotiniennes pour s’unir à l’Un nécessitaient un changement d’initiative. Pour le dire un peu simplement, seul le Premier Principe est capable de faire monter l’intellect vers lui. Or, précisément, le Pseudo-Denys entend reprendre cette marche d’union dans le christianisme. La Théologie mystique est avant tout une voie d’ascension vers « l’Ineffable » au cours de laquelle l’initié doit se détacher d’une manière habituelle d’user de l’intelligence, et par conséquent, également des noms pour désigner Dieu (Les Noms divins). Denys est le chantre de la théologique dite « apophatique[16] ».

C’est sans doute sur ce point, l’apophatisme, que se trouve la plus grande proximité entre la mystique chrétienne et d’autres mystiques, que ce soit dans le judaïsme ou dans l’islam. De même que la réception aristotélicienne a suivi une translatio studiorum[17], ces traditions n’étaient pas sans incidence les unes sur les autres. Si elles soulignent fortement la transcendance de Dieu, c’est également pour rendre compte de sa puissance agissante. Cela se traduit à la fois par une négation des attributs divins, et par une insistance sur son action. Ainsi en est-il dans la mystique juive, particulièrement avec Maïmonide[18], qui influencera Maître Eckhart[19]. Transformant la métaphore royale du « récit du char » (Ma‘aseh Merkavah), l’auteur du Guide des égarés montre que Dieu n’est pas roi en fonction de son essence mais de son action[20]. Cette préservation de l’ineffabilité de Dieu se lit également chez les mystiques de l’islam[21]. Les soufis affirment que « seul Dieu peut réellement témoigner de Son Unicité » (ma wahhada Allah ghayr Allah)[22].

Dieu se révèle lui-même à l’homme. Et si Dieu n’agit pas lui-même, l’homme ne peut s’en emparer par ses propres forces. C’est dans ce cadre que l’on peut entendre l’expression « pâtir Dieu », autrement dit, laisser Dieu agir. Mais, qui dit pathos ne signifie pas pour autant abandon du logos[23]. Ici, affection et intellection vont aller de pair. Bien que Dieu soit l’Ineffable, celui dont on ne peut parler, on reste chez Denys dans l’horizon du discours. Plus exactement, le discours sur Dieu (theo-logos) est le cadre d’une expérience possible de Dieu. Le discours présente un exercice d’union qui, s’il est simplement compris de l’extérieur comme un texte de notions intellectuelles, ne sert à rien à celui qui le lit. Sans la pratique indiquée par le texte, ce dernier est inutile. Dans son commentaire Des noms divins, fondé sur les Éléments de théologie, Denys l’Aréopagite affirme de son maître Hiérothée qu’il est « non seulement connaissant mais pâtissant les choses divines » (ou monon mathôn, alla pathôn ta theia)[24]. Cela signifie que le domaine religieux est abordé à travers une épreuve pathétique que le savoir notionnel n’est tout simplement pas apte à décrire.

III. Parler de Dieu : tenir lieu de ou conduire à lui

Cette distinction entre « connaître » (mathein) et « pâtir » (pathein) est capitale pour entrer dans la « mystique » médiévale. La question est : pouvons-nous parler de Dieu sans éprouver expérimentalement ce qu’il est ? Lorsque Pierre Abélard (1079-1142) fait de la théologie une science, il met en oeuvre le projet d’étudier les Écritures saintes à partir du Trivium (grammaire, logique, rhétorique). Mais, Bernard de Clairvaux, le grand moine de la réforme cistercienne, se moque de lui. Qu’est-ce que c’est que cette « stupidologie » (stultilogia) ?, s’écrie-t-il[25]. À travers les deux grands personnages, on a affaire à deux manières d’entendre le discours sur Dieu. Pour Bernard, parler de Dieu consiste à exciter le désir de s’unir expérimentalement à Dieu. On utilise des images, des métaphores, pour s’engager dans une expérience savoureuse de Dieu. Pour Abélard, on décompose les textes pour parvenir à mieux définir le vocabulaire théologique afin qu’il entre dans une rationalité logique. Au xxe s., on inventera la terminologie « théologie monastique » et « théologie scolastique » pour distinguer ces deux tendances[26]. Mais la question reste : faut-il absolument opposer ces deux voies ? Peut-on imaginer une voie pratique sans théorie, ou une voie théorique sans pratique ? Les médiévaux se sont souvent posé la question[27]. Si l’on regarde l’ensemble des ouvrages issus de la scolastique médiévale, on constatera une tendance évidente à la rationalisation du discours théologique. Contrairement aux oeuvres patristiques, les Commentaires des Sentences et les Sommes théologiques sont des ouvrages assez secs, d’où l’expérience est évincée. Plus exactement, elle est présupposée, mais elle n’est pas encadrée par le langage. Par une surenchère de la dimension sémantique, dont l’apothéose se trouvera chez Guillaume d’Ockham via Jean Duns Scot, on évince peu à peu tout ce qui relève des « affections de l’âme » (psychologie)[28], pour ne laisser que le rapport entre un mot qui suppose pour ce qu’il désigne. Et il devient possible d’étudier la théologie sur un mode représentationnel écarté de la présence de Dieu, ce qui était impensable précédemment.

Cependant, il serait abusif de supposer que la pensée médiévale est monolithique. Comme le dit Alain de Libera, « le Moyen Âge n’existe pas[29] ». Il n’y a pas une unique manière de penser, mais une pluralité de postures, dont certaines sont complémentaires, et d’autres davantage antagonistes. Il faut se rappeler qu’il n’y a pas de scolastique sans disputatio, qui a donné le mot « dispute[30] ». Or, le problème, ce n’est pas seulement qu’on argumente sur la base d’un même usage des mots, mais aussi, et cela est plus problématique, qu’on ne se rapporte pas aux mots de la même manière. Nombreux sont les maîtres scolastiques à considérer que les mots renvoient à des concepts qui représentent les choses[31]. Mais, tout dépend de la façon dont on entend le verbe repraesentare. Est-ce reproduire sur le mode d’une image mise à la place de la chose absente, ou bien, est-ce mettre à nouveau en présence de la chose ? Eckhart choisit cette seconde voie. C’est pourquoi on peut parler chez lui de « transparence intentionnelle[32] ». Cela permet de ne pas avoir affaire à une sorte de « doublure[33] ». Ne se pliant pas au « tournant linguistique » dont font preuve Duns Scot et surtout Ockham[34], il est pour lui impensable que le langage puisse prétendre se suffire à lui-même sans renvoyer à l’expérience dont il est issu. S’il y a un dédoublement de la chose dans le mot, le regard (les scolastiques disent l’intentio) est partagé entre deux objets : le représentant et ce qu’il représente. La question est la suivante : les mots sont-ils là pour nous conduire à la chose ou bien pour nous tourner vers eux au risque de nous détourner de la chose même. Giorgio Agamben résume parfaitement ce problème en affirmant ceci :

Le langage est ontologiquement des plus faibles, au sens où il ne peut que disparaître dans la chose qu’il nomme, sans quoi, au lieu de la désigner et de la révéler, il ferait obstacle à sa compréhension. Et cependant, c’est justement en cela que se trouve sa puissance spécifique — en ce qu’il se soustrait à la perception et qu’il reste non-dit dans ce qu’il nomme et dit. Puisque, comme l’écrit maître Eckhart, si la forme à travers laquelle nous connaissons une chose était elle-même quelque chose, elle nous conduirait à la connaissance d’elle-même et nous détournerait de la connaissance de la chose[35].

IV. La présence de Dieu

C’est précisément là, sur ce noeud entre l’intentionnalité et le discours, le regard et la voix, que se trouve la mystique de Maître Eckhart (1260-1328). User du discours théologique non pour remplacer un absent mais pour conduire à une présence. Toute production d’une représentation par l’intellect est écartée au profit d’une présence vivante et agissante. Selon Bernard McGinn, The Presence of God est la notion la plus pertinente pour qualifier la mystique chrétienne en général, et, parmi elle, la mystique eckhartienne[36]. La gegenwerticheit gotes est un trait fondamental de la pensée de Maître Eckhart. Tout son langage est un appel incessant à se « laisser pénétrer par la présence divine » (mit götlîcher gegenwerticheit durchgangen sîn)[37]. Dans cette perspective, les maîtres en théologie n’ont pas un statut particulier par rapport à leurs étudiants : les uns comme les autres sont transis par une opération qui émane d’un fond inaccessible. Par conséquent, parler de Dieu n’est pas émettre un signe qui soit apte à produire en l’autre un concept correspondant à ce dont il tient lieu. Le rôle du théologien ou du prédicateur consiste à conduire autrui là où Dieu s’engendre lui-même en proférant son Verbe dans l’intime de l’âme. Employer le vocable « mystique » pour désigner Maître Eckhart et/ou sa pensée ne consiste donc pas à le ranger parmi des auteurs qui éprouveraient des états paranormaux. On ne trouvera pas d’extase chez lui mais plutôt une « enstase », vers le « fond secret de l’âme[38] ».

Dans cette démarche, Eckhart n’est pas une figure isolée. Il est précédé de plusieurs femmes mystiques, entre autres : Hadewijck d’Anvers (1200-1260), Mechtilde de Magdebourg (1210-1282) et Marguerite Porete (1250-1310)[39]. Ces femmes appartiennent toutes trois au mouvement des béguines, qui s’est déployé dans les régions rhéno-flamandes (Nord de la Belgique, Sud-Ouest de l’Allemagne, Nord-Est de la France)[40]. Il s’agissait d’une forme de vie religieuse laïque en dehors du cloître. À cette époque, il y avait une efflorescence de mouvements spirituels dans toute l’Europe plus ou moins en marge de l’institution ecclésiale[41]. À l’opposé de certaines sectes à la religiosité exaltée comme les « Illuminati » ou les compagnons du « Libre Esprit », les béguines menaient une vie de travail et de prière. Leur engagement était basé sur un accès à Dieu à travers l’humble exercice des vertus. Seulement, leur statut de femmes ne leur permettait pas de prétendre à un discours théologique en latin. Écrivant en langue vernaculaire, moyen-néerlandais ou moyen-haut-allemand, elles ont développé un langage poétique sur Dieu en partant de l’expérience humaine de l’amour. Elles ont mis en récit la vie de l’âme en prise à des conflits intérieurs, en personnifiant les forces en présence, et en les faisant dialoguer. Le déplacement de la rhétorique de l’amour courtois à la relation de l’âme à Dieu leur valut tardivement d’être désignées comme des femmes troubadours de Dieu[42].

Ces écrits reçurent un accueil très mitigé par l’institution ecclésiale, au point que leurs auteures furent souvent soupçonnées d’hérésie. C’est ainsi que Marguerite Porete, auteure du Miroir des simples âmes anéanties, s’est vue condamnée, emprisonnée et brûlée en 1310 en place de Grève, à Paris. Quelques mois plus tard, Maître Eckhart rejoignait le couvent Saint Jacques des Frères prêcheurs à Paris. On retrouve dans ses sermons allemands des expressions similaires à celles de Marguerite Porete, notamment concernant l’anéantissement — l’anéantir soi-même (nihte werden an im selben), qui est le thème fondamental du Miroir[43]. Le devenir-rien n’est pas seulement thématique, il est pragmatique. Il est lié au manque et au désir. En effet, comme la bien-aimée du Cantique des cantiques, l’âme cherche celui que son coeur aime, mais sans le trouver. Dieu est absent et se laisse désirer. Il n’est rien de ce qui est. Et, en l’absence de corps, l’âme est en peine de sa présence. Il en est ainsi de ces femmes délaissées, sans mari, dans une époque où les nombreuses guerres ont décimé la population masculine et où règne une disparité homme-femme. Financièrement, elles n’ont pas les moyens d’entrer dans un couvent. Elles sont pauvres et sans dot. De ce manque de statut, elles vont faire une force. C’est dans le « rien » qu’elles vont trouver le « tout », anticipant le Todo-Nada de Thérèse d’Avila. La mystique est une voie paradoxale où l’être en plénitude se trouve dans le rien. Mais pour cela, il faut d’abord devenir « rien ». Comme l’exprime un verset du Psaume (41,8) : « l’abîme appelle l’abîme » (abyssus abyssum invocat).

V. L’être et le néant : paradoxe du manque et de la plénitude

Maître Eckhart retiendra la leçon. Chez lui, tantôt Dieu est présenté comme le « néant », et la créature l’« étant », tantôt, c’est l’inverse : Dieu est plénitude d’être (Celui qui est) et « la créature un pur néant ». Certains spécialistes ont voulu mettre de l’ordre dans cette disparité en présentant une périodisation de l’oeuvre eckhartienne : une période ontologique (Deus est Esse), une période méontologique (Deus est Intellectus), une période hénologique (Deus est Unus). Mais, finalement, ni le recours au contexte ni l’analyse interne ne vont dans ce sens[44]. Chez Eckhart, tous les noms divins se valent et aucun ne convient mieux à Dieu qu’un autre. Dieu est à la fois « innommable » et « omninommable[45] ». Il en est ainsi parce qu’en tant que Cause de toutes les créatures, il se manifeste en chacune d’elle. La Cause est présente à l’intérieur de la multiplicité à la manière de l’Un. Dieu est simple, il n’est pas composé comme les créatures[46]. De ce fait, affirmer que Dieu est juste, ou bon, ou puissant, est impropre. Il est la justice même, la bonté même, la puissance même. On ne peut donc prédiquer la cause de l’extérieur en lui attribuant un signe. C’est seulement en tant que le « je » s’éprouve comme actualisé par la cause dans toutes ses opérations, qu’elles soient intellectuelles, prédicatives, ou vertueuses, qu’il la connaît. Dieu est connu par participation et cette connaissance n’est pas notionnelle. C’est une connaissance en acte, qui s’éprouve dans la vie même. Elle s’exprime silencieusement dans les veines, quand le « je » se met en mouvement. Il reconnaît que ses actes lui sont donnés et qu’il est néant par lui-même. Tout « je veux » s’exerce sur fond d’une passivité originaire. Cela veut dire que « je » ne peux jamais dire vraiment : « je suis ». Ce nom n’appartient qu’à Dieu, fondamentalement. C’est le nom silencieux de Dieu[47].

Outre des emprunts lexicaux, c’est surtout une proximité de posture avec les béguines que l’on retrouve chez le grand mystique rhénan. Il adopte une même attitude de « non-avoir », de « non-savoir » et de « non-vouloir » (« Cette âme a tout et n’a rien, sait tout et ne sait rien, veut tout et ne veut rien[48] ») :

L’évêque Albert [le Grand] dit qu’un homme pauvre est celui qui ne peut se contenter de toutes les choses créées par Dieu, et c’est une parole juste. Mais nous parlerons encore mieux et considérerons la pauvreté selon une signification plus haute : est un homme pauvre celui qui ne veut rien, et qui ne sait rien, et qui n’a rien[49].

J’ai dit précédemment que celui-là est un homme pauvre qui veut non pas accomplir la volonté de Dieu, mais qui vit de telle sorte qu’il est libéré et de sa volonté propre et de la volonté de Dieu, tel qu’il était alors qu’il n’était pas. Nous disons de cette pauvreté que c’est la pauvreté la plus haute. En second lieu nous avons dit que celui-là est un homme pauvre qui ne sait rien des oeuvres que Dieu opère en lui. Celui qui est ainsi libéré de savoir et de connaître autant que Dieu est libéré de toutes choses — c’est la plus pure pauvreté. Mais la troisième dont nous voulons parler maintenant est la pauvreté la plus claire : celle de l’homme qui n’a rien[50].

À en rester à la surface des textes, on constatera que les béguines insistent davantage sur l’union d’amour que Maître Eckhart, plus enclin à employer le vocabulaire de l’être. Aussi a-t-on eu parfois tendance à opposer une « mystique de l’amour » (Minnemystik) à une « mystique de l’essence » (Wesensmystik)[51]. Mais, il faut nuancer cette distinction, car Eckhart conjugue l’être avec l’amour :

Par le fait que Dieu est nommé ‘amour’ in abstracto, premièrement, la simplicité absolue, la plus pure de Dieu, est établie, puis, à partir de là, la primauté de Celui-ci en toutes choses, et, plus encore : l’être lui-même est un être simple (Ex III,14 : ‘Je suis celui qui suis’)[52].

VI. Un décloisonnement entre mystique et scolastique

Ce qui distingue plus fondamentalement Eckhart des femmes mystiques est d’un autre ordre. Contrairement à elles, il fait partie de la structure ecclésiale, à double titre : à la fois comme frère dominicain, et comme magister en théologie. Si, dans la prédication, il a employé la langue vernaculaire, et c’est là que l’on retrouve la proximité lexicale avec les béguines, il n’en va pas de même dans l’oeuvre latine, scolastique. L’originalité de la mystique eckhartienne est d’avoir décloisonné, en sa personne, deux versants qui restaient jusque-là opposés. Ce décloisonnement se lit dès son premier magistère parisien (1302-1303). On en trouve la trace dans le sermon latin pour la fête de saint Augustin[53].

Eckhart choisit de présenter la théologie comme le cadre spéculatif de la pratique[54]. Cette articulation est possible grâce à un dédoublement de l’éthique. Dans ce sermon, qui fait office de discours programmatique, Eckhart dévoile son architectonique des sciences philosophiques. Elle est calquée sur le modèle de Boèce[55]. Bien que la classification boétienne fasse partie du paysage de la scolastique parisienne, comme on peut le voir chez Thomas d’Aquin[56], Eckhart y apporte une retouche originale qui montre sa parenté avec Averroès (Ibn Rushd). On se rappellera que ce dernier, contrairement à Avicenne (Ibn Sina), privilégie la voie de la physique plutôt que la métaphysique. À savoir, il ne déduit pas les effets à partir de la cause première, mais il induit la présence de la Cause à partir des effets. C’est donc l’évidence de la créature à elle-même en tant qu’être vivant qui permet d’éprouver le premier principe. Par là, Ibn Rushd renoue avec la finale des Seconds analytiques où Aristote explique que le premier principe n’est pas lui-même connu par démonstration[57]. Fort de cette découverte, Eckhart va faire un pas de plus en montrant que cette voie physique implique le mouvement, c’est-à-dire la loi de l’action et de la passion, à savoir l’éthique. C’est pourquoi il choisit de présenter la théologie (theologia) comme la sous-partie éthique, et non pas métaphysique, de la science théorique ou spéculative. Or, la théologie n’a pas le monopole de l’éthique puisque celle-ci est d’abord une des trois grandes parties de la triade : theorica, logica, ethica[58]. Par conséquent, l’éthique se dédouble pour être abordée tantôt spéculativement (ethica sive theologia) et tantôt pratiquement (ethica sive practica). La théologie a donc pour mission de relire spéculativement ce qui se joue sur un plan pratique.

Conclusion : de l’apprentissage notionnel au pâtir Dieu

Il me semble qu’il y a chez Eckhart un message à entendre. La révélation divine n’est pas d’abord une initiation intellectuelle. Elle se distingue de la gnose au sens où il faut vivre selon le mode même de Dieu, à travers l’amour et la justice, pour pouvoir s’unir à lui. Seul le semblable peut connaître le semblable, selon la reprise augustinienne d’Aristote. Et celui qui ne se rend pas juste ne peut espérer connaître la justice. Voilà peut-être ce qui, au-delà des querelles de mots, rapprocherait les hommes des différentes traditions religions.

Ceci explique sans doute pourquoi, contrairement à la tradition exégétique, Eckhart ne va pas simplement opposer les figures de Marthe et de Marie dans l’épisode lucanien (Lc 10,38-42)[59], en identifiant l’une à la vita activa et l’autre à la vita contemplativa[60]. La vraie Marie n’est pas celle qui est encore assise en face du Seigneur. Encore fallait-il que « Marie soit d’abord Marthe avant de devenir Marie » (Maria ist erst Martha gewesen, ehe sie Maria werden sollte)[61]. À savoir, c’est en laissant Dieu opérer en soi, dans le travail quotidien, que l’on peut espérer parvenir à la contemplation. Autrement dit, l’exercice des vertus se trouve élevé chez Eckhart à un véritable mode de participation à la vie divine. Il ne faut pourtant pas y voir une réduction de la religion à l’éthique aristotélicienne, mais plutôt le contraire : vivre à fond l’éthique à Nicomaque nécessite de devenir saint. Aristote a beau dire qu’il faut passer de la puissance à l’acte, mais, précisément, sans vivre la grâce, l’énergie ne passe pas. C’est précisément là que Maître Eckhart applique la leçon du Pseudo-Denys : pathôn ta theia. Il y a théologie mystique dans la mesure où l’on passe d’un apprentissage « par ouï-dire et par simple étude » (per studium ab extra) au « pâtir Dieu » :

En outre, il faut savoir que le juste sait et connaît la justice parce qu’il est lui-même juste, tout comme celui qui a acquis l’habitus de la vertu sait ce qui relève de la vertu et ce qu’il faut faire selon cette vertu, du fait même qu’il est vertueux. C’est pourquoi c’est tout un pour lui que d’être vertueux et de connaître la vertu. De là vient qu’Hiérothée apprit les mystères divins par un pâtir (divina patiendo), non par un apprentissage de l’extérieur (non discendo ab extra), comme le dit Denys. Et c’est ce qui est dit en Si 15 [1] : ‘Celui qui tient à la justice la comprendra’. Car tenir et avoir la justice, c’est l’appréhender, c’est-à-dire la connaître[62].

De ce parcours, une leçon primordiale est à retirer. Le langage théologique, si l’on en reste au niveau purement propositionnel, est vide. À savoir, spéculatif, il est purement hypothétique. Le regard y est en attente d’un remplissement qui ne peut se faire que par l’expérience. C’est donc l’engagement pratique, l’implication dans la vie concrète, qui rend le langage théologique pertinent ou non. Maître Eckhart nous invite à y être attentif. Cela se fait dans le silence de la vie, là où Dieu est à l’oeuvre secrètement. Et le secret, le silencieux, c’est cela le mystique !