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L’admission de formes relationnelles primitives dans le nouveau calcul présenté dans l’ouvrage Sur la logique des relations avec des applications à la théorie des séries (Russell 1901) constitue, à n’en pas douter, un tournant fondamental dans l’histoire de la logique. Mais, selon Russell, cette rupture avec le cadre aristotélicien entraîne également des bouleversements hors du domaine logique, dans le champ ontologique : le monisme d’un Bradley ou le monadisme d’un Leibniz[1] ne sont plus les seules voies permettant d’éviter les « apories » engendrées par l’application de la pensée à l’être.

Dans l’oeuvre du philosophe, le lien étroit entre les deux dimensions, logique et ontologique, de la théorie des relations se manifeste surtout en deux occasions : d’une part, dans les analyses consacrées à l’espace, où Russell s’appuie sur la nouvelle logique polyadique pour montrer que les relations ordinales sont dénuées de contradiction ; d’autre part, dans l’interprétation du système leibnizien, considéré dans A critical exposition of the philosophy of Leibniz, comme une conséquence de l’adhésion à l’idée selon laquelle toute proposition est de forme prédicative.

Le lien entre logique et métaphysique est indéniablement au coeur des Principles, et Russell lui-même, dans les nombreuses redescriptions de son évolution intellectuelle, souligne toujours que la double dimension de la théorie des relations constitue un des fils directeurs de sa pensée[2]. Il reste, cependant, que cette façon de raconter l’histoire, non seulement néglige tout un pan de la très foisonnante activité conduisant à la rédaction de (Russell, 1903), mais s’ajuste mal avec certains éléments fournis par les manuscrits et les articles publiés pendant cette période.

En premier lieu, le problème des relations naît chez Russell bien avant la lecture de Leibniz et la remise en cause de la forme sujet-prédicat ; la question de leur nature est posée dès 1897 dans le contexte d’une interrogation générale sur la nature de la quantité et sur celle des « series ». En second lieu, ce concept de série, dérivé dans le livre IV des Principles de la notion de relation (asymétrique et transitive), fait dès 1898-1899, l’objet d’une élaboration mathématique très poussée : le terme recouvre alors celui de « grandeurs positionnelles », c’est-à-dire, en langage plus contemporain, de vecteurs — aucune référence n’est faite alors aux relations. En troisième lieu, lorsque Russell met au point sa théorie des relations, il s’assure immédiatement, comme le montre la version anglaise[3] de Sur la logique des relations (Russell 1901), que cette nouvelle approche permet le développement d’une théorie générale de la grandeur et des vecteurs.

Ces éléments, à première vue épars, nous semblent dessiner un paysage dans lequel le lien entre grandeurs, vecteurs et relations occupe le premier plan. Le concept de relation est en effet discuté en tant que tel, dès 1897, à l’occasion d’une discussion sur la quantité ; la notion de série est, peu après, formalisée dans le cadre des algèbres grassmanniennes ; enfin, lorsque Russell entre en possession de sa nouvelle logique, il s’empresse de développer une théorie purement relationnelle des vecteurs, comme si la puissance du nouveau calcul se manifestait dans la possibilité d’accomplir une telle tâche. Le rapport entre relation et grandeur est un fil qui traverse la genèse de la théorie russellienne des relations, et c’est ce fil que nous nous proposons de suivre. La thèse que nous voudrions défendre est la suivante : la théorie des relations, telle qu’elle est élaborée en 1901, peut être considérée comme la synthèse de deux mouvements de pensée de nature fort différente : l’un est métaphysique et reprend les analyses post-hégéliennes de la quantité, développées dans l’idéalisme anglais (notamment chez Bosanquet) ; l’autre est mathématique et s’appuie sur l’approche grassmanienne de la grandeur, telle qu’elle est reprise et exposée dans A Treatrise on Universal Algebra, de Whitehead.

Nous présenterons d’abord (§1 et 2) les grandes lignes de l’analyse que Russell développe dans un article datant de 1897, intitulé On the Relations of Numbers and Quantity, en soulignant à quel point ces développements s’inscrivent dans la tradition néo-hégélienne. Nous nous tournerons ensuite (§3) vers la réception russellienne des algèbres étudiées par Whitehead, pour examiner les tensions engendrées par la combinaison de l’approche philosophique, marquée par l’hégélianisme de Bradley et de Bosanquet, et le formalisme vectoriel. Dans une troisième partie (§4 et 5), nous étudierons la façon dont Russell conçoit, en 1901, une fois sa théorie des relations en main, la notion de grandeur mesurable, et nous indiquerons comment cette élaboration finale met un terme au désajustement entre approche philosophique et mathématique de la quantité.

1. Quantité et comparaison dans l’Essay

Dans An Essay on the Foundations of Geometry (1897a), la géométrie métrique, conçue comme une géométrie quantitative, est subordonnée à la théorie projective, considérée comme une géométrie de la qualité. Le concept de distance, explique Russell, présuppose en effet « une identité [...] de qualité, dont la détermination est [...] le problème de la géométrie projective »[4] (1897a, p. 147). Mais si la distinction entre quantité et qualité structure l’organisation de l’Essay, elle n’est pas, en 1897, étudiée pour elle-même. Le philosophe focalise alors son attention sur la « forme de l’externalité », c’est-à-dire sur les seules qualités et quantités spatiales. À l’occasion de l’examen d’une thèse de Erdmann, Russell est néanmoins conduit à préciser le sens général qu’il donne à ces notions. Le philosophe allemand, qui suit sur ce point Riemann, soutient qu’il est possible d’associer une courbure (c’est-à-dire une quantité) aux principales variétés métriques. La critique de Russell est la suivante : les espaces qui n’ont pas la même courbure diffèrent qualitativement; or toute comparaison quantitative suppose une identité qualitative (c’est le point décisif) ; il est donc impossible, contrairement à ce que suppose Erdmann, de comparer quantitativement différents espaces. L’argument russellien est tout entier fondé sur l’idée qu’une comparaison quantitative présuppose que les termes comparés possèdent une qualité commune. Mais cet argument ne va pas lui-même sans poser une difficulté. Russell veut-il dire que l’identité qualitative précède logiquement la possibilité d’une comparaison quantitative ? Ou bien souhaite-t-il seulement établir que la possession d’une qualité commune est toujours liée à une comparaison, sans se prononcer sur la priorité logique de la qualité par rapport à la comparaison ? Dit autrement, Russell exclut-il la possibilité de concevoir l’identité qualitative des termes comparés comme le résultat du jugement de comparaison ?

L’auteur de l’Essay semble très hésitant. Peu de textes sont explicitement consacrés au problème, et les passages qui le sont ne sont pas dénués d’ambiguïté :

J’ai parlé, partout, du jugement de quantité comme d’un jugement de comparaison; comment, alors, une quantité peut-elle être intrinsèque ? La réponse est que, bien que la mesure et le jugement de quantité exprime le résultat d’une comparaison, cependant, les termes comparés doivent exister avant la comparaison. [Par exemple], bien que la mesure des distances implique une référence aux autres distances et que leur expression comme grandeur requiert une référence de ce genre, leur existence ne dépend cependant d’aucune référence extérieure, mais exclusivement de la distance entre ces deux points.

ibid. p. 163-164, note

Si le jugement quantitatif est comparatif, l’attribution d’une quantité à une entité, explique Russell, est intrinsèque, c’est-à-dire ne dépend que des propriétés de l’entité et non de l’acte de comparaison. Cette affirmation paraît interdire l’idée que le jugement quantitatif « crée » quoi que ce soit — la grandeur ou la ressemblance qualitative. Pour autant, Russell admet que « l’expression [de la distance] comme grandeur » requiert une référence aux autres distances, c’est-à-dire un jugement de comparaison. Donc, si la distance entre deux points donnés ne dépend que de ces deux points, la distance «comme grandeur » est produite par la comparaison entre ce bipoint et d’autres. Comment, au final, comprendre la position de Russell ?

Avant de nous tourner vers le très important article paru dans Mind en 1897, On the Relations of Numbers and Quantity (Russell 1897c), il n’est pas inutile d’examiner comment le problème de la nature de la quantité se pose dans l’école idéaliste anglaise, à laquelle notre auteur se rattache alors explicitement. Dans l’Essay, Russell se réfère particulièrement aux analyses de Bosanquet, qui, dans le sillage de Hegel[5], consacre une partie importante de Logic, or Morphology of the Knowledge (1888), à l’élucidation des rapports entre jugement qualitatif et jugement quantitatif. Le disciple de Bradley développe une théorie des formes de jugement (conçu, à la façon de Bradley, comme la reconnaissance d’une identité dans la différence), inspirée par l’organicisme de Spencer, dans laquelle les jugements quantitatifs, parce qu’ils «ne différencient que des homogènes », forment un rameau divergent dans la classification des types de proposition[6].

Pour Bosanquet, tout jugement quantitatif est contradictoire. En effet, une quantité est d’abord, selon lui, divisible en parties qui sont toutes des quantités indépendantes les unes des autres :

Chaque pouce dans une mesure d’un yard, chaque balle de billard dans un tas, est ainsi distingué ; et si ce n’était pas le cas, les parties n’auraient aucune stabilité et la totalité quantitative cesserait d’exister.

Bosanquet, 1888, p. 123

La divisibilité et l’indépendance des quantités éléments garantit donc l’existence de la quantité comme totalité. Mais, en second lieu, toute « comparaison de degré suppose [...] que la différence [...] soit maintenue dans les limites d’une seule qualité[7] » (ibid.). Si ce n’était pas le cas, la comparaison deviendrait qualitative. Ainsi :

Chaque nuance de rouge, en plus d’être un degré de rouge en général, est également une teinte particulière et produit une impression distincte.

1888, p. 123

Le jugement quantitatif exige donc, selon Bosanquet, de considérer les éléments comparés comme des termes indépendants et subsistants par soi ; mais il exige simultanément de les concevoir comme des instances d’une qualité commune, c’est-à-dire de ne pas penser les quantités comme subsistantes par soi. Autrement dit, tout élément indépendant d’une comparaison est une qualité ; mais la comparaison effectuée, le terme perd son indépendance et son aspect qualitatif pour devenir un degré. Les nuances de rouge, considérées comme différentes qualités, doivent être « jugées, une fois comparées, comme incomparables[8] » (1888, p. 124).

Selon Bosanquet, quantité et qualité ne peuvent donc être opposées et tenues séparées. Les deux concepts se présupposent l’un l’autre. Le philosophe est ainsi conduit, par un processus que l’on peut à bon droit qualifier de dialectique, à faire intervenir un troisième terme, la comparaison, censée fonder l’articulation du quantitatif et du qualitatif[9]. C’est précisément cette thèse qu’exprime Bosanquet dans un passage (obscur lorsqu’il est tiré de son contexte) cité par Russell dans sa critique d’Erdmann :

Nous sommes donc conduit à conclure que la comparaison quantitative n’est pas prima facie coordonnée avec la [comparaison] qualitative, mais plutôt qu’elle s’y substitue comme effet de la comparaison de qualité, qui en tant qu’elle est comparable devient quantité, et qui en tant qu’incomparable fournit la distinction entre parties essentielles à la totalité quantitative. [...] La différence entre le rouge et le vert, par exemple, n’est pas, pour la perception ordinaire, une différence dans la même qualité ; et si elle peut devenir mesurable, elle ne le peut que par référence à une qualité identique, telle que la luminosité, qui tombe en dehors des singularités du rouge et du vert en tant que telles.

Bosanquet 1888, p. 124

Quantité et qualité sont ici considérées comme deux moments indissociables du jugement de comparaison — deux quantités sont, en tant que distinctes, des qualités ; deux qualités différentes partagent, en tant que comparées, un genre commun qui les détermine comme degré. Dans cette dialectisation de l’opposition quantité/qualité, la notion de comparaison (Russell emploie parfois, en reprenant le vocabulaire hégélien, le terme de « mesure ») joue le rôle crucial. La comparaison est toujours le germe d’un jugement quantitatif pour autant qu’il pointe vers une espèce commune rassemblant les entités comparées ; en même temps, la comparaison n’est possible que si les termes comparés diffèrent qualitativement. Le problème posé par les jugements quantitatifs se déplace donc chez Bosanquet. À la question : « Qu’est-ce que la quantité?», le disciple de Bradley substitue l’interrogation, non moins épineuse : «Qu’est-ce qu’une comparaison ? »[10].

2. Quantité et comparaison dans On the Relations of Numbers and Quantity

Dans On the Relations of Numbers and Quantity, Russell revient sur le concept de grandeur et soutient que la quantité n’est pas une propriété d’une certaine qualité, mais une « catégorie de la comparaison ». L’article se divise en trois moments. Russell s’attaque d’abord à la thèse qui assimile les degrés à des propriétés ; il critique ensuite la conception selon laquelle les degrés sont des catégories purement sensibles, qui échappent à toute détermination conceptuelle ; il conclut en définissant la quantité comme un concept relationnel. Examinons brièvement les différentes étapes du raisonnement.

C’est Couturat que Russell prend d’abord pour cible. Dans De l’infini mathématique (1896, p. 367-375), le philosophe français critique le projet de Helmholtz consistant à définir la grandeur comme l’ensemble des choses pouvant « être dites égales ou inégales à une autre ». Au lieu de définir de façon circulaire la grandeur « par sa comparaison avec d’autres », Couturat cherche à la caractériser par un attribut intrinsèque et indéfinissable « que possède chaque grandeur isolément » (1896, p. 368). Russell entreprend de montrer, contre Couturat, que penser la grandeur comme une propriété conduit à des contradictions insurmontables.

Il commence par distinguer le cas où la différence entre deux quantités du même genre est une quantité de ce genre (la quantité est alors dite extensive), du cas où il n’en est rien (la quantité est alors dite intensive). Dans cette dernière hypothèse, la différence entre deux degrés ne peut pas être conçue comme une qualité, car, comme Bosanquet l’a indiqué, si c’était le cas, chaque intensité deviendrait une propriété particulière, et la variation quantitative se transformerait en changement qualitatif[11]. Ne pouvant ni être décrite comme une qualité ni comme une quantité, la différence entre deux quantités intensives ne peut plus du tout être conçue — elle existe pourtant, car de deux plaisirs, par exemple, l’un peut être dit plus grand qu’un autre. Concevoir la quantité comme une propriété interdit donc de comprendre ce qu’est la quantité intensive[12].

Mais l’approche de Couturat rend également inintelligible la notion de quantité extensive. Russell, suivant encore une fois Bosanquet, adhère en effet à une conception « additive » de la quantité extensive[13], selon laquelle chaque quantité déterminée est un agrégat (Russell dit « totalité ») de quantités extensives plus petites. Ainsi : « La quantité extensive est toujours susceptible d’être divisée en quantités extensives, qui sont donc à leur tour divisibles. Cela conduit à la divisibilité infinie » (Russell 1897c, p. 75).

Or cette propriété d’infinie divisibilité, que la grandeur extensive partage avec l’espace et le temps, est, à l’époque, pour Russell, la manifestation d’une contradiction, « la contradiction de la relativité », qui provient de l’opération consistant à subsumer une même et unique chose sous les catégories incompatibles de l’adjectif et du substantif. La quantité extensive, dans la mesure où elle est variation entre deux quantités, est simplement l’attribut dentité; mais dans la mesure où la grandeur extensive a des parties et est une totalité, elle est une chose. Chaque grandeur particulière, considérée comme un substantif, est un agrégat d’éléments ; mais comme chacune de ses grandeurs éléments peut être elle-même conçue comme un substantif, aucun élément simple ne peut jamais être distingué. Donc, puisqu’« une chose complexe doit être composée de choses simples », le seul fait de penser la quantité et la variation quantitative comme une propriété (même si ladite propriété n’est pas définie) conduit inévitablement à la contradiction, et doit, pour cette raison, être rejeté.

Notre but n’est pas ici d’évaluer l’argumentaire russellien ou de discuter les nombreuses présuppositions laissées dans l’ombre. Notre propos est plutôt de montrer comment, dans cet article, Russell oppose à Couturat les éléments de la doctrine hégélienne de la quantité exposés par Bosanquet (qu’il cite d’ailleurs à la fin de son développement). Russell, s’il reformule[14] et affine[15] l’analyse du philosophe idéaliste, n’en modifie pas les grandes lignes. On aurait tort, pour autant, de considérer la confrontation avec Couturat comme l’occasion d’une simple répétition des positions de l’Essay. Au cours de la discussion, Russell est, pour la première fois, conduit à thématiser pour elle-même la notion de comparaison. La comparaison n’est plus ici conçue comme une « opération » de l’esprit, mais comme une nouvelle forme de catégorie logique, non réductible à la propriété. Cette avancée importante est très clairement manifestée dans le second et le troisième moment de l’analyse russellienne. Ayant montré que la grandeur n’est pas un prédicat que chaque quantité possèderait isolément, Russell repousse l’hypothèse, pourtant fort naturelle, consistant à considérer la différence de degré comme une différence purement sensible, non conceptuelle. Le philosophe invoque, pour ce faire, un argument proposé par Poincaré dans « Le continu mathématique » paru dans la Revue de métaphysique et de morale en 1893[16] :

Si la quantité était de nature sensible, deux quantités qui engendrent des sensations indiscernables devraient être égales. Or les plus petites différences perceptibles entre des sensations sont finies, de sorte qu’aucune raison ne peut expliquer, si la quantité est sensible, la création du continu. Il y a cependant une raison au continu. Supposons trois sensations A, B, C telles que A est inscernable de B, B indiscernable de C, mais non A de C. Alors, nous avons nécessairement, en nous fondant sur une base purement sensible :

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Pour éviter la contradiction, nous devons supposer que B n’est pas égal à A et C ; nous avons abandonné, avec cette hypothèse, la thèse du caractère purement sensible de la quantité. [...] L’idée de quantité continue, de série ordonnée procédant par graduation infinitésimale, est ainsi un produit de la pensée. Les quantités peuvent être données par les sens, mais elles deviennent quantité seulement par un acte de l’esprit.

1897c, p. 79

Aucune variation quantitative continue n’est donnée dans l’expérience — ce qui signifie que la grandeur conçue comme « série ordonnée procédant par graduation infinitésimale » est un concept, non une intuition sensible. La quantité doit donc être considérée comme une forme conceptuelle[17]. Or Russell vient de rejeter la possibilité de concevoir la quantité comme une propriété. Ce refus, qui s’accompagne du désir de maintenir la variation quantitative dans le giron de l’intelligible, conduit donc inévitablement à introduire des formes conceptuelles relationnelles.

Et c’est bien à quoi s’attache la dernière partie de la démonstration russellienne :

La quantité est donc conceptuelle, mais n’est pas une propriété intrinsèque des choses quantitatives. Dans ces circonstances, quelle peut être la nature de la quantité ?

[...] La quantité n’est pas une propriété commune des choses quantitatives, pas plus que la similarité est une propriété commune des choses similaires. La quantité est une conception de relation, de comparaison ; elle exprime la possibilité d’un certain genre de comparaison avec autres choses. [...] Dans une quantité, considérée en isolation, il est impossible de découvrir [...] une quelconque propriété de la quantité. Une quantité est à vrai dire une expression aussi impropre pour des choses qui peuvent être quantitativement comparées qu’une ressemblance l’est pour une photographie. [...] La vérité de la quantité est donc — pour employer une tournure hégélienne — la mesure.

1897c, p. 79-80

La quantité est une catégorie, elle est de l’ordre du concept. Mais parce qu’elle n’est pas une propriété, il est possible de maintenir que, même si aucun prédicat ne distingue deux quantités du même genre, celles-ci diffèrent conceptuellement. Dans « un jugement sur le plus et le moins, on a affaire à un concept de différence qui n’est associé à aucune différence dans le concept (we have a conception of difference without a difference of conception) » (1897c, p. 81).

Comme le montre la conclusion de On the Relations of Numbers and Quantity, la catégorie de la relation n’est cependant pas encore, en 1897, considérée par Russell comme une forme conceptuelle à part entière. Si la mesure (entendue comme comparaison) élimine les difficultés liées à la définition de la quantité comme propriété, une contradiction demeure, affectant la notion même de comparaison :

Bien que la comparaison quantitative soit conceptuelle, les termes comparés ne doivent avoir entre eux aucune différence conceptuelle. Ils doivent différer, mais non pas dans les conceptions qui leur sont applicables. [...] Bien que les instances [des infimae species que sont les espèces de quantité] ne puissent différer sur le plan conceptuel, la comparaison manifeste pourtant des différences parmi elles. [...] Mais si la pensée était adéquate à ces données, un concept différent s’appliquerait à chacune : reconnaître que ce n’est pas le cas, c’est reconnaître que la distinction est inintelligible.

1897c, p. 82

Bien que la quantité soit un concept, sa raison d’être, sa nécessité provient « de l’inadéquation persistante de la pensée aux sens, ou, si l’on préfère, de la fondamentale irrationalité des sens », qui conduit à distinguer ce qui est notionnellement identique. Dans un texte légèrement plus tardif[18], Russell reprend ce thème en opposant le cas de la quantité, dans lequel un concept de différence n’est associé à aucune différence dans le concept, au cas de la qualité, où une différence dans le concept (entre des qualités) n’est liée à aucun concept de différence (aucune mesure de cette différence n’est possible). La catégorie de relation n’est pas encore conçue comme un concept achevé, mais comme le lieu d’une tension dialectique entre deux pôles, qualité et quantité, eux-mêmes traversés par l’opposition entre la pensée (le médiatisé) et le sensible (l’immédiateté). La relation « grandeur » est alors encore définie comme une médiatisation de l’immédiateté (une conceptualisation du sensible) — non comme une forme stable de médiatisation (comme une forme conceptuelle à part entière).

Il faudra attendre 1899, c’est-à-dire la réception de lde Moore et la lecture de Leibniz, pour trouver, dans une conférence intitulée The Classification of Relations[19], l’affirmation selon laquelle les propositions (même prédicatives) sont essentiellement relationnelles. L’exemple que Russell donne de relations réellement « relationnelles » (c’est-à-dire asymétriques, irréductibles à la possession partagée de prédicats) est la relation de plus et de moins (greater and less), caractéristique de la quantité. Le lien est ainsi fait avec On the Relations of Numbers and Quantity, qui, malgré ce qui paraît après-coup comme des insuffisances, engage déjà très profondément la pensée russellienne dans la voie conduisant à étendre aux formes relationnelles la sphère de l’intelligible.

3. La réception de Universal Algebra et le schématisme vectoriel[20]

Dans les études russelliennes, l’opposition entre la période idéaliste (1897-1899) et celle, réaliste, qui la suit (1899-1903), constitue généralement une clé de lecture fondamentale. Et il est vrai que le développement de la nouvelle logique des relations coïncide avec un tournant méthodologique. Alors que Bradley, comme l’auteur de l’Essay lui-même, fondait le développement de la pensée sur la rencontre et le dépassement dialectique de contradictions, Russell, à partir de 1901, souligne le fait que tous les pseudo-paradoxes idéalistes s’évanouissent dès lors que l’on admet des formes relationnelles. Cependant, même dans sa période idéaliste, Russell affirme que certains paradoxes sont « évitables » et peuvent se résoudre par une analyse conceptuelle plus fine[21] ; ainsi en va-t-il, justement, des difficultés liées à la grandeur, que nous avons examinées. Il convient donc de compléter l’image habituelle, avant tout méthodologique, de l’évolution de Russell, par un examen des problèmes « substantiels » rencontrés par le philosophe. La notion de comparaison, fondamentale dans la théorie de la quantité à l’époque, joue à cet égard un rôle central : ancêtre du concept de relation, elle assure, à travers tous les bouleversements, une forme de continuité. Il n’y a pas, tout au moins à première vue, une si grande distance entre l’idée développée en 1897, selon laquelle « la vérité de la quantité, c’est la comparaison », et l’approche défendue en 1903, selon laquelle la vérité de la grandeur, c’est l’ordre[22].

Une étude plus attentive du contenu des manuscrits datant de 1898-1899 et de la théorie mature (que l’on trouve exposée aussi bien dans la partie III des Principles que dans Sur la logique des relations, publié dans la Rivista de Peano, en 1901) conduit toutefois à qualifier cette première conclusion. Avant de lire les mathématiciens italiens, Russell cherche en effet dans les algèbres grassmaniennes présentées par Whitehead le pendant mathématique des analyses philosophiques qu’il consacre à la grandeur. Ce n’est qu’après avoir pris connaissance des travaux de Peano et de ses disciples (notamment de Burali-Forti) que le philosophe trouve, dans la logique des relations, le moyen de construire un formalisme ajusté à sa doctrine relationaliste de la quantité. Autrement dit, si le discours philosophique au sujet de la grandeur reste peu ou prou le même, les théories mathématiques élaborées par Russell sur la période, changent, elles, considérablement. Nous allons, dans cette section, analyser brièvement les tentatives russelliennes pour ajuster les calculs géométriques hérités de Grassmann aux développements philosophiques de On the Relations of Numbers and Quantity.

Repartons de l’analyse proposée dans l’Essay. Pour Russell, alors, deux quantités ne diffèrent entre elles que sur fond d’identité qualitative ; deux entités ne sont comparables quantitativement l’une à l’autre qu’à l’intérieur d’une même série. Le formalisme vectoriel, élaboré par Grassmann et repris par Whitehead dans la partie III de son Universal Algebra, s’accorde parfaitement à cette approche. À un vecteur (Whitehead dit « extraordinaire ») donné, il est possible d’associer un scalaire (dans le cas qui nous intéresse, un nombre réel) quelconque. Ainsi une quantité ξ1, représentant par exemple une masse, peut être liée à un extraordinaire e1, habituellement interprété par Whitehead comme indiquant la position d’un point[23]. L’identité qualitative est ici représentée par le vecteur e1 ; la variation quantitative est donnée par la variation des coefficients réels de l’extraordinaire. Une série se présente bien ainsi spontanément comme une variation (de la grandeur scalaire) dans certaines limites (la grandeur vectorielle, correspondant ici à un point de l’espace projectif, doit rester la même). Le symbolisme vectoriel incarne donc naturellement une conception de la grandeur qui juxtapose, sans les articuler, ce qui relève du quantitatif (le scalaire) et ce qui relève du qualitatif (le vecteur)[24]. La dualité scalaire/vecteur donne très naturellement une facture formelle à la dualité quantité/qualité (pensons à la façon dont, au collège, la masse est représentée par des flèches verticales de différentes longueurs attachées à un corps)[25].

On a vu cependant que, dans son article de 1897, Russell, s’inspirant de Bosanquet, complexifiait le schéma, perçu comme trop statique, dont il est ici question. Une quantité (un degré de rouge) peut devenir une qualité (un rouge), et une qualité (le rouge) peut être conçue comme une quantité (le rouge comme un degré dans l’échelle du spectre). Ce mouvement philosophique de dialectisation des oppositions a-t-il un écho sur le plan mathématique ? Dans les manuscrits datant de 1898-1899, on trouve plusieurs textes, « expérimentaux », dans lesquels Russell cherche à donner une version mathématique de la dialectique de la grandeur. Nous n’en donnerons qu’un exemple, tiré de la quatrième partie du manuscrit On Quantity and Allied Conceptions, datant de 1898 :

Il faut observer que chaque élément de la multiplicité (positionnelle)[26] a une qualité unique, différente de celle de n’importe quel autre élément. [...] Les extraordinaires e1, e2, ..., ev ne sont pas des quantités, mais leurs différences sont des quantités. Si nous désignons ces différences par e2 - e1, etc..., alors e2 - e1 est l’unité pour ce genre de différence qualitative qui existe entre e2 et e1. Si la quantité de cette différence par rapport à e1 est ξ12, nous aurions à ajouter ξ12(e2 - e1) de cette différence pour obtenir le nouvel élément. Ainsi, n’importe quel élément (est de la forme) e1 + ξ12(e2 - e1) + ... + ξ1v(ev - e1), ou ξ1e1 + ξ2e2 + ... + ξvev.

Russell, en accord avec Whitehead, commence par affirmer que les extraordinaires sont des qualités, qui varient selon l’intensité. Mais il poursuit : la différence entre deux extraordinaires e1 et e2 engendre une nouvelle « entité qualitative » e2 - e1 (un « genre de différence qualitative ») susceptible de variation quantitative. Ainsi, e2 - e1 est à la fois une direction (une qualité), et une unité (une quantité) que l’on peut multiplier par un scalaire pour repérer n’importe quel point de la droite : à e1, on peut ajouter une quantité ξ12 de la différence qualitative e2 - e1 pour indiquer un élément quelconque de la droite (e1e2)[27]. Cette analyse rompt avec l’ancien schéma qui n’attribuait de quantité qu’à une qualité préalablement identifiée. Dans le calcul présenté, il est possible d’additionner deux qualités pour créer une nouvelle qualité.

Dit autrement, Russell voit dans le formalisme grassmannien une méthode générale permettant d’engendrer des qualités. Ainsi, à partir des qualités de « position » e1, e2, ..., il est possible, en les soustrayant l’une l’autre, de faire naître une nouvelle forme qualitative, « directionnelle », e2 - e1. Et la méthode est étendue par Russell : de même que l’on peut créer, à partir de la série des masses attribuées à un point, la série des points sur une droite, de même on peut engendrer, à partir de cette dernière, par une opération analogue, la série des droites dans un faisceau[28]. À chaque fois, ce qui apparaît comme une qualité (une position, une droite) à un certain niveau, est perçu, au niveau supérieur, comme un degré dans une nouvelle série qualitative (série des points sur une droite, série des droites dans un faisceau) — exactement comme chez Bosanquet, où une nuance de rouge perçue d’abord comme qualitativement distincte de toutes les autres, était, à un autre niveau, conçue comme un degré d’une même qualité, le rouge. Les multiplicités positionnelles constituent donc, selon Russell, non pas une juxtaposition statique de considérations qualitatives et quantitatives, mais une nouvelle articulation dialectique et hiérarchisée de différents types de qualité (les points, les directions, les angles plans, ..., etc.). Le philosophe retrouve donc dans le calcul grassmanien des éléments de l’analyse idéaliste de la quantité : chaque terme de l’opposition entre qualité et quantité devient son opposé.

Reste que les relations, dont Russell affirme dans On the Relations of Numbers and Quantity qu’elles sont le socle et la vérité de la quantité, sont absentes dans les formalisations vectorielles. Dans les multiplicités positionnelles, quoi qu’en dise Russell, la série se symbolise sous la forme d’une juxtaposition d’un nombre et d’un extraordinaire : e1 + ξ12(e2 - e1) — où ξ12 est un scalaire variable et (e2 - e1) un vecteur constant. Aucune relation n’apparaît ici. Que les expressions vectorielles puissent être réorganisées de façon à manifester la corrélation entre les divers types de séries est une chose — que le calcul positionnel ne soit pas tout entier fondé sur la distinction primitive entre scalaires (quantités) et extraordinaires (qualités) en est une autre, qu’il est impossible de négliger. L’opposition entre quantité et qualité est bien inscrite au coeur des algèbres vectorielles et demeure indépassable. Et que Russell parle, à partir de 1899, de série plutôt que de quantité embrouille les choses au lieu de les éclairer, puisqu’une série se conçoit alors comme la combinaison d’une quantité variable et d’une qualité constante, et non pas comme une relation d’un certain type. Malgré les tentatives de donner un pendant mathématique à la dialectique de la grandeur, il y a donc, à cette époque, un écart important entre l’analyse philosophique et la pratique mathématique russellienne.

Comment donc réajuster le calcul à la prose ? Russell doit-il modifier, affiner, corriger son analyse philosophique de la grandeur pour penser de façon plus précise les multiplicités positionnelles ? Ce n’est pas dans cette voie que le philosophe va s’engager. Au lieu d’adapter sa prose au calcul, Russell va, comme nous allons maintenant le voir, chercher à donner une version relationnelle du formalisme vectoriel.

4. La grandeur mesurable

Le détour par Universal Algebra nous a appris que les questions concernant la nature de la quantité ne sont pas simplement philosophiques mais possèdent, chez Russell, un versant mathématique. Le calcul positionnel grassmanien occupe, de ce point de vue, une position ambiguë. S’il juxtapose, en son fondement, détermination quantitative et qualitative, son développement permet de dialectiser ce qui était d’abord opposé. Cependant, la définition de la grandeur comme catégorie relationnelle, développée par Russell dès 1897, ne trouve, dans les algèbres vectorielles, aucune traduction symbolique. Le questionnement sur la nature des grandeurs se double donc chez Russell d’une dimension proprement syntaxique : comment rendre visible, dans les structures présentées par Whitehead, la présence des relations ? C’est dans la partie III des Principles (intitulée « Quantity »), mais également dans la première version anglaise de Sur la logique des relations (plus complète que celle publiée dans la Rivista), que Russell affronte le problème. La démarche du philosophe étant à la fois intriquée et peu connue, nous avons choisi de présenter d’abord le cadre général de l’analyse développée dans la partie III des Principles. Nous réservons à la prochaine section l’examen de la construction relationnelle du symbolisme vectoriel.

Russell (1903, p. 159) commence par critiquer la façon « commune » de définir la quantité comme série divisible. Les deux déterminations de sérialité et de divisibilité n’étant pas toujours réunies (il y a des grandeurs sérielles non divisibles et des entités divisibles qui ne forment pas une série), il choisit de caractériser la quantité par la seule sérialité. Cette première décision doit être rapprochée d’une autre distinction établie entre grandeur et quantité :

Nous avons besoin d’une distinction [...] entre le genre de termes qui peuvent être égaux et le genre de termes qui ne peuvent être que plus ou moins grands. Les premiers, je les nomme quantités ; les seconds grandeurs. Une règle réelle est une quantité ; sa longueur est une grandeur. Les grandeurs sont plus abstraites que les quantités : lorsque deux quantités sont égales, elles ont la même grandeur.

Russell 1903, p. 159

Les quantités sont les choses concrètes (le plus souvent, spatio-temporelles) auxquelles sont attribuées les grandeurs ; si deux segments sont superposables, c’est que les deux quantités ont la même grandeur. Il n’y a ainsi pas d’égalité entre grandeurs, alors qu’il y en a entre quantités. Russell établit cette distinction parce que, selon lui, la grandeur n’est, à proprement parler, pas divisible ; par contre, et nous reviendrons bientôt sur cette idée importante, certaines quantités le sont[29].

Définir la magnitude par la sérialité, c’est, étant donné la conception de l’ordre développée dans la partie IV des Principles[30], introduire les relations au coeur de la théorie de la grandeur[31]. On pourrait donc croire la tâche achevée: en définissant la grandeur comme série, Russell manifesterait le lien établi sur le plan philosophique, dès 1897, entre quantité et relation. L’affaire est cependant beaucoup plus complexe. Définir la quantité par l’ordre laisse non résolu le problème de la mesure, c’est-à-dire le problème de savoir comment des nombres peuvent être associés à des grandeurs. Bien sûr, certaines quantités (certaines séries) ne sont pas mesurables ; mais des quantités le sont, et la difficulté, pour Russell (elle était déjà la sienne lorsqu’il analysait le calcul vectoriel grassmannien), est de saisir l’articulation entre nombre et grandeur (entre scalaire et extraordinaire) que ces cas exposent. Comme l’explique le philosophe :

Ce dont nous avons besoin, c’est de trouver un sens à l’expression qu’une grandeur est le double d’une autre. [...] Ainsi, la mesure requiert que, dans certains cas, il y ait une signification intrinsèque à la proposition « cette grandeur est le double de celle-ci ».

Russell 1903, p. 177-178

Le plus dur n’est pas, dans le cadre de la logique des relations, de donner un sens à l’expression « A est plus grand que B », mais de définir ce que signifie « A est deux fois plus grand que B », ou encore, en faisant apparaître la structure additive, « A = B + B »[32].

Avant de décrire la façon dont Russell relève le défi, examinons quelle est, du point de vue « technique », la difficulté. Aujourd’hui, on distinguerait la notion d’ensemble totalement ordonné (qui correspond au concept russellien de grandeur) de celle de demi-groupe ordonné dont tous les éléments sont réguliers (qui correspond au concept de grandeur mesurable). Γ est un ensemble de grandeurs mesurables non orientées si et seulement si :

  1. Γ est un ensemble ;

  2. Γ est muni d’une loi interne, appelé addition, commutative, associative, et qui admet un élément neutre — la « grandeur » nulle ;

  3. A, BΓ, A<B si et seulement s’il existe C≠0, tel que A+C = B ;

  4. A, BΓ, A+X = B+X implique A=B

Un cinquième axiome, l’axiome d’Archimède, également énoncé par Russell, est requis pour pouvoir définir les mesures irrationnelles :

  1. Pour tout U, XΓ, tel que U≠0, il existe un entier n tel que nU>X.

Lorsqu’il satisfait ces cinq conditions, Γ est un demi-groupe ordonné archimédien dont tous les éléments sont réguliers[33]. Il est possible, par symétrisation, de compléter Γ pour obtenir un groupe abélien G, appelé grandeurs orientées. On montre alors qu’une unité étant déterminée, et la structure d’ordre ainsi que la structure algébrique de G étant conservée, l’on ne peut associer que d’une seule manière un élément x de G à un nombre réel, la mesure de x[34]. Cette construction est, en substance, celle présentée en 1898 par Burali-Forti, dans un article intitulé Les propriétés formales des opérations algébriques, que Russell a étudié de près[35].

Il est à présent possible de clarifier le problème auquel le philosophe se confronte. Ce que Russell souhaite élaborer, ce n’est pas une théorie de l’ordre (il en possède déjà une), mais une théorie de la mesure, c’est-à-dire de l’addition ou de la structure de groupe compatible avec la structure d’ordre[36]. Comment, à partir de la notion de série de grandeurs, dériver un concept d’addition possédant les propriétés requises ?

Russell donne deux réponses à cette question dans les Principles. La première, celle que le philosophe privilégiera dans la suite de l’oeuvre, fait appel à des procédures purement empirique de division de la quantité, et non pas directement à la logique des relations. C’est la seconde réponse, générale et logique, qui nous intéresse ici au premier chef ; mais avant d’exposer cette seconde voie, arrêtons-nous un instant sur la première.

Pour Russell, nous l’avons dit, une grandeur n’est jamais divisible. Il existe cependant, parfois, des procédures permettant de décomposer et d’agréger les quantités associées à tel ou tel type de grandeur. Russell appelle les grandeurs de ce genre « grandeur de divisibilité » (magnitude of divisibility)[37], en précisant que ce sont les quantités associées, et non les grandeurs elles-mêmes, qui sont divisibles. Dans les cas de ce genre, il est possible de doter une série de grandeurs d’une structure additive en se fondant sur les propriétés empiriques des procédures de division. Ainsi :

Aussi longtemps que des quantités sont conçues de façon inhérente comme divisibles, une proposition telle que A est le double de B a une signification évidente — elle signifie que A a la grandeur de deux quantités, qui ont chacune la grandeur B, prises ensemble.

Russell 1903, p. 178

L’opération consistant à réunir deux poids sur une balance pour en former un nouveau illustre le propos. L’addition désigne, dans ce cas, la procédure concrète, empiriquement spécifiée, de réunir sur un même plateau différentes masses.

La théorie est classique et a été reprise par de nombreux auteurs, dont les positivistes logiques[38]. Le point crucial est qu’une telle démarche oblige à sortir du domaine des grandeurs pures pour considérer les quantités réelles (Russell dit parfois les totalités [wholes]), empiriquement données, possédant le genre de grandeur en question. L’addition n’est pas définie directement à partir des grandeurs elles-mêmes, mais indirectement, en utilisant les propriétés empiriques des quantités concrètes associées. C’est l’existence, donnée empiriquement, de certaines possibilités opératoires qui permet la mesure[39]. Par exemple, la grandeur « plaisir » n’est pas une grandeur de divisibilité : aucune procédure évidente ne permet, selon Russell, l’agrégation ou la division des plaisirs. Par contre, la longueur d’un segment ou l’aire d’une surface sont des magnitude of divisibility : l’espace empirique étant ce qu’il est, il est possible de mettre bout à bout des segments ou de réunir des surfaces non intersécantes, pour définir un nouveau segment ou une nouvelle surface. Ce dernier exemple est particulièrement important : le caractère empirique de la géométrie métrique est, dans les Principles, fondé sur l’idée que la distance, au sens de stretch[40], est une grandeur de divisibilité.

La première façon d’introduire la structure additive permettant une mesure se fonde donc sur les propriétés de divisibilité des quantités associées aux grandeurs. Mais, puisqu’elle dépend de l’existence contingente de procédures de division et d’agrégation, cette première approche n’est pas généralisable. Or, pour Russell, il est possible et nécessaire de développer une théorie logiquement pure de la grandeur mesurable :

Dans le cas [de la grandeur de divisibilité] nous avons encore affaire à une addition [...] dans le sens d’une combinaison de totalités formant une nouvelle totalité. Mais il y a d’autres cas de grandeur, où nous n’avons aucune addition de cette sorte. La somme de deux plaisirs n’est pas un nouveau plaisir, mais simplement deux plaisirs. La somme de deux distances [distances] n’est pas non plus à proprement parler une distance [distance]. Dans ce cas, cependant, nous pouvons étendre l’idée d’addition. Une telle extension doit toujours être possible là où une mesure peut être effectuée au sens le plus naturel et le plus restreint que nous sommes en train de discuter[41].

Russell, 1903, p. 180

À quelle extension du concept d’addition Russell fait-t-il ici référence? Quelle est la seconde manière de définir une mesure sur une grandeur ?

5. La théorie relationnelle de la distance

Russell s’en explique dans la suite :

Il se trouve parfois que deux quantités, que l’on ne peut pas additionner au sens propre, ont une relation, qui a elle-même une relation une-une avec une quantité du même genre que celles qu’elle relie. Supposons que a, b, c sont des quantités de ce genre ; nous avons, dans le cas examiné, une certaine proposition aBc, dans laquelle B est une relation qui détermine univoquement et est déterminée univoquement par une certaine quantité b du même genre que a et c. [...] Si α, β, γ sont des termes dans une série où il y a une distance, les distances αβ, αγ ont une relation qui est mesurée par (mais non identique à) la distance βγ. Dans [un] cas de ce genre, par une extension de l’addition, nous pouvons poser a + b = c à la place de aBc. Chaque fois que nous avons un ensemble de quantités ayant des relations de ce genre, si, en plus, aBc implique bAc, de sorte que a+b = b+a, nous serons en mesure de faire comme si nous avions l’addition usuelle, et nous serons en conséquence capable d’introduire la mesure numérique.

ibid. p. 180

La première phrase de l’extrait est essentielle : certains types de grandeur sont tels que deux grandeurs de ce type ont entre elles une relation que l’on peut associer à une grandeur du type en question. Russell adopte la notation suivante : si a et c ont entre elles la relation associée à b, on écrira que aBc. L’idée de Russell est d’interpréter la relation B, associée à b, comme l’addition à a de b, c’est-à-dire comme la relation « ...+ b =... », de façon à pouvoir écrire aBc comme « a + b = c »[42].

Bien entendu, ce passage de la relation à l’addition n’a de pertinence que si la structure relationnelle définie sur les grandeurs dote le symbole additif des propriétés attendues (celles qui garantissent la possibilité de définir un groupe archimédien). C’est pourquoi, par exemple, Russell précise que aBc doit impliquer bAc. Mais à la différence de ce qui se passe pour les grandeurs de divisibilité, aucune référence aux quantités concrètes n’est ici nécessaire ; les propriétés de la loi interne de groupe sont dérivées des seules conditions posées sur la structure relationnelle associée aux grandeurs considérées, et aucune procédure empirique d’agrégation n’est utilisée.

Russell n’explique pas très clairement, dans les Principles[43], quelles sont les conditions que la structure relationnelle doit satisfaire pour permettre la définition d’une addition. Mais dans la version anglaise de Sur la logique des relations (Russell 1900b, p. 594-597, p. 609-611), il donne une présentation formelle, plus lisible et maîtrisée, de sa théorie. Au lieu de raisonner, comme en 1903, sur un ensemble de relations associées à des grandeurs, il définit une grandeur mesurable d’un certain type comme une série de relations un-un ayant un même champ. Les grandeurs particulières sont ainsi directement considérées comme des relations, et la grandeur comme une série de relations. Nous le verrons bientôt, ce changement, bien que spectaculaire, n’est pas essentiel. Russell nomme distance les grandeurs mesurables (la notion de distance n’est pas ici spatiale, mais absolument générale), et il pose :

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Note. Ceci est la définition d’un type de distance, c.-à-d. d’une classe de distances quantitativement comparable. Un type de distance est une série, dans laquelle il y a un terme entre deux termes quelconques, qui est également un groupe. N’importe quelle paire de termes appartenant au champ de ce groupe est reliée par une relation du groupe. Si Q est la relation en vertu de laquelle les relations du groupe forment une série, et si R1 et R2 sont des relations de ce groupe telles que R1QR2, alors R1R2= R2R1, et la relation Q a encore lieu lorsque les deux côtés sont multipliés par n’importe quelle relation du groupe.

Le passage est difficile, et notre objectif est seulement de rendre compte des lignes de force de la construction russellienne, en laissant de côté les détails. Deux éléments entrent dans la composition du concept de distance, la sérialité et l’additivité : « Un type de distance est une série [...] et également un groupe. » La distance est une série, et, en tant que telle, elle est une grandeur. Mais la distance est également un groupe, et c’est cette seconde structure qui lui confère le statut de grandeur mesurable. Comment Russell définit-il un groupe ?

C’est au début de l’article que le philosophe introduit la notion (1900b, p. 594-595). Un groupe G est une classe de relations bijectives définies sur un même ensemble λ, qui est telle que : si RG, alors R-1G ; si R1 et R2G, alors R1R2[45] ( G. Le groupe G lié à une distance L est de plus abélien, puisque R1R2 = R2R1 ; enfin, il est tel que chaque couple de l’ensemble λ (sur lesquelles les relations sont définies) est relié par une relation de G[46]. Les éléments d’un groupe (comme d’une distance), loin d’être quelconques, sont donc toujours, pour Russell, des relations un-un qui ont le même champ — ou encore, en termes plus courant en mathématiques, des transformations sur un ensemble. La loi interne du groupe, l’addition, est dans ce contexte conçue comme un produit relationnel — ou encore, comme une composition de transformations. Ces deux définitions inscrivent clairement Russell dans une tradition algébrique qui remonte à Cayley. Celui-ci est en effet le premier à avoir défini de façon abstraite la structure de groupe et à établir que tout groupe abstrait est isomorphe à un groupe de transformations[47]. Russell reprend l’idée, mais modifie la terminologie : les transformations sont des relations bijectives, ayant pour champ le même ensemble, et la composition se conçoit comme un produit relationnel. Ce changement terminologique est crucial, car il lui permet de présenter la théorie algébrique des groupes comme un développement de la logique des relations[48]. Une fois la manoeuvre réalisée, une théorie purement relationnelle des grandeurs mesurables, c’est-à-dire de la distance, est à portée de main.

Russell montre d’abord que si S = RR = R2, la mesure de S relativement à R est de 2 — et le résultat vaut pour tout exposant entier. Il généralise ensuite la procédure, d’abord aux mesures rationnelles : de même que la mesure d’une grandeur A relativement à une grandeur B est dite être de m/n (avec m et n entiers) si et seulement si m grandeurs B ajoutées les unes aux autres sont égales à n A mis bout à bout (mB = nA), de même (1900b, p. 610) la mesure de S relativement à R est de m/n (xRm/ny = xSy) si et seulement si Rm =Sn ; puis, aux mesures négatives (en utilisant les relations réciproques)[49], et, plus difficilement, en reprenant les constructions de Burali-Forti, 1898, et en énonçant deux axiomes supplémentaires, le postulat d’Archimède et le postulat de linéarité de Du-Bois Reymond[50], aux mesures réelles[51]. Au final, la mesure (le nombre ou la quantité), s’introduit dans le nouveau dispositif comme exposant (pour le produit relationnel) d’une relation considérée comme unité. Bien entendu, pour démontrer qu’à chaque grandeur d’une distance d’un certain genre L, il est possible d’associer un et un seul nombre réel (une relation unité étant choisie), il faut utiliser, en plus de la structure de groupe, la structure ordinale. Russell montre ainsi que L formant un ordre total, archimédien, il est possible de concevoir chaque relation comme un multiple (au sens défini plus haut) réel d’une relation unité. D’où l’importance de la relation d’ordre Q, de la condition de compatibilité et des postulats d’Archimède et de linéarité. Mais le point réellement novateur et original, la véritable clé de voûte de la construction, n’est pas celui-là ; il est d’avoir réussi à concevoir la structure algébrique de groupe comme une excroissance de la logique des relations.

On pourrait d’ailleurs se demander si le prix payé par Russell pour insérer la mesure à l’intérieur du nouveau cadre logique n’est pas trop lourd. Peut-on réellement considérer les grandeurs mesurables comme des relations ? Les distances, les masses sont-elles des relations ? Il semble y avoir un gouffre entre la représentation ordinaire d’une quantité et celle véhiculée par le symbolisme russellien. Comment réduire l’écart ? Dans On the Logic of Relations, Russell, en utilisant le fait qu’à tout couple de points x et y du champ unique λ des relations correspond au moins une relation-distance, définit une nouvelle entité, le « segment » (xy) : (xy) est l’ensemble des points qui ont une relation plus grande que l’identité avec x et moins grande que l’identité avec y (1900b, p. 609), ou encore : (xy) est l’ensemble des points entre x et y[52]. Russell peut alors transporter les résultats obtenus sur les relations vers les segments. Ainsi trouve-t-on :

Les entités mesurées ne sont plus ici des relations, mais des «intervalles» dans une série — et la structure relationnelle paraît simplement associée aux grandeurs (comme dans l’extrait des Principles cité plus haut). La manoeuvre est importante, car elle permet d’exprimer l’ensemble des résultats sous une forme très familière, celle du symbolisme vectoriel utilisé par Russell lorsqu’il étudiait l’Universal Algebra. Une quantité scalaire « α » multiplie une grandeur géométrique « qualitative » (xy). Mais alors qu’en 1899 Russell présente cette notation vectorielle comme une donnée première, qui représente directement la structure conceptuelle sous-jacente, elle est, en 1900, dérivée d’un symbolisme plus fondamental, tout entier articulé autour de la relation et du produit relationnel. Dans la version anglaise de Sur la logique des relations, le philosophe parvient à montrer comment ce qui était le point de départ des très belles analyses de Whitehead peut être conçu comme le point d’aboutissement d’une doctrine plus fondamentale, la théorie des relations. Le résultat est enfin conforme à l’analyse philosophique que Russell avait, dès 1897, avancée : le cadre relationnel est désormais suffisamment général pour permettre la reconstruction en son sein de la structure d’espace vectoriel.

6. Conclusion

Peu d’études sur Russell évoquent, ne serait-ce que brièvement, ce dont nous venons de parler[54]. Et on pourrait, en effet, se demander à quoi bon exhumer ce qui ne semble constituer qu’un détail à l’intérieur du vaste mouvement dans lequel est prise la pensée russellienne à l’époque — le philosophe n’a-t-il pas lui-même fait disparaître les deux sections consacrées au groupe et à la distance dans la version publiée de Sur la logique des relations ? Certes. Mais Russell a consacré une partie entière des Principles à la grandeur, et la dernière section des Principia[55] développe une doctrine encore très proche de celle exposée en 1900. Surtout, si on les replace dans un contexte plus large, la présence discrète de ces structures algébriques dans la théorie des relations acquiert un sens nouveau.

Reprenons le fil général de l’histoire que nous venons de raconter. En 1897, Russell s’approprie une conception idéaliste, post-hégélienne, de la grandeur, selon laquelle la « vérité » de la quantité et de la qualité est la mesure. La double position d’une variation et d’une identité que requiert le concept de magnitude ne s’effectue qu’à partir d’un terme plus général : la catégorie relationnelle de la comparaison. Russell combine, en 1898-1899 cette ligne de pensée, issue d’une tradition métaphysique séculaire, à l’analyse des algèbres grassmaniennes, découvertes à l’occasion de la lecture de A Treatrise on Universal Algebra, écrit par son ancien professeur A. N. Whitehead. Le calcul positionnel se présente comme un dépassement inabouti de l’opposition entre qualité et quantité. D’un côté, en effet, le symbolisme vectoriel juxtapose et fige ce qu’il faudrait articuler : une « quantité » scalaire et une «qualité» vectorielle ; de l’autre, le formalisme grassmanien rend compte de façon très élégante de l’articulation dialectique entre quantité et qualité : il se présente, selon Russell, comme un calcul général sur les séries, et les séries de séries.

La question que ces développements appellent et ne règlent pas est celle de l’adéquation entre le discours philosophique et le formalisme mathématique. Russell affirme d’une part que la grandeur est en son fond une catégorie relationnelle ; il prétend d’autre part que la grandeur est une série, c’est-à-dire la combinaison d’un « extraordinaire » et d’un nombre variable. Comment concilier les deux thèses ? L’élaboration d’une théorie des relations ne fait qu’aviver la tension, car une telle construction fournit le cadre, conceptuel et notationnel, permettant de penser les séries de façon relationnelle. Théorie relationnelle de la grandeur et développement algébrique sur les vecteurs ne s’opposent plus seulement comme une approche philosophique et mathématique du même concept — l’opposition envahit désormais le terrain mathématique, rendant plus pressante encore l’élaboration d’une doctrine unitaire de la grandeur mesurable.

Les grandes lignes de la solution proposée par Russell, exposée dans la section précédente, sont les suivantes : les grandeurs mesurables sont des relations de relations — plus exactement des séries compactes de relations bijectives, qui ont toutes le même domaine et qui forment un groupe abélien pour l’opération du produit relationnel[56]. Russell montre que cette définition permet de dériver le « calcul positionnel » de Whitehead : les vecteurs αei (avec α variable numérique) sont identifiés à des relations, et les additions vectorielles à des produits relationnels. Grâce à la nouvelle logique, le hiatus entre l’analyse conceptuelle et la théorie mathématique de la grandeur est enfin comblé.

S’il nous paraît opportun de revenir, aujourd’hui, sur l’histoire de cette réussite philosophique, c’est essentiellement pour deux raisons. La première est méthodologique. L’évolution décrite ici illustre de façon exemplaire, croyons-nous, le genre de démarche propre au Russell des Principles. Il ne s’agit jamais pour le philosophe de se situer sur le seul terrain métaphysique : une analyse conceptuelle pertinente de la notion de grandeur doit pouvoir supporter une confrontation avec la pratique des mathématiciens. Mais Russell, et c’est sur ce point qu’il est vraiment singulier, ne se satisfait pas pour autant de la pratique mathématique existante. Les puissantes constructions algébriques de Whitehead ne sont pas, selon lui, rationnellement transparentes : elles nécessitent une élucidation conceptuelle, externe, qui oblige à réorganiser jusqu’à leur fondement. Le logicisme, dans sa version russellienne, n’est donc pas une philosophie immanente aux mathématiques du genre de celle développée à la même époque par Poincaré, par exemple. La fécondité ou la profondeur mathématique n’est pas, pour Russell, l’ultime critère d’évaluation des théories. Le logiciste russellien confronte toujours différents registres de discours, et aucune de ses couches discursives n’est immunisée contre la révision. La lecture des manuscrits de cette époque est de ce point de vue très enrichissante. Russell y passe constamment, sans transition apparente, d’une analyse philosophique à un développement mathématique, et vice-versa. Pour lui, tout se passe comme si un bon argument philosophique devait pouvoir s’incarner en une théorie mathématiquement viable, et comme si, inversement, une doctrine métaphysique devait pouvoir se lire à même la formalisation mathématique. Cette absence de démarcation entre registres de discours, si elle fait peser sur le logicisme le risque du mélange des genres, manifeste aussi un très grand optimisme — une belle exigence et une très généreuse affirmation de l’unité de la raison.

La seconde raison pour revenir sur la genèse de la théorie des relations, et sur le lien existant chez Russell entre grandeur et relation, est l’intérêt intrinsèque de la doctrine. Affirmer que la grandeur est une relation de relations est à la fois surprenant (en quoi une grandeur est-elle nécessairement une relation ?), difficilement intelligible (dans quel but soutenir une telle thèse ?), et intellectuellement très fécond : replacée dans le cadre des interrogations métaphysiques classiques liées à la quantité, la réponse de Russell est extrêmement originale, et le degré de sophistication à laquelle il la porte, inégalé. Encore aujourd’hui, la théorie exposée nous paraît posséder une certain attrait. Dans le sillage d’Armstrong[57], plusieurs philosophes contemporains se sont penchés sur les problèmes ontologiques posés par la quantité. La réponse russellienne, selon laquelle la quantité est une relation de relations, a su retenir l’attention[58]. Elle a été cependant, la plupart du temps, réduite à un dispositif « technique », certes intéressant, mais philosophiquement superficiel. Notre objectif a été ici de montrer qu’il n’en était rien — que le développement de ce que Russell nomme la « théorie de la distance» est le versant formel d’une analyse conceptuelle de la grandeur[59].