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Louise Vigeant dit du théâtre québécois des années 1980 qu’il « oblige » le spectateur à « se demander où [est] le conflit » (1991 : 14). De fait, la dramaturgie d’aujourd’hui, d’ici ou d’ailleurs, semble renoncer aux principes de construction logique d’une action ; les spécialistes de théâtre parlent de « dédramatisation » (Deshoulières, 1989 : 192), de « mouvement d’épisation » (Pavis, 1996 : 117) ou de « narrativisation du discours dramatique »[1]. Devant de telles affirmations, une question se pose qui concerne précisément la théorie de la narrativité élaborée par A. J. Greimas dans Du Sens, recueil d’essais sémiotiques publié en 1970. Dans quelle mesure pouvons-nous dire que les « [é]léments de grammaire narrative »[2], dégagés par l’auteur à partir de sa réduction du modèle proppien présentée dans Sémantique structurale (1966), demeurent pertinents pour l’analyse de textes qui mettent l’action à distance et qui n’impliquent pas toujours une transformation narrative reconnaissable ? La manière de faire de la sémiotique proposée par Jacques Fontanille, parce qu’elle renouvelle, sans les renier, les propositions greimassiennes, apporte des éléments de réponse satisfaisants. Cette sémiotique intègre l’énonciation et distingue les trois logiques ou rationalités qui s’entrecroisent dans tout discours et qui constituent la narrativité d’un texte, et ce, tout en convoquant de manière constante les notions de schématisation, de programmation, de modalisation et de structuration actantielle qui constituent les fondements de la sémiotique classique. De ce fait, elle assure la continuité d’un parcours théorique toujours en construction. Bien plus, elle permet de cerner la complexité des oeuvres contemporaines parce qu’elle distingue les trois régimes de la discursivité – que sont l’action, la passion et la cognition – et qu’elle identifie des outils d’analyse pour aborder, de manière spécifique, les transformations narratives, affectives ou cognitives mises en texte. La présente étude se concentre sur l’action dans deux textes de la dramaturgie québécoise des années 1980 : L’Homme gris de Marie Laberge (1986) et La Répétition de Dominic Champagne (1990). Elle vise à montrer que la perspective du discours en acte, élaborée par Jacques Fontanille dans Sémiotique du discours (1998) et Sémiotique et Littérature (1999), permet une actualisation et une reconfiguration des schémas narratifs issus de Du sens ainsi qu’une redéfinition de la programmation narrative. Toutefois, avant de considérer cette approche, il convient d’examiner les premières réflexions de Greimas sur l’organisation de la narrativité.

Greimas : la réduction du modèle de Propp. Schémas et programmes narratifs

Dans Sémantique structurale, Greimas reconnaît ses « préférences subjectives pour la théorie de la perception telle qu’elle a été naguère développée en France par Merleau-Ponty » (1966 : 9). Il propose même de « considérer la perception comme le lieu non linguistique où se situe l’appréhension de la signification » (ibid. : 8). Dans Du Sens cependant, il se montre davantage préoccupé par la nécessité de dégager les « [é]léments d’une grammaire narrative », un peu comme si la sémiotique devait mettre en veilleuse une attitude épistémologique qui rattachait la parole à son origine sensible. Pour Eric Landowski, une telle exigence méthodologique, qui choisit d’ignorer le rapport vécu à autrui, au monde et aux choses mêmes et qui privilégie l’analyse d’un « objet-texte » plutôt que l’acte énonciatif qu’il présuppose, se justifie pleinement. En effet, dit-il, la sémiotique devait « s’en tenir, au moins pour commencer, à l’analyse des discours énoncés, aux “textes” stricto sensu » (2004 : 3) :

[i]l fallait se donner un plan d’analyse drastiquement simplifié pour asseoir les fondements conceptuels d’une méthode d’analyse à caractère opératoire et se forger des instruments d’analyse précis.[3]

Pas plus que l’apport de la phénoménologie à la sémiotique greimassienne, celui de l’anthropologie culturelle ne saurait être ignoré ; pour Denis Bertrand,

[le] lien entre les deux disciplines est particulièrement manifeste dans l’étude des lois qui régissent la forme la plus largement transculturelle des discours, celle du récit, tel qu’il modèle et organise l’imaginaire humain (du récit mythique au conte populaire, et de celui-ci au texte littéraire).

2000 : 11

L’ouvrage essentiel auquel nous associons l’émergence de l’analyse narrative des discours est Morphologie du conte de Vladimir Propp[4]. Comme le disent A. J. Greimas et J. Courtés,

[...] la sémiotique française naissante a voulu […] voir [dans le schéma proppien], dès le début, un modèle perfectible, pouvant servir de point de départ pour la compréhension des principes d’organisation de tous les discours narratifs.

1979 : 244

Dès Sémantique structurale, Greimas a cherché à formaliser ce modèle d’analyse. D’une part, ses « [r]éflexions sur les modèles actantiels » (1966 : 172-191) l’amènent à distinguer trois catégories actantielles (Sujet-Objet ; Destinateur-Destinataire ; Adjuvant-Opposant), d’autre part, sa « […] recherche des modèles de transformation » (ibid. : 192-221) lui permet de proposer un schéma canonique d’organisation narrative constitué de trois épreuves (qualifiante, décisive et enfin glorifiante). Une telle catégorisation des fonctions proppiennes a pour effet d’accorder à l’épreuve (victoire versus échec du héros) la place centrale dans le déroulement du récit. Quelle que soit sa forme, l’épreuve implique une organisation syntaxique qui demeure constante, puisqu’elle comporte, dans l’ordre de succession, les fonctions et couples de fonctions suivants : l’injonction versus l’acceptation, l’affrontement versus la réussite et la conséquence[5]. Toutefois, précise Greimas, si la conséquence de l’épreuve « représente, sous des formes variées, l’acquisition, par le sujet, de l’objet de son désir » (ibid. : 206), la quête proprement dite est associée à l’épreuve principale, celle qui constitue ainsi le ressort dramatique le plus fort du récit[6].

Dans Du sens publié en 1970, Greimas approfondit sa réflexion sur la narrativité. Il regroupe d’abord trois études : « Pour une théorie de l’interprétation mythique », « La quête de la peur » et « La structure des actants du récit ». Or, dans quelle mesure ces études contribuent-elles au perfectionnement et à la généralisation du modèle narratif des trois épreuves mis en place dans Sémantique structurale ? Trois conclusions semblent s’imposer. D’abord, comme l’indique le titre de la première étude, l’analyse narrative sert à encadrer l’interprétation du récit – mythique ou autre – parce qu’elle permet de « présenter le texte sous la forme canonique d’énoncés narratifs comportant chacun une fonction suivie d’un ou de plusieurs actants » (Greimas, 1970 :198). Dès lors, on peut distinguer les deux formes d’énoncés élémentaires : les énoncés d’état et les énoncés de faire qui encadrent toute transformation narrative. Ensuite, grâce à l’utilisation du schéma de déroulement des actions et à la distinction des différents syntagmes narratifs qui le structurent, il devient possible de reconnaître l’existence d’une logique narrative ; lorsque cette faculté qui implique une connaissance intuitive du modèle fait défaut, des « contradictions structurelles » apparaissent et on assiste à « l’échec du récit considéré dans son statut formel » (ibid. : 236). Enfin, une corrélation entre les structures narratives et les structures discursives peut être établie, de même qu’une distinction entre les actants qui constituent les « unités du récit », c’est-à-dire les « unités sémantiques de l’armature du récit », et les acteurs, les « unités du discours » qui correspondent à des « unités lexicalisées » (ibid. : 253). L’apparition, au niveau du discours, du concept de rôle, qui se définit comme « une entité figurative animée, mais anonyme et sociale » – tandis que l’acteur, en retour, est « un individu intégrant et assumant un ou plusieurs rôles » (ibid. : 255-256) –, permet même d’établir une distinction entre deux composantes sémantiques ; le figuratif (exemple : prêtre/père) et le thématique (exemple : sacré/profane).

Dans l’essai, « Éléments d’une grammaire narrative », qui ouvre la section consacrée au récit et qui est considéré, par Anne Hénault, comme un « grand texte » (1992 : 109) pour la période allant de 1966 à 1979, Greimas condense, approfondit et formalise les avancées théoriques déjà suggérées dans « Fondements du récit mythique », « La Quête de la peur » et « La Structure des actants ». En interprétant le récit « comme une structure narrative, c’est-à-dire comme un vaste réseau relationnel sous-tendu au discours de surface qui ne le manifeste que partiellement » (Greimas, 1976 : 9), Greimas établit une distinction entre le niveau linguistique, ou niveau apparent de la narration, et le niveau sémiotique, ou niveau immanent, qui lui permet de situer la narrativité antérieurement à sa manifestation. Ce « palier structurel autonome [devient ainsi le] lieu d’organisation des vastes champs de signification » ; il permet même d’« imaginer les instances ab quo de la génération de la signification […] » (Greimas, 1970 : 158-159). Partant de ces structures sémio-narratives, Greimas arrive ainsi à distinguer une grammaire fondamentale et une grammaire de surface et à établir une équivalence entre le caractère logique (concept de l’opération syntaxique) de la première et le caractère anthropomorphe (concept du faire syntaxique qui implique un sujet humain ou du moins anthropomorphisé : « le crayon écrit ») de la seconde[7]. La conversion entre les deux prend la forme d’un énoncé narratif ; Greimas s’intéresse aux énoncés qui se constituent en unités narratives. Selon lui, la performance est « l’unité la plus caractéristique de la syntaxe narrative » (ibid. : 173) et elle présente un caractère polémique. Il distingue également, sans trop s’y attarder, l’autre « unité narrative particulière qu’est le contrat instituant le sujet du désir par l’attribution de la modalité du vouloir […] » (ibid. : 179). Pour finir, il souligne l’importance d’établir « les unités syntaxiques de l’encadrement du récit correspondant aux séquences initiale et finale d’un récit manifesté […] » (ibid. : 181). Comme l’affirme Anne Hénault,

« Éléments d’une grammaire narrative » déploie les composantes d’une grammaire narrative plus abstraite (au lieu des grandes unités que sont les épreuves, on étudie les énoncés narratifs et leurs combinaisons, c’est-à-dire très strictement, les parcours corrélés des sujets et des objets).

1992 : 110 [8]

En proclamant, comme il le fait, l’autonomie des structures narratives, Greimas suscite, dans les années 1970-1980, un intérêt véritable pour l’analyse narrative du discours centrée sur la schématisation de l’action. Même si les développements ultérieurs de la sémiotique ont pu diminuer « l’importance du rôle de l’épreuve, allant jusqu’à ne la considérer que comme une figure discursive de surface » (Greimas et Courtés, 1979 : 244-245), le modèle narratif lié aux trois épreuves s’est imposé, non pas en fonction d’un ordre de succession comme dans la morphologie de Propp, mais plutôt comme « ayant un “ sens ”, une direction, une intentionnalité […] » (Greimas, 1976 : 9). Dès lors, affirme Greimas, l’histoire du héros du conte merveilleux représente « une version parmi tant d’autres que nous offre l’imaginaire humain du “sens de la vie” présenté comme un schéma d’action » (ibid. : 10). Pour Fontanille, le schéma de la quête, qui prend en considération la circulation des objets de valeur, a été retenu comme « un schéma universel du sens de l’action » (2003 : 115). Étant donné toutefois que « le conte merveilleux n’est pas seulement l’histoire du héros et de sa quête, mais aussi, de manière plus ou moins occulte, celle du traître […] » (Greimas et Courtés, 1979 : 246) qui vise le même objet que le héros, un autre schéma narratif canonique, fondé sur la structure polémique sous-jacente au schéma proppien, a également été privilégié par la pratique : le schéma de l’épreuve.

Fontanille : sémiotique du discours en acte. Schémas et programmes narratifs

Après avoir acquis des bases solides grâce à la réflexion sur les schématismes de l’action et à l’élaboration d’une véritable théorie de la narrativité, la sémiotique greimassienne s’est progressivement renouvelée. En plus d’effectuer un retour aux sources phénoménologiques de la signification, auxquelles s’était rattaché Greimas dès Sémantique structurale, la sémiotique d’aujourd’hui a cessé « de considérer, comme elle le faisait à ses débuts, la signification comme résultant d’articulations déposées dans un énoncé achevé » (Fontanille, 1999 : 7) et elle a progressivement réintégré la problématique de l’énonciation à l’intérieur de son dispositif d’ensemble. C’est dans Sémiotique du discours et Sémiotique et Littérature que Jacques Fontanille adopte la perspective d’une « signification en acte sous le contrôle d’une énonciation présente et vivante » (ibid.). L’originalité de son modèle d’analyse tient au fait qu’il considère la signification mise en oeuvre dans les discours comme un processus, comme une semiosis en acte[9], et qu’il postule l’existence d’un horizon de tensions à peine esquissées lié au sentir, à la médiation du monde par le corps. Il propose ainsi une structure tensive de la signification qui se distingue du carré sémiotique parce qu’elle place l’apparition des valeurs intelligibles sous la dépendance des valences perceptives de l’intensité et de l’étendue, lesquelles sont associées aux opérations élémentaires que sont la visée et la saisie[10].

Dans cette perspective, l’instance de discours[11] se caractérise par deux actes fondateurs. D’une part, elle exerce une fonction de présentification, c’est-à-dire qu’elle prend position dans un champ de présence sensible et perceptive[12]. D’autre part, elle accomplit une fonction de représentation parce qu’elle favorise, par les opérations d’embrayage et de débrayage qu’elle implique, la mise en place d’un monde propre ou d’un monde autre[13]. Il faut bien voir que « [l]a présence est la propriété minimale d’une instance de discours […] » (Fontanille, 1999 : 233) ; c’est elle qui favorise l’émergence de la signification. Partant de ce modèle théorique, Jacques Fontanille se permet donc d’enrichir de propositions intéressantes l’interprétation de cette « forme figée et immédiatement reconnaissable dans une culture donnée » (2003 : 102) qu’est le schéma narratif canonique en le plaçant désormais sous le contrôle d’une énonciation présente. Il en arrive ainsi à proposer des modèles autres que les schémas de l’épreuve et de la quête[14]. Sa typologie tient compte de deux critères essentiels : les modalités de la co-présence des Sujets et celles de l’Objet pour le Sujet (ibid. : 110-121).

Les schémas narratifs de l’intersubjectivité retenus par Fontanille sont au nombre de quatre. Le modèle canonique de l’épreuve, défini comme « la rencontre entre deux programmes narratifs concurrents : deux sujets se disputent un même objet » (ibid. : 110), est le seul à avoir été reconnu par la tradition sémiotique. Il se compose logiquement de trois étapes : la confrontation, la domination, et l’appropriation/dépossession. Fontanille élargit les possibilités de l’analyse de l’action lorsqu’il fait remarquer que la littérature explore fréquemment des situations narratives autres que celles qui impliquent des relations antagonistes entre les sujets. S’appuyant sur une typologie des modes de la co-présence qu’il établit en suivant la loi régissant la construction d’une catégorie, il distingue, outre le schéma de l’épreuve qui correspond à la figure de l’antagonisme associée à la présence négative la plus forte, trois autres schémas narratifs de l’intersubjectivité. D’abord, le modèle de l’échange qui renvoie à la présence positive dominante et qui repose sur une modalité de présence associée à la collusion. Ensuite, il identifie les schémas de la construction et de la co-habitation selon que la présence de l’autre est « plus ou moins affaiblie » (ibid. : 121) ; dans le premier cas, la modalité de la co-présence est la négociation tandis que, dans le deuxième, elle est plutôt de l’ordre de la dissension. Ces « différentes alternatives » au schéma de l’épreuve, comme les appelle Fontanille, permettent de tenir compte d’un plus grand nombre de récits, dont ceux qui racontent, par exemple, la naissance d’une amitié ou encore sa dégradation.

Des quatre schémas narratifs reposant sur les modes de présence de l’Objet pour le Sujet, la sémiotique des années 1960 et 1970 a généralisé la pratique du schéma de la quête. Ce schéma narratif canonique implique deux paires d’actants : le couple Sujet/Objet, déjà présent dans le schéma de l’épreuve, et le couple Destinateur/Destinataire, qui fait son apparition et qui est associé au transfert d’un objet de valeur. Chacune de ces paires d’actants suit son propre parcours. D’une part, un parcours englobant qui est formé par le couple Destinateur/Destinataire et qui renvoie aux séquences suivantes : Contrat (ou Manipulation) ? Action ? Sanction ; d’autre part, un parcours englobé qui implique le Sujet et l’Objet et qui enchaîne les phases de l’Action proprement dite : Compétence ? Performance ? Conséquence. La différence radicale de statut entre ces deux niveaux du parcours narratif est évidente : « l’un définit les valeurs que l’autre manipule » (ibid. : 113). Bien que la pratique sémiotique ait privilégié un modèle narratif qui repose sur le manque à combler, il existe aussi des « situations narratives qui mettent les sujets en présence d’objets de valeur qui peuvent être négatifs, repoussants ou épouvantables » (ibid. : 116). S’appuyant sur son modèle théorique, Fontanille en arrive ainsi à proposer une typologie qui renvoie à trois autres modes de présence/absence de l’Objet pour le Sujet. Outre le schéma de la quête, il distingue les schémas de la fuite (ou de l’oppression), du risque et de la dégradation, lesquels correspondent successivement aux autres types de la présence de l’Objet pour le Sujet que sont la plénitude[15], l’inanité ou encore la vacuité. Dans la sémiotique renouvelée de Fontanille, les schémas narratifs permettent de mieux cerner l’action de tout un ensemble de textes qui ne doivent plus rien à la structure traditionnelle de la quête ou de l’épreuve.

Enfin, parce que ces schémas de l’action ont pour propriété commune de déterminer un parcours narratif, la question de la programmation de l’action, définie par Greimas dans Du sens à partir de la transformation d’un énoncé d’état en un autre état élémentaire par un énoncé de faire, est reprise dans Sémiotique du discours (Fontanille, 2003 : 189-200). Dans la perspective du discours en acte, le fait que la rationalité dont procède l’action soit rétrospective n’empêche absolument pas l’actant de programmer son action. À partir de la position qui lui est imposée par l’instance de discours, il réagit à ce qui lui arrive et se montre capable d’inventer son programme narratif et d’utiliser différentes stratégies pour résister au contre-programme. Ces stratégies peuvent être de nature aspectuelle ; elles consistent alors en une division du programme en sous-programmes. Elles peuvent également reposer sur la formation d’un simulacre, c’est-à-dire sur une représentation imaginaire du contre-programme ; tandis que certaines stratégies anticipent simplement le résultat final, d’autres s’appuient sur une représentation imaginaire pour se transformer en une action persuasive.

Intersubjectivité et programmation narrative dans L’Homme gris de Marie Laberge

L’Homme gris de Marie Laberge se présente comme un huis clos à deux personnages : Christine, une jeune femme de vingt et un ans, se voit contrainte de partager une chambre de motel pour la nuit avec Roland, son père, qui l’a soustraite, à coups de mensonges, à un mari violent. D’emblée, nous reconnaissons là un discours qui se structure à partir des schémas de l’intersubjectivité. En effet, les deux sujets qui sont tendus vers un même objet – Roland cherche à contrôler la vie de sa fille Christine qui, plus ou moins ouvertement, refuse d’être ainsi mise sous tutelle – prennent position dans le champ de présence de l’instance de discours. Or, nous constatons que si le schéma canonique qui détermine la structure discursive de l’action peut être saisi globalement comme un schéma de l’intersubjectivité, il reste que les relations entre les deux sujets sont soumises à des modulations de présence successives qui déterminent ainsi trois schémas narratifs différents.

Dès la situation initiale, la relation entre les deux sujets qui évoluent dans un même champ positionnel n’est pas vraiment contractuelle, ni carrément polémique. C’est donc entre ces deux pôles de la relation que Roland et Christine se situent. Le père apprécie ce qui lui arrive à partir de sollicitations qui viennent surtout de l’extérieur : il évalue l’état des lieux, arrange l’éclairage de la pièce, vérifie le téléviseur et se préoccupe de l’état de Christine. Sa première parole, qui est aussi la première réplique de la pièce, l’inscrit dans une relation qui est surtout de type cognitif avec ce qui arrive : « Cri-Cri ! Viens-t’en vite, dépêche-toi avant d’être tout’ mouillée » (1986 : 13). Par contre, la prise de position de Christine relève davantage d’une opération de visée ; ce sujet positionnel entre plutôt en relation affective avec ce qui se passe. L’instance didascalique décrit ainsi son entrée sur la scène : « Elle semble très anxieuse. Elle entre et reste plantée devant la fenêtre, sans montrer le moindre intérêt pour le motel » (14). Cette co-présence d’un premier actant, qui se montre attentif aux déterminations matérielles, et d’un deuxième actant, qui réagit davantage aux modulations thymiques, détermine globalement un schéma narratif de l’intersubjectivité. Deux éléments méritent toutefois d’être observés. D’une part, aucun des deux sujets ne semble vraiment vouloir l’emporter sur l’autre, puisque l’un se préoccupe de questions pratiques et parle abondamment, tandis que l’autre se cantonne dans son mutisme en se rongeant les ongles. D’autre part, la présence de Roland se révèle comme la présence positive la plus forte : le père cherche à communiquer avec sa fille et se montre particulièrement attentionné en veillant à son confort et en se préoccupant de son alimentation, son objectif étant manifestement qu’elle prenne ses aises. Dans cette situation narrative, Roland constitue une illustration de la figure de la collusion. Il ne revendique pas une position dominante, pas plus qu’il n’affiche un programme précis ; il veut simplement que sa fille réagisse comme lui à l’événement que constitue leur rencontre. C’est donc par un schéma de l’échange[16], celui qui a pour principe « l’échange de traits d’identité et de bons procédés » (Fontanille, 2003 : 120), que s’amorce L’Homme gris.

Cette modalité initiale de co-présence des sujets est appelée à se modifier en cours de récit. En effet, nous constatons un affaiblissement progressif de la présence du père et, réciproquement, un renforcement de celle de Christine. À partir du moment où Roland se montre sensible à des sollicitations venues de l’intérieur et qu’il se raconte en insistant sur la souffrance et l’humiliation qu’il a vécues auprès d’une mère abusive et alcoolique, le comportement de sa fille se transforme. En effet, Christine affiche une diminution de tension affective et semble moins craintive. Elle ose même regarder son père et balbutier quelques phrases. Sans manifester nulle intention de le dominer, elle tente, par une opération qui relève de la saisie et de la compréhension, d’entrer en communication avec lui pour en savoir davantage sur sa jeunesse marquée par une carence affective ainsi que sur leur propre relation père/fille. Ce faisant, elle rompt avec l’identité de victime silencieuse qui la définissait. De plus, elle adopte une position personnelle qui n’a plus rien à voir avec le désir de son père d’établir une relation de complicité avec elle. En tant que sujet transformationnel, elle revendique une identité et un programme d’action spécifiques. Ce rééquilibrage des forces correspond nécessairement à une modification de la modalité de présence entre les sujets ; Christine incarne désormais la figure de la dissension puisqu’elle se situe dans une relation de contradiction avec son père qui préconisait jusqu’alors la collusion. Lorsqu’elle passe à l’action – une action réduite, il est vrai, à un court échange dialogué –, il se montre détendu, attentif à cette volonté qu’elle a d’établir un contact avec lui et il prend le temps de lui répondre. Le schéma auquel correspond cette modalité de co-présence des sujets est celui de la co-habitation d’identités différentes.

À la suite de ce bref moment d’accalmie favorisé par la prise de parole de Christine, les relations entre les personnages ne tardent pas à se détériorer. Le principe de la co-habitation réclamée par Christine semble brutalement être refusé par une réplique du père : « Cout don, toi, c’tu parce que t’es gênée qu’tu bégayes de même ? » (42). Dès lors s’amorce un mouvement caractérisé par une amplification des tensions qui correspond, sur le plan des structures narratives, à l’installation d’une relation polémique entre les deux sujets mis en présence. À la phase de confrontation des deux actants, succède la lutte pour la domination assurée d’abord par le père et renversée ensuite par la fille.

La domination de Roland s’exprime d’abord en termes de modalités de la présence discursive. Le père revient à une position dominante en rassemblant ses esprits ; de plus, le centre du champ positionnel lui est de nouveau assuré et sa présence est rendue plus vive par l’importance accordée à ses réactions verbales et somatiques. Sa domination se manifeste également par des modalités de la compétence. Il ne fait aucun doute que le pouvoir faire de Roland l’emporte sur le pouvoir faire de Christine. Le père se définit comme un homme de pouvoir excessif. Tout son discours témoigne d’une aptitude à ironiser et à utiliser le langage pour exercer, sur l’autre, une véritable violence morale et psychologique. Il faut voir que cette présence dominante revendiquée par Roland est marquée d’un signe négatif. En effet, il ne cherche plus à se rapprocher de Christine ; finis pour lui les bons procédés, les petites attentions qui lui dessinaient un visage sympathique en situation initiale. Désormais, il a tendance à humilier sa fille et à vouloir l’écraser. Celui qui correspondait à la figure de la collusion représente ici une position diamétralement contraire puisqu’il se confond désormais avec la figure de l’antagonisme. En tant que sujet transformationnel, Christine est forcée de renoncer à son désir de communication avec Roland ; cependant, en tant que sujet positionnel, elle est, pour employer l’expression de Fontanille, « repoussé[e] [...] dans une profondeur humiliante, ou hors champ» (2003 : 111).

Un renversement de pouvoir se dessine progressivement. Pour saisir cette transformation, il suffit de constater que Roland bénéficie d’un surplus de présence et d’un excès de compétence. Autrement dit, son discours occupe toute la place ; il raconte l’enfance de Christine, parle de son bégaiement, effectue un retour sur son mariage qu’il a désapprouvé. À la suite d’une tirade portant sur sa propre vie sexuelle et au cours de laquelle il adopte « un ton très sensuel, très troublant, pas “paternel” pour deux cennes » (49), Christine retrouve sa place au sein du discours. C’est par son énonciation somatique qu’elle s’impose d’abord. L’instance didascalique souligne qu’elle « se berce avec une plainte » (52), pour ensuite insister sur le fait qu’elle « frapp[e] son corps violemment » (54) et se « cogne la tête […] comme pour [la] faire éclater » (55). Sa présence se manifeste également par quelques paroles et par des hurlements. La domination de Christine s’impose aussi en termes de modalités de la compétence : en tant que sujet transformationnel, elle peut surtout compter sur un objet modal[17] pour construire sa nouvelle identité. C’est donc au tour de Christine, cette fois, de se définir comme bénéficiant de la présence négative la plus forte ; c’est aussi à son tour d’incarner la figure de l’antagonisme qui caractérise le schéma de l’épreuve. Grâce à la bouteille de gin qui, ironiquement, assurait une partie importante de la compétence de Roland, Christine parvient à lacérer les yeux de son père. En insistant sur la position concrète dans laquelle se retrouve Christine au terme de l’assaut, c’est-à-dire « elle sur lui » (58, 59), l’instance de discours présente le père à la fois comme un actant transformationnel vaincu, mais aussi comme un actant positionnel qui n’a plus sa place dans le discours. Christine est alors en conjonction avec son Objet.

La phase d’appropriation/dépossession constitue la dernière étape du schéma de l’épreuve intersubjective. Selon Fontanille, c’est la seule des trois étapes à pouvoir être traduite dans les termes mêmes du programme narratif. Elle peut être considérée sous l’angle de l’appropriation, c’est-à-dire par un approfondissement du programme narratif de conjonction qui, dans L’Homme gris, bénéficie à Christine, ou encore sous l’angle de la dépossession par l’élaboration du programme de disjonction, soit, en l’occurrence, celui dont pâtit Roland qui se voit privé de l’objet qu’il convoitait : le contrôle de la vie de sa fille et de son identité.

Saisi dans la perspective du discours en acte, le parcours narratif de Christine permet de montrer qu’elle programme son action en mettant en place une stratégie qui se rattache spécifiquement à un simulacre[18]. Ce qui retient d’abord l’attention, c’est que son état initial témoigne d’une résistance au changement directement attribuable à l’action exercée par un autre sujet. La présence d’une figure d’hostilité (Fontanille, 2003 : 192) qu’incarne Roland dessine la perspective d’un contre-programme. Pour accéder à la révolte qui, sans lui permettre de reprendre le contrôle de sa vie, la mettra au moins en chemin pour le faire, Christine se donne une représentation imaginaire du programme de son père. De nombreuses manifestations somatiques traduisent sa croyance qu’il veut l’agresser ; par exemple, lorsqu’il l’approche, « […] elle se tasse, serre ses bras contre elle » ou encore « fait un geste brusque pour se protéger » (32). Ce sujet potentialisé[19] n’est toutefois pas qualifié pour passer à l’action. Il lui faut encore savoir ce qui lui arrive. Sa quête cognitive est facilitée par des adjuvants de taille : d’une part, la volubilité du père et sa consommation abusive d’alcool et, d’autre part, le fait qu’il associe le bégaiement de sa fille à une certaine lenteur intellectuelle, pour ne pas dire à un manque d’intelligence. Après avoir écouté attentivement les confidences de son père sur sa vie sexuelle, la compétence de Christine est assurée ; il ne lui reste qu’à passer à l’action transformatrice et à affronter la vérité de sa relation avec lui. Or, elle se dérobe devant cette performance et choisit plutôt d’exprimer son désespoir en « se berç[ant] avec une plainte » ou en « frappant son corps violemment » (52, 54). La réaction brutale de Roland semble avoir pour effet de compléter la représentation imaginaire du contre-programme que se donne Christine. En témoigne la réplique qu’elle hurle avant de s’effondrer sur son père en pleurant : « Tu veux m’tuer [...]. Tu veux m’tuer !... » (59). Il se passe alors ceci que Christine est à ce point prise dans son transport passionnel qu’elle se comporte exactement comme si l’agression devenait effective et qu’elle devait défendre sa vie. Le croire qui aurait pu être expulsé par un nouveau savoir finit plutôt par s’imposer[20]. La conséquence de cet acte épistémique est donc une irruption du corps sentant qui s’exprime avec une rare violence tout en favorisant l’accomplissement du programme de base, c’est-à-dire, pour Christine, un début d’affirmation, un désir de contrôler sa propre vie.

Quête et programmation narratives dans La Répétition de Dominic Champagne

La Répétition de Dominic Champagne raconte l’histoire de Luce, une comédienne dans la trentaine, prise dans une impasse existentielle parce qu’elle n’en peut plus de jouer la comédie, de mimer, jour après jour, le désespoir des personnages dramatiques d’ailleurs et d’une autre époque, qu’elle accuse de lui avoir « arrach[é] un morceau de [son] âme pour s’envoler avec » (Champagne, 1990 : 21). Saisie à ce moment douloureux mais fertile où elle prend conscience de sa douleur d’être : « Je peux pus continuer, Blanche, chu vidée » (16), Luce se propose de faire face à sa condition souffrante en montant En attendant Godot de Beckett, en se réservant le rôle de Lucky et en confiant celui de Pozzo à Pipo, le directeur aveugle du théâtre. Ainsi présentée, la pièce de Champagne semble s’organiser, de toute évidence, autour d’un schéma canonique qui repose sur le mode de présence/absence de l’objet pour le sujet.

Parmi les quatre modes de présence identifiés par Fontanille, c’est le défaut de l’objet, l’âme, en l’occurrence, qui semble convenir au discours mis en place dans La Répétition. Le schéma narratif de quête auquel il correspond, et qui met en oeuvre quatre types d’actants, est soumis, tout au long de la pièce, à des variations de présence discursive. De fait, Luce oscille constamment entre son rôle de Sujet et son rôle de Destinataire. En tant que Sujet, elle s’investit comme metteure en scène en se montrant surtout préoccupée par la performance de Victor et d’Étienne, les deux clochards qu’elle a embauchés pour jouer les rôles de Vladimir et d’Estragon. Elle s’engage pleinement dans la réalisation concrète du programme narratif de jonction avec l’Objet. Par exemple, elle interroge longuement Étienne et Victor, les deux gars de la rue qui ont répondu à l’offre d’emploi présentée dans le journal, pour savoir s’ils ont assez vécu pour jouer les rôles. En tant que Sujet, elle tente d’établir sa compétence pour réaliser un programme narratif précis, monter le Godot de Beckett en se réservant le rôle de Lucky. Cette première rencontre engendre chez Luce une grande satisfaction et, par conséquent, la confiance de réaliser son programme d’action : « C’est ça que je veux. I ont tellement vécu, i sont tellement vivants ! I vont être parfaits. […] » (43). Elle entreprend ensuite de convaincre Pipo, le directeur du théâtre : « Ça va être un chef-d’oeuvre, Pipo » (44). C’est donc avec beaucoup d’énergie que Luce plonge au coeur de l’action. Toutefois, même si l’actant Sujet occupe le devant de la scène, cela ne veut pas dire pour autant que la valeur attribuée à l’Objet soit disparue ou simplement affaiblie[21]. Au contraire, Luce interrompt sans cesse l’action pour reconsidérer la définition contractuelle des valeurs mises en jeu ; en tant que Destinataire, elle apparaît obsédée par la valeur. À ces moments précis, c’est comme si la définition des valeurs importait plus que l’accomplissement du programme narratif qui s’articule autour de la mise en scène du Godot. Par exemple, Luce revient de façon bouleversante sur son état d’âme : « Chu vidée, Pipo, je sens pus rien » (45) ; elle exige de ses apprentis-comédiens qu’ils montrent leur âme et qu’ils soient vrais (44) ; elle va même jusqu’à s’imposer de monter sur scène avec le vrai Pozzo afin de « jouer [s]on rôle de chien battu avec toute [s]on âme... » (46). Toutefois, devant le refus catégorique de ce dernier, elle devient Destinataire à part entière, le temps de quelques secondes. En effet, elle quitte la scène pour se réfugier dans l’espace du pianiste qui est à l’avant-scène et elle reprend nettement contact avec l’instance du Destinateur :

Mon âme dort, Christian, mon âme dort. Quelque part au fond de moi-même. Et si je veux la réveiller, mon âme, i faut que je casse tous les masques de la grande actrice. Et que je plonge au coeur du grand vide qui me remplit. Au coeur de l’immense silence où je me débats avec moi-même comme monstre à exorciser.  

48[22]

Ce temps d’intériorisation qui marque une suspension de l’action, et que nous considérons comme une tentative du personnage pour faire le point, pour renouer avec les valeurs mises en jeu par le programme d’action, place donc la relation Destinateur/Destinataire au centre du champ positionnel. Bref, tout au long de la pièce, Luce va et vient entre les deux plans de pertinence du schéma narratif. Elle hésite constamment entre deux rôles. Tantôt, elle se concentre sur la performance à réaliser et sur les moyens d’y arriver, tantôt elle considère les valeurs qui encadrent son action exactement comme si elle remettait en question son rôle de Sujet ainsi que le contrat qui a été négocié. À la fin de la pièce, son absence au soir de la première vient donner un sens à cette hésitation.

Dans la perspective du discours en acte, Luce construit son programme tout au long du récit. Son état initial est caractérisé par le manque de l’Objet ; elle ne cesse de répéter qu’elle est vidée, qu’elle ne sent plus rien, qu’elle n’a plus rien à donner et qu’elle est en train de passer à côté de sa vie (19, 45, 46, 48). La situation existentielle à laquelle elle est soumise est pénible ; elle cherche à se libérer pour ressentir un bienfaisant sentiment d’identité personnelle et son programme de base est associé à une quête d’âme. Il semble important de souligner la résistance de l’énoncé initial à la transformation. Le premier obstacle qu’il rencontre concerne la complexité même de la situation, plus précisément l’état de confusion qui affecte le personnage ainsi que son état de sujet déprimé. D’abord, l’actrice ne semble plus établir de distinction entre le monde de la fiction et celui de la réalité parce qu’elle s’identifie sans cesse aux personnages qu’elle interprète. Cela constitue un obstacle majeur à la transformation d’un Sujet qui dit vouloir renouer avec ses émotions. De plus, son état dysphorique l’incite à réclamer des calmants, ce qui a pour effet d’anesthésier ses émotions. Le deuxième obstacle tient à la présence d’une figure d’hostilité. Pipo désapprouve la quête de Luce. Ce contre-sujet ridiculise même l’objet de valeur que vise le Sujet : « Qu’est-ce que tu cherches ? Qu’est-ce que ça mange en hiver, ça, l’âme, Luce ? » (84) ; il tente de maintenir l’actrice dans le statu quo : « Ta vie, c’est de te remplir de la vie des autres ! Le reste, le monde s’en sacre ! I intéresse personne ton vide ! » (125). Il s’oppose, par conséquent, à la performance de jeu théâtral centrée sur la vérité que prépare Luce : « Tu vas tuer toute ton image ! […] Tu vas ruiner ta carrière, Luce ! […] On monte pas ça, Luce ! […] » (44, 45, 46). La perspective d’un contre-programme ne saurait être mieux définie.

L’opérateur requis pour vaincre ainsi un état qui résiste à la transformation n’est nul autre que Luce elle-même, le Sujet d’état disjoint de son Objet. Tout en se lançant dans des programmes d’usage qui devraient l’amener à produire un théâtre de la vérité, en obligeant Étienne, par exemple, à porter des bottes trop petites pour une répétition, elle doit en plus déjouer le contre-programme persistant de Pipo. Pour y arriver, elle utilise différentes stratégies. D’abord, elle anticipe le résultat final : « Ça va être un chef-d’oeuvre Pipo » (44) ; dans son imaginaire, tout au moins, les rôles de Lucky et de Pozzo sont, pour elle et Pipo, les rôles de leur vie (46). Elle a ensuite recours à des stratégies de manipulation en affirmant, par exemple, que « Monsieur est au-dessus de ça lui ! » et qu’il a « autre chose à faire que de perdre [son] temps à livrer [son] âme » (65). Pour avoir un effet persuasif complet sur le contre-sujet, elle utilise surtout une stratégie d’affrontement qui modifiera l’organisation narrative du texte. Elle dénonce l’événement qui a marqué la fin de la carrière d’acteur de Pipo : « À trente-cinq ans, le grand Pierre-Paul était passé maître dans l’art de se mettre à pleurer à chaudes larmes en se chauffant les deux yeux sur son spot ! » (123). Même si Pipo l’exhorte à se taire, elle poursuit en l’accusant de s’être « pris un knouk », c’est-à-dire une

[...] petite actrice qui demandait pas mieux que de le prendre toute pour elle le grand talent du grand acteur, pour se remplir à son tour de toutes les vies, toutes les vies qui vous donnent l’impression de devenir quelqu’un aux yeux des autres.

124

En insistant ainsi sur les circonstances qui ont rendu Pipo aveugle et en l’accusant du mal à l’âme qu’elle porte depuis, Luce utilise une stratégie qui vise à faire souffrir Pipo et qui, parallèlement, a pour effet de favoriser, chez elle, une montée d’émotion à ce point intense qu’elle « s’effondre par terre » (125). Une telle initiative se révèle efficace et Pipo, profondément touché, renonce à son contre-programme. Ce retournement de situation permet de considérer globalement la prise de parole de Luce comme une stratégie qui a pour effet d’assurer sa compétence principale et de transformer la situation narrative. Désormais, rien ne semble pouvoir empêcher l’accomplissement de la performance de jeu susceptible de redonner à Luce le peu d’âme qu’il lui reste. Or, au soir de la première, elle renonce simplement à se conjoindre avec l’Objet et sa défection ne s’accompagne d’aucune explication. Comme le dit Fontanille, il arrive qu’un sujet, après avoir acquis les compétences nécessaires pour accomplir un exploit, estime qu’il a fait l’essentiel ; alors, il ne se donne même plus la peine d’accomplir l’exploit attendu (2003 : 172). C’est un peu comme si, après avoir neutralisé les résistances à la transformation de son état initial en cessant de prendre des calmants et en déjouant le contre-programme tout en renouant avec ses émotions, Luce parvenait enfin à sortir d’un état de confusion cognitive et à distinguer la réalité de la vie et la fiction du théâtre.

Au dire de Greimas lui-même, « la réflexion sur la narrativité » est « partie de l’exploitation un peu hâtive de la “ morphologie ” de Propp » (1976 : 5). Après avoir effectué, dans Sémantique structurale, une première réduction du modèle proppien qui a consisté en l’élaboration d’un schéma canonique de trois épreuves et d’un modèle actantiel limité à six rôles, il présente, dans Du Sens, le projet d’une sémiotique générale. Dans « Éléments d’une grammaire narrative », il donne aux grandes épreuves du modèle de Propp la forme canonique d’un énoncé narratif, forme d’organisation narrative qui est à la fois plus abstraite et plus généralisable ; de plus, il associe l’action à une transformation accomplie et à une logique des présuppositions. Sur le plan de la pratique, une sémiotique du discours-énoncé s’impose et les schémas narratifs de la quête et de l’épreuve sont privilégiés.

Même si le développement de la problématique de l’énonciation a renouvelé la sémiotique en profondeur, il faut bien voir, comme le dit Denis Bertrand, que le « déplace[ment du] point de vue de la sémiotique sur l’énonciation n’implique pas pour autant un antagonisme entre deux paradigmes sémiotiques […] » (2000 : 68). Selon cette perspective, le projet d’ensemble adopté par Jacques Fontanille s’inscrit dans celui d’une sémiotique du discours, « c’est-à-dire d’une discipline qui s’efforce d’établir les conditions dans lesquelles les expressions et les pratiques, verbales et non verbales, font sens » (1999 : 7). La prise en compte des modulations de la tensivité profonde, qui implique une redéfinition de certains éléments de la sémiotique classique, comme la narrativité ou encore la structure élémentaire de la signification, rend le modèle greimassien plus productif et plus apte à saisir la complexité des oeuvres littéraires contemporaines. Les études de l’action dans L’Homme gris et La Répétition établissent la rentabilité des outils d’analyse qui ont été reconfigurés dans cette perspective théorique. De plus, certains éléments rattachés à l’action – comme l’hésitation constante d’un actant partagé entre son rôle de Sujet et son rôle de Destinataire ou encore l’utilisation de stratégies liées à un simulacre ou à une représentation imaginaire –, parce qu’ils s’accompagnent d’un certain nombre d’effets de sens affectifs, permettent de constater que les logiques de l’action et de la passion s’entrecroisent de façon dynamique et se déterminent souvent l’une l’autre.

Comme nous l’avons dit en introduction, le développement de la problématique de la narrativité assure l’autonomie de la dimension affective du discours dramatique. Cela est d’autant plus pertinent que la dramaturgie québécoise des années 1980 développe une thématique de l’affectivité tout en rassemblant des écritures appartenant à différents courants esthétiques. Ainsi, pour analyser en profondeur les transformations affectives qui correspondent à des séquences reconnaissables parce qu’elles encadrent l’action ou qu’elles la font bifurquer, il conviendrait de mettre à l’épreuve la perspective du discours en acte élaborée par Fontanille. Du coup, pourraient être validés les instruments qu’elle propose : les schémas qui conjuguent les tensions affectives et cognitives du discours, le modèle canonique qui organise la syntaxe passionnelle et certains faits textuels précis qui signalent l’affectivité dans les textes.