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Les forces mécaniques jouent un rôle important dans les interactions des cellules vivantes avec leur environnement, appelé matrice extracellulaire. En effet, de nombreuses fonctions biologiques essentielles telles que la réparation des tissus, la division cellulaire ou encore la morphogenèse sont étroitement dépendantes de la manière dont une cellule perçoit son environnement mécanique [1]. Pour adhérer et se déplacer, la cellule doit être capable de développer un champ de contraintes internes, en s’appuyant sur différents complexes protéiques (jonctions adhérentes, complexes focaux) qui transmettent les efforts, à travers la membrane plasmique, entre l’intérieur de la cellule et son environnement extérieur (cellule adjacente, matrice extracellulaire). À l’intérieur du corps cellulaire, ces efforts sont principalement supportés par le cytosquelette, réseau enchevêtré de plusieurs types de polymères (filaments d’actine, microtubules, filaments intermédiaires), véritable architecture dynamique de la cellule, qui lui confère l’essentiel de ses propriétés mécaniques. En outre, ce réseau est labile : il se remodèle en permanence par polymérisation et dépolymérisation, ou par action des moteurs moléculaires, petites protéines capables de se déplacer le long des filaments et de les faire glisser les uns par rapport aux autres. Ces mécanismes permettent de modifier la morphologie de la cellule, par exemple lorsque celle-ci se déplace.

Un tapis de fakir pour sentir la motilité des cellules

Dans ce contexte, nous nous sommes plus particulièrement intéressés au mouvement des cellules épithéliales. À terme, ces études peuvent permettre d’ouvrir de nouvelles pistes sur les processus impliqués dans la migration des cellules cancéreuses, qui envahissent les tissus en échappant aux mécanismes de régulation chargés du maintien de la position des cellules dans l’organisme. Dans l’épithélium, les cellules adhèrent fortement au substrat et sont immobiles. Cependant, dans certaines situations physiologiques (développement embryonnaire, renouvellement normal du tissu épithélial, ou réparation de lésions) ou pathologiques (transformation tumorale et développement des métastases), ces cellules sont capables de se détacher les unes des autres et d’adopter un phénotype motile. Cette transformation, qui s’accompagne d’une modification des conditions dynamiques d’adhérence des cellules entre elles et avec leur support, peut être induite par l’introduction d’un facteur dispersant dans le milieu cellulaire [2].

Pour mesurer les forces exercées sur le substrat lors de la migration cellulaire, la plupart des travaux actuels utilisent des surfaces continues et déformables (gels) dans lesquelles sont insérés des marqueurs (billes fluorescentes, surfaces microfabriquées) [3]. Connaissant l’élasticité du gel, la mesure du déplacement de ces marqueurs permet de remonter aux forces. Cette approche a conduit à de nombreuses avancées dans la compréhension des mécanismes impliqués dans la migration cellulaire.

Cependant, des difficultés, dues en particulier au caractère continu de ces surfaces, empêchent d’atteindre la précision voulue sur la détermination des forces. Nous avons donc mis au point un substrat original composé d’un réseau discret de capteurs de force intégré à la surface [4]. Celle-ci se présente donc comme un assemblage très dense de petits piliers cylindriques souples, dont le diamètre mesure environ 1 μm, se déformant indépendamment les uns des autres sous l’effet des forces de traction développées par la cellule au cours de son mouvement (on peut se représenter cette surface sous la forme d’un « tapis de fakir ») (Figure 1). Ces plots, en élastomère silicone [5], sont fabriqués par moulage d’un substrat de silicium dans lequel les trous complémentaires ont été usinés par les techniques de microfabrication issues de la micro-électronique. La force exercée sur un plot est directement proportionnelle à sa déflexion. La constante de proportionnalité (la « raideur » des plots) est choisie de manière à s’adapter aux forces mises en jeu, qui sont de l’ordre de 1 nN [6]. Avec des plots de 1 μm de diamètre, une hauteur de 5 μm conduit à des raideurs de l’ordre du mN/m, correspondant à des déflexions de l’ordre du micromètre, facilement observables en microscopie optique [7].

Figure 1

Cellule sur un substrat de microplots.

Cellule sur un substrat de microplots.

La longueur de la barre d’échelle est de 20 μm (microscopie électronique à balayage).

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Outre sa grande flexibilité et sa biocompatibilité, l’élastomère utilisé offre l’avantage de pouvoir être traité en surface. Ces surfaces microfabriquées peuvent donc être recouvertes de protéines de la matrice extracellulaire afin de mimer le milieu naturel d’adhérence des cellules. Les cellules sont mises en culture sur ces substrats et la déflexion de chaque plot est suivie en temps réel par la vidéomicroscopie optique couplée à un traitement informatique (Figure 2) : des mesures de déflexion individuelles, on remonte au champ de force.

Figure 2

Trois images en microscopie par transmission d’un îlot cellulaire en croissance.

Trois images en microscopie par transmission d’un îlot cellulaire en croissance.

L’intervalle de temps entre chaque image est de 30 minutes. Les flèches blanches représentées sur certains piliers sont proportionnelles à la déflexion et donc à la force locale exercée. La longueur de la barre d’échelle est de 10 μm.

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Aperçu des champs d’application

Les travaux effectués sur les cellules épithéliales nous ont permis de caractériser le champ de forces au sein d’un îlot de quelques dizaines de cellules épithéliales. Nos mesures indiquent que les forces les plus importantes (de l’ordre de quelques dizaines de nN) sont localisées sur les contours de l’îlot, la contrainte moyenne exercée par les cellules sur la surface diminuant à mesure que l’on se rapproche du centre de l’épithélium [7]. Il subsiste néanmoins une activité mécanique résiduelle au sein de la monocouche, cette activité se situant essentiellement au niveau des jonctions intercellulaires.

Enfin, l’ajout de facteurs dispersants dans le milieu permet de dissocier les jonctions intercellulaires pour obtenir des cellules migrantes isolées les unes des autres. Ainsi, il nous a été possible de comparer les contraintes maximales, qui correspondent à la force exercée sur la surface disponible, développées par un ensemble de cellules épithéliales (~ 12,7 ± 0,3 nN/μm2) et une cellule isolée après dissociation (~ 3,8 ± 0,1 nN/μm2). Nos mesures montrent que les contraintes sont beaucoup plus importantes dans le cas d’un ensemble de cellules : ce renforcement peut sans doute être attribué à l’effet d’un comportement collectif.

Le développement de ces surfaces microtexturées apparaît comme un outil polyvalent pour étudier la migration cellulaire, dans la mesure où il permet de contrôler aisément les propriétés mécaniques du substrat ainsi que les propriétés chimiques de la surface. Il est maintenant important de pouvoir corréler les forces développées à des mesures d’activité des protéines intervenant dans la formation ou la dissociation des jonctions cellulaires, et donc de coupler ces mesures mécaniques à des marquages fluorescents [8]. De plus, il semble désormais acquis que la rigidité du substrat influence les propriétés d’adhérence des cellules [9]. Notre technique devrait nous permettre de caractériser les mécanismes au cours desquels la cellule sonde son environnement extérieur.

De manière plus générale, l’utilisation des techniques de microfabrication permet de tester un certain nombre d’idées et de concepts originaux sur des systèmes vivants. De ce point de vue, le développement de cette stratégie devrait rapidement apporter d’autres résultats originaux dans bon nombre de domaines de la biologie cellulaire.