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Dans le champ narratif, le xxe siècle fut, sans conteste, celui des innovations techniques. Du monologue intérieur, tel qu’il apparaît chez Dujardin (1887), au récit « déconstruit » façon Butor ou Beckett, les écrivains de la modernité ont transformé le visage du roman. Les différentes générations qui, de Proust à Duras, ont remodelé le texte de fiction, s’accordent sur l’idée suivante : on ne peut plus raconter comme avant, si tant est – pour les plus radicaux – qu’on puisse encore raconter. Les divers courants du xxie siècle naissant montrent, nous le verrons, qu’un retour en arrière est difficilement envisageable. L’étrange n’est pas tant la volonté – constante au cours de l’Histoire – de rénover une manière trop usée que le renoncement volontaire à ce qui, depuis l’origine, a fait le succès de la littérature narrative : un enchaînement d’actions mettant aux prises des personnages. Le récit « classique » avait un atout majeur : son immense et incontestable pouvoir de séduction. C’est donc sous l’angle, un peu décalé, du plaisir de lire que nous voudrions examiner la mutation des formes narratives. Nous nous interrogerons sur les raisons qui ont conduit à délaisser les formes traditionnelles, puis sur la façon dont le lecteur réagit aux nouveaux modes de narration. Mais rappelons, pour commencer, ce qui faisait la force du récit « classique » en termes d’« expérience de lecture ».

L’attraction du récit classique

Selon une terminologie désormais bien ancrée, le récit (matériau verbal qui s’offre à la lecture) se distingue de la narration (acte narratif producteur) et de l’histoire (ce qui est raconté) (Genette, 1972). Si les procédures de la narration n’ont jamais été figées, il semble, en revanche, possible, après les recherches de Propp et de Greimas, d’identifier une structure canonique de l’histoire. Le modèle de Paul Larivaille (1974), connu sous le nom de « schéma quinaire », est l’un des plus convaincants :

  1. Avant – État initial – Équilibre

  2. Provocation– Détonateur – Déclencheur

  3. Action

  4. Sanction – Conséquence

  5. Après – État final – Équilibre.

La lecture en est assez simple. Toute intrigue se présente comme le passage d’un état à un autre. En tant que transformation, elle suppose un élément qui l’enclenche (la provocation), une dynamique qui l’effectue (l’action) et un épisode qui clôt le processus (la sanction).

Il existerait donc une structure matricielle de l’histoire, fondée sur l’enchaînement logique des séquences. Si les procédures narratives ont longtemps eu pour fin d’en faciliter la reconnaissance, c’est que la lisibilité est la notion le plus souvent avancée pour définir le récit classique. À Barthes affirmant sans ambages : « [n]ous appelons classique tout texte lisible » (1970 : 10), fait écho P. Hamon parlant de « texte réaliste-lisible » (1982 : 134)[1]. Il est donc possible de définir la narration classique comme l’ensemble des techniques qui, faisant coïncider niveau apparent du récit et structure profonde de l’histoire (autrement dit, récit et intrigue), favorisent l’adhésion du lecteur. Elle offrirait les caractéristiques suivantes[2].

Le narrateur, afin d’éviter toute confusion (dans l’optique réaliste, la langue est seconde par rapport à un réel qu’elle exprime, mais ne crée pas [Hamon, 1982 : 132]), se présente comme extérieur à une histoire racontée en récit premier. Pour conforter l’idée de cohérence[3], l’histoire est narrée au passé, dans l’ordre chronologique, en évitant les répétitions et sur un rythme faisant alterner scènes et sommaires. Dans la représentation des événements comme dans celle des paroles et des pensées, le narrateur, soucieux de faire oublier sa présence (le geste producteur du message doit s’effacer au maximum), choisit la proximité contre la distance. S’efforçant de « coller aux faits », il évite, autant que possible, les notations subjectives. La focalisation zéro, c’est-à-dire l’omniscience, est logiquement privilégiée : permettant d’expliquer les comportements (une action est d’autant plus vraisemblable qu’elle est motivée[4]), elle contribue efficacement à la lisibilité du récit. En résumé, la narration classique propose un récit stable, clair, chronologique et passant pour vrai.

Le texte lisible, « texte de plaisir », est donc bien, comme l’affirme Roland Barthes, « celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture » (1973 : 25). En tant que suite d’actions structurée (il a un début, un milieu et une fin) et logique (chaque étape entraîne la suivante), il se présente comme une rationalisation du réel conforme aux schémas établis[5]. La force de la narration classique, c’est d’assurer la transparence du schéma archétypal de l’histoire – schéma gratifiant pour au moins deux raisons.

Sur le plan idéologique, le récit conventionnel retrace toujours la réduction d’un déséquilibre. Tout se passe comme s’il avait horreur du doute et du chaos. Il apparaît ainsi comme fondamentalement conservateur dans sa structure. Une histoire n’est faite que de disjonctions « abusives » (l’ambition et le pouvoir, le talent et la reconnaissance sociale, l’enquêteur et la vérité) qui donnent lieu, par transformation, à des conjonctions « normales ». La complication initiale, celle qui enclenche la dynamique de l’action, est toujours finalement réparée.

Sur le plan psychanalytique, le charme du récit traditionnel tient, pour une grande part, à l’analogie entre les structures de l’histoire et le schéma oedipien. En creusant un écart initial entre un sujet et un objet[6], toute histoire rejoue d’une certaine manière la scène de l’Oedipe : l’affrontement du désir et de la loi. Que l’on songe à Ulysse cherchant à rejoindre Ithaque, à Emma Bovary rêvant au grand amour ou aux héros de Verne cherchant à faire le tour du monde en quatre-vingts jours. L’art de la narration consiste à différer jusqu’à la dernière page le retour à l’apaisement (soit par la réalisation du désir, soit par le triomphe de la loi). Mais, quelle que soit l’issue, le conflit mis en scène nous demeure étrangement familier. « Comme fiction, remarquait Barthes, l’Oedipe servait au moins à quelque chose : à faire de bons romans, à bien raconter » (1973 : 76).

La force du récit conventionnel, c’est donc de conforter notre façon « habituelle » de voir les choses. Comme le note P. Hamon, « serait lisible quelque chose qui nous donnerait la sensation du déjà vu (ou déjà lu, ou déjà dit, par le texte ou par l’extra-texte diffus de la culture) » (1974 : 120). On peut se demander à quels motifs ont obéi les romanciers pour renoncer à une recette dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle a fait ses preuves.

Une autre façon de raconter

Pour comprendre les singularités du récit contemporain, il est nécessaire de commencer par rappeler ce qui a motivé les grandes mutations du récit au xxe siècle. La plupart des raisons avancées restent en effet valables aujourd’hui, même si, on le verra, les réponses proposées sont assez différentes.

La déconstruction du récit classique tient d’abord à la prise de conscience de la nature sociale du langage : les formes littéraires ne sont jamais neutres. Comme l’a montré Barthes, ce n’est pas un hasard si l’explosion du genre romanesque s’est produite dans le siècle du libéralisme triomphant. Voulant présenter ses propres valeurs comme absolues, la société bourgeoise trouve dans le récit romanesque le matériau formel dont elle a besoin pour élaborer une mythologie de l’universel[7]. « Le romancier réaliste, note Leo Bersani, tente désespérément de maintenir la cohésion de ce dont il perçoit très bien la désagrégation » (1982 : 60).

La seconde grande raison qui invite les romanciers à renouveler les formes narratives est d’ordre épistémologique. La conviction, caractéristique de la modernité, qu’il n’y a plus de vérité indiscutable ne pouvait manquer d’avoir des incidences sur la croyance aux récits. Comment accepter la structure rassurante du roman classique, une fois perdue l’illusion que nos actes s’inscrivent dans une finalité ? Le monde où « Dieu est mort »[8] se trouvant brutalement privé de sens, le sujet freudien n’ayant plus la transparence du moi cartésien, le modèle rationnel du récit apparaît comme périmé.

Contester le récit, c’est donc fragiliser la représentation qu’il véhicule et refuser des codes qui ne sont pas seulement esthétiques. Ce qu’il s’agit de dénoncer, c’est la participation-aliénation d’un lecteur spontanément conduit à voir, dans le roman, un miroir du réel. Comme l’a remarqué Brecht à propos du théâtre, un art vraiment libérateur doit, au lieu de favoriser l’illusion (toujours idéologique), essayer d’« amener le spectateur à considérer ce qui se déroule sur la scène d’un oeil investigateur et critique » (1972 : 330). Retirer au lecteur les satisfactions fantasmatiques du leurre, c’est ainsi pour le narrateur se donner la possibilité de transformer le récit en « parole », de faire d’une forme usée, gardienne de la doxa, une tribune pour un discours neuf.

Si le roman du xxe siècle a innové, c’est donc en systématisant des procédés qui n’étaient employés qu’épisodiquement par les récits classiques : brouillage des niveaux narratifs (S. Beckett, Molloy, 1951), bouleversements temporels (M. Butor, L’Emploi du temps, 1957), jeu sur les focalisations (W. Faulkner, Le Bruit et la Fureur, 1972) ou ralentissement du récit (J. Joyce, Ulysse, 1922).

Malgré la variété des visages qu’il offre, le récit contemporain est inévitablement marqué par cet héritage. Qu’il s’agisse d’accentuer la remise en cause du récit réaliste-lisible[9], de réduire le schéma narratif à sa plus simple expression[10], de s’inscrire dans un éclectisme jubilatoire[11] ou de pratiquer une auto-distanciation généralisée[12], les différentes orientations du roman contemporain ont en commun d’être toujours marquées par l’« ère du soupçon ». En conséquence, elles débouchent sur des récits qui, au-delà de leurs singularités, ont un certain nombre de caractéristiques communes.

La progression linéaire est en général abandonnée au profit d’une organisation plus subtile, fondée sur des analogies et des variations. Sans doute serait-il préférable de parler de « composition » (au sens musical du terme). Tout se passe comme si la complexité du réel ne pouvait être restituée qu’au moyen d’une inventivité toujours renouvelée dans la construction du récit : dans Le Roi des Aulnes de M. Tournier (1989), la succession événementielle est brouillée par une structure sous-jacente faite de renvois et d’échos sur le modèle de la fugue ; dans Les Versets sataniques de S. Rushdie (1999), différentes séries narratives s’enchevêtrent dans une composition en neuf parties qui rappelle la forme musicale du rondo ; dans L’Acacia de C. Simon (2004), le contrepoint entre deux temporalités fait prévaloir la parenté thématique sur la progression événementielle.

L’unité et la cohérence cèdent souvent la place à l’hétérogénéité et à la multiplicité du matériau romanesque. Tout peut devenir objet de roman parce que le réel est d’une diversité inépuisable. La conséquence est l’inflation des « catalyses »[13]. Ainsi, chez M. Kundera, l’enchaînement des actions est moins important que les commentaires, analyses, interrogations et réflexions qu’elles suscitent. Cette omniprésence du discours est également flagrante dans les trois volets des Romanesques d’A. Robbe-Grillet (1985, 1988 et 1994) ou dans certains romans de P. Sollers (Femmes, 1983, et Portrait du Joueur, 1984).

Enfin, dans la mesure où la vocation de la littérature n’est pas d’« aliéner » mais de « libérer », l’autorité narrative est constamment remise en question. Comme le note J. Goytisolo dans Paysages après la bataille, la voix narrative n’est jamais sûre :

Prends garde, lecteur ; le narrateur n’est pas fiable. Sous son apparente franchise et son honnêteté déchirée […] il ne cesse de te tromper.

1985 : 72

Chez Kundera, la procédure est plus retorse : c’est en s’affichant comme l’auteur (beaucoup de traits permettent de l’assimiler à Kundera) que le narrateur de La Lenteur (1995) mine la crédibilité de l’ensemble du récit. Dans un autre registre, les polémiques suscitées par les romans de M. Houellebecq (il n’est que de se reporter à la presse et aux comptes rendus critiques) s’expliquent en partie par leur structure énonciative : l’effacement textuel des distinctions entre personnage, narrateur et auteur empêche le lecteur de déterminer avec certitude à qui incombe la responsabilité du propos[14].

Ces nouvelles caractéristiques de la narration ont inévitablement bouleversé les modalités du rapport au texte. Si les opérations de reconnaissance, synthèse et hiérarchisation sont – comme le pensent nombre de théoriciens – indispensables à toute lecture, elles se déclinent dans les récits contemporains d’une façon très particulière.

La nouvelle dialectique de la lecture narrative

Les approches cognitives ont montré qu’il n’y a pas de compréhension sans une part de reconnaissance. On en trouve un écho dans les travaux de J.-L. Dufays. Selon l’auteur de Stéréotype et Lecture (1994), la « première compréhension » consiste en effet à ramener l’inconnu au connu : découvrant un récit, le lecteur associe, dès qu’il le peut, les signes du texte à des structures sémantiques préexistantes (modèles narratifs, cadres cognitifs, schémas idéologiques). Ce n’est qu’au fur et à mesure que sa lecture progresse qu’il peut passer à une « deuxième compréhension » en construisant un topic plus conforme à l’univers du texte. S’agissant des récits contemporains, il est clair que la phase de reconnaissance se fonde moins sur des schémas idéologiques ou des modèles narratifs volontairement brouillés que sur des intertextes. L’émiettement des récits d’É. Chevillard et de J. Serena est ainsi compensé par la référence aisément repérable aux textes de Beckett. On reconnaît ainsi Malone meurt (1951) dans Mourir m’enrhume (1987), et Mercier et Camier (1946) dans Basse ville (1992). Chez C. Gailly (Dit-il, 1987), les renvois à l’impuissance beckettienne se superposent malignement à la référence à Proust.

Dans le récit classique – qui, on l’a vu, se donne à lire comme progression logique –, le sens des événements à venir est à chercher dans les événements déjà mentionnés. Eu égard aux limites de la mémoire, la compréhension ne peut donc se faire sans un important travail de synthèse.

Après avoir interprété chaque phrase d’un récit comme une construction de propositions, explique Jean-Michel Adam, nous établissons des relations (paquets de micropropositions sémantiques) et nous réduisons spontanément une information que nous pouvons alors stocker en mémoire.

1985 : 64-65

C’est aussi à cela que servent les schémas cognitifs et narratifs. Comme le note U. Eco à propos de Quatrevingt-treize (V. Hugo, 1874), et, plus généralement, des romans de facture classique, « [l’hypothèse actantielle] s’instaure très tôt au cours de la lecture, elle guide les choix, les prévisions et détermine les filtrages des macropropositions » (1985 : 233). Ce processus est nettement perturbé dans nombre de récits actuels où l’activité de synthèse n’intervient qu’après coup, une fois le livre refermé. Au cours de la lecture, on a plutôt tendance à lire séquence par séquence pour répondre à la dissémination du texte que les récits modernes, à la différence des récits classiques, ne cherchent plus à faire oublier. Ce n’est pas un hasard si la façon dont M. Charles décrit la lecture en général se vérifie surtout pour la lecture des récits contemporains :

[…] ce qui me semble important, dans une réflexion sur l’ordre, la cohérence, l’architecture du texte, c’est de savoir en revenir à l’idée d’énoncés autonomes – migrateurs, mémorisables, citables : ils renvoient à une expérience réelle de la lecture, une lecture non professionnelle, non savante, mais courante ; leur prise en compte est la meilleure manière de relancer l’interprétation, ou de lui faire échec, ou encore d’opposer à une interprétation qui, par définition, va toujours trop vite et trop loin dans la voie de la systématisation, de la hiérarchisation, d’opposer, donc, à cet impérialisme herméneutique une véritable pluralisation du texte.

1995 : 58

Dans la plupart des récits actuels, il y a en effet trop de détails, trop de digressions, trop de pièges pour qu’on puisse être sûr de tenir le fil conducteur autour duquel reconstruire un enchaînement logique. La Nébuleuse du crabe est ainsi composé de 52 textes qui nous présentent un personnage – Crab – dont les actions n’obéissent à aucune logique apparente (sauf parfois, celle du jeu de mots : « Devant sa glace, réflexion faite, c’était plutôt lui l’intrus » [Chevillard, 2006 : 9]) et s’enchaînent sans autre principe que la fantaisie du narrateur. Ayant le sentiment d’être confronté à une collection d’énoncés, le lecteur a tendance à pratiquer une lecture séquentielle plus intensive qu’extensive[15] : le paragraphe, érigé en objet d’art, devient le lieu privilégié de son attention.

Enfin, si la hiérarchisation demeure une constante de la lecture[16], elle ne se fait plus au regard d’une cohérence difficile à trouver, mais en fonction des préférences subjectives du lecteur. Cette hiérarchisation personnelle est grandement facilitée par la souplesse de la composition musicale. Dès lors qu’un récit se donne à lire comme une variation de thèmes et de motifs, il appartient à chaque lecteur de porter son attention sur tel ou tel élément. Je peux ainsi retenir de L’Immortalité de Kundera (1990) une critique du monde moderne, une réflexion sur le romantisme et le libertinage ou un discours sur l’art, de la même façon que je peux, au choix, lire Une île de G. Scarpetta (1996), comme un roman sur le cinéma, sur l’érotisme ou sur l’amitié.

Les récits contemporains ont donc ouvert de nouvelles possibilités qui ont enrichi notre façon de lire. Si, en effet, il est clair que le type de récit détermine en grande partie le mode de lecture (un texte de Samuel Beckett ne se lit pas comme un roman de Jules Verne), il n’en reste pas moins vrai qu’un nouveau type de récit peut entraîner une nouvelle façon de lire qui, par rétroaction, peut s’étendre aux récits qui n’avaient pas été conçus pour ce mode de réception. Si les façons de lire sont originellement liées aux types de récit, elles ont donc progressivement acquis une autonomie et dépendent à présent aussi des choix du lecteur. La distinction qui suit est donc plus théorique qu’historique.

Quatre façons de lire le récit

Il convient, pour commencer, de rappeler que l’expérience du lecteur de récits se définit minimalement de la façon suivante : « un narrateur me raconte une histoire ». La lecture narrative fait donc jouer les quatre éléments suivants : un narrateur, une histoire, une façon de raconter, un lecteur. On peut ainsi distinguer quatre types de lecture narrative selon la hiérarchie[17] opérée entre ces composantes.

Le premier mode de lecture consiste à lire le récit en vue de l’histoire. Le lecteur s’intéresse d’abord au contenu de l’intrigue, à ce que le texte raconte. C’est ce qu’on a appelé plus haut la lecture « extensive ». Barthes en donne une description très précise :

L’avidité même de la connaissance nous entraîne à survoler ou à enjamber certains passages (pressentis « ennuyeux ») pour retrouver au plus vite les lieux brûlants de l’anecdote (qui sont toujours ses articulations : ce qui fait avancer le dévoilement de l’énigme ou du destin) : nous sautons impunément (personne ne nous voit) les descriptions, les explications, les considérations, les conversations ; nous sommes alors semblables à un spectateur de cabaret qui monterait sur la scène et hâterait le strip-tease de la danseuse, en lui ôtant prestement ses vêtements, mais dans l’ordre, c’est-à-dire : en respectant d’une part et en précipitant de l’autre les épisodes du rite (tel un prêtre qui avalerait sa messe).

1973 : 21

Ce type de lecture est particulièrement adapté aux récits linéaires : romans d’aventures, histoires d’espionnage, textes à énigme. Mais on peut bien sûr lire la plupart des récits sur ce mode-là.

Un deuxième mode de lecture consiste à s’intéresser à la façon dont l’histoire est racontée (et, plus généralement, à l’écriture) plus qu’à l’histoire elle-même. Ce rapport au récit est bien sûr une conséquence de la surévaluation de la forme par les écrivains eux-mêmes. Dès lors que le roman devient « poétique », la lecture narrative s’attache tout naturellement à la poésie du roman. Selon Kundera, la publication de Madame Bovary marque, de ce point de vue, une étape décisive dans l’histoire du genre :

[…] pour la première fois, un roman est prêt à assumer les plus hautes exigences de la poésie (l’intention de « chercher par-dessus tout la beauté » ; l’importance de chaque mot particulier ; l’intense mélodie du texte ; l’impératif de l’originalité s’appliquant à chaque détail). À partir de 1857, l’histoire du roman sera celle du roman devenu poésie.

1986 : 175

Ce deuxième mode de lecture a largement été conforté par les partis pris de la modernité : remise en cause de la distinction fond/forme (qui conduit à privilégier le multiple du signifiant au détriment de l’un du signifié) ; valorisation de la part inconsciente du geste littéraire (qui s’inscrit dans une façon d’écrire) ; idée que la signification d’un texte est à chercher dans son architecture. Paradis de Sollers (1981), par exemple, se laisse plus facilement lire comme poésie que comme roman.

Un troisième mode de lecture possible consiste à ne se centrer ni sur le contenu du récit ni sur son écriture, mais sur celui qui raconte l’histoire, à savoir le narrateur. Ce type de lecture est une conséquence de la contestation des modèles narratifs usuels. En l’absence d’une structure logique aisément décelable, on est en effet conduit à structurer le récit par rapport à la relation narrateur/lecteur plutôt que par rapport à un enchaînement de fonctions devenu problématique. Pour reprendre la terminologie de Barthes, lorsque le texte ne se laisse plus construire aux niveaux des « fonctions » et des « actions », le lecteur n’a d’autre choix que de se reporter au niveau de la « narration », défini comme « l’ensemble des opérateurs qui réintègrent fonctions et actions dans la communication narrative, articulée sur son donateur et son destinataire »[18]. Paradoxalement, ce rapport au texte n’est pas sans lien avec la proclamation de la « mort de l’auteur ». Si l’auteur n’intéresse plus en tant que personne biographique, l’attention se déporte logiquement vers le projet du texte comme tel, projet que l’on peut référer à l’instance du narrateur ou, si l’on veut dépasser un strict immanentisme, de l’« auteur impliqué »[19]. L’histoire se présentant comme émiettée, la seule façon de lui rendre une cohérence – ce qui est nécessaire à l’acte de lecture – est de capter la voix dont elle émane, autrement dit de quitter le niveau de l’énoncé pour celui de l’énonciation. C’est finalement ce que fait M. Charles en se référant au projet du narrateur proustien pour donner une unité à la fin de Guermantes II (1922). Le problème de lecture est en effet le suivant : comprendre ce passage comme une scène de comédie visant la satire du milieu Guermantes (et unifier ainsi les multiples événements qui se télescopent en cette fin de volume) ne rend pas compte d’une donnée essentielle : même Swann (qui, à bien des égards, est le révélateur du ridicule des Guermantes) est l’objet d’un regard critique et distant de la part du narrateur. Pour construire la cohérence du passage, M. Charles est donc conduit à se référer au projet supposé du narrateur : « D’une certaine manière, le narrateur est pressé d’en finir. Avec sa scène ou sa comédie, avec les Guermantes sans doute, mais aussi avec Swann et sa mort prochaine » (1995 : 70). L’enjeu est de passer au second versant du cycle, qui commencera avec Sodome et Gomorrhe (1922-1923). Dès lors que l’on s’interroge sur le projet du texte, la lecture est, on le voit, moins réception d’une histoire que communication avec l’autre. Cette façon de lire est particulièrement sollicitée par les récits contemporains. On peut en effet se demander ce que vise un texte nous rapportant les menues occupations d’un homme qui s’installe dans sa salle de bains (Toussaint, 1985) ou les petits-déjeuners studieux d’un personnage qui décide de ne plus regarder la télévision (Toussaint, 1997). On s’interrogera de la même façon sur ce qu’exprime l’histoire, a priori déconcertante, d’un homme fixant des rendez-vous à une femme qu’il ne prend pas soin de prévenir (Oster, 2003).

Le dernier mode de lecture consiste, pour le lecteur de récits, à se concentrer sur le dernier élément de la structure, à savoir lui-même. C’est une des conséquences de la polyphonie du récit et de l’exploitation maximale qu’en ont fait (ou qu’en font) certains textes où il est, on l’a vu, de plus en plus difficile d’identifier une « autorité ». Ayant du mal à reconstruire une cohérence du contenu et ne parvenant plus à identifier la voix qui lui parle, le lecteur en vient à réfléchir sur ce qu’il vit personnellement dans sa relation au texte : c’est désormais lui – en tant que destinataire – qui fait l’unité du récit. Nombre de récits contemporains ressemblent ainsi à ces jeux vidéo qui, refusant les scénarios « linéaires » ou trop « scriptés », se contentent de donner les éléments de base et quelques règles de combinaison pour que chaque joueur décline sa propre aventure et accomplisse un voyage dans son propre imaginaire. Pour nous contenter d’un exemple, le laconisme et l’éclatement qui définissent l’écriture de C. Gailly débouchent sur des textes morcelés à l’extrême qu’il appartient à chaque lecteur de recomposer. Examinons le passage suivant, extrait de La Passion de Martin Fissel-Brandt :

À bonne distance. Pour ne pas l’effrayer. Martin Fissel. Son nom complet est Fissel-Brandt. Gesticulait. Oui, des gestes. Ni trop amples. Ni trop vifs. Aucune brutalité. Il avait trop souvent brutalisé. L’avait été lui-même. Si souvent. Nulle méchanceté par conséquent dans ces mouvements qui ne cherchaient qu’à signifier. Se faire entendre. Comprendre. De l’impatience, certes. Mais il était pressé : Va-t’en.

Il lui parlait. En même temps qu’avec douceur, vivacité, il agitait son bras. Tout bas, il le lui disait : Envole-toi.

Le rouge-gorge ne bougeait pas. Il semblait s’être naturalisé. Ses yeux ronds noirs. Deux billes d’ébène. D’un froid terrifiant, sidéral. Ciel noir d’hiver, de nuit, étoiles. Il regardait dehors. Rouge fougère sur le devant. Le reste gris canon de fusil.

1998 : 10

Que ce soit au niveau du mot (souvent très bref), de la phrase (courte et décomposée artificiellement) ou du paragraphe (qui se limite à quelques lignes), c’est bien le minimalisme qui domine. On en retire une impression d’éclatement, confortée par une ponctuation insolite qui privilégie la juxtaposition. La lecture ainsi ralentie, chaque lecteur peut pénétrer dans le récit à son rythme et réfléchir à la manière dont il construit le sens[20].

Le récit contemporain ne se contente donc pas de proposer de nouvelles façons de raconter : il dessine, en même temps, d’autres façons de lire. C’est aussi par ce biais qu’il enrichit notre rapport au monde. Le champ des possibles, qu’à en croire Kundera le roman examine[21], est peut-être d’abord celui de la lecture.