Corps de l’article

La question de la représentation et de la participation politiques des groupes ethnoculturels et des minorités visibles continue d’être peu étudiée au Canada. Ailleurs, des recherches commencent à identifier les facteurs principaux qui nuisent à l’intégration politique de ces groupes. Au nombre des éléments les plus souvent cités, on note le statut politique marginal des personnes issues de ces communautés, la discrimination politique pratiquée à leur endroit, le manque d’opportunités politiques et le peu d’intérêt des partis politiques à l’égard des candidatures issues des groupes ethnoculturels et des minorités visibles[1]. Quoiqu’ils soient moins nombreux, les travaux canadiens ont tout de même permis de lever le voile sur la faiblesse de la représentation numérique des groupes ethnoculturels dans les parlements et de signaler certaines barrières contribuant au maintien des personnes des communautés ethniques et des minorités visibles dans un état de sous-représentation par rapport à leur poids démographique. On a observé en outre des avancées significatives de ces groupes, notamment aux paliers fédéral et municipaux[2].

On sait désormais que les groupes ethniques minoritaires ont un impact électoral certain : non seulement sur l’issue du vote, mais aussi lors des mises en candidature et de l’adoption des programmes électoraux[3]. En revanche, on ignore si les membres de ces groupes, une fois élus dans les instances législatives, contribuent à une meilleure prise en compte de la diversité dans le processus d’élaboration des politiques publiques. L’objectif du présent article est donc de mettre en lumière les effets de l’augmentation de la diversité ethnoculturelle dans les assemblées élues. D’abord, grâce aux informations que nous avons obtenues auprès d’élus issus des groupes ethnoculturels relativement à leur expérience dans la sphère politique et dans les lieux décisionnels, nous pourrons tracer un parallèle entre leurs points de vue et la littérature existante. Ensuite, bien qu’elle soit exploratoire, notre enquête servira à débattre d’une question cruciale pour l’étude de la représentation politique des groupes ethniques minoritaires : celle de savoir si les élus issus de ces groupes sont ou non les mandataires de leur communauté ethnoculturelle d’origine. La première partie de l’article présente succinctement les principaux travaux dans le domaine de la représentation politique des groupes minoritaires et insiste notamment sur la participation politique formelle. La deuxième expose nos questions de recherche. La troisième décrit l’enquête, l’échantillon et la méthodologie utilisée pour la collecte des opinions. La quatrième et dernière partie fournit les résultats de notre analyse et les met en perspective.

Revue de la littérature

Pour de nombreux auteurs, la participation politique des groupes minoritaires réfère au processus plus large de leur intégration sociale et politique. Selon le courant dit assimilationniste, en effet, l’influence qu’exerce le statut socioéconomique sur l’intégration sociale et politique demeure déterminante et cette vision continue de dominer l’ensemble des travaux sur la question[4]. Parmi les facteurs les plus souvent retenus pour expliquer le niveau de participation et de représentation politiques des groupes minoritaires, on retient d’abord les caractéristiques individuelles telles que l’âge, le niveau d’éducation, le statut civil et les revenus[5]. On croit aussi que la durée de résidence des immigrés, leurs trajectoires migratoires, leur maîtrise de la langue de la société d’accueil et leur connaissance du fonctionnement du système politique constituent d’autres causes explicatives[6]. D’autres chercheurs établissent des liens entre les niveaux d’engagement et participation politiques des groupes ethnoculturels et la participation de leurs membres aux organisations ethniques et communautaires. Ainsi, il existerait des communautés plus « civiques » qui, en matière de politique, afficheraient de meilleures performances, eu égard notamment à la participation et à la représentativité[7]. Le capital social, les flux d’information et la compétence politique conférés par les réseaux organisationnels ethniques et communautaires joueraient un rôle majeur à cet égard.

Sur un autre plan, on s’est intéressé à la question de savoir s’il est plus difficile pour une personne d’un groupe minoritaire de briguer l’investiture d’un parti ou d’être élue que pour un membre de la majorité. Plusieurs recherches montrent que la culture et le mode de fonctionnement des partis politiques ne sont pas toujours au-dessus de tout soupçon[8]. Au nombre des éléments les plus souvent mentionnés par les chercheurs, on note le racisme et la discrimination systémique, les attitudes des partis politiques et de leurs dirigeants, leurs pratiques de recrutement, qui confèrent souvent des avantages aux candidats issus des groupes majoritaires, et la fermeture des réseaux établis[9].

D’autres travaux ont rendu compte de la présence des candidats et des élus d’origine ethnique minoritaire sur les listes électorales et dans les assemblées législatives[10]. En effet, on présume que la logique des chiffres constitue un bon indicateur de l’ouverture du système politique et de sa capacité à refléter la diversité ethnoculturelle. En Europe notamment, compte tenu de l’importance des mouvements migratoires, des groupes de chercheurs se sont penchés sur la place des personnes d’origine étrangère dans les assemblées politiques  [11]. L’évolution de leur présence a surtout été étudiée au niveau local, bien qu’on dispose également de données sur la représentation d’élus d’origine étrangère dans les parlements nationaux[12]. Au Québec plus particulièrement, on possède des informations détaillées relativement à la composition ethnoculturelle d’une douzaine de conseils municipaux de la région métropolitaine de recensement de Montréal  [13] ; en Ontario, des chercheurs sont en train de dresser un bilan semblable pour la région métropolitaine de Toronto  [14]. Mais, dans tous les cas, on commence à peine à analyser le sens de cette représentation élective et les effets qu’elle peut avoir sur la démocratie locale.

C’est que l’examen de l’entrée récente des minorités ethniques et des minorités visibles dans les parlements laisse entière la question de la solidarité, la relation existant entre la représentation substantive et la représentation numérique, une relation fort complexe, on le reconnaît, qui n’a pas encore été abordée de manière approfondie. Cette lacune importante des travaux existants restreint la compréhension de la dynamique réellement à l’oeuvre dans les assemblées représentatives, puisqu’on ne sait à peu près rien des processus d’intégration structurelle des élus issus des minorités ethniques. De même, on ignore à peu près tout du sens à donner à la représentation ethnique.

Questions de recherche

Notre recherche, dont découle le présent article, se propose de combler partiellement les insuffisances notées précédemment. Nous avons rencontré des conseillers municipaux issus des groupes etnoculturels et des minorités visibles à la Ville de Montréal[15]. Nous présentons ici les résultats détaillés des entretiens en profondeur au cours desquels nous avons discuté avec eux des thèmes suivants : la trajectoire politique ; les objectifs politiques poursuivis ; les principales réalisations depuis l’entrée en politique ; les rapports entretenus avec la communauté d’origine ; les opinions relatives à certaines valeurs fortes de la société québécoise. Les opinions recueillies ont été regroupées autour de ces deux questions : 1. Que pensent les élus issus des groupes ethniques minoritaires du jeu politique au niveau municipal ? Se sentent-ils marginalisés, voire discriminés, du fait de leur origine minoritaire ? 2. Quel est l’apport des élus ethniques à la façon d’aborder les enjeux sociaux et politiques ? Ajoutent-ils une perspective nouvelle à l’étude des problèmes et à la recherche de solutions ? Servant de fils conducteurs à l’analyse, ces questions vont permettre de faire émerger les tendances en train de prendre forme dans l’arène politique, eu égard aux nouvelles dynamiques observées. Ce faisant, nous espérons dégager de nouvelles pistes de réflexion pour les chercheurs intéressés à poursuivre l’étude de la participation des groupes ethniques minoritaires à la vie politique.

Méthodologie

L’échantillon

Rappelons que notre enquête a été menée auprès de 11 conseillers municipaux de la Ville de Montréal dont l’origine ethnique est autre que « Canadien, Français, Britannique, Québécois et Autochtone[16] ». Les conseillers participants représentaient alors plus de 70 % de tous les conseillers issus des groupes ethniques minoritaires[17]. Notre échantillon correspond à près de trois élus ethniques sur quatre[18].

Parmi les élus rencontrés se trouvent sept hommes et quatre femmes ; le plus jeune a 45 ans, le plus âgé en a 65. Tandis que tous les hommes sont issus de l’immigration européenne et sont majoritairement des Juifs et des Italiens, les femmes appartiennent aux minorités visibles — en fait, trois sur quatre — et font partie des groupes Arabe/Asiatique occidental et Noir. Cinq élus sont des immigrés de la première génération ; arrivés au pays avant l’âge de 25 ans, ils sont installés dans la région métropolitaine de Montréal depuis plus de 30 ans. Une seule personne est de langue maternelle française, les autres ayant d’abord appris l’italien, le russe, l’arménien et l’anglais.

Tous les hommes interviewés pour notre enquête sont mariés et ont des enfants, sauf un qui est célibataire. Trois femmes sur quatre sont également mariées ; une femme vit seule avec sa fille et une femme mariée est sans enfant. Quatre élus sur onze détiennent un diplôme universitaire, les autres ont terminé une formation technique. Au moment de leur élection, les élus travaillaient dans des domaines extrêmement variés, notamment dans les secteurs du commerce, de l’administration, de l’enseignement, de la culture et de la santé. Enfin, la plupart des élus interviewés ont à leur actif plusieurs années de bénévolat dans des organismes de loisirs, d’environnement, de culture et d’éducation.

Les élus ethniques de l’enquête sont loin d’être des nouveaux venus en politique. Deux d’entre eux ont fait de la politique active au niveau fédéral. Par ailleurs, 10 conseillers sur 11 ont été réélus lors des élections de 1998 ; ils avaient joint les rangs de Vision Montréal pour la première fois en 1994. De plus, au moment de l’enquête, quatre élus en étaient à leur troisième mandat comme conseiller municipal ; ils avaient préalablement brigué les suffrages sous la bannière du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM).

Presque tous les élus ethniques (9/11) étaient membres de Vision Montréal, le parti de l’ex-maire Bourque, et deux se trouvaient dans l’opposition. Par ailleurs, la plupart des élus ethniques du parti de l’ex-maire étaient responsables de dossiers importants ; en effet, trois d’entre eux étaient membres du Comité exécutif de la Ville et un autre faisait partie de la Communauté urbaine de Montréal (CUM)[19]. Deux autres élus ethniques agissaient à titre de conseillers associés au maire et un autre présidait le Comité de développement urbain de Montréal.

La collecte des données et l’analyse

Afin de mieux comprendre la signification que nos 11 élus interviewés accordent à leur expérience politique, nous avons mené des entretiens semi-directifs d’une durée moyenne de 90 minutes. Tous les répondants ont accepté que leurs propos soient enregistrés ; aux fins de l’analyse, nous les avons retranscrits intégralement.

Avant de présenter nos résultats, nous devons insister sur un fait : le discours des élus ethniques n’a rien d’univoque ; il ne relève pas, non plus, de la langue figée où abondent les stéréotypes et les formules conventionnelles. Ce discours renvoie constamment à l’univers politique d’un groupe d’élus qui, quotidiennement, doivent composer avec les demandes de leurs commettants, que ces derniers soient d’origine minoritaire ou pas. Dans l’analyse, les opinions des élus ethniques ne sont jamais comparées à celles de leurs collègues d’origine majoritaire. Parce qu’une telle façon de faire conduit trop souvent les chercheurs à poser le discours majoritaire comme un idéal normatif. Nous avons donc évité d’apprécier deux types de discours et de jauger la pertinence de l’un par rapport à l’autre. Ne retenant que les opinions et les points de vue des élus ethniques, nous croyons être en mesure, après avoir reconstitué une partie de leur univers politique, de déterminer ce qu’ils pensent de la politique et des règles du jeu qui l’encadrent, de connaître les objectifs qu’ils se sont fixés au moment de faire le saut en politique ainsi que leurs principales réalisations, de décrire les rapports qu’ils entretiennent avec leurs électeurs, qu’ils soient d’origine minoritaire ou majoritaire. Bref, il s’est agi pour nous d’examiner la manière dont ils se représentent leur rôle en politique.

Les résultats

Après avoir procédé à l’analyse thématique et argumentaire des opinions recueillies, nous avons classé les commentaires colligés selon trois axes principaux : l’axe politique, l’axe communautaire et l’axe des valeurs.

L’axe politique

Selon les travaux de recherche existants, on continue de toute évidence à assister à une forme d’exclusion des groupes ethniques minoritaires de la vie politique, en dépit d’une plus grande ouverture des partis à la diversité ethnique. Ce constat est encore plus criant du côté des minorités visibles, lesquelles sont davantage confrontées à des obstacles d’ordre culturel et aux pratiques discriminatoires des organisations partisanes. Selon Brieuc-Yves Cadat et Meindert Fennema[20], l’amélioration de la représentation des minorités ethniques repose davantage sur les politiques de recrutement des partis et les mesures mises de l’avant par les États démocratiques que sur l’engagement politique des groupes ethniques eux-mêmes. En effet, si en Europe les directions des partis disposent d’une large discrétion en matière de classement des candidats sur les listes électorales, au Canada, les instances des partis ont le pouvoir de s’opposer à certaines candidatures et de désigner la circonscription électorale d’un candidat. Pour sa part, Alain Pelletier[21] note qu’il est préférable d’améliorer l’aspect des assises partisanes plutôt que celui des assises communautaires, afin d’augmenter la représentation des groupes ethniques. Au sein des partis politiques, donc, on reconnaît que les obstacles d’ordre structurel et organisationnel découragent souvent les candidatures ethniques, les coûts d’accès au système politique étant toujours plus élevés pour ces dernières.

Concernant les modes d’entrée des élus ethniques dans le système politique municipal, nous examinons ici trois aspects à partir des opinions colligées : 1) le processus de désignation des candidats ; 2) les obstacles rencontrés au cours de ce processus de même que lors des campagnes électorales ; et 3) les objectifs des élus ethniques engagés en politique municipale.

Le processus de désignation

Au Québec, le législateur a autorisé l’existence de partis politiques au niveau municipal[22] ; en revanche, ceux-ci ne disposent nullement des ressources humaines et financières des partis provinciaux et fédéraux, notamment entre deux périodes électorales. En outre, dans les partis municipaux, les règles de désignation des candidats n’obéissent pas toujours à un processus formel et les critères présidant au choix sont plutôt flous. Ce constat vaut également pour Montréal où l’on comptait pas moins de cinq partis en lice[23] lors des élections de novembre 1998. En réalité, toutefois, seul le Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM)[24] désignait ses candidats dans le cadre de séances d’investiture. Dans les autres partis, rien de tel : l’ensemble du processus relevait uniquement du chef.

Les élus ethniques que nous avons rencontrés n’ont pas remis en cause le poids du chef du parti dans l’opération destinée à choisir les candidats, la plupart se disant reconnaissants de la confiance ainsi témoignée. Sur un autre plan, quelques élus n’ont pu passer sous silence la profondeur des liens affectifs qui les unissaient au chef du parti Vision Montréal, Pierre Bourque. Une personne nous a même confié qu’elle considérait ce dernier comme son « père spirituel ». D’ailleurs, tout au long de notre enquête, il a été davantage question des chefs que des partis. Ce fait concorde avec les études existantes sur les partis politiques municipaux. En effet, contrairement à leurs homologues provinciaux et fédéraux, les partis municipaux présentent généralement assez peu de différences entre eux. Un tel contexte renforce considérablement l’autorité et l’influence quotidienne du chef du parti.

Au niveau fédéral, Daiva Stasiulis et Yasmeen Abu-Laban ont montré que les partis idéologiques étaient moins ouverts à la diversité ethnoculturelle que les partis pragmatiques[25]. Dans notre enquête, des opinions émises à propos du RCM, parti où l’adhésion à l’idéologie et à la ligne du parti devait être sans faille, alimentent l’idée selon laquelle les mêmes tendances seraient à l’oeuvre au palier municipal. Ayant quitté le RCM, des répondants en ont dénoncé le côté intellectuel, voire dogmatique, et ils ont vanté le pragmatisme de Vision Montréal. C’est qu’au RCM, il semble que la désignation de candidats des groupes ethniques n’allait pas toujours de soi : « Au RCM, il y a eu quelques chocs après ma victoire à la convention ; des gens étaient hostiles. C’était un parti de gauche et les gens ne croyaient pas que je serais en mesure de représenter tout le monde », nous a confié un élu ethnique qui a, depuis, joint les rangs de Vision Montréal.

À l’instar du Nouveau parti démocrtique (NPD) et du Bloc québécois (BQ) sur la scène fédérale et du Parti québécois (PQ) au Québec, le RCM est vu par nos interviewés comme un parti peu ouvert à la diversité, parce qu’il est trop marqué idéologiquement. À l’inverse, on valorise le pragmatisme de Vision Montréal dont on souligne l’ouverture, notamment à l’égard des citoyens d’autres origines que française et britannique.

Les obstacles

Dans notre enquête, nous avons cherché à savoir si l’accès au système politique était plus difficile pour les membres des groupes minoritaires. En effet, les recherches démontrent que les partis politiques et l’électorat ne sont pas toujours au-dessus de tout soupçon en matière d’ouverture et d’acceptation des différences. Pour une personne issue des groupes ethniques, faire partie d’un réseau politique ne va pas toujours de soi. Divers obstacles peuvent se dresser sur sa route et venir contrecarrer ses projets.

Commençons par dire que, chez plusieurs de nos interviewés, tenter de découvrir les embûches auxquelles ils ont été confrontés depuis leur entrée en politique municipale n’allait pas toujours de soi. À ce chapitre, l’analyse des diverses opinions recueillies révèle néanmoins deux axes ou attitudes de base. Une première dimension a été mise en perspective lorsque plusieurs élus ont décrit certaines des difficultés rencontrées, mais sans presque jamais attribuer ces dernières à leur appartenance à un groupe ethnique minoritaire. En fait, à l’exception d’un conseiller, aucun élu n’a mentionné que les incompréhensions ayant jalonné son parcours politique étaient de nature discriminatoire ou raciste, qu’elles aient été le fait de l’électorat ou des autres conseillers municipaux. Au contraire, beaucoup d’interviewés ont fait grand état des progrès enregistrés à Montréal au chapitre de la diversité ethnique ; d’autres ont rappelé que la Ville avait mis en place d’importantes mesures destinées à favoriser une meilleure intégration sociale et politique des groupes ethnoculturels. En réponse à notre question relative aux embûches rencontrées, beaucoup d’élus ont par ailleurs insisté sur les obstacles liés à la religion ou sur les difficultés d’être une femme en politique. On nous a même laissé entendre qu’en politique, les différences d’ordre religieux ou sexuel pouvaient être plus difficiles à surmonter que celles découlant de l’appartenance ethnique : « On m’a menacé à cause de ma religion ; bien sûr, ce ne sont pas des choses agréables. Mais je suppose que les francophones font face, également, à ce genre de problème » ; « Avant 1994, il y avait des élus d’origines juive, italienne et grecque, mais c’était uniquement des hommes. Cette année-là, des femmes des communautés arménienne, noire et russo-grecque ont été élues. »

Quant à la seconde attitude mise de l’avant par les élus, elle se dessine plutôt autour de l’enjeu des candidatures ethniques. D’autres auteurs qui ont étudié cet aspect soulignent que les partis politiques, de plus en plus désireux de faire le plein des votes ethniques, cherchent à attirer un nombre accru de candidats issus des groupes ethniques. Bien que les analystes récusent assez largement la notion de vote ethnique, tous s’entendent sur le fait que les partis en lice doivent avoir dans leur rang des candidats issus des groupes ethniques minoritaires[26]. Sur un autre aspect, les travaux rapportent qu’il est plus fréquent qu’auparavant, pour les partis politiques, de présenter des candidatures ethniques dans des circonscriptions plus sûres. La question du militantisme des minorités ethniques en période électorale a été plus largement analysée au niveau fédéral qu’aux paliers provincial et municipal. Mais on sait tout de même qu’à l’occasion des élections municipales, les réseaux ethniques sont fortement mis à contribution, notamment dans les métropoles comme Montréal, Toronto et Vancouver où de nombreux districts électoraux sont à forte concentration ethnique.

Les élus ethniques de notre étude admettent volontiers que l’ethnicité « puisse rapporter gros » aux partis politiques. Ils ont dit être pleinement conscients du fait que les partis politiques montréalais ont misé sur les candidatures ethniques pour l’emporter, notamment dans les districts à forte concentration ethnique. D’une part, reconnaissent-ils, de telles candidatures ont permis d’augmenter les membres partisans et d’aller chercher le vote ethnique ; d’autre part, elles ont constitué un excellent outil de promotion et de défense des intérêts ethniques.

Sachant fort bien que les partis politiques auront de plus en plus besoin d’eux, des élus ethniques se sont tout de même offusqués d’être traités différemment des autres élus, soit par leurs collègues de la majorité, soit par l’électorat. À cet égard, ils ont dénoncé le fait qu’un candidat ethnique devait obligatoirement travailler davantage avant d’être choisi par un parti politique. En outre, l’opinion voulant que les candidats ethniques soient soumis à nombre de comportements désobligeants a été avancée par beaucoup d’élus rencontrés ; tous ont cependant affirmé feindre d’ignorer de tels actes : « On ne va jamais me le dire, mais je sais pertinemment que certaines personnes ne voteront jamais pour moi. J’ai accepté cela depuis longtemps » ; « À l’époque, on était cinq italophones au RCM et on nous regardait de travers. La porte était toujours fermée pour nous, de sorte qu’il fallait défoncer les portes pour obtenir ce qu’on voulait. Tout cela a duré quelques années. »

Les objectifs politiques

Une des questions de notre enquête concernait l’importance de l’identité ethnique chez les personnes d’origine minoritaire désireuses de se lancer en politique, certains auteurs soutenant que la mobilisation ethnique collective se nourrit entre autres de l’engagement politique explicite[27]. À la base de l’engagement de nos élus, ne se trouve pas l’idée de défendre à tout prix les intérêts spécifiques du groupe dont ils sont issus. Précisons que, dans notre enquête, 10 élus ethniques sur 11 représentaient des districts électoraux à forte, voire très forte, concentration ethnique minoritaire[28]. Nous nous attendions donc à ce que soit soulignée l’importance, pour eux, de défendre et de promouvoir les intérêts politiques des groupes minoritaires. D’autant plus que les candidats d’origine ethnique minoritaire accordaient tous un très grand intérêt à la composition ethnoculturelle de leur district électoral, cette dernière pouvant faire la différence entre le succès et l’échec. Misant sur le vote ethnique, ils nous ont décrit le militantisme et l’engagement ethniques comme une composante importante de la structure des opportunités en vigueur dans le système politique. En revanche, les élus se disaient peu intéressés à faire la promotion des groupes ethnoculturels en général et à soutenir les demandes spécifiques de la communauté dont ils sont issus en particulier.

Selon Will Kymlicka[29], il existerait d’importantes objections à l’idée d’imposer aux élus ethniques un mandat impératif par lequel ils s’engageraient à défendre leur communauté d’origine, la plus grande étant la quasi-impossibilité de mettre en place les mécanismes leur permettant d’être imputables devant cette communauté. En outre, dans notre système électoral de représentativité uninominale, les élus, qu’ils soient d’origine minoritaire ou pas, sont tenus de représenter l’ensemble des membres composant l’unité électorale. Dans notre enquête, d’ailleurs, nombre d’élus ethniques se sont montrés fort réticents à l’idée de devoir se faire les porte-parole de leur communauté d’origine. Ils se voyaient plutôt comme des membres du Conseil municipal de Montréal d’origine juive, italienne, arménienne ou haïtienne ; c’est à ce titre qu’ils souhaitaient apporter leur contribution à la communauté dans son ensemble, en tentant de concilier tous les intérêts à la fois.

Dans la perspective des élus de notre enquête, faire de la politique active s’inscrit dans une logique de promotion sociale marquée par le désir de faire ses preuves. Se disant à l’écoute de leurs commettants, ils ont mis au premier plan, en revanche, leur volonté de dépassement, en exprimant les ambitions personnelles qui les habitaient au moment de prendre leur décision : « Je voulais savoir si j’étais la personne qui pouvait faire la différence » ; « J’ai toujours voulu faire partie d’une assemblée élue, être au nombre des décideurs. »

Pour se faire élire, les personnes d’origine minoritaire ont besoin de l’appui de leur communauté d’origine. Dans leurs propos, nous avons toutefois noté qu’elles répugnent à l’idée de détenir un mandat impératif qui les rendrait redevables aux seuls membres de cette communauté. Nous avons en outre observé qu’une fois élues, les personnes des groupes minoritaires avaient plutôt tendance à s’éloigner des préoccupations de leur communauté d’origine et à adopter une position médiane à l’égard des problèmes à résoudre, qu’il s’agisse d’enjeux ethniques ou non. Pour terminer cette section, retenons qu’au plan politique, les élus ethniques de l’enquête paraissent fortement intégrés à la communauté montréalaise ; ils sont aussi bien au fait des règles du jeu politique. En revanche, pour la plupart d’entre eux, la défense et la promotion de l’identité ethnique ne constitueraient pas le moteur de leur engagement politique.

L’axe communautaire

C’est un fait, les élus ethniques tiennent à prendre leur distance par rapport à leur communauté d’origine. Mais, sur le plan politique, se sentent-ils investis d’une responsabilité particulière à l’égard des enjeux qui touchent plus spécifiquement les personnes de la même origine qu’eux ? Dans cette section, nous examinons les opinions recueillies à ce propos.

Nous avons montré précédemment que les conseillers municipaux de l’enquête semblaient réticents à l’idée de se voir comme faisant partie d’une catégorie spécifique, définie à partir de l’origine ethnique. En outre, la plupart d’entre eux défendaient une conception générale de la représentation politique et se posaient en représentants de la population dans son ensemble. Mais, faut-il en conclure qu’ils seraient insensibles aux enjeux ethniques et peu enclins à épouser certaines des causes chères à leur électorat ethnique ?

Nous tentons d’apporter une réponse à cette question en examinant deux aspects de notre enquête : les relations avec la communauté d’origine et l’engagement politique des groupes ethniques minoritaires.

Les relations avec la communauté d’origine

Au niveau municipal, il n’existe pas de telle chose qu’une force électorale ethnique. Si la plupart des observateurs contestent l’idée selon laquelle les groupes ethniques constitueraient un bloc monolithique, c’est notamment parce qu’ils doutent de la justesse de la variable ethnique comme facteur déterminant auprès de l’électorat ethnique. En effet, d’une part, les groupes minoritaires ne forment pas nécessairement des communautés cohérentes, et d’autre part, ils ne sont pas toujours à même de s’organiser de manière autonome.

Les résultats électoraux montrent que les groupes ethniques sont loin de voter en bloc et que le fractionnement de leur suffrage est toujours possible. En outre, ils révèlent que lorsque plusieurs candidats des groupes ethniques minoritaires se présentent dans une même circonscription ou district, les électeurs ont tendance à transcender l’appartenance ethnique au profit des programmes électoraux ou des attributs personnels des candidats[30].

Afin de mieux faire ressortir l’importance accordée par les élus ethniques interviewés à la défense des intérêts spécifiques de la communauté dont ils sont issus, nous avons examiné la nature des rapports qu’ils entretenaient avec cette communauté. Il en ressort deux attitudes de base qui semblent s’opposer.

La première attitude en est une de proximité avec la communauté d’origine ; la seconde correspond à une mise à distance de cette dernière les élus interrogés se montrant extrêmement réservés à propos des revendications à caractère particulariste portées par une frange de l’électorat ethnique. Ces deux visions cohabitent chez la plupart des personnes ayant participé à notre enquête.

Les élus ethniques s’attendaient à recevoir un appui politique d’une bonne partie de leur communauté d’origine. Cette attitude de proximité était particulièrement visible lors des campagnes électorales : bien au fait des caractéristiques ethnoculturelles de leur district électoral, les élus ethniques ont tenté de mobiliser leurs commettants de la même origine qu’eux afin de contrer les effets négatifs du vote antiethnique d’une partie de l’électorat. Pour ce faire, ils ont travaillé en étroite collaboration avec les organismes communautaires ; le cas échéant, ils se sont engagés à défendre et à promouvoir les intérêts des groupes ethniques présents dans leur district électoral. L’attitude de proximité a poussé la plupart des élus à se voir comme une courroie de transmission entre leur communauté d’origine et la « machine municipale ». Pour certains, satisfaire aux demandes de l’électorat ethnique a occupé beaucoup de leur temps, ce qu’ont exprimé deux de nos interviewés : « Je leur réponds dans leur langue et ils se sentent mieux compris qu’avec un fonctionnaire » ; « Je ne peux donner suite à toutes les demandes que je reçois de la part de ma communauté d’origine ; dans la plupart des cas, je ne m’occupe que des électeurs de mon district électoral. »

Cette fidélité à la tradition communautaire que nous venons de décrire s’est présentée différemment d’un conseiller municipal à l’autre. Elle semblait également varier en fonction de l’origine ethnique[31]. Nous avons aussi noté que l’intensité et la fréquence des contacts entre le candidat et sa communauté d’origine paraissaient dépendre des modalités d’insertion et d’intégration de ce dernier dans sa communauté. En dépit de ces différences, les conseillers de l’enquête avaient l’air de partager un même but, à savoir travailler à l’intégration politique des personnes de leur origine ethnique : « Je les ai politisés ; maintenant, ils comprennent ce qu’on peut faire. Ils savent qu’ils ont des droits. »

Cela étant dit, la plupart des élus de l’enquête ont tout de même tenu à nuancer leurs propos. S’ils ont reconnu avoir misé sur les appuis de leur communauté d’origine, ils ont insisté sur le fait qu’après avoir pris la décision de briguer les suffrages, ils ont beaucoup travaillé pour se faire élire. C’est d’abord à eux-mêmes, insistent-ils, qu’ils doivent leur succès électoral : « C’est évident que ma communauté m’a beaucoup aidé. Mais ce n’est pas elle qui m’a dit quoi faire. »

À l’instar de tous les autres conseillers, les élus de l’enquête sont allés chercher des appuis politiques, notamment auprès des groupes ethniques minoritaires. Pour ce faire, étaient-ils prêts à défendre l’adoption de mesures particularistes au profit des groupes ethniques minoritaires, mesures destinées à défendre et à promouvoir des groupes et des personnes ayant déjà été l’objet de discrimination ? Ou encore, ont-ils soutenu des demandes politiques fondées sur le principe de la différence plutôt que sur celui de l’égalité ?

Aucun des élus ethniques rencontrés ne favorisait une dérogation aux lois générales et aucun n’est allé jusqu’à réclamer des droits spécifiques pour les minorités ethniques dans le but d’obtenir leur soutien politique. Tous se sont dits en désaccord avec le fait de devenir le porte-parole des groupes qui se battent pour obtenir un traitement préférentiel fondé sur l’origine ethnique. Rappelons-le : une telle position est tout à fait cohérente avec celle adoptée précédemment à propos d’une conception générale, fortement partagée d’ailleurs, de la représentation politique. Bien qu’étant d’origine ethnique minoritaire, les élus interviewés disaient tous vouloir servir l’ensemble de leurs électeurs. Dans un autre registre, quelques élus ont même souligné que leur élection à titre de conseillers municipaux constituait un gage évident de l’avancement politique de leur communauté ; d’autres y voyaient un désir d’évoluer vers une forme de mainstream politique.

Au niveau individuel, l’identification culturelle des élus à leur communauté d’origine ne fait aucun doute, car ils se disent très sensibles à des questions qui préoccupent particulièrement les électeurs de cette communauté. En revanche, aucun ne songe pour autant à s’engager dans une forme d’ethnicisation de la politique qui serait orientée vers la représentation politique des minorités. Dans un tel contexte, il est peu probable que des communautés politiques concurrentes vouées à la protection des intérêts de nature ethnique voient le jour à Montréal.

L’engagement politique des groupes ethniques minoritaires

On sait que les candidats ethniques sont utiles aux partis politiques, notamment dans les circonscriptions ou districts où se concentre une importante population d’origine ethnique minoritaire. Une fois élus, ils défendent souvent des positions médianes à propos d’enjeux ethniques, car ils estiment devoir représenter l’ensemble de l’électorat, d’origine minoritaire ou non.

Partant de ces enseignements, que pensent les élus de notre enquête des conditions d’engagement et de participation politiques des groupes minoritaires ? Au niveau canadien, divers auteurs ont traité de cette question, entre autres Jerome Black, Tina Chiu, Jean Laponce, A. Pelletier, D. Stasiulis et Y. Abu-Laban, et Carolle Simard[32]. Leurs travaux arrivent aux mêmes conclusions et insistent sur la nécessité de prendre en compte de nombreuses variables afin d’expliquer selon quel rythme et à partir de quel moment les personnes des groupes minoritaires participent à la vie politique active. En ce qui concerne la participation politique des communautés ethniques minoritaires, ils attribuent les différences constatées entre les groupes à des facteurs d’ordre économique. D’après les auteurs consultés, ces facteurs comptent parmi les plus déterminants.

À Montréal, nous avons déjà constaté que les communautés juive et italienne s’engageaient davantage que d’autres groupes d’immigration plus récente. Lors des élections municipales de 1998[33], 15 conseillers issus des groupes minoritaires ont été élus ; de ce nombre, 9 étaient d’origine juive ou italienne[34]. Le degré de sécurité sociale et économique atteint par ces deux communautés explique sans doute ce résultat.

Dans notre enquête, nous avons étudié les opinions des conseillers ethniques relativement à leur communauté d’origine. Une dimension importante de leurs propos concerne la mobilisation politique des groupes ethniques minoritaires ; le portrait qui s’en dégage est conforme à celui qu’on trouve dans les travaux déjà cités. Deux aspects ont retenu notre attention. Le premier concerne le niveau de participation et le second, la représentation.

D’après les conseillers rencontrés, la participation des groupes ethniques minoritaires à la vie politique varie selon les communautés d’origine, ces dernières n’ayant pas le même intérêt à l’égard de la politique ; de surcroît, ont-ils ajouté, elles n’ont pas les mêmes moyens financiers[35]. Dans notre enquête, 50 % des personnes rencontrées ont dit être plutôt déçues du faible engagement politique des communautés ethnoculturelles, notamment en période électorale. Beaucoup ont insisté sur les différences de comportements observées d’une communauté à l’autre, selon qu’elles sont d’immigration ancienne ou plus récente. Ils ont décrit certains groupes, même parmi ceux issus de la nouvelle immigration, comme mieux intégrés politiquement ; ils en ont cités d’autres, par contre, pour leur cynisme et leur indifférence, durant la période électorale entre autres : « Les gens de ma communauté ne votent pas. Pour gagner, je les ai forcés à le faire. Il a fallu que j’appelle chaque personne, sinon j’aurais perdu », nous a confié une personne[36].

Dans notre enquête, le discours relatif à l’engagement politique des groupes ethniques minoritaires renvoie au lien établi par Robert Putnam[37] entre l’engagement politique et la participation aux organisations ethniques et communautaires, l’une et l’autre se renforçant mutuellement, dit-il. Par ailleurs, l’engagement politique fait partie d’un processus qui prend du temps, car il exige la « maturation communautaire[38] » et la « compétence politique  [39] », deux étapes que les nouveaux arrivants doivent franchir avant de participer activement à la vie politique. La maturation communautaire a trait, pour les personnes immigrées, à l’atteinte d’une certaine sécurité sociale et économique. La compétence politique, pour sa part, fait référence aux connaissances requises pour comprendre le fonctionnement du système électoral et les enjeux électoraux en découlant.

Les élus que nous avons rencontrés témoignent d’assises communautaires fortes : avant leur élection, la plupart ont fait du bénévolat, entre autres dans les secteurs du loisir, de la culture et de l’éducation. Nous ne pouvons affirmer que leur engagement politique tire son origine de leur engagement communautaire. Beaucoup de conseillers nous ont toutefois laissé entendre avoir fait le saut en politique à la suite des pressions de leur communauté d’origine : « Je voyais tous les problèmes d’intégration vécus par les jeunes et cela m’a décidé », a conclu un conseiller.

La représentation

À tous les niveaux politiques, les personnes issues des groupes ethniques historiquement marginalisés continuent d’être sous-représentées compte tenu de leur nombre dans la population. Dans son étude sur la représentation des élus à la Chambre des communes, menée après les élections fédérales de 1993 et de 1997, J. Black  [40] a constaté une augmentation des groupes ethniques minoritaires jamais vue auparavant, notamment du côté des minorités visibles. En revanche, il a noté que les progrès spectaculaires enregistrés en 1993 ne se sont pas matérialisés en 1997 ; en 1993, insiste J. Black, on a établi des records en terme d’accroissement de la représentation des groupes minoritaires, tant du côté des groupes issus de l’immigration européenne que des minorités visibles. En 1997, par contre, la tendance à la hausse a été tempérée, en dépit d’une diversification ethnoculturelle inégalée à la Chambre des communes.

Selon A. Pelletier[41], la présence des groupes ethniques minoritaires serait moins aléatoire au palier municipal qu’aux paliers provincial et fédéral. Pour leur part, D. Stasiulis et Y. Abu-Laban ont rappelé qu’au niveau municipal, « les frais de candidature sont généralement moins élevés et les structures de parti sont moins lourdes[42]. » Retenant comme déterminants principaux la concentration résidentielle et la taille des unités électorales, A. Pelletier a noté, par ailleurs, que la représentation des groupes ethniques variait selon les niveaux électoraux.

La plupart des conseillers rencontrés ont déploré le fait que les personnes des groupes ethnoculturels, comparées à celles des majorités, tiraient de l’arrière relativement à l’atteinte de l’objectif d’une représentation équitable. Pourtant, au niveau montréalais, la situation est loin d’être catastrophique. Les résultats des élections de 1998 indiquent, en effet, que le pourcentage d’élus d’origine minoritaire était supérieur à celui des candidats issus des groupes minoritaires, tandis que les personnes d’origine minoritaire connaissaient une augmentation significative et constante de leur représentation[43]. Quant aux personnes des minorités visibles, les résultats obtenus ont également révélé des progrès encourageants.

Mais les perceptions des conseillers ethniques de l’enquête ne correspondent pas tout à fait à l’image que renvoient les chiffres. Selon les élus rencontrés, il est toujours plus difficile de se faire élire pour un candidat d’origine minoritaire que pour une personne de la majorité. Ils nous ont entre autres parlé du manque d’ouverture de certains partis politiques, de l’absence de sensibilité d’une partie de l’électorat à l’égard des candidatures issues des communautés ethniques et de l’« exclusivisme » des candidats d’origine majoritaire, pour expliquer un tel état de fait. En somme, tous les exemples rapportés dans notre enquête vont dans le même sens : les élus rencontrés estiment qu’une personne des groupes minoritaires est, la plupart du temps, défavorisée sur le plan électoral. Ils attribuent cette situation aux attitudes et aux comportements cyniques et mal fondés à l’endroit des groupes minoritaires. À cet égard, tant les partis politiques que l’électorat dans son ensemble doivent faire amende honorable.

En dépit de toutes ces critiques, l’idée d’instaurer des quotas destinés à favoriser une plus grande diversité ethnoculturelle dans les assemblées élues, a été rejetée par tous les conseillers de notre enquête. Certes, ils souhaitent un accroissement du nombre de personnes issues des minorités ethniques au sein des diverses instances parlementaires et décisionnelles. Pour les conseillers rencontrés, cela ne saurait être obtenu en imposant des mesures de parité ou de discrimination positive. C’est pourquoi beaucoup se sont dits prêt à payer un prix élevé pour se faire élire ; la plupart voient comme allant de soi les obstacles supplémentaires qui se sont dressés sur leur route, parce qu’ils étaient d’origine minoritaire. Ainsi s’est exprimé l’un d’eux : « Je pense que c’est toujours plus difficile lorsqu’on fait partie des communautés culturelles. Certes, cela s’améliore ; mais, pour moi, la question importante est la suivante : les gens sont-ils moins racistes qu’auparavant ? Moi, je dis qu’ici, ce problème est loin d’être réglé. »

Les élus de notre enquête sont en phase avec les aspirations exprimées par leur communauté d’origine. Ils sont également conscients du rôle de représentation qu’ils sont appelés à jouer auprès de l’électorat ethnique dans son ensemble. Même s’il ne s’agit pas d’une fin en soi, beaucoup de conseillers estiment par ailleurs que l’engagement communautaire demeure, pour toute personne désireuse de se lancer en politique, un excellent moyen d’intégration structurelle à la communauté.

L’axe des valeurs

Il ne semble pas exister une telle chose que des attitudes et des comportements politiques ethniques, notamment parce que les groupes ethniques constituent des groupes hétérogènes. Pourtant, il subsiste chez nos élus ethniques des valorisations plus ou moins conscientes du facteur ethnique, sans qu’il en résulte nécessairement une mobilisation de leur part destinée à faire avancer les droits des personnes traditionnellement exclues du pouvoir politique. Dans cette dernière section, nous étudions la position des élus ethniques relativement à deux enjeux qui, bon an mal an, continuent d’alimenter le débat public montréalais et québécois, à savoir : 1. l’utilisation du français comme langue d’usage commune ; 2. l’égalité entre hommes et femmes.

La langue

On sait qu’au Québec, la paix linguistique a été gagnée à l’issue de multiples combats menés par la majorité francophone qui a longtemps estimé que le statut de la langue française était menacé. Depuis l’adoption de la loi 101, en 1977, le français a été consacré langue d’usage commune. En vertu de cette loi, les enfants allophones sont tenus de fréquenter l’école française et les entreprises ont l’obligation de faire du français la langue de travail. Bien que la loi 101 ait été attaquée de manière plus ou moins virulente par la communauté anglophone depuis son adoption, sa portée demeure toujours considérable.

Selon les données recueillies, nous avons noté que la plupart des conseillers de l’enquête ne sont pas de langue maternelle française[44] et qu’ils sont nombreux à avoir fréquenté l’école anglaise[45]. Sans être parfaitement bilingues, la plupart témoignent d’une maîtrise plus que suffisante de la langue française.

Pour les conseillers rencontrés, la question de la langue demeure préoccupante. En réalité, trois thèmes principaux se sont dégagés des commentaires entendus. Le premier a trait à l’obstacle que continue de représenter le fait de vivre dans une société de langue française. Ainsi, les élus de l’enquête ont repris à leur compte les arguments voulant que l’obligation de parler français freine la participation politique. À cet égard, beaucoup ont avoué que leur engagement en politique a été retardé parce qu’ils ne maîtrisaient pas suffisamment le français. Étant donné leurs lacunes en français, ils ont estimé devoir consacrer beaucoup plus de temps qu’un conseiller francophone à leur travail. D’autres ont confessé avoir longtemps hésité à prendre la parole en public, considérant qu’ils n’étaient pas à la hauteur en français parlé. Enfin, tout en appuyant les objectifs de la loi 101, des conseillers se disent incapables d’aider leurs enfants dans les matières scolaires exigeant la maîtrise du français et avouent redouter que la francisation de ces derniers ne soit pleinement achevée.

Quant au second thème, il porte sur la spécificité linguistique de Montréal. Si personne n’a remis en cause la francisation du Québec, on a pourtant indiqué qu’une telle exigence venait contredire le fait qu’à Montréal, la majorité francophone coexistait avec les minorités anglophones et allophones. Des conseillers ont rappelé que la Ville de Montréal devait tenir compte des particularités linguistiques qui en découlaient, en offrant aux citoyens d’origine anglo-saxonne, notamment, des services dans leur langue. Ce qui est loin d’être le cas, nous a confié une personne, ajoutant que la Ville, en embauchant peu de fonctionnaires bilingues, portait atteinte aux droits des anglophones. Un conseiller croit d’ailleurs que la politique d’embauche de la Ville de Montréal est uniquement axée sur le recrutement de francophones : « Dans un tel système, comment peut-on parler de justice et d’équité ? », a-t-il conclu.

Finalement, le troisième thème renvoie au long combat linguistique des francophones et à ses conséquences sur l’intégration des nouveaux arrivants. Au dire de quelques conseillers, la question linguistique a fait partie du paysage politique québécois depuis beaucoup trop longtemps. D’après eux, elle a freiné l’épanouissement des communautés ethnoculturelles et retardé leur pleine intégration. Comparativement à Toronto, Montréal est très en retard, soulignent-ils : « On n’en finit pas, avec la question linguistique ; à Toronto, on a commencé bien avant nous et les minorités ethniques sont beaucoup mieux intégrées qu’ici. »

L’avenir du Québec dépend de l’épanouissement de la société québécoise et de la valorisation de la culture francophone. À cet égard, la francisation demeure l’instrument de référence par excellence et le coeur de la politique gouvernementale. Étant donné les nouvelles réalités de Montréal, ville de plus en plus caractérisée par le pluralisme culturel et linguistique, des conseillers voient les choses d’un autre oeil. Tout en se pliant aux exigences linguistiques de la majorité, certains estiment d’ailleurs que l’insistance de la société québécoise à vouloir, encore et toujours, se battre pour la primauté du français, a pour effet de reléguer aux oubliettes d’autres problèmes tout aussi importants, voire plus.

L’égalité entre hommes et femmes

Bien que les femmes aient obtenu l’égalité formelle au Canada et au Québec, elles continuent d’être la cible de pratiques discriminatoires dont les effets se font sentir notamment dans les milieux du travail et de la politique. D’une part, les femmes continuent de monopoliser les emplois de niveaux subalternes et moyens, et de recevoir des traitements moindres pour des fonctions équivalentes. D’autre part, elles demeurent sous-représentées dans la vie publique.

Pourtant, tant la Charte canadienne des droits et libertés (1982) que la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (1975) interdisent les discriminations fondées sur le sexe. Pour la majorité des femmes, les grands principes énoncés dans les chartes tardent cependant à se traduire dans la réalité. Certes, des progrès notables ont été enregistrés au niveau du travail ; en revanche, les femmes demeurent sous-représentées dans la sphère politique et continuent de faire les frais de la discrimination exercée à leur endroit.

Quelles perceptions les conseillers municipaux d’origine ethnique ont-ils de la condition des femmes ? Nous répondrons à cette question en examinant les points de vue qui se dégagent de l’enquête sous deux rubriques : le travail et la politique.

S’il faut en croire quelques conseillers, l’image de la femme reine du foyer demeure d’actualité. Parce qu’ils ont une vision plutôt traditionnelle de la place et du rôle des femmes, ils sont en désaccord avec le principe voulant qu’en milieu de travail, la femme soit l’égale de l’homme : « La place des femmes est à la maison », nous ont rappelé quelques interviewés.

Une autre vision, davantage moderne, est ressortie du discours colligé. Plutôt majoritaire, elle prend acte des transformations profondes ayant affecté la place et le rôle des femmes dans la société. L’argument selon lequel l’accès à l’égalité en milieu de travail passe par la mise en place de programmes particuliers va de soi pour beaucoup de conseillers de ce groupe. De façon générale, ils appuient de tels programmes destinés, précisent-ils, à corriger les injustices dont les femmes ont été victimes dans le passé. En témoignent ces commentaires de deux conseillers : « Selon moi, les programmes d’accès à l’égalité sont nécessaires » ; « On a commis tellement d’injustices dans le passé. »

Le fond du message en est un d’acquiescement à l’idée de la nécessité du travail des femmes et de consentement au fait qu’il faille continuer à transformer le milieu organisationnel à tous les niveaux pour amener ce dernier à considérer la présence des femmes comme normale. Tous les conseillers de notre enquête ont déploré la faible présence des femmes aux divers paliers politiques. Venant des quelques conseillers qui considèrent les rapports hommes-femmes à partir d’une vision plus traditionnelle, l’idée a de quoi surprendre. Cette contradiction apparente s’explique sans doute par le fait qu’étant appelés à travailler avec leurs collègues féminines, ces conseillers ont été rattrapés par la réalité. Sans cesse confrontés à la présence des femmes au Conseil municipal et au Comité exécutif de la Ville, ils considèrent maintenant la présence de ces dernières comme allant de soi.

Par ailleurs, l’argument suivant a été repris par la plupart des conseillers : il est encore plus difficile pour une femme de faire de la politique que pour un homme. Les embûches, ont-ils précisé, se dressent de toutes parts. Le système politique, l’électorat, les collègues et les responsabilités familiales demeurent les obstacles les plus souvent mentionnés dans notre enquête ; ils renvoient tous à ceux déjà signalés dans des recherches précédentes. Mais le fait que les conseillers rencontrés aient parlé avec autant de détails des difficultés auxquelles sont confrontées les femmes en politique dans une enquête qui, rappelons-le, porte sur le niveau municipal — censé être d’accès plus facile pour les femmes — montre que le travail est loin d’être terminé pour tendre vers une forme de mixité politique.

Supérieures sur le plan numérique[46], les femmes demeurent sous-représentées sur le plan politique. Si certaines conseillères ayant participé à l’enquête ont estimé que les choses n’étaient pas près de changer, d’autres ont avancé l’argument qu’elles faisaient de la politique différemment de leurs collègues masculins. Se reconnaissant une plus grande sensibilité à l’égard des problèmes sociaux, elles s’estimaient plus pragmatiques que les hommes, même dans leur façon d’aborder les questions politiques. Contrairement aux hommes qui « travaillent toujours avec leur tête », elles n’hésitent pas à « travailler avec leur coeur », comme l’a si bien résumé une conseillère. Si aucune élue ne va jusqu’à soutenir qu’il existerait une façon toute féminine de faire de la politique, la majorité a admis que les différences relevées entre les conseillers et les conseillères se retrouvaient dans toutes les facettes de leur travail de représentation politique.

Contrairement à ce qui se passe en France, les conseillères autant que les conseillers se sont objectés à l’idée d’accorder des droits spéciaux de représentation aux femmes, qu’il s’agisse de l’imposition de quotas ou de l’adoption de mesures de parité dans les instances politiques. Du même souffle, ils ont rappelé l’importance des progrès enregistrés sur le plan de l’accession des femmes aux postes politiques les plus importants et croient que, dans l’avenir[47], les choses vont continuer de s’améliorer.

À propos des rapports hommes-femmes, terminons sur l’image, somme toute positive, qu’ont renvoyée la plupart des conseillers de notre enquête : même chez les rares conseillers ayant défendu un modèle plutôt stéréotypé de ces rapports, le principe de l’égalité n’a jamais vraiment été remis en cause. D’ailleurs, tout au cours de notre enquête, ces derniers ont montré beaucoup d’ouverture à la présence des femmes en politique. Enfin, soulignons que l’idée soutenue par les féministes à l’effet que, pour être reconnues, les femmes doivent en faire toujours plus que les hommes, a trouvé un écho chez nombre d’interviewés ; ces derniers ont ainsi donné de nombreux exemples des deux poids deux mesures pratiqués à l’égard des femmes, que ce soit au travail ou en politique.

Conclusion

En dépit de sa facture exploratoire, notre article présente de nouvelles avenues pour l’étude de la représentation politique des groupes ethniques minoritaires au Canada. Une d’entre elles a trait aux effets de la présence accrue des groupes ethnoculturels minoritaires dans les instances parlementaires et représentatives. Une autre concerne l’existence ou non d’actions concertées dans les assemblées politiques autour d’intérêts dits ethniques.

Notre analyse, basée sur des entretiens en profondeur auprès de 11 conseillers municipaux issus des groupes minoritaires, révèle entre autres l’existence de liens communautaires particuliers entre les élus ethniques et leurs commettants de même origine. Notre enquête indique également que, eu égard au jeu politique, les élus ethniques projettent une vision plus ou moins marquée par « la conscience de différence[48] ».

En revanche, étant donné le faible nombre d’élus rencontrés[49], nous ne pouvons guère énoncer de conclusions définitives sur les transformations susceptibles de se produire au sein du système politique, ce dernier étant de plus en plus appelé à composer avec le pluralisme ethnoculturel. En attendant de pouvoir mener une analyse plus poussée auprès d’un large échantillon, il demeure tout de même possible de suggérer quelques interprétations relatives à la représentation politique des groupes ethnoculturels et à leurs aspirations, sous des formes souvent variées d’intégration structurelle.

Faisons remarquer tout d’abord que les résultats de notre étude doivent être examinés avec beaucoup de prudence et redisons à quel point il est important de les considérer sous l’angle de la complexité. En effet, il n’est pas toujours facile d’interpréter des perceptions et celles qui se dégagent de notre étude sont loin de constituer un bloc monolithique. Souvent ambivalentes, pas toujours organisées, elles oscillent entre la sensibilité aux finalités que peuvent constituer les enjeux ethniques et le soutien aux préoccupations communautaires, d’une part, et la conviction largement partagée d’être un politicien comme les autres, uniquement préoccupé de promouvoir et de défendre les intérêts de l’ensemble de ses commettants, d’autre part.

On trouve tout de même chez nos élus ethniques une certaine conscience d’être différents de leurs collègues issus des groupes majoritaires. Construite à travers une trajectoire politique plus ou moins semée d’embûches, cette conscience attribue, à tort ou à raison, les difficultés rencontrées au fait d’appartenir à un groupe ethnique minoritaire. Elle ne se traduit toutefois nullement par la mise de l’avant de revendications particularistes destinées à accroître la participation politique des personnes issues des groupes ethniques minoritaires, pas plus que par le désir de transformer le système politique, sous prétexte qu’il a trop longtemps favorisé certains groupes au détriment d’autres groupes.

Il est impossible de présumer, et c’est là notre second commentaire, l’existence explicite d’attitudes et de comportements politiques qui varieraient en fonction de l’appartenance à un groupe ethnique minoritaire ou pas. À cet égard, les travaux européens déjà disponibles commencent à envisager l’angle de la « normalisation », de la « désethnicisation » ou encore de l’« intégration politique[50] » pour étudier la capacité des systèmes politiques à s’ouvrir à de nouvelles couches de la population. Pour appréhender le niveau de pluralisme ethnoculturel, l’étude de la distribution statistique est certes importante. Mais pour être en mesure de saisir les processus par lesquels les membres des minorités ethniques se définissent politiquement, la proposition voulant qu’on assiste à des formes variées d’intégration politique doit être sérieusement envisagée. Parce qu’une telle proposition permet non seulement de reproduire le schéma selon lequel la plupart des électeurs, qu’ils soient d’origine ethnique minoritaire ou pas, accordent la même importance aux enjeux politiques tels que la santé, l’éducation, la sécurité, la redistribution des ressources — pour n’en mentionner que quelques-uns — mais aussi de dégager la piste par laquelle les élus légitiment leurs actions et leurs prises de position.

Notre dernière remarque concerne la poursuite des recherches dans le domaine des attitudes et des comportements politiques des personnes élues qui sont issues des minorités ethniques. Pour parvenir à élargir le cadre d’analyse et aller plus loin dans l’étude des questions que pose l’identité ethnique, d’autres déterminants doivent nécessairement être pris en compte, notamment la durée de résidence, le statut socio-économique, le sexe et la religion. De même, il serait intéressant d’évaluer s’il existe des différences entre les partis politiques et les paliers gouvernementaux. Nous nous proposons donc d’explorer ces nouvelles avenues dans des travaux ultérieurs.