Corps de l’article

Alain Boyer, qui de son propre aveu, n’est pas un spécialiste de Kant, s’aventure sur le chemin des études kantiennes avec un livre dont la vocation polémique est évidente. L’auteur entend s’inscrire en faux contre la thèse communément admise selon laquelle Kant serait un penseur typique des Lumières, un humaniste et un libéral. Contre cette idée reçue, l’auteur soutient que Kant est avant tout un métaphysicien, tenant de l’absolutisme et de l’ordre, dont le but manifeste n’est pas de saborder toute spéculation métaphysique, mais d’assigner des limites au savoir théorique afin de protéger la religion et la morale des fléaux qui la menacent : le matérialisme et l’athéisme. Le titre, Hors du temps, rappelle l’hypothèse heuristique qui oriente toute la recherche, à savoir que l’on ne peut comprendre Kant sans tenir compte de l’opposition métaphysique fondamentale qui traverse tout l’oeuvre et lui donne son sens, soit celle du sensible et de l’intelligible. L’auteur tient également à nous informer des présupposés herméneutiques qui ont guidé sa recherche et d’un certain nombre de postulats incontournables au sujet de la pensée de Kant. Bien que l’on puisse discuter de l’utilité réelle de cette mise au point d’ordre méthodologique, on doit reconnaître que certains de ces présupposés sont en rapport direct avec les thèses que défend l’auteur. Par exemple, la remise en question d’une lecture strictement humaniste de la pensée de Kant correspond chez lui à l’esprit du présupposé 1 qui dénonce précisément les lectures particularistes qui découpent l’oeuvre d’un auteur en passant sous silence les passages qui paraissent démodés ou contraires à la thèse principale que l’on veut défendre.

Le livre se divise en trois parties, intitulées respectivement : Le projet critique, La solution critique et La vérité critique. La première partie consiste en un résumé et un commentaire de la Critique de la raison pure qui cherche à démontrer que le but visé par Kant dans cet ouvrage n’est pas la destruction de la métaphysique mais, au contraire, sa sauvegarde. L’argumentation peut se résumer ainsi : a) L’esthétique transcendantale et la logique transcendantale ont pour but de circonscrire les limites à l’intérieur desquelles un savoir théorique légitime est possible. Cependant, limitée aux seuls phénomènes, la connaissance théorique demeure muette à propos de la chose en soi, de l’être, qui, échappant aux conditions spatio-temporelles, n’est rien d’autre que le suprasensible, hors du temps. b) La Dialectique transcendantale démontre qu’il est impossible de connaître et de démontrer l’existence de Dieu, la simplicité et l’immortalité l’âme, la possibilité de la liberté. Ces concepts pourront néanmoins faire l’objet d’une connaissance pratique. c) En limitant la connaissance théorique au phénoménal, Kant sauve le domaine du suprasensible des hardiesses désastreuses de la spéculation, qui conduisent inévitablement au scepticisme, et de toute réfutation empirique, réservant ce domaine pour la seule détermination pratique. La métaphysique renouvelée s’élève donc tel un rempart dont le but est la protection de la morale et de la religion.

Il est plus difficile de cerner le rôle que joue la deuxième partie à l’intérieur de la stratégie argumentative de l’auteur. Il semble que l’auteur ait voulu démontrer à travers la discussion de certains problèmes (la réfutation de l’idéalisme, le statut de la chose en soi et de l’ego transcendantal) que les développements obscurs et souvent complexes de Kant sur ces questions ne peuvent nous devenir pleinement intelligibles que si nous les replaçons à l’intérieur de la différence métaphysique qui sépare le sensible de l’intelligible chez Kant et qui est constitutive de l’idéalisme transcendantal. Il n’y aurait donc pas d’idéalisme transcendantal sans la séparation du sensible et de l’intelligible et ceux qui préfèrent ignorer cette distinction sous prétexte qu’elle ne serait pas suffisamment moderne ou, ce qui revient au même, trop métaphysique, aboutissent fatalement à une représentation réduite ou morcelée de la pensée de Kant qui ne rend pas justice à la cohérence entière du système.

Dans la troisième partie, l’auteur tente d’ébranler certains préjugés au sujet du caractère progressiste de la pensée kantienne. Le premier préjugé qu’il conviendrait de réfuter est celui qui fait de Kant un penseur libéral, adepte de la discussion ouverte. L’auteur fait remarquer que le but de Kant est au contraire de soustraire le système de la raison pure, issu de la critique, de toute remise en question éventuelle. Quant à l’universalité des jugements théoriques et pratiques, elle ne découle nullement d’une nécessaire et fructueuse confrontation des esprits. Même la maxime de la pensée élargie, que l’on retrouve dans la troisième Critique, ne prouve nullement qu’il y a chez Kant une réelle préoccupation pour la question de l’intersubjectivité, car celle-ci ne signifie nullement penser avec les autres mais penser par soi même en faisant abstraction de ses propres intérêts, ce qui revient au fond à l’idéal de toute pensée scientifique. Le second préjugé qu’il faudrait revoir serait celui qui fait de la morale kantienne une morale humaniste. L’auteur montre que dans sa condamnation absolue du mensonge, Kant place notre devoir de sincérité au-dessus de notre devoir de respecter la vie d’autrui et qu’il va même jusqu’à dépouiller de sa dignité d’être humain quiconque ment ou commet un crime. La dignité n’est accordée qu’en fonction de la moralité du sujet : le criminel a le statut d’une chose. Cela entraîne chez Kant la justification de l’esclavage et le cautionnement de la peine de mort. Un troisième préjugé concerne l’importance cardinale qu’aurait apportée Kant à l’idée de liberté. Bien que celui-ci mette sans conteste beaucoup d’emphase sur l’idée d’autonomie, l’auteur entend montrer qu’il est tout autant préoccupé par la question de l’ordre. Rappelant que le devoir n’est pas créé par l’homme mais représente au contraire une loi transcendante, être libre ne saurait signifier pour Kant inventer sa vie, s’émanciper, mais simplement se soumettre à la loi morale. La liberté c’est choisir le devoir. Qu’il s’agisse du domaine de la nature ou de la moralité, la préoccupation de Kant semble bel et bien être la conjuration du désordre, l’ordonnance du chaos, qu’il s’agisse du divers de l’intuition ou celui des passions et des penchants qu’il faut soumettre à la loi morale. Cette obsession de l’ordre est même au coeur de la thèse kantienne qui condamne universellement le droit de résistance. Enfin, l’auteur s’attache au préjugé suivant lequel la théorie kantienne de l’histoire serait une sorte de théorie humaniste du progrès. Il prétend au contraire que l’histoire remplit chez Kant le rôle d’une théodicée pratique. L’histoire ne peut en avoir un sens et s’ordonner de manière cohérente que sous la supposition d’un plan caché de la Nature, qui au moyen d’une ruse, amène les hommes à accomplir progressivement leur destination morale. L’histoire est donc soumise à un plan divin et son but est la réalisation du souverain bien, lequel serait purement intelligible. Ainsi, le sens de l’histoire ne serait pas fondamentalement celui d’un progrès du Droit et de la liberté individuelle mais aurait pour but de réaliser le royaume de Dieu sur la terre ou l’église universelle.

La thèse générale que défend l’auteur nous semble pertinente et il faut reconnaître qu’il a raison de voir dans la sauvegarde de la morale et de la religion le sens profond de la démarche critique. Cependant, une telle thèse, pour pouvoir s’imposer, devrait être soutenue par une étude plus rigoureuse de l’oeuvre de Kant. S’il faut reconnaître à l’auteur le mérite de remettre en question certains lieux communs de l’interprétation kantienne, l’efficacité de la démonstration est souvent compromise par un manque d’érudition et de profondeur. Notons, entre autres, l’interprétation qu’il donne de la problématique de l’intersubjectivité dans la troisième critique. L’auteur ignore délibérément les passages où Kant souligne le caractère social du goût, l’intérêt pour le beau ne se manifestant qu’en présence d’autrui, contrairement au jugement de connaissance. Il semble qu’il ait tort également de réduire la maxime de la pensée élargie à une simple exigence d’impartialité scientifique. Il n’est pas sûr en effet qu’il s’agisse d’un exercice purement monologique. 0n peut penser qu’il évoque au contraire la nécessité d’un espace public de discussion. Son interprétation de l’histoire chez Kant s’avère également peu subtile. Voulant contrecarrer l’idée d’une histoire humaniste entendue comme progrès du Droit, l’auteur réduit celle-ci à une théodicée morale dont le sens profond serait éthique, voire même religieux. Or, il faut se rappeler que l’histoire chez Kant comporte plusieurs niveaux qui se succèdent selon un ordre final déterminé. Dans cette perspective, il ne saurait y avoir de communauté éthique ou d’église universelle sans que le règne du Droit ne soit établi et qu’il s’étende sur l’ensemble des nations réunies en un foedus pacificum. De plus, le souverain bien, qui constitue sans nul doute le but final de l’histoire, possède, outre sa dimension intelligible et religieuse, une dimension sensible et temporelle, qui est particulièrement mise en valeur dans les écrits sur l’histoire.