Corps de l’article

Parler d’une « prédisposition » pour le portrait phototextuel de pays ne semble pas engager à grand‑chose; il s’agit d’une sorte de réponse en demi-teinte à une interrogation à laquelle il est difficile de fournir des certitudes, mais qu’on ne saurait repousser en bloc. La question que nous tentons de poser est la suivante : qu’est-ce que le genre du portrait phototextuel de pays, tel qu’il se constitue au xxe siècle, alimenté par un corpus conséquent, par des projets éditoriaux construits en collections, par des traits d’identification repérables, a-t-il à partager avec un champ qui, au xixe siècle, est à peine en train de se définir, de penser les conditions de sa légitimité culturelle et, à un niveau très élémentaire, simplement de balbutier ses pratiques, ses domaines d’action et ses techniques? Au xixe siècle commencent à coexister des photographes, des auteurs et des pays, le voyage devient une forme avérée et nourrie de littérature, le rapport au regard, à l’espace, au paysage et à l’histoire se modifie, et sous certaines conditions tous ces éléments se croisent; au-delà de ces constats simples, peut-on cerner un rapport plus précis? Nous proposons, à presque un siècle de distance du genre qui nous occupe — on se situe donc autour de 1850 —, un questionnement sur la généalogie du portrait de pays à travers quelques entrées choisies qui nous intéressent dans une perspective d’histoire des idées sur la photographie, avec le sentiment que les deux ont partie liée.

Reprenons la question. Il serait erroné de prétendre que le genre du portrait de pays, de ville ou de région s’affirme d’emblée et qu’on puisse identifier, au xixe siècle, cette spécificité générique à l’oeuvre à partir des années 1930, si ce n’est ponctuellement, dans des publications éparses et sans représentativité typologique. Combien de spécimens faut-il d’ailleurs pour décréter qu’une forme devient genre? Contentons-nous de constater que le minimum requis n’est pas atteint pour le genre de portrait de pays avant le xxe siècle bien avancé. Il s’agit alors d’en faire la préhistoire à partir de symptômes précurseurs à ne pas surinvestir par une interprétation abusive qui verrait des signes de reconnaissance là où il n’y a que des paramètres de convergence non typifiants. Nous pensons néanmoins que si, au xxe siècle, le genre du portrait de pays émerge en force, avec autant de vigueur et d’assurance, c’est en raison d’éléments primitifs de constitution non pas proprement génériques, mais plus fondamentalement ontologiques d’une nouvelle sphère de la représentation que la photographie instaure.

Formulons l’hypothèse suivante : l’institution générique du portrait de pays au xxe siècle doit peut-être une part de sa fortune aux modes collectifs d’élaboration et d’assimilation de cette sphère de représentation nouvelle qui appelle, autour de la photographie et de ses possibles collaborations, à un repositionnement conceptuel des territoires conjoints : 1) de l’image; 2) du texte et même, plus largement, de la littérature; 3) et, ce point est essentiel, du réel dans ses représentations. Ce repositionnement conceptuel va se concrétiser, trouver son mode d’expression le plus adéquat — soit au plus près de la mutation en cours — dans la modélisation de la matière du voyage. L’armature intellectuelle de la photographie comme domaine de représentation organise des paradigmes de réception et de production prioritairement autour des lieux, territoires ou espaces — le vocabulaire serait à nuancer.

Commençons par une évidence : en 1839, au moment où la photographie apparaît, comme technique, elle n’est encore qu’une pratique indéterminée, une sorte de pratique sans qualités, un mécanisme dépourvu de significations collectives; elle n’est même pas encore un domaine, ou une discipline, elle est juste une innovation matérielle; elle doit forger son système de valeurs et d’appartenances pour devenir une représentation. À ce moment-là, elle n’appartient certainement pas à un genre, et encore moins à un genre d’ancrage littéraire ou simplement textuel (documentaire ou non). De fait, elle n’a ni assise conceptuelle, ni ce que l’on pourrait appeler un milieu : on ne sait pas d’où elle parle, on ne sait même pas qui parle pour elle (au contraire de Talbot, Daguerre n’organise pas lui-même une communication autour de son invention, il ne produit pas un discours théorique d’accompagnement). Cela signifie qu’elle n’a aucune mémoire générique à activer, si ce n’est par affiliation spontanée et d’ailleurs abondante à des traditions parallèles, picturales, documentaires et parfois littéraires. Les outils de traitement conceptuel de la photographie n’existent pas. Mais plus encore, pour nous rapprocher de ce qui nous préoccupe — on l’oublie tant la postérité est chargée —, la photographie n’a a priori rien à voir avec la littérature. La rencontre texte-photographie n’a pas encore de réalité; elle est seulement une possibilité dans l’ordre des représentations. Ce monde possible va rapidement prendre forme, mais il faut garder à l’esprit que, même lorsqu’il devient une réalité, lorsque la rencontre de la littérature et de la photographie est consommée, elle garde les traces de cette préhistoire fantasmatique.

Le lien de la photographie et de la littérature se fera par deux biais distincts : la réception de la photographie par des écrivains, que nous savons contrastée et polémique, essentielle pour donner une existence culturelle à la photographie et qui édifie les fondements d’une critique photographique; et l’instrumentalisation de la photographie par les auteurs qui y voient une ouverture, un intérêt esthétique ou documentaire, une occasion de prolonger des formes iconotextuelles instituées, et qui se mettent à concrétiser des projets : ces possibilités de métissage marquent la naissance de la photolittérature, à définir comme l’éventail très large, ouvert et polymorphe de productions collaboratives entre texte et photographie, allant du registre documentaire le plus austère aux productions imaginaires, poétiques, fictionnelles.

Or, l’imbrication de ces deux plans — réception ou critique d’une part et collaboration ou métissage d’autre part — va donner au voyage, dans la relation littérature-photographie, la place centrale et structurante qu’il aura et qui ne se démentira pas au fil des décennies. D’emblée, le voyage est essentiel à la formation des invariants de la réception de la photographie[1] et de sa critique; le texte inaugural d’Arago, suffisamment connu pour qu’il ne soit pas nécessaire de le citer, celui, encore plus célèbre, de Baudelaire, les chroniques de la revue La Lumière, premier journal consacré à la photographie, entre 1851 et 1867, dont la mission est militante, parmi d’autres publications qu’il serait nécessaire de mentionner, placent le voyage au coeur de la photographie; les premiers livres phototextuels sont des livres de voyage.

Se construisent alors, à la fois pratiquement et conceptuellement, un horizon d’attente et un habitus de réception. Matériellement, il s’agit de constituer des corps de métier, imprimeurs et typographes spécialisés, des techniques de reproduction et des corpus de documentation de plus en plus vastes. La première imprimerie ou maison d’édition de livres photographiques est inaugurée par Louis-Désiré Blanquart-Évrard en 1851 et va fonctionner jusqu’en 1855, donnant le ton à un champ éditorial au sein duquel les images de pays ou de lieux collectivement signifiants occupent une place dominante.

Parallèlement à un savoir-faire pratique se développe un système d’idées, comportant des formes discursives ou iconodiscursives spécifiques. Au départ, si l’on prend la peine d’examiner les premiers textes d’accueil de la photographie, s’exprime une sorte de soif ou de curiosité photographique qui très rapidement va cristalliser un idéal. Ce point est primordial : dans les textes inauguraux de sa réception, la photographie fait l’objet d’un mécanisme d’idéalisation dont les paramètres fondamentaux ont directement trait au sujet qui nous intéresse. Pour simplifier, cette construction fantasmatique et idéalisante comporte une double entrée. 1) Un pan encyclopédique à ambition d’exhaustivité, qui fait de la photographie un instrument au service d’un projet de visibilité/visualité totale : on se propose, avec une certaine confiance dans la force de représentation du nouveau médium, de tout voir et de voir complètement (jusque dans l’infime détail); à titre d’exemple, on peut se référer à l’un des premiers textes de réception du daguerréotype, article de Jules Janin, publié dans L’Artiste en 1839, intitulé « Le Daguerotype » :

C’est une gravure à la portée de tous et de chacun; c’est un crayon obéissant comme la pensée; c’est un miroir qui garde toutes les empreintes; c’est la mémoire fidèle de tous les monuments, de tous les paysages de l’univers; c’est la reproduction incessante, spontanée, infatigable des cent mille chefs-d’oeuvre que le temps a renversés ou construits sur la surface du globe[2].

2) Découlant du premier point — la citation de Janin est explicite dans ce glissement —, se formule un projet mémoriel de constitution d’une archive optique (on se souvient que Baudelaire suggère de créer par la photographie « les archives de notre mémoire[3] »), une nouvelle écriture de l’histoire, globale, visuelle, visant à la conservation universelle du donné testimonial. Cet idéal photographique formulé selon ces deux perspectives — encyclopédie et mémoire — trouve immédiatement un domaine d’ancrage et de réalisation, naturellement offert à la concrétisation : le voyage.

Le voyage vient ainsi actualiser ce à quoi les représentations collectives de la photographie, cet imaginaire photographique aussitôt constitué, à peine annoncée la nouvelle invention, la prédisposent. Janin, en précurseur d’innombrables textes prospectifs des années 1840-1850, rêve de monuments, de ruines, de paysages. Il ne s’agit pas là simplement de la première idée qui vient à l’esprit d’un journaliste de la première moitié du xixe siècle pour exemplifier le potentiel d’application de la technique naissante; il s’agit véritablement de formuler une destinée ou une destination de la photographie, de fonder son horizon d’attente et son programme. Le lien entre voyage et photographie apparaît comme une prédisposition, un penchant naturel, mais aussi comme un mariage de raison. Le voyage offre à la photographie la légitimité qui lui manque, octroyant un statut social à sa nature bâtarde.

Si l’on accepte l’hypothèse de cette fonction constructive du voyage, d’abord dans la constitution idéologique de la discipline photographique, ensuite dans les fondements des relations littérature-photographie, reste une question à se poser : qu’est-ce qui motive la légitimité du voyage comme instance première de formation de la photolittérature? Pour le comprendre, il faut répondre à une question préliminaire : n’importe quels lieux, n’importe quels voyages sont-ils des objets de photographie à fonction légitimante? Clairement, la réponse est négative. Le choix d’espaces photographiés, dignes d’accéder à la représentation, s’avère même très restreint. Il ne s’agit en fait pas du tout, en un premier temps du moins, de se confronter à l’altérité, même si les textes d’accompagnement soulignent souvent, voire dramatisent, l’élément de découverte, insistant sur le fait que le spectateur des photographies rejoue pour son compte le sentiment d’extase de la conquête de l’inconnu que l’explorateur ou le voyageur expérimente; on cherche bien au contraire une confirmation de savoirs culturels très orthodoxes et un processus de reconnaissance qui invite le spectateur, à la suite du photographe, à retrouver, par la photographie, des lieux de culture avérés. En identifiant ces lieux comme faisant partie d’une encyclopédie partagée, on vise à bâtir une identité multiple : identité des objets photographiés, identité du photographe qui s’institue en acteur du nouveau mode de représentation et, surtout, identité culturelle de la photographie.

Il serait intéressant de faire une cartographie quantitative précise des lieux photographiés jusqu’en 1860. Sans pouvoir donner des statistiques, le simple feuilletage des corpus aboutit à un palmarès qui place en tête les lieux de mémoire instituée, propres à consolider le patrimoine culturel et à instaurer — cela est essentiel — une relation temporelle particulière qui rattache la photographie à l’histoire, elle qui est un médium qui n’en a pas, d’histoire. On capte en première instance les berceaux de culture et de tradition : l’Égypte, la Grèce, Jérusalem, l’Italie — des pyramides, des sphinx, l’Acropole et autres illustres monuments. On s’en empare dans un mouvement d’appropriation culturelle. On se tourne aussi vers le patrimoine national, encore en train de se définir, ce à quoi la photographie prend part : la « Mission héliographique[4] » (1851) est à ce titre un projet passionnant. De fait, le but n’est pas de donner à voir des territoires nouveaux. Il est surprenant, étant donné le potentiel de dissémination optique de la photographie, d’observer la part infime de nouveautés, d’exploration, dans les images publiées aux premiers temps de son existence. La priorité va à l’institution d’un double processus de validation : la photographie vient valider un savoir et une imagerie consacrés et, inversement, cette imagerie ainsi attestée vient valider la pratique photographique.

On doit conclure à une pratique tautologique; malgré l’énorme effort rhétorique entrepris, dans la presse photographique — dans le journal La Lumière par exemple —, pour plaider en faveur du voyage par procuration et de la découverte émerveillée, pour l’immense majorité du public de photographie des années 1850, les images et les publications qui circulent confortent une vision préétablie, rassurante dans ses valeurs. Jusqu’à l’angle de vue, la pyramide photographiée est rigoureusement celle dont on a déjà pu contempler des peintures, des dessins, des gravures, des illustrations multiples, du « déjà-là-tel-que-déjà-vu ». On pourrait expliciter ce processus de vérification par la photographie des savoirs acquis en convoquant l’idée de Walter Benjamin, de façon à attribuer cette attirance de l’ancien et du connu à la question de l’exaltation de la reproductibilité technique; la fonction de vulgarisation extensive l’emporterait ainsi sur celle de renouvellement des possibles visuels. Cela n’explique toutefois que partiellement la pulsion tautologique de la photographie à ses origines. Le phénomène a d’ailleurs vocation à se perpétuer et appelle à un examen des collections de portraits de pays, lorsque le genre, au xxe siècle, continue avec bonheur à parcourir les sentiers battus tout en réclamant une inscription dans le présent, portée par une voix personnelle en phase avec ce présent. La photographie a alimenté le catalogue d’images usées bien au-delà du xixe siècle.

Histoire, patrimoine : le temps et l’espace

Cette fonction primordiale d’enracinement culturel de la photographie (le réflexe de confirmation des savoirs acquis) est le premier aspect d’un processus de légitimation, incomplet si l’on n’y ajoute pas une réflexion sur la mémoire et le rapport à l’histoire. Il semble donc urgent, en 1850, de photographier les vieilles pierres, parce qu’elles ne doivent pas disparaître nous dit-on avec insistance, ce qui est tout de même un contresens, les vieilles pierres étant sensiblement moins menacées par une disparition imminente que les vieilles personnes, au hasard. Cette attirance pour le passé comporte des tonalités entremêlées : historique et savante (la photographie devient alors un instrument d’archéologie, de constitution d’archives et d’inventaire des monuments); patrimoniale (suite aux destructions de la Révolution, aux dilapidations et spéculations de la Bande noire, comme projet de réparation et de prévention); pittoresque, avec la réactivation de toute l’imagerie romantique, tendance qui incorpore le goût du paysage; mélancolique enfin, la photographie assimilant avec une rapidité symptomatique le discours topique des vanités, caractéristique de la poétique des ruines; on est en droit de se demander — mais c’est un autre sujet — ce que la mouvance mélancolique de réception de la photographie qui, de ses origines à Walter Benjamin, à Roland Barthes et à leurs émules contemporains, n’a pas démenti sa vivacité, doit à cette attirance originelle et culturellement marquée pour les ruines[5] comme constitutive de son identité.

Résumons : pour légitimer son existence, la photographie fait alliance avec le voyage et, dans ce cadre, elle s’oriente, de prédilection, vers le patrimoine historique. Cela est étrange… La photographie opère ainsi un double déportement : spatial — on va ailleurs — et temporel — on se tourne vers le passé. Il est important, pour interpréter ce mouvement et en prendre la juste mesure, de commencer par se rendre compte qu’il est contre-nature et que, ce faisant, la photographie désavoue sa détermination essentielle de saisie immédiate et précise de l’ici‑maintenant. Le xixe siècle est paradoxal, en ce qu’il utilise d’abord la photographie en vision rétrospective. Ce temps qui manque à la discipline photographique naissante, la photographie se l’approprie à travers l’histoire dont elle s’empare pour la donner à voir et s’y asseoir. Cela signale de manière forte le mécanisme de l’assimilation à l’oeuvre.

Dans la préhistoire du genre que nous sommes est en train de cerner —, le « clivage entre passé et présent », qui organise dans le portrait de pays au xxe siècle « une double dimension temporelle : celle de l’ancien et celle du nouveau[6] », est d’abord un clivage de nature idéologique, issu d’un paradoxe : la censure que la photographie semble exercer sur sa vocation propre. Ainsi, la négation de la dimension temporelle du présent au profit d’un passé (que l’on dit parfois même immémorial) pose la première étape de constitution culturelle de la photographie, première étape de sa promotion au rang d’imprimé sous forme de livre et première étape de la constitution générique du portrait de pays — et il faut insister sur l’articulation de ces deux cheminements évolutifs : construction conceptuelle et genèse d’un genre.

Si l’un des traits récurrents du portrait de pays au xxe siècle, explicité par David Martens, est le repérage, dans un processus descriptif de saisie du présent, des marques d’historicité, « les vestiges d’une époque » ancienne comme « l’un des vecteurs de diversité » et en même temps comme « un ferment de stabilité et, dès lors, un facteur d’homogénéisation[7] », cette démarche, chez les primitifs du genre, est au contraire entièrement tournée vers l’inventaire des marqueurs d’histoire patrimoniale, non pas pour dégager la diversité ou la cohésion des époques, mais au contraire pour entériner la prééminence, voire la suprématie du fait culturel ancien, monumentalisé.

Ce tropisme d’historicité mériterait d’être interrogé : très souvent on le considère comme un principe constitutif de la photographie des premiers temps, et non comme une construction culturelle qui est un coup de force. On peut l’observer par exemple chez Lerebours, éditeur des Excursions daguerriennes (1842-1844) à considérer comme l’ancêtre du genre, ou chez Maxime Du Camp, dans Égypte, Nubie, Palestine et Syrie (1852)[8], qui est vraiment le livre inaugural des relations entre littérature et photographie. Les deux ouvrages éliminent péremptoirement l’actualité de leur représentation et créent un monde tout entier dédié au déjà‑là, à l’intemporel. Chez Maxime Du Camp, le geste de négation du présent comporte une certaine violence symbolique, à interpréter soit comme un principe esthétique, soit comme un programme idéologique délibéré, une revendication militante. Systématiquement, Du Camp exclut du périmètre visuel des sites archéologiques tout ce qui appartient au monde contemporain et vivant. Les personnages, on ne s’y attardera pas, fonctionnent exclusivement comme étalons, soit des unités de mesure, des mètres, indiscernables dans un contexte de réalité contemporain; cela produit ce sentiment d’intemporalité qui est une proposition interprétative sur l’Orient (l’Égypte atemporelle), un lieu commun culturel, mais aussi une position de doctrine photographique.

L’hybridité comme trait générique

Ayant posé la tentation patrimoniale de la photographie comme horizon thématique, intéressons-nous à la préhistoire des formes. Postulons que l’hybridité générique est un paramètre définitoire, au xixe siècle, des productions phototextuelles et que le voyage est un facteur d’hybridation. Il y a un danger, pour la période 1850-1880, à prétendre enfermer les oeuvres dans des carcans formels rigides; au contraire, il semble nécessaire d’accepter l’hybridité, signe des mutations en cours, comme un principe de prospection, d’affirmation et de détermination génériques. On entend par hybridité la mixité des formes éditoriales et textuelles, des modes d’interaction entre les images et l’écrit (qui parfois se réduit à la légende plus ou moins ample), l’impossibilité des classements génériques, la pluralité des discours de et sur ces publications. Il est important d’y ajouter une diversité de publics et de modes de réception qui participent de l’identité complexe de telles oeuvres. Ces publications appartiennent tout autant au corpus savant et à l’écriture de documentation scientifique qu’au corpus artistique et littéraire — viatique, de veine narrative ou descriptive. L’hybridité reflète à la fois des mutations dans l’ordre des représentations et une réelle labilité des concepts et des sensibilités que la photographie introduit dans le monde de l’écrit.

La production de Maxime Du Camp est à cet égard exemplaire. Du Camp voyage avec Flaubert en Orient, de novembre 1849 à mai 1851. Il a appris la photographie pour s’y rendre et l’abandonne définitivement sur le chemin du retour; il se déplace avec un encombrant matériel, les séances de pose sont longues, l’obtention des calotypes est délicate. Il fait partie des pionniers. À son retour, il publie deux livres de voyage, ouvrages de composition et d’intention très différentes : en 1852, un album de photographies, en deux volumes, intitulé Égypte, Nubie, Palestine et Syrie[9], constitué de 125 épreuves collées, précédées d’une ample introduction, inventaire érudit des prises de vue, qui est un événement éditorial; et un récit de voyage, Le Nil, publié en 1854, de forme épistolaire diffuse car il ne s’agit pas d’une véritable correspondance, mais d’un récit adressé à Théophile Gautier, que Du Camp situe avec autorité, dès la dédicace, dans la lignée des plus illustres romantiques, Byron, Chateaubriand, Hugo, Lamartine : projet ostensiblement littéraire de légitimation d’une trajectoire de débutant.

On peut sans forcer l’interprétation faire de l’oeuvre de Maxime Du Camp le moment inaugural du portrait phototextuel de pays au xixe siècle, symptomatique pour plusieurs raisons. Du Camp pressent la nécessité de se placer en tant qu’écrivain dans un marché éditorial sur le point de naître, encore inexistant mais fortement investi par un discours promotionnel qui entoure, depuis plusieurs années, le daguerréotype, puis la photographie. Il y joint une intention patrimonialisante et mémorielle très assertive, ce qui en fait un cas d’école de construction de légitimité, une relation temporelle volontairement distordue par le gommage du présent, et donc un clivage temporel dramatisé. Enfin, le schéma générique bipartite fonctionne comme une pédagogie d’une pensée des genres en train de se redéfinir : l’album et le récit de voyage épistolaire, archéologique et romantique, encore disjoints, en ce milieu de xixe siècle, en supports éditoriaux différents, expriment leur point de jonction imminent. Du Camp allie une volonté de scientificité documentaire et un ethos romantique, dont il souligne à la fois l’antagonisme et la rencontre. Ce dédoublement générique caractérise cette période inaugurale de la phototextualité. Tout un monde de l’édition et de l’imprimerie est en train de naître, qui n’a encore pensé ni ses formes, ni l’impact de ses représentations. Se pose alors un problème de caractérisation générique et d’identité des disciplines : faut-il séparer ce qui touche au voyage, ce qui touche à l’art et ce qui touche au patrimoine et à l’histoire, ce qui touche à la littérature? Où la photographie trouve-t-elle sa place? Comment publier et qualifier les productions de cette nébuleuse?

Or, si l’on accepte le principe selon lequel, au xixe siècle, durant la période de légitimation de la photographie et d’invention des pratiques textuelles et éditoriales qui l’accompagnent, l’hybridité s’impose comme un paramètre générique fédérateur, il semble contradictoire, au risque d’invalider notre argument, de proposer une typologie des modalités d’hybridation du texte et de la photographie en lien avec le voyage. Une telle typologie est pourtant nécessaire, afin de comprendre la diversité expérimentale de cette production plus que pour poser des séparations ou inventer des cases que rempliront ultérieurement des sous-genres ou des collections éditoriales.

Rappelons d’abord le principe posé plus haut : le voyage — à comprendre à la fois comme déplacement et comme observation d’un espace de fixation du regard — modélise la relation texte-photographie et participe à l’institution de celle-ci dans l’ordre des représentations. Dès lors, le processus d’hybridation intervient, en intégrant le donné viatique, dans la combinatoire entre texte et image, dont nous allons nous contenter de lister quelques-unes des possibilités.

1) Impressions et albums mixtes de photographies sans texte sinon une légende sont la forme première à répertorier : fondateur de la première imprimerie photographique (1851-1855), Blanquart-Évrard[10] expérimente des formes mixtes, mélangeant reproductions d’oeuvres d’art, architecture, archéologie (le point commun étant le patrimoine et une certaine idée de conservation). Ainsi, sa première publication, intitulée L’album photographique de l’artiste et de l’amateur[11], en 1851, propose une combinaison de monuments, tableaux, églises, morceaux archéologiques et vues pittoresques, avec une « Note explicative » de chaque image en guise d’introduction, comportant le titre, soit l’identification de l’objet photographié, le nom du photographe et quelques lignes strictement informatives; l’amalgame géographique sert de répertoire programmatique : « L’Église de Saint-Marc à Venise » côtoie « L’Arc de Triomphe du Carrousel, à Paris », un « Ancien Temple Hindou, à Tchittour entre Agra et Bombay », « Les ruines du Château de Falaise en Normandie », « Le Parthénon, à Athènes », « Le Beffroi à Bruges », etc. Chaque image peut être considérée, en soi, comme l’état embryonnaire ou l’unité prototype d’un portrait de pays en éclosion.

2) En filiation romantique, l’album pittoresque avec illustrations gravées d’après photographies est le chaînon intermédiaire qui se devait d’exister dans une perspective évolutionniste des formes éditoriales. Entre 1842 et 1844, l’opticien et photographe Lerebours publie, avec la contribution d’auteurs multiples, les Excursions daguerriennes. Vues et monuments les plus remarquables du globe[12], cas passionnant d’hybridation. Les premières lignes de l’« Avis » de l’éditeur confirment la promesse du titre : « Grâce à la précision soudaine du Daguerréotype, les lieux ne seront plus reproduits d’après un dessin toujours plus ou moins modifié par le goût et l’imagination du peintre. » Or, ce miracle d’objectivité que le daguerréotype fait miroiter est de l’ordre d’un double mirage : non seulement c’est la bonne vieille gravure qui transpose l’image sur papier (les premières photographies — collées et non encore imprimées — n’apparaissent dans des livres que 10 ans plus tard); mais ces vues du globe sont des vues mortes, le daguerréotype désertifiant les lieux de leurs habitants en mouvement, ce qui nécessite, de la part du graveur, la reconstitution d’hypothétiques figures humaines, en montages couleur locale, des fictions de voyage en somme, telles que l’horizon d’attente romantique les configure. Les Excursions daguerriennes montrent la complexité de la transition éditoriale, pour des raisons techniques mais aussi par incompréhension fondamentale : l’assimilation de la photographie à l’ordre des représentations, avec l’intériorisation intellectuelle de sa spécificité, n’est pas un processus immédiat; passer par la référence aux configurations préexistantes peut sembler une forme de malentendu, alors qu’il s’agit d’une étape nécessaire d’apprivoisement et de préparation.

Image 1

Nicolas-Marie Paymal Lerebours, « Les Arènes à Nîmes », Excursions daguerriennes. Vues et monuments les plus remarquables du globe, t. I, Paris, Rittner et Goupil, 1842.

-> Voir la liste des figures

3) Les albums avec introduction et/ou texte explicatif sont une forme standard, de plus en plus pratiquée à partir de l’exemple type, Égypte, Nubie, Palestine et Syrie de Maxime Du Camp[13]. On peut relever d’autres variantes : par exemple, la publication mixte comportant un volume de texte — récit de voyage, explication documentaire, historique, érudite — et un volume de planches dont la mission illustrative est en général doublée d’un objectif dynamique de démonstration, voire de preuve à verser dans un dossier polémique. Auguste Salzmann, premier photographe (peintre de métier) à voyager en Terre sainte, publie, sur Jérusalem, deux volumes de photographies et un volume érudit[14] conçus comme une investigation : la fonction d’information documentaire et historique est mise au service d’une parole militante de voyageur (opposé avec fermeté aux savants de cabinet dont il conteste les thèses) et destinée à résoudre une querelle archéologique. Le détail de la dispute importe peu pour notre questionnement. La démarche est en revanche essentielle en ce qu’elle institue la photographie de voyage et la prospection photographique d’un territoire d’histoire et de culture — Jérusalem — en mode de validation du réel. Et si Salzmann se trompe, son erreur est d’autant plus signifiante pour comprendre les modes d’élaboration imaginaires de la photographie dans le rapport trouble entre vérité et représentation.

4) Le voyage en vers est un genre avorté; il faut pourtant le mentionner dans le relevé des hybrides qui parviendront plus tard à maturité avec des projets plus charpentés. En 1850, Louis‑Auguste Martin, sténographe à l’Assemblée nationale, publie ce qu’il faut probablement considérer comme le premier volume de photopoésie viatique de l’histoire éditoriale française et aussi comme le premier récit photographique périurbain, une plaquette de 16 pages de poésie didactique appuyée, intitulée Promenades poétiques et daguerriennes. Bellevue[15], suivie en 1851 de deux autres fascicules de tourisme de banlieue (Chantilly[16] et Enghien-les-Bains[17]). Si les alexandrins sont laborieux, la tentative revêt une originalité incontestable, par l’inscription du voyage photographique dans l’ordinaire et le quotidien, en décalage évident avec la production contemporaine.

Images 2 et 3

Louis-Auguste Martin, Promenades poétiques et daguerriennes. Bellevue, Paris, Comon, 1850, page de couverture et p. 7.

-> Voir la liste des figures

5) Le récit de voyage illustré de photographies, qui se rapproche sensiblement du portrait de pays, apparaît dans les années 1860. Mus par le même esprit de découverte des espaces proches, plutôt que des lieux illustres, qui animait le sténographe Martin, le journaliste et écrivain Émile de La Bédollière et le photographe Ildefonse Rousset publient, en 1865, Le tour de Marne décrit et photographié[18], récit champêtre rédigé en tandem, histoire aussi d’une expédition photographique sur une embarcation opportunément nommée l’Hélioscaphe. En opposition aux projets patrimoniaux, c’est une orientation nouvelle qui se dessine et qui aura une joyeuse descendance : le ton est léger, soucieux d’une complicité avec le lecteur, encourageant la promenade d’agrément, sensible à la nature et d’un prosélytisme photographique qui fait partie du schéma de légitimation générique :

Le tour de Marne m’a tellement ravi que j’ai voulu communiquer mes impressions à tous les amis de la nature luxuriante & poétique. Le dessin, la gravure exigeaient des talents que je possède peu, ou même que je ne possède pas, & entraînaient des lenteurs qui ne répondaient pas à mon impatience. Ils ont d’ailleurs l’inconvénient de trahir parfois la vérité, tandis que l’image photographique, si elle est prise en temps opportun et si la production en est entourée de tous les soins minutieux qu’elle nécessite, rend exactement les objets. Et voilà pourquoi je fais de la photographie[19]!

Images 4 et 5

Émile de La Bédollière, Ildefonse Rousset, Le tour de Marne décrit et photographié, Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, Librairie internationale, 1865, page de couverture et p. 1

-> Voir la liste des figures

6) Dans les années 1870 apparaissent des albums que l’on peut qualifier de touristiques. Félix Bonfils, photographe français établi au Liban, patron d’un grand atelier, participe à la diffusion à large échelle[20] de photographies d’Orient, commercialisées comme souvenirs au moment même où s’invente la carte postale, et publie, en 1878, en cinq volumes, Souvenirs d’Orient. Album pittoresque des sites, villes et ruines les plus remarquables de la Syrie et de la Côte-d’Asie, avec notice historique, archéologique et descriptive de chaque planche, photographié par Félix Bonfils auteur et éditeur des voyages d’Egypte, de Syrie, de Grèce et de Constantinople (chez l’auteur, à Alais, 1878). Le titre même appelle à relever des indicateurs génériques disparates et l’éventail panaché des publics visés. La « Préface », très brève, publicitaire, rédigée en trois langues, français, anglais et allemand, marque le basculement dans la mondialisation commerciale. L’album s’y désigne comme « une des oeuvres pittoresques, artistiques et scientifiques, les plus considérables de notre époque » et, d’hyperbole en hyperbole, c’est, sur l’Orient, un livre total, destiné à la totalité des publics possibles, que Bonfils prétend proposer pour inaugurer le genre touristique.

Images 6, 7 et 8

Félix Bonfils, « Préface » et « Rue du Caire », Souvenirs d’Orient…, Alais, chez l’auteur, 1878, p. 10.

-> Voir la liste des figures

Dans les quelques exemples de cette typologie bien trop hâtive, à affiner et à étoffer d’études de cas, l’équilibre photographie-texte est à tous égards variable : quantitativement, qualitativement, du point de vue des supports, de l’énonciation, de la finalité globale, des publics visés, des canaux éditoriaux, des identités et relations des signataires (photographes, statuts d’auteurs), etc. La phototextualité doit s’instituer dans un champ qui tend vers l’art et la littérature, vers l’archive, vers la science et surtout, grand noeud polémique, vers l’industrie ou le monde marchand. Autre point de jonction avec la photographie, la matière et la pratique du voyage (comportant ses types : l’aventurier, l’explorateur, le voyageur, plus tard le bourlingueur, le touriste) sont prises dans des tensions rigoureusement similaires, porteuses aussi de valeurs contrastées.

Nous avons posé l’hybridité en embrayeur générique, précurseur, au xixe siècle, de la diversité éditoriale que le portrait photographique de pays déploiera au siècle suivant. Il est essentiel, au terme de ce bref parcours que nous avons volontairement achevé par la propagation des publications commerciales à usage touristique, d’interroger la dimension axiologique et idéologique, voire politique, inhérente à la triade voyage (incluant les lieux — pays, région, ville, espace culturel/naturel) — texte – photographie : il s’agit d’un trait de caractérisation du genre. Nous avons insisté sur la dimension patrimonialisante des débuts de la photographie de voyage, parce que les auteurs et photographes eux-mêmes insistent sur la grandeur et la prééminence des lieux de culture. Mais peut-être ne faut-il pas oublier que ces territoires d’histoire et de culture sont souvent aussi des lieux de colonisation; que la constitution du patrimoine national est tout sauf un problème culturel neutre; que la photographie fonde son existence au coeur du politique. Ainsi, le fait qu’en Égypte, Maxime Du Camp élimine de son champ de vision, et donc de la représentation qu’il relaie, la réalité des autochtones, au nom d’une intemporalité de l’histoire, est un geste négationniste dont il faut mesurer l’intensité idéologique en évitant de l’interpréter seulement comme un choix esthétique ou savant.

Paradoxes et tensions du portrait

À la lumière de ce que « portrait » veut dire dans les premières années d’existence de la photographie, ouvrons une dernière perspective, conclusive, autour de l’« imaginaire générique du portrait ». S’il faut parler de portraits de pays, cette question du portrait, considérée non seulement dans sa dimension de topos descriptif et d’analogie structurante avec la peinture, mais dans son sens propre de représentation physique d’une personne, est à interroger. L’axe historique qui est le nôtre exige d’adopter une réflexion comparative frontale portant sur la constellation de traits déterminants qui constituent l’acte de décrire un territoire éclairé par cette notion, métaphoriquement construite, de portrait physique ou moral. Précisons : le portrait photographique, non pas de pays, mais d’humain, s’il est abondamment pratiqué au xixe siècle et de manière frénétique après l’apparition du portrait-carte de visite (1854), est pris dans une épaisseur polémique, de facture littéraire car menée par des écrivains et des chroniqueurs, constitutive de ce moment de mise en forme conceptuelle du médium photographique.

Dès lors, le portrait de pays et le portrait photographique de personne doivent-ils être mis face à face? Peut-on poser comme structurante, pour le xixe siècle, l’opposition du portrait de personne et du portrait de pays? La question mérite qu’on s’y arrête, quitte à être éliminée après examen.

Le portrait photographique a mauvaise presse en littérature : il signifie, pour aller vite, le nivellement des représentations, la confusion des valeurs, le narcissisme de la bourgeoisie : « la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal[21] », s’exclame, on s’en souvient, Baudelaire. Barbey d’Aurevilly, dans un texte d’humeur encore plus indigné, s’en prend à « [l]a Photographie, cette démocratie du portrait, cette égalité devant l’objectif, — brutale et menteuse, cet art de quatre sous, mis à la portée de la vaniteuse gueuserie d’un siècle de bon marché et de camelote[22] ». Zola, dans La curée (1871), fait du feuilletage de l’album de portraits-cartes un divertissement cruel de dénigrement mondain. Pratique sociale hypertrophique, que la culture lettrée tient en haute mésestime, le portrait photographique, à la différence du voyage, fonctionne comme paramètre de délégitimation. À l’inverse, le voyage qui n’est pas encore le portrait de pays, mais la représentation photographique d’espaces, est, on l’a vu, culturellement valorisé.

L’opposition dans l’attribution des valeurs est pour le moins curieuse. Il n’y a pas de genre photolittéraire (même à prendre littéraire au sens très diffus de textuel) consacré au portrait de personne : on pourrait s’interroger sur cette absence — quitte à tomber dans le travers de ce personnage de David Lodge qui fait une thèse sur la significative absence d’installations sanitaires dans le roman victorien. Alors que les lieux sont des objets légitimes de photographie : « l’album du voyageur[23] », auquel Baudelaire concède le droit d’exister, est le facteur de pacification des polémiques, l’écrivain y trouvant un ancrage respectable.

Nous posons alors la question, ou hypothèse, suivante : dans ce moment de constitution conceptuelle et de mutation d’histoire des représentations, la répugnance des écrivains à l’égard de la reproduction des traits humains, surtout à sa constitution en oeuvre, formulée selon des valeurs sociales et morales, est-elle rachetée — comme une bonne conscience — par la reproduction d’une altérité spatiale, pittoresque, exotique ou historique, légitime? Peut-on suggérer un transfert symbolique du portrait humain sur le portrait de pays dont la fonction serait d’instaurer la photographie dans une dignité littéraire que le tout-venant bourgeois lui interdit?

L’insistance de toute la production photographique livresque (nous insistons sur livresque) des premiers temps sur le donné intemporel, sur l’éternité des monuments et des lieux, au détriment de la figure humaine, de l’éphémère effectif des corps vivants (qui sont tout au plus représentés comme spécimens exotiques ou typologiques), n’est-elle pas une manière de structurer un champ dans une forme d’angoisse qui ne sera dépassée qu’au xxe siècle et qui fera alors le génie du portrait de pays?