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La physiologie est une vieille dame. Créée dans l’antiquité par Hippocrate et Aristote, exhumée par Jean Fernel au milieu du XVIe siècle puis établie dans ses quartiers modernes par Albert de Haller deux siècles plus tard, c’est à la fin du XVIIIe siècle qu’elle s’épanouit et résume alors pour l’essentiel la science du vivant (Recherches Physiologiques sur la vie et la mort, Xavier Bichat, 1800). La physiologie reste encore attachée à la médecine, comme le montre cette définition de Condorcet pour qui la physiologie est « cette partie de la médecine qui, pénétrant dans la structure intime des parties du corps, y cherche par quelles lois l’homme se forme, se développe, croît, vit, reproduit son semblable, dépérit et meurt ». La biologie, qui vient de naître, aura avec Lamarck une définition plus générale: « tout ce qui se rapporte aux corps vivants et à leur organisation » (Recherches sur l’organisation des corps vivants, 1802). Tout au long du XIXe siècle, la physiologie reste la discipline reine, culminant avec l’Introduction à la médecine expérimentale et les Leçons au Collège de France de Claude Bernard. Elle constitue alors le socle de l’étude de la pathologie. Il n’est donc pas surprenant que des écrivains de l’époque adoptent le terme pour désigner un nouveau genre littéraire dont l’efflorescence est explosive. On écrit une physiologie lorsque l’on souhaite traiter du comportement humain. L’exemple le plus connu est La Physiologie du mariage que Balzac écrit en 1828 à 29 ans et sous-titre « Méditations de philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur conjugal ». Balzac envisage alphabétiquement les raisons poussant un homme à se marier, depuis « l’ambition » jusqu’au « zèle » en passant par la « colère » (« pour déshériter des collatéraux ») et le « machiavélisme » (« pour hériter promptement d’une vieille »). On est loin des sciences exactes, même si Balzac cède parfois à la tentation quantitative: « la différence de durée qui existe entre la vie amoureuse de l’homme et de la femme est de quinze ans ». Trois ans auparavant (1825), Brillat-Savarin écrit une Physiologie du goût ou « Méditations de gastronomie transcendante », mélange de recettes de cuisine et de dissertations sur la gastronomie, le goût et les saveurs. Il s’y mêle un peu de sociologie, l’auteur y évoque le rôle social de la table. De toute les physiologies, c’est celle qui mérite le mieux son nom car l’auteur y aborde la « mécanique du goût » avec les connaissances de son époque. On y apprend que la langue est parsemée de papilles et qu’elle « s’imprègne des particules sapides et solubles avec lesquelles elle se trouve en contact »; plus loin « les joues fournissent la salive et sont ainsi que le palais douées de facultés appréciatives ». Certains de ses aphorismes sont devenus des expressions courantes « Dis moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es », « Un dessert sans fromage est une belle à qui il manque un oeil » ou « On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur ». La troisième physiologie célèbre du siècle est plus tardive. C’est La Physiologie de l’amour moderne par Paul Bourget (1891). Si le mot « physiologie » est bien dans le titre, il ne décrit pas convenablement l’oeuvre qui est une suite de propos désabusés tenus par le héros après le départ de sa maîtresse. Cette façon de considérer la physiologie semblait avoir disparu de notre paysage littéraire. Cependant, tout récemment, Jean-Didier Vincent, neurophysiologiste, renouait avec la tradition par la publication de Pour une nouvelle physiologie du goût, écrit avec un cuisinier et restaurateur, J.M. Amat. Les deux auteurs, comme Brillat-Savarin, associent recettes de cuisine et considérations physiologiques qui, progrès oblige, sont nettement plus scientifiques que celles de leur devancier. Cet exercice réconcilie physiologie et littérature et présente un exemple de ce que pourrait être une physiologie au sens littéraire du terme: des « méditations » sur un thème de société s’appuyant sur des connaissances scientifiques précises.
La physiologie fut successivement science de la nature, science du vivant puis science des fonctions et des régulations, partie de la biologie plus vaste que le tout car elle a pour objet l’étude intégrative des systèmes vivants complexes, de la cellule à l’organisme. Sollicitée par les cohortes d’animaux génétiquement modifiés dont l’analyse du phénotype, de la conception à la mort, requiert ses services, elle bénéficie aujourd’hui des puissantes méthodes d’analyse globale, protéome, métabolome, interactome… élixir de jouvence qui redonne des couleurs à cette vieille dame qui se porte comme un charme.