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Isadora Duncan :joie de vivre; aujourd’hui; début de bacchanale. 1937.

Dessins de Jules Grandjouan.

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La danse est une poésie muette.

Simonide de Céos

« Certaines choses peuvent être dites avec des mots, d’autres avec des mouvements », affirme Pina Bausch en novembre 1999 dans son discours d’acceptation d’un doctorat honoris causa décerné par l’Université de Bologne (Bausch, citée dans Moller, 2019). « Il y a aussi des moments où les mots nous manquent », poursuit-elle, « alors commence la danse » (idem). Il n’est pas anodin que l’une des chorégraphes les plus significatives du XXe siècle mette sur un même plan parole et mouvement comme voies d’expression possibles. Or, s’il est intéressant de s’interroger sur les limites de cette parole et sur la capacité de la danse à soutenir l’expression lorsque les mots échouent à le faire – nous n’évacuerons pas cette question –, il semble surtout porteur, et c’est ce que le présent article s’attardera à démontrer, de réfléchir aux mécanismes communs de l’oeuvre chorégraphique et de l’oeuvre littéraire, et ultimement d’identifier ce que l’une nous enseigne sur l’autre.

Une autre icône de la danse, Isadora Duncan, a une anecdote savoureuse au sujet de la frontière que partagent les deux disciplines. Dans Ma vie, son autobiographie, cette interprète et chorégraphe américaine, souvent considérée comme la précurseure de la danse moderne, écrit : « Une de mes premières danses fut un poème de Longfellow, J’ai tiré une flèche au ciel » (Duncan, 2011 [1927] : 34). Elle raconte ensuite qu’à quatorze ans, elle s’est amusée à imaginer des gestes pour accompagner le mouvement suggéré par le poème en question :

Dans l’air j’ai tiré une flèche

Qui tomba sur le sol, je ne sais où;

Elle vola si vite que la vue

Ne put la suivre au vol.

Puis dans l’air j’ai lancé un chant

Qui tomba sur le sol, je ne sais où;

Mais qui donc a la vue assez perçante

Pour suivre un chant au vol?

(Longfellow, 1956 [1846] : 57.)

On imagine sans peine la jeune Duncan, dont on raconte qu’elle ne tenait pas en place dans le San Francisco effervescent où elle a grandi, vouloir traduire en mouvements ces strophes contenant la tension entre le haut et le bas, la trajectoire balistique de la flèche, et même la possibilité de suivre du regard quelque chose d’aussi insaisissable que le chant. Ici non plus, il n’est pas anodin que cet élan initial, né dans le langage et les déplacements qu’il encapsule, soit l’élément déclencheur d’une vocation artistique et d’une carrière auxquelles se sont référé·es une bonne partie des chorégraphes du siècle dernier. Cette proximité entre deux champs d’expression que l’on a historiquement tendance à opposer – l’un semblant relever davantage d’un exercice cérébral, de l’intellect, de la raison; l’autre, de l’intuition, du ressenti, du non raisonné – mérite d’être étudiée, au-delà des apparences et de la vieille dualité corps / esprit.

Une relation fusionnelle?

Dans un article qui a pour titre « Pourquoi la littérature mobilise-t-elle le corps dansant? », Alice Godfroy, maître de conférences en danse à l’Université Côte d’Azur, évoque bien le raccourci qui consiste à voir dans ces deux disciplines des champs arbitrairement positionnés « à deux extrémités de l’échelle des Beaux-Arts » (Godfroy, 2016 : 23). Il y a, dit-elle, d’une part l’art littéraire, « art du geste de la trace qui passe par la médiatisation du langage verbal et s’inscrit dans un objet survivant détaché du corps »; et, d’autre part, l’art chorégraphique, « art du geste sans trace qui s’est retiré en bloc de l’univers du verbal pour déployer, sans autre médium que le corps, un langage en deçà de la signification » (idem). L’autrice pointe ici quelque chose d’important en désignant une certaine acception de ce qu’est la danse, qui se serait développée, par périodes du moins, en fonction même de l’impératif suivant : articuler un langage apte à se passer des mots.

Avant d’aller plus loin, penchons-nous sur ce fantasme d’un lexique non verbal et sur le chassé-croisé auquel se sont livré·es, durant le XXe siècle, les praticien·nes du littéraire et de la danse, deux domaines qui ont pourtant été, à certaines époques, intimement liés – on pense au ballet qui, notamment à partir du XVIIIe siècle, est fréquemment accompagné d’un argument littéraire. De fait, au début du siècle dernier et durant ce qu’on appellera bientôt la Belle Époque, plusieurs écrivain·es développent une fascination pour la danse, et en particulier pour la figure de la danseuse. C’est le cas de Rainer Maria Rilke, de Paul Valéry et surtout de Stéphane Mallarmé qui, en 1897, dans la suite poétique en prose intitulée Ballets, va jusqu’à soutenir :

La danseuse n’est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés qu’elle n’est pas une femme, mais une métaphore résumant un des aspects élémentaires de notre forme, glaive, coupe, fleur, etc., et qu’elle ne danse pas, suggérant, par le prodige de raccourcis ou d’élans, avec une écriture corporelle ce qu’il faudrait des paragraphes en prose dialoguée autant que descriptive, pour exprimer, dans la rédaction : poème dégagé de tout appareil du scribe

(Mallarmé, 2003 [1897a] : 171; souligné dans le texte).

« Écriture corporelle », « poème dégagé de tout appareil du scribe » : le poète des Divagations (2003 [1897b]) peut difficilement mieux jeter des ponts entre les deux arts, allant lui aussi jusqu’à voir dans la danse un langage en un sens plus pur que l’écriture, ou en tout cas moins entravé par les relais et les filtres qui rendent le travail du·de la « scribe » moins propre à créer des effets d’immédiateté. Une saison faste de croisements et d’interpénétrations semblait donc s’ouvrir. Or cette rencontre sur le terrain de la modernité va connaître un sévère contretemps. Comme l’explique Godfroy, la grande majorité des danseur·euses modernes « boude en effet cette main tendue, et s’éloigne de tout compagnonnage littéraire à la manière dont il[·elle]s refusent plus généralement de frayer avec les autres arts, avec tout ce qui relève d’un modèle extérieur au langage propre, et alors balbutiant, de la corporéité » (Godfroy, 2016 : 25). La danse moderne – dont on s’entend généralement pour dire qu’elle apparaît au tournant des années 1920, presque simultanément en Allemagne et aux États-Unis – obéit d’abord et avant tout à un impératif : la quête d’autonomie et de légitimité pour un art encore inféodé aux disciplines établies que sont les arts visuels, la musique (pour orchestre) et, bien entendu, la littérature.

Les premier·ères danseur·euses et chorégraphes modernes que sont Ruth Saint Denis, Mary Wigman et Rudolf Laban partagent donc, avec quelques autres, le souci – légitime, bien évidemment – de démontrer que leur art peut tout exprimer sans avoir recours à d’autres types de pratiques artistiques. C’est ainsi que les champs de la danse et du littéraire se sont retrouvés relativement cloisonnés, la danse moderne s’attachant pendant des décennies à articuler un langage qui lui soit propre, indépendant d’autres systèmes de fabrication du sens. L’art chorégraphique se devait de démontrer qu’il n’était pas que prolongement, habillage, illustration, mais bien espace d’expression potentiellement autosuffisant, avec sa propre logique narrative. Logique – c’est l’époque moderne après tout – dont la finalité peut consister à raconter une histoire en faisant l’économie, à tout le moins selon un premier degré d’analyse, de liens rationnels. Il y a bien sûr eu des exceptions, mais pour l’essentiel, les grandes figures du milieu du XXe siècle (Ted Shawn, Merce Cunningham…), si elles continuent de cultiver l’interaction avec les compositeur·trices, s’inscrivent dans cette recherche non verbale, et plus généralement non littéraire. Il faudra attendre la deuxième moitié du siècle pour que les chorégraphes voient dans les oeuvres écrites des sources ou des apports potentiels au développement d’un lexique dansé novateur. Ce qui d’ailleurs se fera à sens unique ou presque : s’il est aujourd’hui très fréquent qu’un·e chorégraphe s’associe avec un·e écrivain·e, ou en tout cas trouve son impulsion créatrice dans un texte, il est en revanche très peu question de danse en littérature contemporaine.

Au tournant du XXIe siècle, ce rapprochement devient même symbiose chez certain·es, pour qui la poésie est, ni plus ni moins, un art du mouvement. Chez Carolyn Carlson, Simone Forti et William Forsythe, par exemple, la danse ne se limite plus à être un exemple d’incarnation du « poème sur scène » : elle participe à un véritable tango, si l’on peut dire, où le littéraire complète et révèle le dansé, et vice versa. Plus que jamais, on perçoit l’intérêt qu’il y a à mettre en relief les points de jonction des deux domaines, leur complémentarité; à mesurer combien cela permet une meilleure compréhension des rouages fins de l’un et de l’autre. Comme le dit Godfroy, « il ne s’agit pas d’inverser les termes du problème en arguant une parenté a priori, voire une relation fusionnelle entre les arts littéraires et chorégraphiques » (ibid. : 23). En effet, si la tentation de l’amalgame est grande, l’intérêt d’une telle réflexion réside surtout dans une meilleure appréhension de ce qui s’est élargi, enrichi, en matière de vocabulaire poétique et scénique lorsque, pour reprendre la formulation de l’historienne de la danse Laurence Louppe, « le verbe est […] habité de l’intérieur par un corps, affecté par le rythme respiratoire du phrasé » (Louppe, 1994 : 49; souligné dans le texte). À ce propos, Godfroy souligne l’importance « de montrer comment ce pas de deux s’est radicalement redéfini au cours du XXe siècle, entrant dans un nouveau repère esthétique qui participa à la redistribution des catégories du sens et du sensible » (Godfroy, 2016 : 24).

Comment le sens en question émerge-t-il de la proposition artistique? De quelle nature sont les canaux de cette émergence et comment ses manifestations s’inscrivent-elles dans les trames du sémantique et du symbolique? Voilà les riches questions que creusent actuellement créateur·trices et chercheur·euses (notamment Anne Pellus et Daniel Dobbels). « Il s’agit de comprendre enfin », ajoute Godfroy, « que les danseurs contemporains se ressourcent toujours davantage à la littérature parce qu’il y a de la danse à l’origine de toute écriture » (idem).

Les conditions de l’apparaître

Avant de revenir plus précisément au dialogue interdisciplinaire qui nous occupe, il est opportun d’identifier ce qui peut être considéré comme un dénominateur commun à la danse et à l’écriture, à savoir le rythme. On en conviendra aisément, le rythme (de la phrase, de l’enchaînement de mouvements) est indissociable de toute expression littéraire ou dansée. C’est même d’abord par la manifestation d’éléments rythmiques (leitmotiv, effets de rupture, contrastes dans les intentions…) que l’oeuvre d’art émerge du néant et devient intelligible, ces éléments venant charpenter le propos créateur, indiquer ce qu’il comporte d’essentiel. Dans la versification classique, on le sait, des procédés phonétiques très simples comme l’allitération – surtout basée sur les consonnes dentales (d, t) ou labiales (b, p) –, et plus généralement le choix d’une métrique, peuvent soutenir et accentuer le propos. Or, dans son article « La forme du mouvement (sur la notion de rythme) », Lucie Bourassa montre bien que l’on peut aller beaucoup plus loin, jusqu’à concevoir la « pensée du rythme comme phénomène concomitant de l’apparaître » (Bourassa, 1992 : 112), le rythme se trouvant, dans l’oeuvre d’art, au coeur de l’organisation du sens. Selon Bourassa, ces manifestations rythmiques, ou marques, peuvent être de plusieurs types. Elle se réfère entre autres à Henri Meschonnic (1982), qui propose d’envisager le rythme poétique « comme manifestation de l’oralité, de la temporalité et de l’historicité d’un sujet à travers l’organisation originale de marques à tous les niveaux du discours, plutôt que comme schéma préexistant aux oeuvres » (ibid. : 104). Pour Bourassa, une pleine compréhension du sens d’un texte passe par « l’identification des éléments qui, dans un discours, auront un statut de marques, et plus globalement tous ceux qui constituent le rythme » (idem; souligné dans le texte), ce qui couvre large et va bien au-delà des choix formels initiaux et des stratégies mises en place pour créer des effets de régularité – la notion de régularité étant facilement confondue, d’ailleurs, avec celle de rythme. Sous cet angle, cette dernière ne se limite aucunement à quelque schéma d’ordre percussif comme ceux que suivent les instruments qui, dans une oeuvre musicale par exemple, dictent le rythme. Un tel schéma ne serait que l’une des nombreuses façons possibles de marquer le rythme, lesquelles peuvent tout autant résider dans la répétition d’une idée, l’emploi de référents indiquant le lieu et l’époque où est campé ce que montre le texte, et encore tout ce qui, selon des motifs réguliers ou pas (le rythme n’est pas qu’oscillation ou scansion prévisible; il peut être déconstruit, atypique, variable), concourt à des effets divers, tels le flottement, l’accélération ou le morcellement de la pensée.

À cet égard, mentionnons la précision importante que donne Bourassa quant à l’étymologie du mot « rythme », lequel provient de rhuthmos, qui lui-même dérive de rhéô (couler; mouvement des flots). En recourant aux recherches du linguiste Émile Benveniste (1966), la chercheuse montre que l’idée selon laquelle le rythme est associé à la régularité est le fruit d’une lente construction, les Grec·ques désignant vraisemblablement par rhuthmos non pas la cadence de l’ondulation de la mer et ce qu’elle a de régulier, mais bien les manifestations (ou marques) par lesquelles la mer se rend visible à nos yeux. La nuance est importante, et module toute réflexion sur ce en quoi consiste le rythme dans une oeuvre. Bourassa conclut d’ailleurs ce segment de son article par une invitation : « Une pensée du rythme comme phénomène concomitant de l’apparaître pourrait aussi devenir féconde dans une réflexion sur d’autres arts » (idem).

De fait, il est permis d’avancer que ce qui marque le rythme, en danse, est tout aussi varié que dans la nature. Bien sûr, il y a le martèlement des pas sur le sol ou sur la scène; bien sûr, il y a une intention de traduire dans l’espace les motifs rythmiques d’une trame musicale, qu’ils soient métronomiques ou brisés (break beat) : il y a aussi et surtout les mille et une nuances gestuelles qui viennent, tout au long de la chorégraphie, installer et cultiver l’idée de la joie, de la langueur, de la nostalgie… Ces marques du rythme (dans une pleine acception du terme) sont ce qui peu à peu crée chez le public une impression soutenue, une carte mentale, si l’on veut, dévoilant le sens qui doit être attribué à l’oeuvre. À l’instar de ce qui se produit en poésie, les marques rendent possible l’apparaître, ou la réception par le public des intentions discursives que le·la chorégraphe a articulées dans son travail.

Tout comme il ne suffit pas d’aligner des mots pour faire de la littérature, il ne suffit pas de bouger pour pouvoir prétendre danser. Cet apparaître de la proposition chorégraphique passe donc par les manifestations rythmiques organisées par celui·celle qui crée et interprétées par le·la danseur·euse, et il n’y a qu’un pas à franchir pour supposer que la rencontre du rythme de cette proposition et de tout ce qui constitue le rythme d’un poème ouvre un champ de possibilités polyrythmiques élargissant d’autant le lexique scénique. Comme c’est le cas d’un air d’opéra, ou d’une chanson, qui est bien davantage que de la musique greffée à du texte ou que des mots enjolivant une ligne mélodique, le fruit d’une rencontre danse / littérature représente plus que le prolongement de l’une dans l’autre, plus que la somme des parties impliquées.

Les vecteurs d’apparaître potentiels vont-ils jusqu’à instaurer, dans leurs combinaisons, un mode d’expression à part entière? C’est le pari que font, dès le milieu des années 1980, des chorégraphes comme Simone Forti, qui mène alors des recherches sur la « danse narrative », baptisée logomotion. Après avoir exploré différentes avenues chorégraphiques, notamment auprès de Merce Cunningham, avec des projets très influencés par l’improvisation et le happeningin situ, Forti ressent le besoin d’intégrer l’expression verbale à ses propositions scéniques. Elle imagine une méthode où l’interprète commence par énoncer l’état dans lequel il·elle se sent, ses joies et inquiétudes du moment, puis amorce une mise en espace des émotions qui l’habitent dans un jeu d’allers-retours constants entre l’expression par le corps et l’expression par les mots. La logomotion, qui aura une incidence importante sur la danse contemporaine, superpose ni plus ni moins deux modes d’expression, ici dans une perspective largement improvisée. « Le mouvement influence ce à quoi je pense », explique Forti, « et ce à quoi je pense influence mes mouvements. Les pensées et les images semblent traverser simultanément mes centres moteurs et mes centres verbaux, mélangeant et animant à la fois la parole et l’incarnation physique[1] » (Forti, 2001 : 36). Par ces initiatives de « danse narrative », la chorégraphe contribue à fonder les hybridations à venir et illustre déjà de façon éloquente combien l’apparaître du propos verbal partage des points d’appui potentiels avec l’apparaître de l’énoncé chorégraphique.

Graphie et chorégraphique du soi

Un des objets d’étude révélateurs sur les rapports entre langage littéraire et langage chorégraphique est assurément celui du solo dansé. Qu’il implique ou non une source littéraire, ce registre met en jeu, le plus souvent, un je engagé dans une logique de récit de soi. Les mouvements du corps traduisent une mémoire, témoignent des états intérieurs d’un être qui réfléchit au point où il se situe sur sa ligne de vie. Prenons l’exemple du chorégraphe et danseur québécois Paul-André Fortier, dont le Solo 30X30, qu’il a donné à partir de 2006 (il avait alors près de soixante ans) parlait au fond beaucoup de lui. Dans cette prestation de trente minutes, donnée une fois par jour pendant trente jours, beau temps, mauvais temps, dans un étroit périmètre situé au coeur d’un lieu public soigneusement choisi, Fortier exprimait de façon éloquente et émouvante les considérations d’un danseur vieillissant refusant d’interrompre les élans d’un corps qui a encore des choses à dire. Présenté aux quatre coins du monde – sur le toit d’un entrepôt ferroviaire à Nancy, devant un immeuble de bureaux à Ottawa, sur une place publique à New York ou à Yamaguchi… –, le Solo 30X30, sans raconter une histoire menant d’un point A à un point B, sans obéir à aucune chronologie, n’en livrait pas moins au·à la spectateur·trice attentif·ve une sorte de bilan existentiel, celui d’un homme qui s’ouvrait de plus en plus à la lenteur et à la contemplation, mais dont le corps était encore parcouru d’émotions vives, d’émerveillements, de sentiments d’urgence. Le récit dansé de Fortier nous disait, par « flashes », oscillant entre séquences rapides et moments où le geste se suspendait, un organisme pétri par des expériences passées autant que par des soifs résolument actuelles. Si son projet ne contenait pas de texte, Fortier, qui a déjà été professeur de littérature et qui est ce que l’on pourrait appeler un danseur-écrivant, fait de la notion de récit un élément indissociable de l’expression chorégraphique, comme il le souligne dans son essai Masculin singulier :

Le soliste n’est pas un danseur ordinaire, c’est un pyromane de la danse; il met le feu aux poudres dans ce triangle que sont le danseur, sa danse et le spectateur. Le danseur soliste doit être un conteur exceptionnel capable de captiver et d’entraîner le spectateur dans des mondes insoupçonnés. Le solo est aussi une quête, une forme de méditation, une constante prise de risque

(Fortier, 2019 : 17-18).

Dans un article intitulé « L’autobiochorégraphie » (2016), la chercheuse Laura Soudy s’attarde elle aussi au solo en danse, établissant une parenté claire entre ce type de proposition et l’écriture de soi. Les solos qui ont retenu son attention s’appuient tous sur un ou deux textes, « dont la nature et la portée accentuent clairement le caractère autobiographique de l’oeuvre chorégraphique » (Soudy, 2016 : 136). Celle qui a complété à l’Université de Pau un doctorat sur les rapports entre littérature et danse chez les chorégraphes contemporain·es français·es prend pour exemples des pièces d’Angelin Preljocaj, de Josef Nadj et de Jean-Claude Gallotta, lesquels se sont adonnés au solo à un âge assez avancé (entre la fin quarantaine et la mi-soixantaine), âge à partir duquel, faut-il le souligner, tant d’écrivain·es choisissent de faire un retour sur leur vie. L’autobiographie et le solo relèvent, soutient-elle, « de deux formes de “l’écriture de soi”, pour reprendre la terminologie employée par les critiques littéraires depuis plusieurs années, compte tenu du fait que le terme “autobiographie” était trop restrictif au regard de la diversité des textes à travers lesquels l’auteur se raconte » (idem). Ces solos qui, contrairement à celui de Fortier, entretiennent un lien direct avec la matière écrite, mettent en oeuvre ce que Soudy appelle « une double écriture de soi » (idem), les danseurs-chorégraphes se racontant et par la danse et par les mots. Dans Funambule de Jean Genet (2009), Angelin Preljocaj dialogue avec un texte de référence « qui produit chez lui comme un effet de miroir » et le fait parler de lui « à travers son propre langage qui est celui du corps et du mouvement » (ibid. : 199). Dans cette relecture d’une prose poétique écrite en 1957, Preljocaj devient, tout en demeurant lui-même, à la fois Genet et son amant Abdallah, à qui l’écrivain avait dédié son texte. Dans Journal d’un inconnu (2002), Josef Nadj s’inspire, lui, des mots de son ami poète Ottó Tolnai, mais aussi de son propre journal intime. Ces mots, il ne les fait pas entendre, mais « les accents de la musique traditionnelle hongroise ainsi que cette danse de l’en-dedans, qui dévoile un corps souvent recroquevillé et proche de la transe avec la répétition de mouvements frénétiques, traduisent avec évidence sa démarche introspective » (ibid. : 138-139), explique Soudy. Récit de soi multicouche, ici encore, un soi qui se détermine par les potentialités et les limites de sa projection dans l’espace autant que par sa fréquentation de l’autre et de son récit propre, à la fois semblable et unique. Pour sa part, Gallotta propose avec Faut qu’je danse (2011) une expérience complexe : d’abord présenté en introduction de son spectacle Daphnis é Chloé, trente ans plus tôt, ce solo renaît dans une mouture augmentée, puisque « loin de se contenter de danser, feuille dans une main et micro dans l’autre, Gallotta lit les souvenirs amoncelés au sujet de cette pièce, initialement créée en 1982, dans laquelle il dansait avec Pascal Gravat et sa compagne Mathilde Altaraz » (idem). Dans ce cas, le solo revisité greffe à la trame narrative un commentaire méta, pourrait-on dire, un niveau de discours supplémentaire, sorte de making-of, de regard extérieur sur l’oeuvre elle-même et sa concrétisation.

Revenons sur le solo de Preljocaj, qui nous donne l’occasion de mettre en lumière des aspects précis de notre problématique. Dans un entretien accordé à Nonfiction, le chorégraphe relève combien Le funambule entretient un lien fort avec le corps, lien dans lequel il a tôt vu quelque chose à explorer par le geste : « Genet parle de danse quasiment toutes les trois phrases. Ce texte est aussi très sensuel. Il parle du sexe, des sécrétions du corps, du sang, du sperme. Genet est loin d’être un auteur éthéré. Il est très physique, terrien » (Preljocaj, cité dans Vannouvong, 2009). En entrecroisant, dans son Funambule de Jean Genet, sa propre histoire et l’histoire qui est au coeur du texte, Preljocaj appuie un propos personnel sur le sentiment d’inadéquation – celui par exemple qu’il a ressenti auprès de ses parents, des immigré·es albanais·es qui ne voyaient pas d’un bon oeil qu’il s’essaie à une carrière en danse – sur ce que dit Genet de ce même sentiment, lui qui, pour des gestes de petite délinquance ou en raison de son homosexualité, a si souvent été marginalisé durant sa vie. L’illustration est belle des potentialités narratives qui s’ouvrent pour les chorégraphes depuis qu’il·elles sont revenu·es vers le texte. Sans compter que Preljocaj décèle chez Genet un rapport symbiotique entre les registres d’expression : « Avec ses mots, il éprouve sa matérialité et la matérialité des êtres. Sa syntaxe est faite de chair, de muscles, de sang. Derrière chaque mot éclate un jaillissement charnel. Enfin, son rapport à la violence est une forme d’incarnation qui m’intéresse » (idem).

Quant à la récitation du texte par l’interprète Preljocaj lui-même, elle met en relief l’une des limites inhérentes à une telle expérimentation. Preljocaj admet le saut dans le vide que représente le choix de ne pas se limiter à son mode d’expression habituel : « il était plus cohérent que je dise moi-même le texte, quitte à prendre le plus grand risque de ma vie car je ne suis pas un homme de texte mais un homme de mouvement, de corps et d’espace. …] Le danger était le risque de la chute. Avec Le Funambule, je pouvais trébucher et mourir symboliquement » (idem). Le risque dont parle Preljocaj pourrait d’ailleurs s’appliquer à toute entreprise d’interpénétration des langages chorégraphique et littéraire, l’initiative impliquant nécessairement pour l’artiste d’emprunter à une syntaxe qui n’est pas sa syntaxe première – c’est le risque auquel s’expose, par exemple, tout·e comédien·ne acceptant, sans être a priori formé·e pour le faire, d’intégrer dans son jeu des éléments chorégraphiques. Une mise en danger que le danseur-chorégraphe synthétise dans une formule porteuse : « Je m’avance sur le fil du texte au même titre que le funambule avance sur le fil d’acier » (idem) – formule qui a l’intérêt d’évoquer le vertige, la nécessité de trouver à chaque pas un nouveau point d’équilibre, mais aussi la tangente claire, la direction qu’installe dans l’espace le trait net d’un câble.

De telles hybridations illustrent bien les possibilités narratives soulevées précédemment et l’approche aujourd’hui totalement décomplexée qu’en ont les créateur·trices. Le recours au texte n’a plus rien d’une béquille ou d’un aveu de faiblesse : il ne vise qu’à enrichir le lexique dans lequel les chorégraphes peuvent puiser par le biais d’alliages qui, en entrelaçant l’intellect et le sensible, l’abstrait et le tactile, inscrivent l’oeuvre dans une certaine idée de la modernité. Ces chorégraphes ne renouent-il·elles pas en effet avec l’une des conceptions initiales de la modernité, qui s’est développée au début du XXe siècle autour de la conviction nouvelle que l’être humain porte une part cachée, un inconscient qui distingue le je de chacun·e et en détermine largement les interactions avec les autres?

Je de chair, je de papier

On le voit bien avec les exemples qui viennent d’être mentionnés, il y a fréquemment plusieurs je dans une oeuvre chorégraphique contemporaine, parmi lesquels on doit plus que jamais tenir compte de celui de l’interprète. À la suite de Bausch, qui accordait une grande importance à ce que les danseur·euses apportaient comme bagage personnel à ses oeuvres, plusieurs chorégraphes engagent aujourd’hui un véritable dialogue avec ceux·celles qui vont incarner leur proposition. « Ainsi, lorsque démarre le processus créatif, Pina commence toujours par interroger ses danseurs », écrit Vincent Billot dans un article portant sur les méthodes de la chorégraphe : « Elle veut savoir d’eux comment il faut danser l’amour, la souffrance, la vie, etc., et attend d’eux des réponses vraies » (Billot, 2019). La chorégraphe fait donc de chacun·e un·e cocréateur·trice, accordant une place centrale à la parole.

Bausch, on l’a dit en début d’article, est consciente que les registres du texte et du corps peuvent dialoguer, mais qu’ils ont chacun leurs limites. Quand elle demande à ses complices de création comment danser l’amour, elle considère que le meilleur moyen d’ouvrir la discussion est dans l’échange parlé, dans le croisement des récits des un·es et des autres; elle n’en juge pas moins que passé un certain point, il devient difficile, voire impossible, de raconter pleinement l’amour, ses élans, ses souffrances. N’est-ce pas précisément là que, pour elle, « commence la danse »? Et n’est-ce pas là une démonstration tout à la fois de la nécessité des mots et de leur insuffisance? Il y a des facettes de l’amour que le plus achevé des poèmes traduira moins bien que le mouvement, Bausch le sait, comme elle sait que son propos personnel sur l’amour va indéniablement s’enrichir au contact du propos des autres sur le même sujet. Son oeuvre, qui convoque désormais de multiples je, avec leur expérimentation singulière du sentiment amoureux, lui permet de mieux transcender son histoire propre et de donner à son discours une portée universelle.

« À la différence du travail de l’écrivain, du plasticien ou du compositeur », écrit la chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaeker dans son essai Incarner une abstraction, « le travail chorégraphique se développe dans un intense processus créatif avec d’autres humains » (De Keersmaeker, 2020 : 40). Si le constat posé par De Keersmaeker, qui sans faire directement allusion au travail de Bausch pourrait s’y appliquer, semble aller de soi aujourd’hui, il n’en a pas toujours été ainsi. Le fait que les interprètes d’une chorégraphie soient considéré·es comme davantage que des exécutant·es, et même comme participant·es de la matière première d’une oeuvre, appartient à l’histoire récente de la danse et est devenu indissociable du langage chorégraphique contemporain. Cette sensibilité nouvelle à ce que le corps de l’interprète et la mémoire qu’il recèle induisent dans la proposition artistique ajoute un autre degré d’expression – et de réception –, un fil discursif à part entière, à la rencontre danse / poésie. De Keersmaeker dit d’ailleurs être très attachée, comme créatrice, à ce que le corps humain représente comme « inépuisable réservoir de mémoire » (ibid. : 30). Le corps de chaque interprète constitue un tel réservoir, dans lequel, avec la complicité de chacun·e, elle puise : « Je pense que dans notre corps sont encodées notre naissance, notre enfance, et toute notre expérience émotionnelle, sociale, spirituelle. Et aussi bien : l’histoire de nos parents, celle de nos aïeux » (idem).

La rencontre de ce corps-mémoire et d’un texte interrogeant la mémoire peut générer des jaillissements riches. Dans un article abordant ce sujet, la professeure à l’Université Bordeaux-Montaigne Magali Nachtergael s’attarde d’abord à montrer que le texte, dans l’espace chorégraphique, n’est plus une matrice à suivre, telle que l’était le livret de ballet, mais bien « une structure imaginaire, conceptuelle, voire un contrepoint esthétique » (Nachtergael, 2017 : 8). Elle s’intéresse notamment au dialogue qu’engageaient la danseuse Mathilde Monnier et l’écrivaine Christine Angot en 2005. Dans un duo intitulé La place du singe, Angot se trouvait sur scène, feuillets dans une main, micro dans l’autre, tantôt debout, tantôt assise à une table. Elle livrait son texte sans beaucoup de fioritures, tandis que Monnier incarnait un contrepoint à cette réflexion sur la bourgeoisie, employant son propre langage – en plus d’intervenir vocalement, par moments – pour donner à voir et à entendre ce que l’intention de l’autre créait comme sentiment chez elle. L’expérience fait dire à Nachtergael que « la condition contemporaine de la danse a fait surgir une nouvelle figure, symétrique de l’écrivain qui monte sur scène, celle du danseur qui parle » (idem).

Sans dresser la liste de toutes les initiatives de cet ordre, on peut tirer un constat de ces exemples. Lors de telles démarches, la danse devient une sorte de livre à ciel ouvert, qui déploie des imaginaires littéraires, ni plus ni moins, « déclinant des univers fictionnels à la fois familiers et inédits » et démultipliant ses « phases actives » (idem), rendant sa réception plus complexe, les niveaux de lecture de l’oeuvre étant, eux aussi, multipliés. Le je mis en place par de telles propositions, assez large pour qu’y logent à la fois l’auteur·trice, le·la chorégraphe et le·la danseur·euse, répartit en quelque sorte la responsabilité de la création et du sens devant lui être attribué par un public qui, cette responsabilité étant sciemment partagée, contribuera lui aussi activement à une représentation plus que jamais coécrite.

La multiplication des possibles discursifs n’évacue pas les limitations et les contraintes; revenons sur celles esquissées plus haut. Lucille Toth, dont les travaux portent tout particulièrement sur le corps performé, souligne par exemple le côté téméraire de l’adaptation faite par le chorégraphe français Daniel Larrieu, en 2012, de Notre-Dame-des-Fleurs (1948 [1943]), une autre oeuvre de Jean Genet que l’auteur lui-même qualifiait d’inadaptable pour la scène. « [Elle] devrait être dansée, mimée, avec de subtiles indications », écrivait-il à l’époque, avant d’y renoncer, à grand regret : « L’impossibilité de la mettre en ballet m’oblige à me servir de mots lourds, d’idées précises » (Genet, cité dans Toth, 2016 : 17). L’expérience, qui a mené Larrieu à s’approprier le texte, le tronquant et le remodelant pour le rendre digeste sur le plan scénique, permet à Toth de mettre en relief des enjeux liés au dialogue entre le livre et les planches, mais aussi de réfléchir à cette idée selon laquelle un·e danseur·euse se mettant à parler « transgresse d’une certaine manière la convention tacite qui voit en lui[·elle] un corps dénué de son » (Toth, 2016 : 17). Pour ce faire, Toth identifie avec beaucoup d’à-propos trois catégories de mise en voix du texte dans un ballet contemporain.

Il y a d’abord ce « danseur parlant » qui, comme Preljocaj et Larrieu, déclame tout en dansant. Une méthode qui pose un défi physique, l’interprète devant s’assurer de bien dire le texte malgré l’effort physique fourni, et comme nous l’avons déjà souligné, de trouver un équilibre entre son médium premier, l’art chorégraphique, et ce qui se greffe audit médium, la parole, mais qui n’est pas pour autant secondaire dans la proposition scénique.

Ensuite, il y a le cas du « danseur versus récitant », où des comédien·nes interviennent sur scène, comme l’a fait Laurent Cazenave dans Ce que j’appelle oubli (2012), adaptation par le même Angelin Preljocaj d’un livre de Laurent Mauvignier (2011) racontant le drame d’un jeune homme battu à mort par des agents de sécurité, à Lyon, après avoir bu une canette de bière dans un magasin sans l’avoir payée. Lucille Toth rappelle ici le principe énoncé par Denis Diderot dans Paradoxe sur le comédien (1830), selon lequel « un bon comédien doit avoir la capacité d’exprimer une émotion qu’il ne ressent pas pour convaincre son auditoire » (ibid. : 19) – texte que Stanislavski considérera être fondateur en matière de théorie sur le jeu de l’acteur·trice. S’interrogeant sur ce que les danseur·euses apportent à un texte lu par un·e comédien·ne, qui en quelque sorte ment, donc, Toth pose la question : « Le danseur permettrait-il une vérité émotive, un sensible corporel qui échapperait au comédien – homme de mot, de l’oral? C’est pourquoi le danseur serait destiné à plus subtilement incarner la littérature ou cette part innommable qui échappe au mot et qui adresse le corps au-delà de l’intellect » (ibid. : 20).

Enfin, elle trace les contours d’une catégorie où il y a « absence de texte » dans un espace chorégraphique pourtant configuré selon un texte, prenant pour exemple la pièce Douve (2013) de Tatiana Julien, une lecture chorégraphique du recueil Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953) d’Yves Bonnefoy, pièce visant à traduire l’oeuvre littéraire sans qu’elle ne soit jamais citée. « Le texte », soutient Toth, « est physiquement incarné par le danseur qui devient ce lien entre matérialité et intellect », la « trace littéraire » étant « digérée par la chorégraphe et régurgitée par les mouvements de son corps » (ibid. : 21).

Ôter le voile

Revenons en terminant sur la riche formule de Godfroy, selon qui « il y a de la danse à l’origine de toute écriture » (Godfroy, 2016 : 24). Il faut d’abord voir dans cette assertion une conviction : celle que l’écriture ne sera jamais que pur produit de l’esprit et qu’elle va demeurer, que l’auteur·trice le veuille ou non, in-corporée (intégrée dans le corps), in-carnée (à l’intérieur de la chair). Le dualisme corps / esprit ne tient plus et le champ chorégraphique contemporain, comme bien d’autres champs d’études, nous en fournit de nombreuses illustrations. L’enjeu de l’écriture littéraire comme de l’écriture chorégraphique serait donc au fond le même : inscrire, dans une forme qui parvient à la contenir, une lecture de ce que la vie comporte d’insaisissable, d’invisible, de fuyant. Cet enjeu, De Keersmaeker en fait le coeur de son essai Incarner une abstraction. Elle y rappelle l’étymologie du verbe « abstraire », qui signifie « séparer », « tirer », « traire » : « abstraire, c’est retirer; abstraire, c’est réduire. Réduire la chose au signe, évidemment » (De Keersmaeker, 2020 : 8). Puis elle expose, pour le dépasser, l’apparent paradoxe qui consiste à incarner ce qui est de l’ordre de l’intuition, de la pensée fugace, dans un corps, dans du visible, dans du tangible. Danse et poésie apparaissent, à cet égard, comme les deux versants d’une même intention, d’un même projet.

Il est difficile ici de ne pas penser à Ludwig Wittgenstein et à son propos sur les rapports entre inexprimable et exprimé. Ses écrits sur ce que nous dit l’exprimé de ce qu’on ne parvient pas à énoncer – « L’inexprimable est plutôt – inexprimablement – contenu dans l’exprimé[2] » (Wittgenstein, 2010 [1917] : 33; souligné dans le texte) – ne sont pas étrangers à cet horizon qui séduit et les écrivain·es et les chorégraphes, c’est-à-dire l’expression de ce que le langage quotidien et les échanges habituels, où le trivial le dispute aux nécessités immédiates, ne laissent pas émerger. Sans faire davantage qu’une incursion chez Wittgenstein, ce qui nécessiterait un dossier entier, permettons-nous de nous appuyer sur cette citation pour réitérer que les capacités de l’écrit et du dansé dans l’investigation de l’inexprimable, Graal des un·es comme des autres, ont beaucoup en commun, mais ont également des frontières propres. Si la littérature parvient sans doute mieux à énoncer l’importance de l’inexprimé dans un ensemble, dans une pensée, dans une vie, le mouvement physique semble avoir un pouvoir plus immédiat d’esquisser cet inexprimé, de lever le voile sur sa silhouette; de rendre présente son absence, à la manière d’un révélateur qui, en photographie argentique, révèle les contours d’une image latente.

Cette nuance établie, réaffirmons in fine la pertinence de distinguer non pas l’hypothétique gémellité de la danse et de la poésie, mais plutôt les traits communs de leurs mécanismes d’apparaître. La frontière que partagent les deux arts est indéniablement féconde; s’y ouvre un espace métonymique où se font écho raisonnement et immédiateté, interprétation de l’histoire et mémoire instinctive, et qui révèle la part d’écrivain·e chez le·la chorégraphe et la part de chorégraphe chez l’écrivain·e. Un espace dont Godfroy voit bien qu’il est encore à la merci de vieux réflexes :

Si penser la relation entre le texte et la danse, c’est accepter de partir de leur résistance réciproque, de ce qui les sépare et les rend apparemment étrangers l’un à l’autre, de cette tension entre deux systèmes sémiotiques divergents qui semble redoubler la vieille dichotomie corps / esprit, il nous reste à tenir nous-mêmes une position de résistance – contre l’étroitesse de ces propositions, contre l’impensé qu’elles charrient, contre le frein qu’elles opposent au renouvellement des discours

(Godfroy, 2016 : 23).

Pour qui résiste au piège des catégorisations, la poésie est assurément un art du mouvement, dont des stratégies rythmiques (au sens plein de rhuthmos) révèlent les saillies, alors que, pour employer une autre belle formule de Preljocaj, « la danse est l’apocalypse du texte » (Preljocaj, cité dans Psarolis, 2017 : 8). « Pas comme chaos », précise-t-il, « mais dans le sens étymologique (du grec “apo-kalupto”, ôter le voile), elle révèle les mots et ramène à la fin au livre » (idem).