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1. Rappelons quelques faits. L’idée d’une « sémiotique du monde naturel », proposée par Greimas[1], impose un certain nombre de conditions qui dépassent la conception saussurienne que l’on pouvait se faire à l’époque de ce champ de recherche ; les figures auxquelles recourt cette sémiotique du monde naturel ne sont pas celles d’une prédication (les différentes formes de l’énoncé), d’une énonciation (les différentes formes d’adresse et/ou d’ancrage intersubjectif), ou encore, des modalités discursives qui ont occupé une grande place dans la théorie greimassienne. Cette autre conception ne se réduit pas aux figures taxinomiques de la classification (classèmes, sèmes), ni à celles finalement de la sémio-narrativité qui articule la quête du sens en termes de valeurs. Ainsi, la référence (les figures de la référenciation) n’est pas seulement un renvoi à autre chose que les propriétés strictement linguistiques, afin de définir par exemple ce que représentent des valeurs de vérité ; la référence est un « monde » (au sens phénomémologique) qu’il s’agit de fonder en tant que formes autonomes d’une prédication, d’une énonciation et même d’une modalité (le savoir), monde qu’il s’agit de mettre en oeuvre à partir de ses propriétés spécifiques. Bref, le lieu d’une référenciation et non simplement l’appendice véridictionnel d’une semiosis intersubjective.

Ainsi, même s’il s’agit de « représentations discursives », on doit pouvoir faire apparaître ces conditions minimales permettant d’établir une phusis en tant que modes d’une connaissance qui ne se ramènent pas aux jeux d’une intersubjectivité traduits en termes d’actions et/ou de passions (une anthropomorphie en tant qu’échange centré sur les sujets et leurs instances dialogiques). Le monde en tant que propriétés naturelles existe indépendamment des interprétations qu’on en donne.

Dans cet article – dont l’intitulé exprime le fait qu’il relève d’un programme à venir –, ce sont ces conditions d’existence associées à la « lumière naturelle » (à l’écoulement du temps, au mouvement des astres, au rythme des saisons) que nous voulons préciser afin de constituer une ébauche de système. La sémiotique est alors le lieu d’une émergence de ces propriétés naturelles que l’on pourrait rattacher à ce que Husserl appelait « les choses mêmes », propriétés à partir desquelles apparaît une multiplicité plus ou moins liée d’effets. La sémiotique rencontre ainsi le sens antique d’une spéculation scientifique naissante, d’une origine à retrouver[2].

2. L’expression « figure du monde naturel » représente la clé de notre problème. Que recouvre-t-elle ? Ce n’est pas une figure de la prédication et/ou de l’énonciation dans leur constitution distributionnelle, ni une figure de la classification sous la forme de tableaux comparatifs (ni même d’un rangement en arbres classificatoires). Dans la notion même de figure du monde naturel, nous avons une forme diagrammatique (iconique et abstraite, dans les termes de la sémiotique peircienne) qui fonde les liens d’une causalité implicite.

Ce qui est remis en question dans cette notion, c’est l’idée d’une élémentarité atomistique, des constituants que l’on peut assembler de façon combinatoire ; bref, du signe en tant que terme indivisible. Certes, la notion de figure exprime une unité en tant qu’entité, mais celle-ci représente une complexité interne que l’on ne trouve pas dans les décompositions taxonomiques (en arbre, en tableau). Elle se réfère à une conception qui n’est pas strictement computationnelle (comme le sont les nombres entiers ou les items lexicaux dans une liste énumérative), mais qui intègre des rapports logiques et topologiques (participant des figures de la géométrie comme le triangle ou le carré). C’est pourquoi il est regrettable que Greimas ait réintroduit, à propos de la notion de « substances élémentaires », telles que l’air, la terre, l’eau (notions éminemment bachelardiennes), des définitions substantialistes qui ne tiennent pas compte de ces formes d’articulation.

Ce n’est pas non plus une « image » en tant que forme mimétique (en ce sens, nous devons garder une distance critique à l’égard du terme « icône » chez Peirce), car elle est articulée selon des rapports logiques qui sont à la fois d’opposition et de dérivation. Bref, c’est une entité autonome qui comporte une certaine logique interne formant une catégorisation en tant que déclinaison d’aspects (comme on le voit, catégorisation et classification sont deux choses distinctes). Dans nos travaux précédents[3], nous l’avons comparée à la monade leibnizienne qui n’est pas un atome au sens démocritéen, mais une cellule douée de pouvoir logique.

3. Le mieux est peut-être d’offrir un premier exemple de figure afin d’en faire comprendre le sens descriptif. On dira donc, au départ, que nous avons une description concrète permettant de recueillir les données dont nous voulons schématiser le sens ; celles-ci vont permettre de constituer une première forme unitaire qui représente une « synthèse » des différents aspects (états, procès).

Nous introduisons ici différents termes qu’il s’agit de préciser : le sens d’une figure mondaine est d’abord celui d’une description non pas mimétique, mais diagrammatique au sens où un graphique dessiné au tableau noir peut exprimer des positions, des mouvements (c’est, par exemple, le sens qu’ont les différentes icônes dans la grammaire cognitive de Langacker). Dans la notion de diagramme, nous avons à la fois le sens, abstrait, d’un cadrage[4] pour des relations empiriques et celui, concret, des liaisons qu’entretiennent ces différents éléments les uns par rapport aux autres. La notion de schématisation à laquelle nous nous référons correspond ainsi à une première forme (en surface) que cette notion conceptuelle occupe dans la philosophie kantienne et à laquelle pourront répondre, par la suite, plusieurs autres formes (profondes) capables d’expliquer analytiquement la nature des éléments qui entrent dans la composition de la première.

Mais, indépendamment de ces renvois ultérieurs (permettant une compréhension profonde), on dira que la première forme (superficielle) exprime la « synthèse empirique » de phénomènes naturels dont l’attribut premier est d’être isolable par rapport à d’autres phénomènes ; sinon, nous entretiendrions vis-à-vis du monde, pris dans sa globalité, une confusion permanente qui ne nous permettrait pas de capter un minimum stable d’informations.

Le pouvoir de catégorisation de nos dispositifs[5] va résider ainsi dans la saisie d’une première forme complexe (en surface) qui renverra à plusieurs autres (abstraites et profondes) permettant d’en révéler analytiquement les propriétés. C’est dans cette mise en correspondance entre différents niveaux d’appréhension des phénomènes que nous pouvons obtenir un parcours d’interprétation procédant par comparaison avec d’autres phénomènes similaires (d’où le sens « généralisateur » des explications que nous pouvons apporter).

Considérons un premier exemple : celui du mouvement des astres dans le ciel, astre étant entendu au sens le plus large de corps céleste en déplacement (et, a contrario, qui ne se déplacerait pas).

Figure i

Première forme de description

Première forme de description

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Nous disposons ainsi d’une première forme (concrète, en surface) de schématisation dont le sens intuitif délivre un point de vue implicite ; en effet, lorsque nous mentionnons un lever et un coucher de l’astre (dont la nature est à préciser), nous présupposons le site d’où l’on perçoit le phénomène puisqu’il y a une ligne d’horizon qui spécifie alors un « dessus » et un « dessous » et qui peut devenir une ligne de partage entre un « monde du dessus » et un « monde du dessous ».

Partons du principe de continuité (et d’orientation) de ce mouvement ; il décrit une forme (régulière ou non) et il implique une répétition (un retour). Le lever et le coucher de l’astre correspondent ainsi à une opposition entre deux termes faisant partie d’un mouvement d’ensemble dans lequel la notion de course de l’astredans le ciel constitue un terme médian permettant au mobile de passer d’un extrême à l’autre (d’une apparition sur à une disparition sous la ligne d’horizon).

L’opposition dont nous parlons n’est pas celle (absolue) entre deux termes en contradiction (A et non-A), mais une opposition relative comportant trois termes (comme le schéma l’indique). Si le terme médian, course de l’astre dans le ciel, relie continûment ces deux extrémités, en revanche, il ne dit pas qu’entre ce point d’origine et ce point de terminaison nous ayons une interruption momentanée qui – à propos du soleil et de la lune, par exemple – va introduire la discontinuité marquante du jour et de la nuit ; discontinuité radicale car elle touche au phénomène fondamental de la « luminosité » (et c’est à ce titre que la dénomination générique astre va prendre ses valeurs identifiantes). Cette discontinuité est complète en ce qu’elle introduit une forme de basculement de l’univers de représentation sur lui-même ; nous la situerons en position de tiers terme qui n’est ni le lever de l’astre (phase inchoative) ni son coucher (phase terminative), mais la phase de changement du mouvement. Ce troisième terme opposé aux précédents, c’est la notion d’« alternance » en tant que battement, en tant qu’articulation (temporelle) du jour et de la nuit indéfiniment alternée. Le tiers terme est ici une sorte de point fixe négatif, une figure en creux qui assure la répétition continuelle du mouvement des astres en tant que figures en relief sur ce fond de scène qu’est le ciel (azur et étoilé).

Dans cette première forme de description (i), nous avons trois types de relation assurés : a) par des termes premiers qui constituent l’opposition de base (lever de l’astre, coucher de l’astre, alternance de deux que sont par exemple le soleil et la lune) ; b) par des termes seconds en ce qu’ils constituent des formes intermédiaires entre les premiers (course de l’astre dans le ciel) ; c) par des termes supérieurs aux deux types précédents que nous intitulons des métatermes (cf. MT+,–) en ce qu’ils ouvrent l’espace de catégorisation du templum (ceux-ci correspondent à une dimension transversale par rapport au plan d’inscription des autres relations). En (i), ces métatermes sont remplis par la double notion (positive et négative) de périodicité, dans un cas, et de son absence brutale, dans l’autre, l’éclipse (masquage d’un astre par un autre).

La périodicité est plurielle en ce qu’elle fait référence à différents types d’astres en mouvement : nous avons ainsi une périodisation solaire (celle du jour et de la nuit), une périodisation lunaire subdivisée en différentes phases qui se suivent (premier quartier, demi-lune, etc., et en particulier une phase nulle qui correspond à un changement de lunaison) ; nous avons enfin une périodicité saisonnière associée aux mouvements des étoiles regroupées en constellations. Cette notion nous permet de construire des temporalités différenciées et beaucoup plus longues que celle de l’alternance du jour et de la nuit (qui reste cependant phénoménologiquement de base). Nous obtenons ainsi des mois lunaires composant une année solaire, des périodes pluri-annuelles définies par le retour saisonnier des mêmes constellations, des comètes, etc. La périodicité est ainsi le point de départ d’une diversité de mouvements constituant une grille spatio-temporelle qui servira à la définition des calendriers, des computs astronomiques.

Dans la notion d’éclipse, nous avons, à l’opposé, non seulement l’idée d’une interruption d’un cycle mais aussi celle d’une brisure, comme si le monde s’arrêtait définitivement « de tourner ». L’éclipse ne signifie donc pas une phase (parmi d’autres), ni même un moment d’arrêt, mais une fin brutale (le masquage intempestif est synonyme de catastrophe, d’abîme sans fond). D’où la force irruptive de ce phénomène erratique que l’on ne pouvait traditionnellement qu’associer à un jugement de Dieu.

Il nous reste à préciser les deux autres moyens termes : d’un côté, nous avons la notion de phase diurne issue de celle de lever de l’astre ; de l’autre, celle de phase nocturne rattachée à la notion de coucher de l’astre. Or, cette description (i) correspond à celle d’une périodisation solaire et non à celle d’une périodisation lunaire. Pour obtenir cette image inversée, il suffit seulement de permuter ces deux expressions : diurne et nocturne, situées de part et d’autre de la notion d’alternance ; dès lors, au lever de l’astre (la lune) va correspondre la nuit, et à son coucher va correspondre le jour (naissant). La schématisation traduit ici une économie de moyens dans la description de ces mouvements où il suffit seulement de permuter deux termes médians pour obtenir la figure symétrique et inverse (soleil et lune, diurne et nocturne) semblable aux deux faces d’une même pièce de monnaie ; la notion de mouvement (course de l’astre dans le ciel) reste par ailleurs identique, puisque c’est sur elle que repose la notion de périodicité[6].

En résumé, nous obtenons une représentation synthétique par interdéfinition des termes dont le statut (les trois types définis supra) caractérise l’importance qu’ils entretiennent. Ainsi, périodicités et éclipses (métatermes) représentent l’opposition la plus forte, celle qui conditionne l’ensemble du templum ; puis nous avons le rapport entre lever et coucher de l’astre (termes premiers) ; enfin, suivant la nature de celui-ci, nous avons l’alternance des phases, diurne et nocturne (expressions permutables).

4. Ce premier exemple (i) permet de mieux comprendre la notion (isolable) de figure du monde naturel en tant que pluralité de relations intégrées, qui constituent une sorte d’entrelacement sur elles-mêmes ; les termes que nous avons utilisés ne font pas référence à des données empiriques, en revanche elles permettent d’ordonner celles-ci en fonction des relations établies (ainsi, l’effet de miroir entre les phases diurne et nocturne). Les aspects (multiples) qui en découlent pourront être ainsi traités au moyen d’autres dispositifs connexes au précédent (par exemple, la position des points cardinaux, les variations saisonnières qui déterminent la forme du mouvement solaire – sa hauteur dans le ciel, son intensité lumineuse). Cet exemple (i) permet ainsi de fixer une première forme de synthèse empirique à partir de laquelle d’autres propriétés seront introduites.

Nous disposons ainsi d’une structure stable dans laquelle s’imprime un dynamisme latent (la notion de périodicité), une structure régie par un principe de schématisation permettant de décrire ce qu’on pourrait appeler des « substrats formels » : substrats en ce qu’ils constituent la base du descriptible (mondain) indispensable à l’analyse des univers mythologiques, par exemple, et formels en ce que leurs propriétés se prêtent à une traduction dans d’autres relations que celles données au départ.

Le dispositif sous-jacent à (i) n’a donc de sens que par rapport à un ensemble de substrats en ce qu’il fait appel à ceux-ci dans la description complexe d’un certain phénomène ; cette description n’est possible qu’à travers une diversité de « facettes d’attributs » qui le circonscrivent comme autant de points de vue nécessaires pour en rendre compte. Ce renvoi de templum à templum, intitulé le « réseau du sens », n’est alors possible que parce que nous traitons de propriétés eidétiques et non de qualités empiriques (qualia phénoménales) ; sinon, il y aurait incomparabilité entre des relations décrites par un templum et d’autres relations appartenant à d’autres templa. Il faut qu’entre ceux-ci il y ait une homologie de sens fondée sur un même principe de catégorisation (qui assure la transmission des relations)[7]. Ce renvoi permanent de templa à templa permet ainsi de « constituer » les phénomènes selon un processus incrémentiel au moyen des facettes d’attributs dont nous venons de parler.

Après avoir donné un exemple de base (dont le schéma est démultipliable à volonté), proposons maintenant un réseau minimal de templa qui puisse nous faire comprendre le sens de cette entr’expression qui les articule les uns par rapport aux autres :

Figure ii

Réseau minimal de templa

Réseau minimal de templa

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Ce mini-réseau est constitué à partir de (i) qui en est le centre ; il en est en quelque sorte l’explication au sens d’un dépli de ses propriétés intriquées. Cette explication est d’abord celle du statut des divers corps célestes qui se meuvent ensemble (par exemple, le statut du soleil, de la lune, des étoiles par rapport à la terre, qui demeure notre site de référence implicite[8]). (Cf. le point 5 infra.)

C’est également le sens d’une présence au monde en tant que luminosité dont le phénomène est le plus manifeste. La déclinaison d’une périodicité (avec son jeu des alternances) conduit à celle du phénomène lumineux sous ses divers aspects, constituant un paradigme de valeurs à la fois propres au milieu ambiant et aux corps terrestres (ombre propre, ombre portée). (Cf. le point 6 infra.)

Au-delà de ces deux phénomènes (corps célestes, luminosité), nous ne pouvons que mentionner (faute d’espace) le déploiement de la périodicité en plusieurs registres, qui vont constituer le fond de scène sur lequel s’inscrivent les différentes formes de temporalités. Ainsi, nous avons une temporalité organique (les plantes, les animaux), rythmée par l’alternance de la vie (l’apparaître du phénomène) et de la mort (disparition) ; nous avons une temporalité astronomique définie en termes de lunaisons, de cycles solaires annuels, de cycle d’apparition et de disparition des constellations. Entre un rythme organique et un rythme astronomique, nous avons comme moyen terme celui d’une périodicité saisonnière qui induit le premier et qui dépend du second (le retour des saisons est lié à la course annuelle du soleil). À l’opposé de ces deux manifestations d’une périodicité cyclique (organique et astronomique), nous avons comme troisième terme la notion d’une périodicité accumulative (non résorbable dans cette répétition infinie), dont la nature est d’être un dépôt, une sédimentation du temps. C’est la temporalité géologique des sols accumulés en couches ; c’est la temporalité historique des civilisations qui accumule, dans une Mémoire, leur passé, les civilisations qui les ont précédées, pour former une Histoire humaine. Ce sens accumulatif d’une temporalité est donc celui d’une irréversibilité par rapport à la réversibilité des rythmes organique et astronomique (nous « sortons » ainsi d’un ordre clos, indéfiniment répété), et c’est de cette irréversibilité temporelle que l’on pourra dériver l’idée de la notion d’ère (géologique, culturelle), d’une origine de celle-ci comme moment d’éclosion, etc.

Complémentairement, c’est également le sens astrologique des conjonctions entre astres dans le ciel, que l’on peut situer entre un temps historique et un temps astronomique (cette « analyse » du ciel, qui nous fait projeter sur celui-ci des figures constellatives, est contemporaine de la grande formation des empires agraires ; c’est d’elle que va découler la définition particularisée des individus en tant que « carte astrologique »).

Au-delà de cette mise en place de la périodisation comme temporalités différenciées, nous pouvons situer dans un autre templum, au plus profond de notre analyse, la notion de temps comme rythmes pulsionnels, traduit par les deux expressions « propagation » (mode de transmission) et « résonance » (mode d’autocentration).

Nous obtenons le niveau d’analyse le plus abstrait en ce qui concerne la notion de phusis, dont les diverses formes de temporalité mentionnées constituent une complexité de manifestations. Pour faire bref, ce dispositif d’un temps profond (dont propagation et résonance sont les métatermes) est constitué par le rapport triadique entre trois notions : celle de cyclité (fondamentale, comme on l’a vu), celle de continu linéaire et celle de bifurcation, qui introduit la notion d’événement remarquable dans ces deux formes de continuité (cyclique et linéaire) ; sinon, il ne se passerait rien. L’événement sera le mode d’une ponctuation originaire, d’un temps comme inchoativité d’un processus par exemple, dont la terminativité est ainsi anticipée (ainsi de la différence précédente que nous avons établie entre la réversibilité d’un temps cyclique et l’irréversibilité d’un temps accumulatif ; entre eux s’est produit une bifurcation faisant diverger le système initial). L’événement est ainsi l’ouverture d’un cycle vers autre chose, le lieu d’une déchirure comme accident ou comme excès (puis, par la suite, une décision dans le cadre des affaires humaines). Ce phénomène (qui est au coeur de la notion de catastrophe dans la théorie de René Thom) exprime ainsi une singularité et un écart irrémédiable.

C’est à partir de cette triade conceptuelle que l’on peut articuler les autres termes de ce dispositif abstrait : entre la notion de cyclité (comportant implicitement un point comme origine et fin confondues) et celle de continu linéaire (une droite illimitée), nous pouvons situer la notion de variation sinusoïdale cyclique, comme la première, et ouverte, comme la seconde. La courbe sinusoïdale (base de la notion de phase comportant une longueur et une amplitude) est la transformation d’un cycle en une droite, et c’est à ce titre qu’elle est bien un moyen terme.

Entre la notion de cyclité (qui exprime une régularité) et celle de bifurcation (dont le sens événementiel est celui d’une irrégularité), nous situerons la notion de forme alternante entre deux pôles alternatifs, traduite par exemple en termes de cycle d’hysteresis[9] ; il s’agit d’une forme périodique (croissante et décroissante) et irrégulière en ce que, intégrant la notion de discontinuité, elle peut être sujette à rupture interne. Alors qu’une courbe sinusoïdale peut être subdivisée en plusieurs registres d’onde, le cycle d’hysteresis peut être transformé par distorsion et reprise de son cours.

Enfin, entre la notion de continu linéaire et celle de bifurcation (comme changement), nous situerons la notion de sédimentation en tant que dépôt de plusieurs couches temporelles qui se superposent sans se confondre, sinon nous serions devant une confusion des formes (leur entremêlement) qui ne permettrait pas la reconnaissance des différents types distincts ; c’est en ce sens que la catégorisation est indispensable à leur composition[10]. C’est à travers cette notion d’une sédimentation des formes que nous pouvons ainsi interpréter la formation de registres distincts de rythmes, qui s’intègrent dans une forme générale (synthétique) tout en conservant leur spécificité. Le principe d’harmonie réside, bien sûr, dans ce phénomène de sédimentation par couches, et nous pouvons parler ainsi des temporalités comme formant une partition harmonique, un texte où différentes « voix » se répondent.

5. Nous allons reprendre le fil de notre présentation en revenant à des figures plus concrètes, puisque nous allons assigner aux mouvements périodiques définis par l’exemple (i) des corps célestes qui y répondent.

Comme nous l’avons mentionné, la Terre constitue un objet à part en ce qu’elle est notre site d’observation implicite à partir duquel nous contemplons le ciel (diurne et nocturne). Nous la situerons au poste neutre en ce qu’elle n’est ni une étoile (un luminaire) ni une planète « comme les autres ». Cette description n’est donc pas celle d’une « science » (l’astronomie), mais d’une « phénoménologie » en ce que la description va correspondre davantage à une perception du monde (cosmos) qu’à une modélisation objective de celui-ci.

L’opposition de base sera ainsi définie par les trois types : étoiles (corps lumineux), planètes (corps opaque qui reçoit la lumière mais qui ne la dispense pas) et Terre comme site d’observation :

Figure iii

Statut des corps célestes

Statut des corps célestes

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Cette triangulation de base déploie une représentation générale dans laquelle nous devons localiser les corps célestes les uns par rapport aux autres (en tant que positions et circumambulations). C’est bien sûr tout ce travail d’élaboration qui a occupé les différentes spéculations intellectuelles depuis les Babyloniens, les Grecs, l’École ptolémaïque, Copernic, etc. : comment « situer » ces corps célestes dans un espace d’observation qui se présente sous la forme d’une sphère ? Celle-ci pose implicitement la question de son centre : « nous » sommes le centre de cette sphère d’observation (monde apparent), mais sommes-nous véritablement « au centre » de cet ensemble de mouvements périodiques (monde réel) ? Deux réponses, dont le poids d’évidence n’est pas le même, peuvent être apportées : soit nous sommes au centre de cette sphère et nous dirons que les différents corps tournent autour de la Terre (notion de géocentrisme) ; soit le soleil – qui est l’Autre de la Terre en ce qu’il correspond à l’astre le plus remarquable (dans sa fonction lumineuse, par exemple) – est au centre de cette sphère (notion d’héliocentrisme). Depuis les Grecs (cf. Aristarque sur lequel s’appuiera Copernic), c’est cette alternative qui est posée : est-ce le soleil qui tourne autour de la Terre ou est-ce la Terre qui tourne autour du soleil ? L’histoire de l’astronomie occidentale s’est faite autour de cette alternative à laquelle ne correspond apparemment aucun troisième terme.

Dans ce dispositif (iii), nous situons la Terre au niveau des métatermes en ce que nous avons deux possibilités de représentation qui correspondent à deux modes spéculatifs ; par exemple, tout le « savoir astrologique »[11] est fondé sur une représentation géocentrique, où planètes et luminaires circulent homocentriquement autour d’elle, alors que le « savoir scientifique » émergera à partir d’une représentation héliocentrique (ce sera la fameuse révolution copernicienne)[12].

Deux conséquences peuvent être tirées de ce dilemme : dans chacun de ces cas, le mode de représentation est encore, au départ, géométriquement semblable en ce qu’il correspond à un ensemble concentrique guidant les mouvements, dont le centre peut être occupé soit par la Terre, soit par le soleil ; le fait de choisir l’une ou l’autre implique cependant des propriétés radicalement différentes quant au site d’observation : dans un cas (géocentrisme), la Terre est plate et immobile, alors que dans l’autre (héliocentrisme), la Terre est ronde et en mouvement (ce qui n’est nullement évident). En troisième lieu, nous pourrions ajouter que, symboliquement, ce dilemme impliquait aussi une alternative entre une « centration » et une « excentration »[13] ; dire que la Terre n’est pas au centre de la sphère d’observation, c’est la « chasser » (et non uniquement la décentrer) de son site, qui lui revenait de droit divin, et l’assimiler aux autres planètes.

Les termes médians de ce dispositif (iii) vont nous permettre de préciser les enjeux de cette problématique représentationnelle (puisque c’est à ce niveau que nous devons situer le débat). Ainsi, un corps céleste peut effectuer un cercle autour d’un centre principal ou être le satellite d’un autre (mouvement relatif). La satellisation correspond ainsi à une synecdoque d’un mouvement circulaire principal ; le satellite n’étant pas un luminaire, il ne peut que tourner autour d’une planète (en l’occurrence la nôtre, en ce qui concerne la Lune ; il existe bien sûr d’autres lunes ; par exemple les fameuses « lunes de Jupiter » qui permirent à Galilée de comprendre le sens de ce mouvement relatif).

Cette catégorisation en mouvements principal et secondaire (satellisation) exprime bien sûr une relativité de ces phénomènes puisque tout le système tourne autour d’un centre ; elle exprime cependant une échelle de dépendances régulières par rapport aux apparitions irrégulières que sont les comètes (ou les météores). Certes, nous savons scientifiquement que ces comètes observent un sens de circulation très grand, mais disons qu’à l’échelle d’une observation mensuelle ou annuelle, elles apparurent historiquement comme des mouvements erratiques (d’où l’importance symbolique qu’on leur attribua comme révélation d’un phénomène extraordinaire).

Enfin, à partir de la notion d’étoiles (corps brillants) et de celle de planètes (corps en mouvement), nous pouvons dériver, comme terme médian, la notion de leur configuration en tant que groupement de corps célestes. Les étoiles, dans leur multiplicité, constituent la voûte étoilée ; en revanche, en les regroupant en figures particulières, nous les caractérisons comme constellations. Nous voyons combien cette figuration est un acte de projection puisque son découpage est à la fois arbitraire (on ne retient que quelques étoiles parmi une myriade, leur reconnaissance impliquant un certain apprentissage) et récurrent (cette figure est reconnaissable par sa stabilité à travers une longue durée).

L’autre mode de groupement est celui des planètes autour du soleil (ou auparavant de la Terre). C’est ici que l’on retrouve la forme prégnante d’une concentricité qui les ordonne en orbites distinctes. Ainsi le système solaire et/ou planétaire exprime, dans son immatérialité, cette force représentationnelle en figures, lesquelles correspondent à une géométrie des déplacements.

6. Il nous reste à préciser enfin le sens d’une luminosité en tant que phénomène naturel. L’alternance du jour et de la nuit va être ainsi celle de la lumière et de l’obscurité (les ténèbres) qui vont former les métatermes de ce dispositif :

Figure iv

La luminosité

La luminosité

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Ce dernier phénomène est celui d’un milieu ambiant où des corps émettent ou reçoivent de la lumière ; c’est pourquoi, dans la caractérisation des termes de base, nous utilisons les termes « éclat », « opacité » et « transparence ».

L’éclat est celui d’un corps qui irradie (comme le soleil) et qui, par cette production, transmet (ses rayons) à un milieu cette propriété (à la fois luminosité et chaleur). L’opacité, par contre, est l’obstacle à cette irradiation et représente une frontière entre un extérieur éclairé et un intérieur soustrait à ce phénomène. Ainsi, dans l’opacité d’un corps, nous avons l’absorption du phénomène de la lumière (mais pas de la chaleur qui peut être accumulée dans celui-ci). Le feu (terrestre) est un phénomène semblable à celui du soleil, mais où la relation {milieu-corps} peut être inversée puisque, partant de certains corps (ignés en ce qu’ils sont propres à une incandescence), on obtient un phénomène qui se généralise à un milieu entier (l’embrasement, l’incendie) ou qui est contenu dans les limites d’un lieu (foyer).

Enfin, à la transparence correspond une absence de frontière puisque la lumière peut traverser corps et milieux sans obstacle. Il y a pénétration de part en part.

La distribution des termes médians par rapport à cette base triadique exprime la conséquence logique de leurs propriétés ; ainsi, entre une opacité et une transparence, on peut situer le gradient d’une translucidité (propre à des phénomènes atmosphériques comme le brouillard ou à des artéfacts comme la pâte de verre, l’albâtre). Entre l’éclat et cette transparence, on peut toutefois situer la notion de réflectance en tant que surface qui réfléchit la lumière (produisant ainsi un éclat second qui peut aller jusqu’à l’éblouissement). Enfin, le produit d’une opacité et d’un éclat (en tant que source de lumière) donne la notion d’ombrage (ombre propre, ombre portée), qui définit le « relief des choses » ; c’est ce double de la frontière (puisqu’il en épouse les formes et qu’il en donne une projection variable suivant la position de la source lumineuse) qui procure aux corps leur consistance, comme si ceux-ci intégraient une portion d’espace autour d’eux.