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Depuis sa retraite de l’enseignement universitaire en 1999, Micheline Dumont choisit de faire oeuvre de synthèse et de vulgarisation en jetant un oeil critique sur l’histoire des femmes au Québec. De l’explication du féminisme québécois à sa petite-fille (2008) aux réflexions d’une historienne indignée (2013), en passant par de multiples conférences sur son parcours scolaire, la pionnière renouvelle le plaisir de croiser expertise scientifique et expérience personnelle, consciente de son important legs.

Dans De si longues racines, celle qui a contribué à crédibiliser les femmes comme sujets de la recherche universitaire, notamment par sa participation au Collectif Clio (1982), se donne à son tour comme centre focal du discours. Par le prisme de l’individu, ses mémoires de jeunesse posent les jalons d’une histoire privée, celle de l’éducation des filles et celle du travail des premières chercheuses universitaires. Dumont aborde ainsi les apports d’une éducation globale au pensionnat, la personnalisation de la réflexion chrétienne à la JEC, les difficultés d’accès aux études supérieures pour les jeunes femmes, l’importance des arts pour la formation de l’esprit, la censure et la moralité du cours classique, les conditions d’enseignement à l’école normale, la conciliation complexe entre vie domestique et activité professionnelle, la portée du féminisme réformiste des années 1960, les modes d’intégration des professeures à l’ordre universitaire.

De l’enfance de Micheline Dumont à sa prise de conscience féministe survenue à l’âge de 40 ans, le récit expose par anecdotes la genèse d’une existence intellectuelle dont le faible degré d’agentivité étonne même l’autrice. « Je reçois des invitations ; c’est le leitmotiv de ma vie », constate-t-elle (p. 258). Ce parcours vécu dans une naïveté avouée traduit pourtant le caractère déjà discrètement frondeur de l’écolière, puis les dissidences d’une jeune femme dont les choix de vie et les opinions se révèlent peu orthodoxes dans le champ traditionaliste d’avant 1960 : refus de placer mariage et maternité devant la carrière, contestation du nationalisme apologétique canadien-français, remise en question de la foi catholique.

En dépit de ces importantes lignes d’intérêt, le texte n’acquiert jamais tout à fait l’étoffe historienne, ni vraiment celle de l’oeuvre littéraire. Dans une approche qui tient davantage du reportage impressionniste, le témoignage se livre avant tout comme une démonstration par bribes, récit d’apprentissage dont l’objectif ne demeure que minimalement perceptible jusqu’aux derniers chapitres. L’ouvrage bénéficierait d’une brève introduction qui en orienterait l’horizon d’attente en énonçant d’emblée la volonté d’illustrer, sans forcément analyser, les processus de la lente désaliénation au féminin qui conduit la narratrice à la révolte féministe, au mitan de sa vie. Ce fil conducteur s’explicite toutefois en finale, lieu d’une renversante épiphanie livrée avec emphase : « [J’]étais féministe sans le savoir. Je l’étais sans doute depuis l’âge de dix ans ! J’ai alors réalisé à quel point j’étais ignorante, centrée sur moi-même, suffisante, privilégiée, mais aussi alignée sur le prototype masculin, lequel me servait de balise pour tout évaluer. » (p. 260) Une représentation de soi lucide et incisive, forte de l’humilité sans complaisance qui imprègne l’écriture.

Cette acuité s’applique cependant moins au portrait plutôt superficiel des réseaux féminins dans lesquels évolue Micheline Dumont, constat étonnant alors que la valorisation du travail des femmes constitue l’une des questions centrales de son oeuvre savante. La narration demeure généralement évasive à propos de la personnalité des autres femmes, de leurs apports professionnels et des modes de collaboration entre elles, bien que leur importance dans la vie de l’historienne soit palpable. Est-ce par égard à leur vie privée que certaines amies, dont seul le prénom est énoncé, restent conséquemment dans un anonymat partiel ? Cette hypothèse ne saurait du moins justifier l’omission des noms de ses deux prédécesseures au département d’histoire de l’Université de Sherbrooke, pionnières dont la protagoniste se réjouit pourtant de la présence à son arrivée en 1970.

Cet angle mort est possiblement attribuable à la légèreté comme choix esthétique et comme angle d’approche sociohistorique, aspect que l’autrice effleure sans en explorer vraiment la portée. Celle-ci établit peu de ponts entre la trame personnelle, placée à l’avant-plan, et l’histoire collective, présentée en filigrane. L’omission des éclairages contextuels sur les causes et les effets de certains événements soulève parfois même des questions de cohérence élémentaire. Pourquoi, par exemple, la secrétaire de la commission Bird, Monique Bégin, commande-t-elle à son amie une histoire de la situation des femmes au Canada, alors que l’historienne lui a précédemment signifié son absence d’enthousiasme pour les projets féministes émergents ? Situer l’état de reconnaissance de son expertise scientifique à cette époque, ou rappeler la démarche des commissaires, qui cherchaient à rassembler des avis diversifiés, féministes ou non, aurait rendu à cette contribution déterminante dans la carrière de Dumont l’ampleur de sa pertinence. Le collage factuel des souvenirs a certes le mérite de baliser la quête initiatique, mais le dépouillement émotionnel et formel de sa facture narrative semble plutôt mimer en temps réel la faible capacité d’introspection de la jeune femme décrite. En raison de ces imperfections de style et de substance, l’affect qui devrait accompagner l’acte de lecture est le plus souvent neutralisé dans un effet de mise à distance, surtout dans la première moitié du livre. La complicité à nouer avec la narratrice n’émerge ensuite que très progressivement, au fil de son propre engagement émotif, alors qu’elle embrasse peu à peu les tonalités de l’intime.

L’audace de Micheline Dumont se déploie particulièrement dans ce registre, alors qu’elle ose aborder des sujets encore à détabouiser : les conséquences des douleurs menstruelles sur le quotidien, la réalité des violences obstétricales et, surtout, la banalisation des agressions à caractère sexuel. La récurrence des avances non sollicitées subies par l’autrice en quatre décennies de jeunesse ainsi que le devoir réitéré d’en enfouir le souvenir dans son subconscient ramènent à la mémoire la nécessité d’un changement de paradigme encore à peine entamé. De façon plus criante ressort la mise à l’épreuve de la doctorante Dumont, dont le directeur, l’historien Marcel Trudel, lui fait une proposition intime qu’elle refuse, se résignant ensuite à compléter sa thèse en autodidacte. L’incident, situé au début des années 1960, reflète avec éclat la désillusion bien reconnaissable de l’étudiante objectivée par le regard du professeur, ramenée à la corporalité, alors qu’elle se croyait dans l’espace de l’intellectualité. Préoccupation actuelle des établissements d’enseignement supérieur, cette problématique persiste dans ce milieu traversé d’ambivalences sur la question des rapports d’autorité. Le témoignage d’une figure majeure du féminisme contribue à la crédibilisation des discours de dénonciation et plaide en faveur d’une législation plus claire à ce chapitre.

Ainsi, Micheline Dumont se pose davantage en symptôme qu’en témoin critique de son époque, une posture simplificatrice qui fournit tout de même un précieux matériau brut pour la documentation de la vie des intellectuelles pendant la période de 1935 à 1975. Produit d’un système d’éducation dont elle dénonce l’obscurantisme tout en détaillant les contenus et les bienfaits des programmes, l’historienne incarne aussi l’intériorisation obligée des normes sociales, l’isolement réel et symbolique de la femme universitaire, en même temps que les hésitations qui marquent la transition entre tradition et modernité au Québec. Avec des pointes de cynisme où se reconnaissent la transparence et le franc-parler de Micheline Dumont, cette histoire de racines ontologiques se révèle à la fois lecture de divertissement et parole de référence.