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Introduction

Diverses appellations sont utilisées pour désigner les pratiques de résolution de conflits mettant en oeuvre des processus communicationnels intégrant directement les parties liées par un conflit survenant dans le cadre des relations de voisinage dans les espaces urbains avec l’aide d’un tiers impartial. Aux États-Unis, ces pratiques sont le plus souvent regroupées sous le vocable de community mediation ou de médiation communautaire. En Europe et plus particulièrement dans les pays francophones, on se réfère davantage aux notions de médiation sociale ou de médiation de quartier. Au Québec, on retrouve aussi bien les termes de « médiation de quartier », « médiation communautaire », « médiation sociale » que de « médiation citoyenne ». Comme le rappelle si justement Ben Mrad (2004), des enjeux précis sont rattachés à ces diverses dénominations et nous aurons l’occasion d’y revenir dans cet article. Le terme générique de médiation sociale est ici utilisé pour décrire ces pratiques d’interventions réalisées sous l’auspice de tiers impartiaux chargés d’instaurer des interfaces communicationnelles entre des acteurs aux prises avec des tensions ou des conflits se produisant dans le cadre d’un milieu de vie (quartier, rues, espaces publics[1]). Si l’on compare le développement de la médiation sociale aux États-Unis et en Europe[2], l’émergence de telles pratiques est récente au Québec. Bien que l’histoire de la médiation sociale au Québec reste à construire, nous nous contenterons d’identifier les principaux repères qui jalonnent son développement. Ce travail de repérage s’appuie sur un corpus d’informations recueillies depuis plus de 10 ans dans le cadre d’une collaboration étroite avec le Regroupement des organismes de justice alternative du Québec (ROJAQ) et avec certains organismes de justice alternative (OJA)[3], mais également sur des données provenant de travaux de recherches réalisés sur les principaux projets de médiation sociale qui se sont développés en territoire montréalais ou dans d’autres villes de la province au milieu des années 2000[4]. L’examen de ces repères nous amène à concevoir que la médiation sociale au Québec est issue de deux points d’origine, le premier étant marqué par la mobilisation des organismes de justice alternative du Québec et de son regroupement, le second, par les politiques urbaines de la Ville de Montréal. Comme nous le verrons, ces points d’ancrage, même s’ils s’interpénètrent occasionnellement, engendrent des pratiques de médiation portées par des fondements et des principes différents. Le premier favorise des pratiques sociales fondées sur les principes de démocratisation de la justice et du droit (principe de l’accès au droit) et sur la quête d’alternatives aux modes traditionnels de réaction sociale (en particulier celle de modalités non punitives de règlements des conflits). Il propose de favoriser un modèle de médiation non professionnalisé, c’est-à-dire intégrant des citoyens formés aux pratiques de la médiation[5]. Le second émane des politiques publiques de la Ville de Montréal et fonde des pratiques de médiation fortement teintées par des enjeux de sécurisation, de pacification, de lutte contre l’exclusion sociale et de cohabitation sociale harmonieuse dans l’espace public. Il tend à privilégier, mais pas exclusivement, un modèle professionnalisé de médiation.

Premier ancrage de la médiation sociale : la mobilisation du réseau de justice alternative et le modèle de médiation citoyenne

La première génération de projets de médiation sociale est issue de l’initiative d’organismes de justice alternative, les OJA. Ces organismes sont nés dans la mouvance des réformes qui s’annoncent dans le champ de la justice pénale à la fin des années 1970. Ces réformes s’insèrent dans un mouvement de contestation des institutions répressives (Faget, 1997) et donnent lieu au déploiement de programmes de déjudiciarisation et de réparation directe envers les victimes d’actes criminels qui marqueront plus particulièrement le secteur de la justice des mineurs. Les organismes communautaires chargés de mettre en place ces mesures de déjudiciarisation pour délinquants mineurs au début des années 1980 se verront renforcés dans leur mission par l’adoption de la Loi sur les jeunes contrevenants (LJC) de 1984 et de son programme de mesures de rechange[6]. En 1983, sept organismes sont actifs dans la province de Québec. Après l’adoption de la LJC, on compte 17 organismes (Charbonneau et Béliveau, 1999). Rappelons que la LJC est la première législation canadienne intégrant le principe de réparation directe envers les victimes. Dans le secteur sociopénal pour délinquants mineurs, les travaux communautaires, la médiation[7] et le développement des aptitudes sociales forment les principales mesures appliquées par ces organismes qui, en 1996, choisissent l’appellation d’organismes de justice alternative[8].

La place de la médiation pénale est relativement marginale dans l’ensemble des mesures administrées par ces organismes. À l’exception de quelques intervenants du YMCA de Montréal qui, dès 1982, mettent sur pied un programme de médiation (le programme Entente), les premiers OJA n’offrent pas cette mesure (Chamberlain, 1987). Entre 1988 et 1993, les OJA de Trois-Rivières et de Gatineau sont pratiquement les seuls à effecteur des médiations entre les jeunes contrevenants et les victimes. C’est à compter du milieu des années 1990 que la médiation pénale prend de l’expansion, sous l’impulsion du ROJAQ de plus en plus orienté vers la réparation directe auprès des victimes. À titre d’exemple, la médiation représentait 2 % des mesures administrées par les OJA en 1991 et 13 % en 2006 (Jaccoud, 2007a). Mais, comme on le constate, en dépit de cette progression, les mesures de réparation directe négociées dans le cadre de rencontres de médiation demeurent limitées.

L’ancrage théorique de la médiation pénale que privilégie le ROJAQ est d’abord associé au paradigme de la justice réparatrice[9]. Dans son guide de médiation de 1998, le ROJAQ définit la médiation comme « le recours à une tierce partie dans le but d’aplanir les divergences et de susciter des échanges afin de parvenir à un règlement acceptable par les personnes impliquées dans un conflit » (ROJAQ, 1998 : 7). Elle est envisagée comme participant d’une « entente entre le contrevenant et la personne victime, un accord permettant au contrevenant de dédommager la personne ayant subi un préjudice. La médiation suppose donc une démarche où les parties s’entendent pour trouver d’un commun accord un mode de réparation satisfaisant pour les deux parties » (Ibid. : 7). En 2004, le ROJAQ reconsidère son guide de médiation et choisit de prendre une distance à l’égard du modèle de la justice réparatrice en raison de l’éclatement et des dérives de ce modèle. D’ailleurs, l’analyse que les experts francophones font de la justice réparatrice et de la médiation tend à affirmer que la justice réparatrice et la médiation constituent deux mouvements qui se croisent en partie, mais dont les origines, les fonctions et les objectifs divergent (Jaccoud, 2003). Selon Cartuyvels (2003 : 52) par exemple, la médiation serait fondée sur une rationalité communicationnelle venant répondre à la crise d’un modèle de droit normatif-substantiel alors que la justice réparatrice formerait une réponse pénale à la crise des finalités traditionnelles de la peine et au retour de la victime. Ce changement de cap est le fruit d’un travail de réflexion que le ROJAQ a entamé sur le sens et la portée de la médiation, réflexion qui l’a amené à établir des échanges avec d’influents théoriciens de la médiation en France. Les collaborations avec l’un des chefs de file de la médiation sociale en France, Jean-Pierre Bonafé-Schmitt, seront déterminantes[10]. Dans sa version de 2004 (la dernière en date), le ROJAQ s’inspire directement du sens que Bonafé-Schmitt donne au concept de médiation dans le secteur social. La médiation est conçue comme « un processus le plus souvent formel par lequel un tiers impartial tente, à travers l’organisation d’échanges entre les parties de permettre à celles-ci de confronter leurs points de vue et de rechercher avec son aide une solution au conflit qui les oppose » (ROJAQ, 2004, p. 13). L’ancrage théorique de la médiation pénale qu’établit le ROJAQ est révolutionnaire dans le paysage de l’intervention sociopénale dans la mesure où non seulement le crime est redéfini comme un conflit, mais où également l’enjeu de la rencontre de médiation n’est plus confiné à sa stricte dimension réparatrice. La dimension communicationnelle devient centrale et laisse le pouvoir aux parties de décider ce qu’elles estiment le mieux adapté à leur situation. Les potentialités du processus sont alors nettement plus grandes.

L’expertise des OJA en médiation pénale, jumelée au dynamisme de son regroupement vont inciter quelques OJA à développer des projets de médiation sociale. En 1998, l’OJA de Saint-Jérôme, Mesures alternatives des Vallées du Nord (MAVN), lance Médiation-conciliation de quartier (MCQ). Financé par le ministère de l’Emploi et de la Solidarité[11], ce projet voit le jour dans la ville de Prévost et compte deux personnes, un coordonnateur et une médiatrice. En 1999, Impact jeunesse[12], un OJA de la région de Sainte-Thérèse/Blainville se joint à MAVN ; les deux OJA déposent une demande de financement conjointe et obtiennent une subvention du Fonds de lutte contre la pauvreté permettant l’embauche de huit autres personnes réparties en sept points de service[13]. Le projet MCQ est alors offert à l’ensemble de la population de la région des Laurentides. En 2001, le Centre national de la prévention du crime (CNPC) accepte de financer le projet jusqu’en décembre 2003. L’équipe de MCQ ouvre trois points de service à Mont-Laurier, Saint-Jérôme et Sainte-Thérèse. Jusqu’en 2002, le service de médiation est offert à « une clientèle juvénile ». Dans leurs outils promotionnels, les deux OJA définissent leur projet comme « un service gratuit, confidentiel et indépendant du système pénal [qui] offre la possibilité de redonner aux personnes concernées leur place dans la gestion et la résolution des conflits pouvant survenir entre un ou une jeune qui reconnaît sa responsabilité dans une situation problématique et la personne lésée par ce dernier, et ce, par le biais d’une médiation » (Jaccoud et Admo, 2004, p. 272). Les deux OJA inscrivent leur projet dans une perspective de règlement extrajudiciaire des conflits : « Le service MCQ, une première au Québec, se veut un service extrajudiciaire (en amont), car il cherche à agir avant la déjudiciarisation de certains conflits » (Jaccoud et Admo, 2004 : 273).

Les logiques qui sous-tendent ce premier projet de médiation sociale sont très éloignées de celles qui prévalent, par exemple, dans l’expérience pionnière des Community Boards de San Franciso de 1976 (voir note 2). Il n’est pas question ici d’élaborer « un outil de transformation des relations sociales et un vecteur de la démocratie participative » (Faget, 2005 : 17) ; l’idée est de créer une structure, sans ancrage social, conçue comme le prolongement d’une expertise de médiation acquise dans un registre, le pénal, que l’on transpose au social. D’ailleurs, les médiateurs du service MCQ incluaient, au début de leurs pratiques, un point d’information sur la loi sur les jeunes contrevenants destiné aux parties lors des rencontres préparatoires aux processus de médiation (Jaccoud et Admo, 2004 : 91).

Là réside à notre sens les caractéristiques fondamentales de la première génération de projets de médiation sociale au Québec : émanant d’organisations oeuvrant dans la mise en présence d’acteurs dont les situations ont été filtrées par le système pénal, les projets de médiation sociale promus par les OJA restent imprégnés d’une idéologie de « contre-culture » pénale qui ne parvient pas complètement à s’émanciper des contraintes imposées par cette institution. Car le système pénal déleste certes une partie de son contentieux à des organismes communautaires disposant d’une certaine marge de manoeuvre dans la gestion des délits mineurs mais à condition que certains paramètres subsistent. La dichotomie auteur/victime est l’un de ceux-là et c’est à partir de cette dichotomie que se construit la réponse pénale, même si cette réponse se veut « alternative ». Ces paramètres contaminent la médiation pénale dans la mesure où le processus ne met pas en communication deux parties équivalentes, mais bien un demandeur légitime de réparation, la victime, et un débiteur de réparation, l’auteur de l’infraction. Dans le projet de MCQ, cette dichotomie est non seulement reproduite, mais elle entache aussi une notion de conflit ayant perdu sa substance relationnelle pour recouvrer celle de transgression. Dans cette perspective, les promoteurs de ce projet ne parviennent pas à se démarquer de l’idée que le conflit est un geste ou un comportement posé par un acteur (le jeune dans le cas présent) ayant lésé une autre partie et devant nécessairement « reconnaître sa responsabilité ». Les logiques qui sous-tendent ce premier projet, renforcées par le statut des principaux bailleurs de fonds, conservent les fondements de l’intervention classique du système pénal : il s’agit de prévenir le crime, de réparer et de réhabiliter le jeune auteur[14].

D’autres OJA emboîtent le pas et mettent à profit leur expertise en médiation pour investir la sphère sociale (et aussi scolaire). À Trois-Rivières, une Boutique de droit calquée sur le modèle lyonnais est ouverte en 2000[15]. L’OJA de Trois-Rivières souhaite « encourager les transferts de pouvoir en matière de règlement des différends à la communauté » de manière à ce que les citoyens puissent acquérir et mettre en valeur leurs habiletés de résolution des conflits (Aux Trois Pivots, vers 2001). Inspirés par son promoteur lyonnais, Jean-Pierre Bonafé-Schmitt, les intervenants de cet OJA joignent leur projet à « la mouvance du développement d’une communauté de citoyens capables de créer des lieux autonomes de régulations des conflits » (Aux Trois Pivots, vers 2001).

D’autres OJA vont peu à peu s’investir dans le développement d’unités de médiation, notamment à Longueuil, Sherbrooke, Drummondville, La Tuque, Québec. L’engouement des OJA pour la médiation sociale incite son regroupement à organiser une première journée nationale de médiation citoyenne en 2006, une journée qui depuis est soulignée chaque troisième mardi du mois de mai. Le ROJAQ défend le principe d’une médiation sociale déprofessionnalisée, fondée sur une logique citoyenne de « réappropriation du pouvoir de gérer les conflits » (ROJAQ, 2009). Le modèle de médiation citoyenne vise à ce que des « médiateurs professionnels forment, encadrent et soutiennent des unités de médiateurs bénévoles offrant gratuitement leurs services dans leurs communautés » (ROJAQ, 2009). Désormais, les OJA préconisent l’appellation de médiation citoyenne pour décrire de telles initiatives. À l’heure actuelle, 19 unités de médiation sont en fonction et 17 autres sont en cours de développement dans la province[16].

Les formations que les OJA suivront avec Jean-Pierre Bonafé-Schmitt et le travail de théorisation que le ROJAQ entreprend sur les principes de la médiation sociale vont permettre aux OJA de mieux se démarquer de leur champ de pratique en médiation pénale sans toutefois s’en affranchir complètement. Par exemple, la formation que les intervenants des OJA offrent aux bénévoles pour encadrer les unités de médiation citoyenne est très centrée sur l’apprentissage des techniques de médiation et s’inspire de situations insuffisamment ajustées aux réalités et aux types de conflictualité des milieux de vie urbains. Pour diverses raisons que nous ne pouvons énumérer ici, les situations conflictuelles qui se présentent dans les quartiers aboutissent rarement à une médiation (Guité, Jaccoud et Dupont, 2006b ; Tremblay, Jaccoud et Dupont, 2006). Dans le cadre de notre travail d’évaluation et d’accompagnement de certains OJA (Jaccoud et Admo, 2008), nous avons rencontré des médiateurs bénévoles particulièrement déçus d’avoir acquis une expertise dans une pratique qu’il n’utilise pas ou très peu. Paradoxalement, l’une des adaptations les plus importantes que les OJA doivent appliquer est la mise à distance de la médiation en tant que processus formel de résolution des conflits pour s’orienter vers l’intégration de techniques de résolution faisant appel à des processus communicationnels moins formalisés et desquels émanent des solutions négociées pouvant aussi provenir des médiateurs eux-mêmes.

À quelques exceptions près, les unités de médiation citoyenne n’ont pas été mises sur pied à la suite de demandes de résidants. Certaines initiatives ont eu de la difficulté à prendre leur envol en raison d’une pertinence sociale et d’un ancrage insuffisants. En dépit d’un indéniable engagement des OJA envers la promotion d’un modèle de démocratie participative dans le champ de la régulation sociale, les enjeux symboliques et financiers auxquels Bonafé-Schmitt (2001) fait allusion dans ce nouveau marché de la régulation ne sont pas absents de certaines initiatives. À la lumière de nos observations, nous serions tentées d’ajouter à la dualité de ces enjeux un enjeu récréatif. L’investissement de certains intervenants OJA dans des activités de médiation citoyenne a aussi été une manière de rompre avec une forme de routinisation de leurs pratiques dans le champ somme toute très structuré de la médiation pénale.

Deuxième ancrage : les politiques publiques de la ville de Montréal et le modèle de médiation « pacification/sécurisation »

À la suite du Sommet de Montréal[17] tenu en 2002, la Ville de Montréal conclut une entente avec le gouvernement du Québec (le contrat de Ville) visant le développement de projets dans des domaines considérés comme prioritaires[18]. L’année suivante, l’administration publique montréalaise décide, dans la foulée des contrats de Ville, de soutenir l’implantation de trois projets pilotes de médiation sociale. Ces projets s’insèrent dans les chantiers prioritaires de « lutte contre la pauvreté et d’exclusion sociale », de « revitalisation urbaine intégrée », de « soutien à la vie communautaire » et de « sécurité urbaine ». Un premier projet est établi dans une HLM de près de 3000 résidents dans l’arrondissement de Lachine, un deuxième dans le quartier de la Petite-Bourgogne (centre-sud de la Montréal) regroupant 12 000 personnes dont une majorité forme une population noire anglophone et un troisième dans le quartier Sainte-Marie (dans l’est de la ville) comptant plus de 20 000 résidents[19]. Chaque projet est supervisé par un organisme communautaire piloté par un comité d’orientation composé de représentants d’institutions et d’organisations publiques, parapubliques et communautaires (arrondissements municipaux, police, transport, prévention du crime, services sociaux, organismes communautaires, etc.). Des objectifs communs guident les principes d’action de ces trois projets, notamment la prévention du crime, le renforcement du sentiment de sécurité des résidents, la pacification et la résolution des conflits (Guité et al., 2006a et b ; Tremblay et al., 2005). Les promoteurs des projets de Duff-Court et de Sainte-Marie choisissent d’orienter leur projet vers la lutte contre l’exclusion sociale (Contrat de ville dans Guité et al., 2006a et b), alors que ceux de la Petite-Bourgogne préfèrent envisager la création des nouvelles solidarités comme une de leurs finalités (Contrat de ville, dans Tremblay et al., 2006). La composition ethnique de la population de la Petite-Bourgogne est à l’origine d’un objectif plus particulier, soit celui « d’encourager l’égalité des droits et le respect de la population noire », ainsi que de favoriser « l’éducation civique de jeunes » que l’on dit à court de « modèles masculins positifs » (Contrat de ville, dans Tremblay et al., 2005). À Duff-Court et à Sainte-Marie, des objectifs particuliers d’empowerment des citoyens sont intégrés à la mission de leur projet.

Dans leurs modalités de fonctionnement, si les trois projets s’inspirent d’un même modèle, des particularités locales d’implantation doivent être signalées : alors que Sainte-Marie et Petite-Bourgogne ont opté pour une coordination professionnalisée par le biais de médiateurs rémunérés (respectivement un et deux intervenants), Duff-Court a privilégié un modèle non professionnalisé en faisant appel à des citoyens du quartier. Le ROJAQ est sollicité pour former les médiateurs dans les projets de la Petite-Bourgogne et de Duff-Court.

Seul le projet implanté à la Petite-Bourgogne disposait d’un local réservé où les médiateurs pouvaient organiser leurs activités et être rencontrés par les résidents en tout temps ; les promoteurs de ce projet ont également choisi d’organiser régulièrement des rondes dans le quartier afin de résoudre ou pacifier « à chaud » les conflits et les situations problématiques pouvant se présenter dans les espaces ainsi traversés. Dans les deux autres cas, les projets se sont structurés autour de l’idée classique d’un « service de résolution » répondant aux appels de demandeurs ou de tiers référents. Deux des trois projets ont cessé de fonctionner. Le projet de Duff-Court a avorté en cours d’implantation[20] ; les promoteurs du projet de Sainte-Marie ont tenté sans succès de reconduire le financement de leur projet auprès du Centre national de prévention du crime. Le projet de la Petite-Bourgogne, le plus socialement ancré des trois, a suscité un tel enthousiasme au cours de son fonctionnement que les partenaires institutionnels, communautaires et les résidents du quartier se sont mobilisés pour réclamer la reconduction du projet. L’équipe est formée d’un nouveau coordonnateur et de deux médiateurs professionnels[21].

Un quatrième projet, le projet Équipe de médiation urbaine (ÉMU), est en fonction dans le centre-ville de Montréal depuis juillet 2007. Il résulte d’une démarche entreprise en 2005 par le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) visant à dénoncer les pratiques répressives (essentiellement des contraventions) envers les personnes marginalisées. Un groupe de travail tripartite (RAPSIM, CDPDJ et Ville de Montréal) est mis sur pied à la suite de cette démarche et donne naissance au comité « Équipe sociale d’intervention en espace urbain » (ESIEU). Le comité ESIEU entreprend une réflexion sur la possibilité d’envisager des interventions alternatives à ces pratiques répressives. Il se préoccupe particulièrement des enjeux relatifs au partage et à la cohabitation dans l’espace public, notamment dans le centre-ville de Montréal. Ce groupe envisage sérieusement la possibilité de mettre en place un projet de médiation sociale comme alternative à la répression des personnes en situation d’itinérance. Nous aurons personnellement l’occasion d’accompagner le groupe ESIEU au cours de l’année 2006 dans son travail d’élaboration des principes fondateurs du projet de médiation sociale. ESIEU convient de faire appel au ROJAQ pour implanter son projet. Le ROJAQ, qui travaille au développement d’un projet similaire dans le cadre d’un programme municipal (« Un arrondissement pour tous ») décide de fusionner les deux projets. L’ÉMU[22] est composé de quatre médiateurs professionnels travaillant à la fois à partir de la réception d’appels et à partir de marches effectuées dans les rues du secteur. Comme stipulé dans le Contrat de ville, les médiateurs doivent réaliser un « travail de proximité, de prévention de situations à risque, de saine gestion des incivilités auprès des personnes en situation d’exclusion (itinérants, jeunes de la rue, autochtones) et de résolution de conflits entre ces personnes et les autres occupants de l’arrondissement Ville-Marie » (Ville de Montréal, 2007).

Qu’ont en commun ces projets et pourquoi les distinguer des projets lancés par les OJA ? Les trois premiers sont directement issus des politiques urbaines de Montréal. Le quatrième, bien qu’étant l’aboutissement de revendications d’un réseau d’organismes communautaires réclamant des solutions alternatives aux pratiques répressives des policiers à l’égard des populations marginalisées, va se trouver incorporé aux orientations des politiques publiques à l’égard des problèmes de cohabitation et de partage des espaces publics. À telle enseigne qu’au cours de sa première année de fonctionnement l’EMU n’est pas parvenue à s’imposer comme une alternative aux pratiques répressives envers les personnes marginalisées. Une pluralité de conceptions importées par les divers représentants des organisations siégeant au comité-conseil de l’EMU[23] fragilisera grandement le consensus initial élaboré dans le cadre des travaux du comité ESIEU. L’EMU sera envisagé comme un moyen de faire respecter les règlements municipaux par les uns, comme un vecteur de tolérance envers les personnes marginalisées par les autres, ou encore comme un outil de prévention et de résolution des conflits (Jaccoud, Admo et Rossi, 2009).

L’axe de convergence de ces projets reste l’inscription des pratiques de médiation dans les politiques publiques de la Ville qui, à l’instar des pratiques européennes, encouragent des initiatives visant à reconfigurer des nouveaux modes de régulation fondés sur le transfert de responsabilités et de compétences à des élus locaux en partenariat avec des organismes communautaires et des habitants de quartiers dits « sensibles ». Les politiques urbaines des années 1980 sont désormais orientées vers la concertation des acteurs institutionnels et des résidents et visent la mise en place d’interventions de sécurisation et de pacification des espaces publics (Muller, 2005 ; Wieviorka, 2002). La médiation sociale inclut une diversité de dispositifs de gestion des relations dans ces quartiers dits « sensibles » et prend place, comme le rappelle Hammouche (1998 : 112), « aux côtés d’autres notions génératives comme le “développement social”, la “concertation”, la “transversalité”, la “proximité” et s’entend en relation avec celles d’“insertion” et d’“intégration” ». Il est vrai qu’en France notamment, la médiation est conçue comme un « processus de création et de réparation du lien social » (Délégation interministérielle à la Ville, 2001) et que la popularité des médiations est analysée comme la résultante d’une crise des institutions traditionnelles de régulation sociale (Bonafé-Schmitt, 2005 et 1992b ; Génard, 2000). Le thème de l’insécurité, omniprésent dans les politiques publiques depuis les années 1990, est devenu le point de mire des villes en Europe et aux États-Unis. L’introduction en France des « contrats locaux de sécurité » a favorisé l’éclosion de nombreuses initiatives intégrant à la médiation des volets de sécurité, de pacification et de proximité dans les espaces publics et dans les quartiers dits « sensibles » (Bondu, 1998 ; Faget et Wyvekens, 2002 ; Milburn, 2002 ; Wieviorka, 2002). Or, les initiatives françaises ont servi de modèles aux conseillers en développement social urbain de la Ville de Montréal qui ont eu l’occasion de s’y familiariser lors de voyages d’études[24]. Aussi, la médiation, dans le contexte de ces politiques urbaines, apparaît-elle plus diluée que celle émanant de l’action des OJA. Par contre, elle n’ignore pas les préoccupations du réseau de justice alternative. Des principes humanistes de valorisation de la justice sociale, de promotion des droits civiques et d’autonomisation citoyenne (empowerment) sont très perceptibles dans les quatre projets montréalais où il est question de redresser des injustices perçues à l’égard des pratiques policières de profilage social et racial à l’endroit des jeunes noirs de la Petite-Bourgogne ou des itinérants du centre-ville, de renforcer les capacités citoyennes à résoudre les tensions et les conflits de leur environnement ou encore de créer des nouvelles formes de solidarité sociale. Aussi, force est de convenir que le deuxième ancrage de la médiation sociale au Québec n’est pas simple à appréhender. Les enjeux qui se greffent au gré des acteurs qui gravitent autour de ces projets rendent l’appréhension et l’application des pratiques de médiation sociale relativement complexes, ouvrant la voie à d’inévitables tensions entre des pouvoirs publics préoccupés par l’instauration de mécanismes de régulation efficaces et efficients et un réseau communautaire traditionnellement voué à la promotion de valeurs humanistes et de justice sociale.

Conclusion

Le développement de la médiation sociale au Québec est le produit de l’intervention d’acteurs insérés dans des milieux que nous avons tenus à distinguer même si, comme nous l’avons signalé, des ponts sont établis entre les deux, le réseau de la justice alternative en matière pénale dans le secteur de la justice des mineurs et celui des politiques publiques mises en place dans le contexte des Contrats de ville à Montréal. Le réseau de la justice alternative est sans doute le plus cohérent des deux, non sans surprise puisqu’il regroupe des organisations formellement associées dans le même dessein professionnel. Qui plus est, ces organisations sont regroupées autour d’une permanence dynamique et soucieuse d’harmoniser et de normaliser les pratiques d’intervention de manière à mieux définir théoriquement et pratiquement les champs d’action à privilégier. Ce qui a conduit ce mouvement alternatif à s’investir dans le domaine de la médiation citoyenne en situant celle-ci dans la mouvance de la participation citoyenne et dans celles des pratiques émancipatrices. Nous avons vu par contre que les OJA s’efforcent de rompre avec certains principes d’action de la médiation pénale qui viennent quelque peu contaminer leur manière de faire dans le secteur social.

La seconde vague de médiation sociale est nettement moins homogène puisque les actions qui s’y déploient font appel à une pluralité d’acteurs sociaux représentant des organisations et des institutions aux enjeux différenciés, pour ne pas dire opposés. La multiplicité et les inévitables tensions entre ces logiques d’action qui traversent le champ de la médiation sociale à Montréal ne participe pas nécessairement, comme le prétend Boucher (2003), d’une recomposition de la régulation et du contrôle social. Elle participe plutôt d’une complexification de la médiation sociale nous incitant à penser que le concept de médiation sociale n’est pas flou, pour reprendre une formule chère à Bonafé-Schmitt (2002) ; ce sont davantage ses usages et ses modalités d’application qui le sont.