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Les stratégies de construction de la nation des mouvements nationalistes subétatiques comme le Québec, la Catalogne ou la Flandre ne se sont jamais limitées à la politique interne. Les nations minoritaires s’activent également en relations internationales. Ces mouvements mettent en oeuvre une paradiplomatie identitaire, c’est-à-dire une paradiplomatie ou une politique étrangère sur le plan subétatique, dont l’objectif fondamental vise le renforcement ou la construction de la nation minoritaire dans le cadre d’un pays multinational. La paradiplomatie identitaire diffère de la protodiplomatie en ce sens que son objectif n’est pas la réalisation de l’indépendance[1]. L’objectif des entrepreneurs identitaires est d’aller chercher les ressources qui leur font défaut à l’interne en plus de tenter de se faire reconnaître comme nation à l’échelle internationale, processus essentiel de toute tentative de construction de la nation.

La paradiplomatie identitaire constitue un phénomène important, car le nationalisme représente une variable appréciable et négligée en ce qui concerne l’étude de la paradiplomatie. L’élaboration de stratégies internationales de la part de nations minoritaires au sein d’États multinationaux représente pourtant un phénomène commun. Les gouvernements subétatiques les plus actifs en relations internationales (Flandre, Québec, Catalogne) ont une caractéristique commune : le nationalisme[2].

Le nationalisme n’est cependant pas la seule variable, ni même la plus importante, qui favorise le développement de la paradiplomatie ; les questions de développement économique ont, à ce sujet, davantage d’importance et expliquent pourquoi les États américains ou les Länder allemands ont également développé des stratégies internationales[3].

L’entrée en scène des mouvements nationalistes subétatiques en relations internationales, ou ce que nous appelons la paradiplomatie identitaire, provoque une atomisation de l’ordre international, compliquant encore davantage le fonctionnement du système international. Le succès de leurs politiques internationales leur confère également une pertinence à l’échelle internationale et dans le cadre d’études sur le régionalisme. La montée du nationalisme sur le plan infranational complique les conditions d’une bonne entente entre les acteurs sociaux à l’interne. Elle rend également difficile la formulation d’une politique étrangère et favorise les forces centrifuges à l’intérieur des États multinationaux.

Ce phénomène représente un risque, puisqu’il est porteur de désordre et de conflits. Il est en effet risqué que s’engage à l’interne une lutte entre un centre qui s’efforce de préserver ses prérogatives internationales en combattant activement les forces centrifuges et des mouvements nationalistes subétatiques qui cherchent à se construire une identité d’acteur international propre, qui échappe partiellement au contrôle des États-nations. L’objectif des nationalismes subétatiques est d’encourager la collaboration transnationale, parfois même avec des acteurs qui cherchent également à s’émanciper du cadre étatique, qui limite leurs ambitions internationales.

Le présent article expose les raisons qui favorisent le développement d’une paradiplomatie identitaire. Notre étude s’inscrit également dans le cadre de thèmes de recherches élargis sur le nationalisme et les relations internationales. Nous cherchons à savoir si la paradiplomatie identitaire mène nécessairement à une escalade des conflits ou si de nouveaux modes de partenariat peuvent être efficaces.

Une recension des écrits sur le développement de la paradiplomatie fait ressortir deux hypothèses qui s’opposent. La première pose que le développement de la paradiplomatie améliore significativement la politique étrangère des États-nations[4]. Suivant cette hypothèse, la paradiplomatie favoriserait une meilleure coordination des activités internationales entre le gouvernement central et les gouvernements régionaux, ce qui serait positif pour l’unité nationale en plus de rehausser l’efficacité de la politique étrangère de l’État-nation. Elle pourrait donc agir comme régulateur de la politique étrangère de l’État-nation en limitant l’effet destructeur des conflits[5]. Pour Jacques Palard, par exemple, le développement de la paradiplomatie représente :

[…] un jeu à somme positive, dans la mesure où l’érosion du niveau étatique et la perte de centralité qu’il subit sont au total moins importantes que les gains en termes de position désormais acquise sur la scène internationale et de capacité de participation au processus de décision dont bénéficient les acteurs régionaux[6].

Pour d’autres, le développement de relations internationales sur le plan subétatique devient nécessairement synonyme de tensions et de luttes de pouvoir. La situation devient encore plus conflictuelle lorsque les acteurs paradiplomatiques sont animés par une conscience minoritaire comme en Flandre, au Québec ou en Catalogne. Les mouvements nationalistes subétatiques, faute de pouvoir orienter les politiques du gouvernement central, tenteraient de développer des relations internationales qui échapperaient partiellement au contrôle de l’État-nation[7]. Les conflits internes s’exporteraient alors à l’étranger, ce qui accentuerait les tensions et aurait des conséquences nuisibles sur l’unité du pays et la crise de l’État-nation. Sur le plan interne, une lutte de pouvoir s’installerait entre un gouvernement central qui chercherait à conserver son monopole de la représentation extérieure et les mouvements nationalistes subétatiques qui s’efforceraient de se libérer, du moins partiellement, de la tutelle de l’État[8].

Indicateurs de la recherche

Les indicateurs de la recherche se classent sous deux variables : la variable non-régulation, qui regroupe les conflits, et la variable régulation, qui sous-tend une routinisation des rapports entre le centre et les nationalismes subétatiques.

Les indicateurs qui révèlent un conflit comprennent :

  1. Les litiges devant les tribunaux constitutionnels. L’existence même des nombreuses querelles de champ de compétence signale le litige. Inversement, l’absence ou la quasi-absence de conflits signifie une routinisation des rapports, ce qui signale plutôt la régulation.

  2. Les positions internationales divergentes. Une position internationale divergente peut affaiblir la cohérence de la politique internationale de l’État-nation, source probable de conflits.

  3. La « balisation » des actions internationales des acteurs subétatiques, soit à l’interne, en cherchant à subordonner les entités subétatiques à celles du gouvernement central, soit à l’externe, en empêchant des rencontres importantes prévues de longue date, en refusant d’accorder les visas nécessaires aux fonctionnaires subétatiques sans statut diplomatique. On peut également ajouter le boycott de représentations étrangères, la contestation d’un accord conclu par les acteurs subétatiques et un blocage diplomatique concernant l’accès des politiciens subétatiques à des événements internationaux.

  4. La perception des acteurs. Toute hostilité manifestée par les acteurs de l’un ou l’autre palier de gouvernement envers quelque événement international aura des conséquences. Elle indique une très grande rivalité entre le centre et les entités subétatiques.

Les indicateurs rassemblés pour le concept de régulation, ou routinisation des rapports, comprennent : 1) les accords administratifs dans le domaine des relations internationales conclus entre le gouvernement central et les entités subétatiques ; 2) l’organisation de manifestations internationales conjointes ; 3) la perception positive ressentie par les acteurs concernés à propos des relations centre-périphérie.

Le résultat de nos recherches comparatives ne permet pas de trancher définitivement entre ces deux hypothèses. La paradiplomatie identitaire peut compléter, supporter, approfondir, dupliquer, affecter ou menacer la politique étrangère de l’État-nation. Elle peut favoriser les conflits ou la coopération. On ne peut généraliser tellement les régimes politiques et les relations centre-périphérie diffèrent. Les situations varient d’une région et d’un pays à l’autre, car, contrairement à ce que l’on croit trop souvent, les revendications nationalistes sont négociables et peuvent faire l’objet de compromis[9]. Une chose est cependant certaine : la paradiplomatie identitaire ne provoque pas nécessairement une escalade des conflits ; il devient ainsi possible d’accorder un rôle important aux entités subétatiques qui pratiquent une paradiplomatie identitaire sans mettre en péril la diplomatie de l’État. Ces recherches contredisent donc les auteurs qui condamnent le nationalisme minoritaire sous toutes ses formes.

Il est vrai que le développement de la paradiplomatie a le potentiel de créer des conflits, mais, dans l’ordre international actuel, les activités paradiplomatiques restent inévitables, voire indispensables, ne serait-ce que pour attirer les investissements étrangers, favoriser le développement économique ou, pour une région européenne, par exemple, obtenir sa juste part de fonds européens[10].

Les entités subétatiques doivent donc s’engager sur le plan international afin de répondre à la crise qui s’abat sur l’État depuis une quarantaine d’années. Conséquemment, du point de vue national, les États ne doivent pas considérer les actions internationales des entités subétatiques comme une menace pour l’intégrité de leur politique étrangère ; ils doivent plutôt chercher à créer de nouveaux modes de collaboration, de nouveaux partenariats et un meilleur partage des rôles en relations internationales.

La meilleure façon de diminuer les conflits consiste à exposer clairement les responsabilités de chacun tout en accordant un rôle suffisamment important aux entités subétatiques pour qu’elles puissent profiter de la mondialisation. Il devient donc important de repenser les relations centre-périphérie sur les questions de relations internationales afin de favoriser la coopération et la coordination des différents ordres de gouvernement[11].

Avant de répondre à notre question de recherche, nous démontrerons, dans la première partie de l’article, que la paradiplomatie identitaire répond à deux besoins importants pour les entrepreneurs identitaires. Elle représente un outil qui favorise la construction de la nation et joue un rôle dans les stratégies de légitimation des projets nationalistes. C’est pour cela que la paradiplomatie identitaire comporte une dimension potentiellement très conflictuelle. Après une présentation synthétique des cas à l’étude, la dernière partie de notre article portera plus directement sur la question de recherche : la paradiplomatie identitaire est-elle nécessairement porteuse de désordre et de conflit ou est-il possible d’accorder un rôle aux régions qui y ont recours sans mettre en péril la politique étrangère de l’État-nation ?

La paradiplomatie identitaire comme outil de construction de la nation et de légitimation

Les politiques de construction de la nation constituent une caractéristique fondamentale de tout projet nationaliste. Pour y arriver, de nombreux entrepreneurs identitaires élaborent des stratégies internationales. Les régions qui possèdent une culture et une langue propres sont plus susceptibles de s’aventurer sur l’échiquier international pour trouver les ressources et un soutien qui leur manquent à l’interne. C’est spécialement le cas lorsque les acteurs du centre demeurent hostiles aux demandes de protection culturelle et de reconnaissance de la nation.

Le Québec, par exemple, édifiera très rapidement un ensemble de politiques de coopération (échange d’étudiants et de professeurs, rencontre alternée des premiers ministres, importation de modèles de développement et d’institutions publiques comme la Caisse de dépôt et de placement…) avec la France et les autres pays francophones pour renforcer la langue française et l’idée de nation québécoise[12].

Nous sommes d’accord avec le professeur Paul Painchaud quand il explique le développement de la paradiplomatie québécoise par l’effervescence nationaliste au Québec dans les années 1960[13]. L’action internationale du Québec résulterait de la volonté de croissance étatique qui caractérise la Révolution tranquille. Les actions internationales du Québec, contrairement à ce qui se fait ailleurs au Canada et aux États-Unis, répondraient à une raison d’État.

Bon nombre d’auteurs avancent que la diplomatie proprement québécoise a été mise sur pied pour pallier le problème de la sous-représentation des francophones dans l’établissement diplomatique canadien. Le développement de la paradiplomatie devient une composante du processus de nation-building ; il renforce le nationalisme des nations minoritaires et accentue la fragmentation nationale.

Les entrepreneurs identitaires développent des relations internationales, car ne pas agir signifie laisser le champ libre au gouvernement central. Comme le souligne Renaud Dehousse, « Accepter les prétentions du pouvoir central au contrôle exclusif des relations internationales équivaudrait pour les autorités régionales à lui permettre d’intervenir par ce biais dans les domaines qui leur sont traditionnellement réservés. Leur réaction face à ce qu’elles perçoivent comme une menace pour leur existence est unanimement négative[14] ».

La mondialisation accentuera ce phénomène, car cette dernière a provoqué chez les Québécois et les Catalans un changement dans la nature de leur nationalisme qui favorise le développement de stratégies internationales[15]. C’est le cas également chez une frange importante du nationalisme flamand. Comme l’explique Alain Dieckhoff, le nationalisme au Québec ou en Catalogne ne se résume pas à un simple mouvement d’humeur ou au réveil d’une force tribale primitive, mais plutôt à une manifestation centrale de la modernité[16]. Les nationalismes québécois et catalan, autrefois à tendance protectionniste et autarcique, sont aujourd’hui plus libre-échangistes et de projection.

Selon Guy Lachapelle, le Québec et la Catalogne possèdent maintenant une « identité économique », c’est-à-dire une capacité à répondre aux effets de la mondialisation et de la concurrence internationale tout en préservant leur identité culturelle distincte[17]. Les résultats d’un sondage réalisé en 1995 par le Groupe Everest pour la Banque nationale montrent que 62,6 % des Québécois ne croient pas que leur culture soit en péril en raison de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA). La majorité des Québécois ne croient pas non plus que leurs programmes sociaux, nettement plus généreux que ceux des Américains, soient en danger dans le cadre de l’ALÉNA et de l’intégration économique[18].

Ces « nouveaux nationalismes », pour reprendre l’expression de Michael Keating, en déroutent plusieurs. En effet, depuis très longtemps, les spécialistes du nationalisme établissent une relation étroite entre nationalisme, protectionnisme et racisme. Le nationalisme représente cependant un objet sociologique très complexe qui ne se résume pas à ses manifestations les plus spectaculaires. En ne se concentrant que sur les chiens qui jappent, pour utiliser l’expression d’Ernest Gellner[19], on aboutit à une disqualification généralisée du nationalisme. Or, le nationalisme a souvent pris, dans l’histoire, des formes positives.

Le Québec, la Flandre et la Catalogne ne se bornent pas à un rôle d’observateur passif de la mondialisation, ils en deviennent les promoteurs en appuyant le développement de blocs régionaux et la libéralisation des échanges. Plus encore, les leaders nationalistes justifient leur appui au développement de blocs régionaux par leur nationalisme. Comme le souligne Pierre Martin : « Le Québec n’a pas endossé le libre-échange en dépit de son nationalisme ; le Québec a choisi le libre-échange à cause de son nationalisme[20] ». Par ailleurs, Joaquim Llimona, ancien secrétaire des Relations extérieures du gouvernement catalan, déclare que « La Catalogne était auparavant protectionniste, son marché était la région et le reste de l’Espagne. Plus maintenant. Nous pensons maintenant que l’Europe est notre marché. Nous faisons partie des structures européennes avec quatre cent millions de consommateurs[21] ». Les principales forces politiques catalanes favorisent aujourd’hui l’intégration européenne et le libre-échange.

Selon un sondage Léger et Léger réalisé en 1999 à la demande de Génération Québec, 87 % des Québécois appuient l’idée défendue par l’ancien gouvernement souverainiste du Québec (1994-2003) et par son frère jumeau de la scène fédérale, le Bloc québécois, de permettre au Québec d’être présent dans les forums internationaux où ses intérêts sont en jeu[22]. Selon un sondage CROP-La Presse-TVA réalisé également en 1999, une forte majorité de Québécois approuve la revendication de l’ancien gouvernement du Québec pour que ce dernier puisse participer officiellement à des forums internationaux qui traitent de questions culturelles[23]. Ainsi, 64 % des répondants à ce dernier sondage se disent en accord avec les demandes formulées par l’ex-premier ministre du Québec, Lucien Bouchard, au sujet de la participation du Québec à des organisations internationales comme l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Seulement 24 % des Québécois partagent le point de vue contraire du ministre fédéral Stéphane Dion, pour qui le Canada représente convenablement les revendications du Québec et doit parler d’une seule voix sur la scène internationale.

L’objectif fondamental de tout entrepreneur identitaire est la reconnaissance. Aussi J. Berger affirme-t-il que, même si les mouvements nationalistes mettent toujours de l’avant des revendications économiques et territoriales, les revendications premières du nationalisme restent avant tout identitaires. Le nationalisme insiste pour que son identité collective soit reconnue malgré les difficultés de la définir objectivement[24]. Montserrat Guibernau soutient que la reconnaissance devient l’objectif fondamental de tout mouvement nationaliste[25]. Le nationalisme se nourrit souvent d’un sentiment d’outrage à la dignité humaine provoqué par ce désir d’être reconnu comme égal.

Ce besoin de reconnaissance et de légitimation explique pourquoi le développement de la paradiplomatie par des mouvements nationalistes subétatiques représente une priorité. Il explique également pourquoi les mouvements nationalistes développent souvent une paradiplomatie de forte intensité. Daniel Latouche associe l’action du Québec en relations internationales à son besoin de légitimation, dimension importante du processus de nation-building[26]. Bref, la politique étrangère répond à un besoin de reconnaissance de la nation par des acteurs tiers, notamment la France pour le Québec.

Les relations internationales demeurent, en théorie, le fait de nations souveraines. L’acquisition du statut d’acteur international qui peut tenir des rencontres avec les grands leaders de ce monde renferme une symbolique énorme. La perspective devient très séduisante pour les entrepreneurs identitaires[27]. Le développement de relations bilatérales fortes avec un pays souverain comme la France représente également un élément primordial. Le Québec entretient de meilleures relations avec la France en tant qu’entité subétatique que le Canada n’en entretient avec la Grande-Bretagne en tant que pays. Le discours du général de Gaulle en 1967 a transformé la psychologie de la nation au Québec.

Un autre trait significatif du nationalisme est la définition des besoins ou des intérêts de la nation. Quand les régions opèrent en relations internationales, elles doivent se définir un « intérêt national » qui peut entrer en contradiction avec celui de l’État central. Les Écossais soutiennent une opinion plus positive sans toutefois être aussi complètement convaincus de l’intégration européenne que leur voisin au sud. Lors d’un vote sur l’introduction de l’euro, les Écossais feront peut-être la différence. Au Canada, l’appui unanime des partis politiques québécois à l’ALÉNA a facilité sa ratification et déclenché de nombreuses tensions avec le reste du pays.

La culture et la définition de l’intérêt national ont également des répercussions sur le choix des interlocuteurs. Le gouvernement du Québec, en développant des liens forts avec le gouvernement français, forcera le gouvernement canadien à inclure l’Hexagone dans ses priorités internationales[28]. Le gouvernement flamand favorisera de solides liens bilatéraux avec les Pays-Bas et l’Afrique du Sud en raison de leurs affinités culturelles. La Flandre cherche même à développer, dans les ambassades néerlandaises, des points d’ancrage permanents sur le modèle des maisons de la culture à l’étranger. L’objectif est de créer un type de maison flamande-néerlandaise qui stimule la diffusion de la culture des deux pays. Les Flamands s’opposeront en retour à l’octroi de crédits pour intervenir en Afrique dans les zones d’influence française.

Les mouvements nationalistes subétatiques s’accordent tous sur un point, le droit à l’autodétermination. Puisque la souveraineté est de nature intersubjective, il faut développer des contacts avec des acteurs internationaux reconnus afin d’obtenir leur appui en cas de tentative de sécession. Compte tenu de la situation politique du Québec, le gouvernement du Québec est ainsi allé chercher en France, en 1980 comme en 1995, un appui en cas de victoire souverainiste.

La projection internationale peut représenter une stratégie des entrepreneurs identitaires pour renforcer le sentiment identitaire à l’interne. Montrer le leader régional dans un contexte international a pour effet de rehausser son image et son prestige. L’ex-président de la Catalogne (jusqu’en 2003), Jordi Pujol, excellait à ce jeu. Les stratégies internationales du président de Catalogne s’intégraient à une politique de relations publiques où le président incarnait à lui seul la nation catalane. En faisant le bilan des différents voyages du président Pujol, on constate qu’il entrait fréquemment en contact avec des politiciens internationaux de haut niveau. Depuis 1990 jusqu’à sa retraite de la vie publique en 2003, il a rencontré presque tous les principaux acteurs du G7, dont George H. Bush en 1990, Édouard Balladur et John Major en 1995. Il s’est entretenu avec Helmut Kohl en 1996, a rencontré Jacques Chirac en 1997 et Romano Prodi en 1998. Jordi Pujol n’a cependant pas rencontré le premier ministre du Canada. Avec ces relations internationales, Jordi Pujol rehaussait son prestige à l’interne.

En Europe, les régions qui ont une identité culturelle distincte ont fait pression sur les États et les institutions internationales pour promouvoir des langues et des cultures minoritaires. De nombreux efforts de lobby ont ainsi été faits auprès des institutions de l’Union européenne (UE), du Conseil de l’Europe ou de l’UNESCO. Les nations subétatiques ont également fait la promotion active de la clause de l’exception culturelle dans les traités de libéralisation économique régionale et mondiale[29]. En 2002, le gouvernement du Québec convainquait les représentants de la société civile du Forum social mondial de Porto Alegre d’adopter une proposition visant la création d’un instrument international qui servirait à protéger et à promouvoir la diversité culturelle[30]. Cet « amendement Québec » propose que la diversité culturelle soit assurée par un instrument international contraignant qui permettra d’« exclure la culture des principes de libéralisation et de marchandisation »[31].

Les régions, particulièrement celles ayant une identité distincte, peuvent également chercher à utiliser leur diaspora à l’étranger pour augmenter leur influence politique et mobiliser des ressources. La diaspora irlandaise a ainsi joué un rôle important à de nombreuses occasions dans le conflit en Irlande du Nord et dans le processus politique. La diaspora basque en Amérique a fourni des tribunes pour le mouvement basque. Les Basques, quant à eux, ont mis sur pied 130 centres culturels dans le monde[32]. Ces centres servent à faire connaître la culture, mais également la nation basque. Depuis peu, ils utilisent leur paradiplomatie pour neutraliser l’image négative qui les dessert depuis plus de trente ans à l’étranger[33].

Dans d’autres cas, certaines minorités cherchent l’appui de la mère patrie pour leurs projets politiques ou leur développement social, économique ou politique. Le cas des relations entre le Québec et la France représente un exemple frappant à cet égard[34]. Les Chicanos dans le sud des États-Unis et les Latino-Américains dans l’ensemble du pays cherchent de plus en plus le support du Mexique et d’autres États latino-américains pour la reconnaissance dans leur pays. Les minorités d’Europe centrale cherchent également le support et l’aide de la mère patrie lors de conflits ou de persécutions.

Certaines minorités, comme les Afro-Américains aux États-Unis ou les autochtones du Canada, développent des stratégies internationales pour faire pression sur leur État afin de se voir garantir des droits ou obtenir gain de cause. Après que le gouvernement du Canada ait tenté en 1969 de supprimer tous les privilèges des communautés autochtones reconnues en vertu de lois, de textes constitutionnels et de traités, ces dernières ont rapidement compris les avantages d’une campagne internationale pour défendre leurs droits. En 1974, le chef George Manuel a accrédité la « Fraternité nationale des Indiens » comme organisation non gouvernementale (ONG) à statut consultatif auprès du Conseil économique et social de l’Organisation des Nations unies (ONU)[35]. Le phénomène s’est ensuite rapidement développé :

  1. les Autochtones participeront aux travaux des organisations internationales classiques, notamment le réseau des Nations unies ;

  2. ils participeront aux réseaux internationaux d’associations d’Autochtones et développeront des relations avec des Autochtones d’autres pays ;

  3. ils créeront des relations directes avec des gouvernements étrangers ;

  4. les Autochtones, à titre individuel ou collectif, exerceront des recours auprès d’institutions internationales comme la Commissions des droits de l’homme et la Cour internationale de Justice[36].

Selon Pierre-Gerlier Forest et Thierry Rodon, « Les stratégies internationales [des Autochtones] apparaissent alors surtout comme un moyen pour faire face aux nouveaux problèmes auxquels les Autochtones sont confrontés : environnement, protection du genre de vie traditionnel, épuisement des ressources […][37] ».

L’espace public international est attentif aux manifestations spectaculaires et médiatiques des Autochtones. Lorsque les Haidas remontent la Seine à Paris dans un canot de guerre en 1989 pour protester contre l’appropriation des îles de la reine Charlotte par l’industrie et le gouvernement de la Colombie-Britannique, le message fait le tour du monde ; les images des Mohawks assiégés par l’armée canadienne en 1990 également. Ce type d’événements contribuera à faire connaître leurs revendications au monde entier[38].

Les Autochtones exigent également l’intervention, en politique interne canadienne, de personnalités ou d’institutions internationales. En 1983 et en 1987, les Déné des Territoires du Nord-Ouest ont sollicité et obtenu le soutien du pape. En 1990, les Cris du Nord de l’Ontario ont demandé à monseigneur Tutu de constater les effets de « l’apartheid » sur les autochtones du Canada[39]. Les Autochtones ont également sollicité l’appui du parlement européen et de l’ONU. Selon Pierre-Gerlier Forest et Thierry Rodon, le lobby autochtone de Londres a convaincu le parlement britannique de faire pression sur le gouvernement canadien au moment du rapatriement de la Constitution en 1981. Ils ont réussi à faire inclure in extremis des droits autochtones dans les articles 25 et 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[40].

Présentation des cas à l’étude

Le Québec

Au cours des 40 dernières années, le gouvernement du Québec a façonné une paradiplomatie identitaire qui débordera ses champs de compétence. Les relations politiques et les échanges culturels comptent parmi les grands dossiers de la politique internationale du Québec, de même que la promotion des exportations, les investissements étrangers, la science et la technologie, les questions énergétiques, l’environnement et les droits de la personne[41]. Le ministère des Relations internationales du Québec (MRI) disposait, en 2002-2003, d’un budget de plus de 107 millions de dollars canadiens et comptait 652 fonctionnaires à temps plein à son emploi, dont environ 278 à l’étranger. À ce nombre, il faut ajouter une centaine de fonctionnaires supplémentaires rattachés à d’autres ministères, qui travaillent sur les questions d’immigration, de culture et de commerce international[42]. En 2003, le ministère des Relations internationales comptait 28 représentations à l’étranger, y compris celle de Paris, dont le statut s’apparente à celui d’une ambassade[43].

Le gouvernement du Québec participe activement à plusieurs dossiers qui, autrefois, relevaient exclusivement de la souveraineté de l’État canadien, notamment en matière d’immigration et d’aide au développement. Il joue aussi un rôle dans l’organisation multilatérale de la Francophonie et participe aux travaux de plusieurs organisations internationales au sein de la délégation canadienne[44].

Le MRI soutient que la prospérité économique du Québec est fortement liée à cette capacité qu’ont ses acteurs économiques à conquérir les marchés étrangers. Elle dépend également des investissements de ces derniers à l’étranger et de la capacité des Québécois à attirer au Québec des investissements étrangers. Pour assurer l’accès des produits québécois à un nombre croissant de marchés, le gouvernement du Québec favorise le renforcement et l’élargissement des accords multilatéraux de libéralisation des échanges. Dans tous les forums internationaux auxquels il peut avoir accès, il appuie l’élimination des obstacles au commerce international tout en veillant à favoriser les transitions les plus appropriées aux secteurs de l’économie québécoise vulnérables à une concurrence accrue. C’est en fonction de ces orientations que le Québec a participé à la définition de la position canadienne dans le cadre des négociations de l’Accord de libre-échange canado-américain (ALÉ), de l’ALÉNA et de l’Acte final de l’Uruguay Round. Sur le marché canadien, le Québec s’engage, de concert avec les autres gouvernements provinciaux, à éliminer les barrières au commerce interprovincial[45]. Afin d’attirer encore plus d’investissements étrangers, le gouvernement du Québec se fixe pour objectif de devenir, entre 2006 et 2010, un des dix territoires les plus concurrentiels ou attrayants au monde[46].

Le gouvernement du Québec, toujours très soucieux de l’image du Québec à l’étranger, créera plusieurs programmes pour consolider l’image et la visibilité de ce dernier sur la scène internationale. Tous se rappellent, au ministère des Relations internationales, d’une série d’articles dans la presse allemande qui comparaient Montréal à Sarajevo. Pour éviter à l’avenir ce type d’articles écrits par des journalistes visiblement incompétents, le gouvernement du Québec a fondé, en 1999, un programme d’invitation et d’accueil de personnalités étrangères. La mise en place de ce programme s’inscrit dans une stratégie d’affaires publiques sur la scène internationale et vise à sensibiliser les personnalités étrangères au Québec. D’autres programmes existent également, dont un programme d’accueil de journalistes étrangers, un programme de bourses d’exemption de droits de scolarité majorés ou encore un programme d’appui aux événements internationaux multilatéraux. Le MRI prend également position à l’intention de la presse étrangère et offre une traduction systématique, en anglais et en espagnol, à l’intention des médias étrangers, d’articles qui reflètent la pluralité de points de vue de la presse québécoise. Il cherche ainsi à faciliter la tâche des journalistes étrangers, qui avaient le mauvais réflexe de faire leurs recherches sur le Québec à partir de Toronto ou d’Ottawa. Plus de 1300 articles figurent sur le site Internet du gouvernement[47].

Du mois d’avril 1999 à la fin du premier trimestre 2001, le gouvernement du Québec a participé à plus de 120 visites officielles de chefs d’État, de chefs de gouvernement et de ministres. Le premier ministre du Québec a conduit 10 visites officielles à l’étranger et 106 ministres ont pris part à des missions internationales. Le premier ministre se rendait en France et en Catalogne au mois de mars 1999, aux États-Unis en avril et en octobre, au Mexique en mai, au Japon en septembre. Au cours du premier trimestre 2001, il s’est déplacé en Espagne, en Italie et en Chine. Il s’est également joint à « Équipe Canada[48] ». Le gouvernement du Québec a également développé une stratégie internationale pour combattre l’hostilité des groupes environnementalistes et des sympathisants des Amérindiens aux États-Unis qui condamnent la construction de barrages hydroélectriques. Les sommets de Davos deviennent particulièrement attirants pour les politiciens québécois. En 2002, Pauline Marois, ministre des Finances du Québec, affirmait avoir ramené du Sommet économique mondial, tenu spécialement à New York, 750 millions de dollars en contrats pour le Québec[49].

Pour se faire connaître du reste du monde, le gouvernement du Québec conçoit des Saisons du Québec à l’étranger. En 1999 avait lieu « Le printemps du Québec en France » ; il s’agissait de la plus vaste manifestation culturelle du Québec à l’étranger[50]. L’événement, qui a duré quatre mois, proposait des activités culturelles dans plusieurs villes de France. D’autres événements similaires se sont déroulés dans d’autres pays, comme Orizzonte Québec en Italie en 1998-1999, Québec à Catalunya en 1999, Québec In Motion au Royaume-Uni en 2000 et Québec à New York en 2001. Cette dernière manifestation culturelle a cependant été presque entièrement annulée à la suite des attentats du 11 septembre 2001[51].

La Catalogne

La situation est comparable en Catalogne. La Generalitat (le parlement) de Catalogne a, en effet, développé au cours des vingt dernières années, une paradiplomatie dans ses champs de compétence et un peu plus[52]. Elle dispose aujourd’hui d’environ 50 représentations à l’étranger. Les objectifs généraux de cette paradiplomatie sont la promotion économique, politique et culturelle de la nation catalane.

Le chapitre 1 du programme politique de la Convergència i Unió (CiU), pour les années 1995 à 1999, s’intitule « Catalunya en el mundo », c’est-à-dire la Catalogne dans le monde. Dans ce chapitre de programme politique, différents thèmes comme l’insertion de la société catalane dans l’Europe et dans le monde, les relations régionales en Europe, le rôle de la Catalogne en mer Méditerranée et la politique à l’égard de l’Amérique, de l’Asie et de l’Afrique sont abordés. On y parle aussi du thème de la coopération et de l’aide internationale, etc.[53]. Il est frappant de constater, en lisant ces pages, que ce thème se situe dans le programme politique, au premier chapitre, ce qui démontre la détermination de l’administration de l’époque pour les questions qui relèvent de la politique étrangère de la Catalogne et des relations internationales.

Une des priorités de la politique étrangère est la promotion de la nation à l’étranger. Pour l’ex-président, Jordi Pujol, le stratège du développement de la politique étrangère de la Catalogne jusqu’en 2003, la survie de la nation catalane constituait la priorité. Pour arriver à cette fin, il a cherché à obtenir une reconnaissance politique de la nation catalane par l’État espagnol. Son objectif ne s’arrêtait pas là. Il désirait également obtenir une reconnaissance à l’extérieur des frontières espagnoles. La politique étrangère de la Catalogne représentait ainsi un outil fondamental pour l’épanouissement de la nation catalane et la politique internationale de la Catalogne se mettait au service de la nation catalane, en favorisant son rayonnement et sa consolidation. En pratique, la politique étrangère du gouvernement catalan érigera aux quatre coins du monde des Maisons de la Catalogne, véritables centres culturels. En outre, le gouvernement enverra dans le monde des enseignants de la langue catalane. La diplomatie culturelle jouera habilement en convainquant l’UNESCO de déclarer la « Sant Jordi », fête catalane de la rose et du livre qui se déroule le 23 avril, la « journée mondiale du livre[54] ». Cette projection internationale d’une fête catalane provoque une grande fierté chez les dirigeants catalans.

Un des axes fondamentaux de la politique étrangère de la Catalogne lors de rencontres internationales est de promouvoir la nation catalane, avec sa langue, sa culture et ses institutions propres. Cette volonté de mettre la nation catalane « sur la carte » n’est pas le seul fait des politiciens ; les journalistes importants, que ce soit de la radio ou de la télévision publique, les fonctionnaires qui font des voyages à l’étranger, participent également à cette volonté d’affirmation de la nation catalane[55]. En ce qui concerne Jordi Pujol et ses conseillers, on peut presque parler d’une obsession. Comme le rapportait le journaliste Lluis Bassets, les réceptions officielles dans le magnifique palais gothique de la Generalitat, régulièrement visité par les chefs d’État et de gouvernement du monde entier, deviennent de véritables leçons d’histoire de la Catalogne.

Ce besoin de reconnaissance a poussé le gouvernement catalan à payer, lors des Jeux olympiques de 1992, des publicités où l’on pouvait lire : « Où est Barcelone ? » L’objectif de cette publicité visait à informer les lecteurs que Barcelone n’était pas en Espagne, mais en Catalogne. En 1994, cette fois dans le New York Times, la Generalitat de Catalogne propose une publicité où, sur une grande page blanche, figurait un point représentant Barcelone. On y lisait ensuite la question suivante : « Dans quel pays mettriez-vous ce point ? » Plusieurs pages plus loin, on pouvait lire la réponse suivante : « La Catalogne est un pays en Espagne, qui a sa propre culture, sa langue et son identité […] un pays dans lequel beaucoup d’entreprises étrangères ont investi et continuent d’investir […] un pays qui a su obtenir les JO dans sa capitale[56]. » Une autre campagne parue dans le magazine Newsweek faisait l’amalgame de la culture catalane, celle de Dali, de Miro et de Pablo Casals, et la description de firmes multinationales. Le slogan publicitaire affirmait « La Catalogne, un pays moderne qui a des siècles de tradition[57]. » Le gouvernement catalan a fait une promotion active de la langue catalane dans les départements d’espagnol des universités et les académies étrangères, en plus d’avoir fait reconnaître le catalan comme langue européenne.

Les efforts de l’administration de Jordi Pujol ont porté fruit. En effet, selon Lluis Bassets, les diplomates en poste à Barcelone ont conscience du rôle particulier de la Catalogne en Espagne et sont plus que des simples consuls qui effectuent des tâches administratives décentralisées. À plusieurs égards, leur poste se rapproche souvent de celui d’ambassadeur. Le nationalisme en Catalogne favorisera ainsi le développement d’une politique internationale de la part de la Catalogne. Le nationalisme encourage également cette tendance, car les Catalans sont moins divisés que les autres régions espagnoles entre les loyautés à l’État espagnol et à la nation catalane[58].

La Flandre

La Flandre est également très active en relations internationales. Elle possède un réseau de 100 représentations à l’étranger. Celles-ci exercent diverses fonctions ; il peut s’agir de l’administration des Affaires étrangères de la Flandre, de l’Office pour la promotion des Exportations de la Flandre (91 représentants dans 73 pays), de l’Office « Investissements en Flandre », de l’Office du tourisme de la Flandre, de l’Office pour la promotion des produits agricoles de la Flandre et de l’Association flamande pour la coopération au développement et l’Assistance technique (150 représentants dans 12 pays)[59]. Le gouvernement flamand dispose de huit attachés à l’étranger ; il s’agit de représentants politiques, que l’on pourrait considérer comme des « ambassadeurs flamands ». Ils sont en poste à La Haye, à Paris, à Berlin, à Vienne, à la Représentation permanente auprès de l’Union européenne à Bruxelles, à Tokyo, à Washington et à Pretoria.

Sous la conduite de l’ancien ministre-président de la Flandre, Luc Van den Brande, le gouvernement flamand avait comme priorité de mettre la Flandre sur la carte internationale et de faire connaître au monde le système belge concernant la politique internationale[60]. La Flandre, écrivait l’ancien ministre chargé de la politique extérieure de la Flandre,

[…] dispose de possibilités constitutionnelles quasiment illimitées en matière de politique extérieure, ce qui est sans doute son principal atout[61]. […] Nous voulons utiliser cette position constitutionnelle très spécifique pour trouver écho tant auprès des États souverains qu’auprès des régions, entités fédérées et communautés autonomes[62].

Sous Luc Van den Brande, la politique étrangère de la Flandre a poursuivi une stratégie identitaire. Les relations publiques et la diplomatie sont devenues très étroitement liées, et la Flandre a cherché à développer son rôle d’acteur sur la scène internationale. Le ministre-président flamand a mis en place de nombreuses politiques dans le but de promouvoir l’image de la Flandre à l’étranger. Luc Van den Brande a cherché à devenir un membre très actif du Comité des régions de l’Union européenne, a nommé des « ambassadeurs culturels » et a mis sur pied une fondation internationale, l’« Europe des cultures 2002 », pour promouvoir l’image de la Flandre à l’étranger.

Tous les instruments des relations extérieures (politiques, économiques – avec des éléments de commerce extérieur et d’investissements à l’étranger –, culturels, coopération au développement) ont été concentrés entre les mains du seul ministre-président afin de renforcer la cohérence et les effets de la politique étrangère de la Flandre. Cette politique identitaire affectera les politiques de cette dernière à l’égard des organisations multilatérales. Comme l’écrivait le ministre-président en 1995 :

Toute contribution de la Flandre à une organisation multilatérale visera à éveiller l’intérêt de celle-ci pour les régions et les communautés autonomes. Dans le cadre de la tendance globale vers la décentralisation, il convient de démontrer aux organisations multilatérales qu’une restriction aux États se traduirait par un appauvrissement du forum international[63].

Rapidement cependant, à l’étranger et en Belgique, le caractère anti-wallon et arrogant d’une telle stratégie a commencé à transparaître. « La protection de l’intégrité territoriale apparaît comme une des dimensions importantes de l’intérêt « ‘‘national’’ flamand. Elle dicte le comportement international de la Flandre[64]. » La Flandre s’est opposée au projet de convention-cadre sur la protection des minorités nationales soutenu par le Conseil de l’Europe en octobre 1993. Selon les autorités flamandes, cette convention-cadre mettait en péril le régime linguistique flamand en octroyant de nouveaux droits aux francophones de la périphérie bruxelloise. La communauté flamande voulait introduire une réserve selon laquelle la Belgique ne comporte pas de minorité nationale, mais la Belgique s’est abstenue de signer une telle convention : « Dans ce cas où des intérêts considérés comme vitaux sont en jeu, la Communauté flamande a bloqué le processus d’adhésion de la Belgique à une convention internationale[65]. »

L’image de la Flandre a été durablement entachée en 1998 quand deux ministres flamands ont publié trois circulaires portant sur « la fin graduelle des zones à facilités linguistiques » qui accordaient des droits linguistiques aux francophones vivant dans des régions néerlandophones à proximité de Bruxelles[66]. Ces circulaires annonçaient que les citoyens francophones devraient faire une demande chaque fois qu’ils désiraient un document en langue française. Puisque cette circulaire incluait les communes qui dispensent les services fédéraux, le formulaire a provoqué beaucoup de tensions.

De nombreux politiciens francophones ont « internationalisé » la question en s’adressant au Conseil de l’Europe afin que la communauté internationale fasse pression sur le gouvernement flamand. Le Conseil de l’Europe a envoyé un émissaire suisse, Dumeni Columberg, pour faire rapport sur la question, rapport qui a été critiqué sévèrement par l’élite flamande parce qu’il donnait essentiellement raison aux politiciens francophones[67]. L’image de la Flandre est ressortie considérablement ternie par ce rapport, mais également par la montée du Vlaams Blok[68], un parti populiste d’extrême droite.

L’actuel gouvernement flamand, dirigé par Patrick Dewael, cherche à corriger l’image négative de la Flandre. Il normalise rapidement les relations avec les francophones. Depuis 1999, la politique étrangère de la Flandre donne moins de priorité à la projection de la Flandre à l’international qu’au suivi des dossiers importants. Comme le souligne Marc Calcoen, chef de cabinet adjoint du ministre-président flamand :

Dans un nouveau projet global pour la Flandre, « Kleurrijk Vlaanderen », l’aspect international occupe une place importante, mais davantage pour apporter la dimension internationale à la Flandre que l’inverse, par exemple, en encourageant la cohabitation multiculturelle, en attirant les investissements étrangers directs[69].

La paradiplomatie identitaire synonyme de conflits ?

Le développement de paradiplomatie est également une lutte de pouvoir entre les mouvements nationalistes subétatiques et les acteurs du centre. Les conflits internes risquent d’être exportés à l’étranger, ce qui peut rendre la paradiplomatie identitaire conflictuelle. C’est ce qui explique la déclaration sans appel de Joseph Biden, représentant du Parti démocrate au comité du Sénat américain sur les affaires étrangères, pour qui, « En temps de paix, la politique étrangère du Canada consiste à mater le Québec[70] ».

L’attitude des gouvernements centraux à l’égard de l’intrusion de mouvements nationalistes subétatiques dans leur chasse gardée, la politique étrangère et la représentation du pays à l’étranger, est, au départ, essentiellement négative. Les gouvernements centraux voient dans la perte du monopole un grave danger pour l’unité nationale et pour l’image de la nation à l’étranger.

Rappelons que les acteurs du centre sont également nationalistes. L’attitude hostile des gouvernements centraux donne l’occasion aux entrepreneurs identitaires de mettre en oeuvre une mobilisation sociale contre la prétention hégémonique du centre. Puisque la politique étrangère est perçue comme étant un domaine réservé de l’État, le développement de la paradiplomatie devient, dans ce contexte, une lutte de pouvoir et de légitimité[71].

Le développement d’une paradiplomatie identitaire n’engendre cependant pas obligatoirement une escalade des conflits. Les Catalans ont réussi, par exemple, à consolider leurs relations internationales tout en favorisant une normalisation des rapports avec le gouvernement espagnol. L’étude détaillée du cas catalan permet de constater que, d’une relation très conflictuelle dans les années 1980, les relations se sont aujourd’hui normalisées. On ne constate en effet plus de litiges devant les tribunaux et, contrairement aux premières années, très peu de positions internationales divergentes et davantage de tentatives sérieuses pour baliser les actions internationales du gouvernement catalan[72]. Avant la normalisation, quatre enjeux étaient particulièrement conflictuels : la réception de chefs d’État étrangers par l’ancien président Jordi Pujol ; l’ouverture de représentations de la Catalogne à l’étranger ; la participation du gouvernement catalan à des conférences et à des organisations internationales ou régionales et, finalement, la conclusion d’ententes ou d’accords internationaux. Sur tous ces enjeux, on note une baisse structurelle des conflits, même s’il peut y avoir périodiquement des tensions[73].

Dans un premier temps, le développement d’une politique étrangère de la part du gouvernement catalan, mais également des autres communautés autonomes, a provoqué beaucoup de conflits avec le gouvernement de Madrid. Mais, aujourd’hui, la plupart des spécialistes des relations internationales de la Catalogne (Caterina Garcia, Francesc Morata, Michael Keating) et de nombreux acteurs des gouvernements catalan et espagnol parlent non seulement de consolidation de la politique étrangère catalane, mais également de normalisation des rapports entre Barcelone et Madrid.

La professeure Caterina Garcia i Segura a, par exemple, distribué, au milieu des années 1990, un questionnaire à tous les départements de la Generalitat qui oeuvrent sur les questions de politiques étrangères. Ses questions portaient sur la nature systématique ou sporadique des contacts entre l’administration catalane et l’administration espagnole, le degré de formalisation des rapports, les objectifs, les causes et les motivations des activités extérieures de la Catalogne, les initiatives intra- et interdépartementales de coordination, l’intensité des conflits que provoquent le développement d’une politique étrangère et la perspective de ces activités. Selon la professeure Garcia, les réponses obtenues indiquent qu’il y a bel et bien une normalisation des rapports. Toutes les réponses obtenues indiquent l’absence de conflit entre l’administration centrale et l’administration catalane[74]. Nos propres entretiens confirment largement les conclusions de madame Garcia[75]. Le développement d’une politique étrangère catalane ne suscite plus d’hostilité chez le gouvernement central, la Catalogne ayant convaincu les dirigeants du centre de sa validité. Ceux-ci percevaient toute politique extérieure d’États autonomes comme menaçante pour l’intégrité de l’État espagnol et pour la cohérence de la politique étrangère de l’Espagne.

Il est cependant plus difficile de déterminer à quand remonte cette normalisation. Il s’agit d’un processus évolutif. Il y a bien sûr des négociations officielles et officieuses sur les rapports entre Madrid et Barcelone. Notons cependant que les décisions du Tribunal Constitucional, en clarifiant les rôles des acteurs, ont facilité le processus de normalisation et de routinisation. Le tribunal constitutionnel a en effet rendu, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, des jugements de très grande importance dans ce processus de normalisation des rapports entre Madrid et Barcelone en accordant un rôle en relations internationales aux communautés autonomes[76].

L’instabilité du système électoral espagnol est l’un des facteurs qui ont favorisé cette régulation des conflits. Afin d’accéder au pouvoir, les partis politiques qui oeuvrent sur la scène espagnole doivent régulièrement conclure des alliances avec les Catalans. Les nationalistes catalans ont ainsi beau jeu de négocier leur participation au gouvernement espagnol. Ils l’ont fait avec le gouvernement socialiste de Felipe Rodriguez et le premier gouvernement de José-Maria Aznar, chef du Partido popular. La participation des Catalans au gouvernement espagnol a favorisé la normalisation et la routinisation des rapports entre Madrid et Barcelone en plus d’accroître la latitude du gouvernement catalan en politique étrangère. À la suite des élections de mars 1996, les négociations entre la droite espagnole de José-Maria Aznar et les nationalistes catalans de Jordi Pujol en vue de la formation d’un nouveau gouvernement se sont traduites par un renforcement de la participation régionale aux décisions communautaires. Ce « pacte de gouvernabilité » Partido Popular-Convergència i Unió consiste à augmenter et à renforcer les mécanismes de participation des communautés autonomes à la politique européenne de l’État, et prévoit une consolidation du système de conférences entre l’État et les communautés autonomes, ce qui nécessite une participation des communautés autonomes à la politique européenne de l’État espagnol[77]. Ce pacte prévoit également la création d’un poste de conseiller aux affaires « autonomiques » au sein de la représentation permanente de l’Espagne devant l’Union européenne, en plus de rendre possible la participation directe des communautés autonomes aux comités consultatifs de la Commission[78].

La Catalogne bénéficie, en raison de sa position particulière en Espagne, d’une commission bilatérale État espagnol-Generalitat pour les affaires relatives aux Communautés européennes. Cette commission, fruit d’un accord signé à Barcelone le 9 juin 1998 et comptant des membres des deux administrations, est un instrument de relations bilatérales et de coopération pour le traitement de l’initiative d’une des deux parties. C’est également un accord mutuel sur les aspects de la participation de la Catalogne aux affaires relatives à la Communauté européenne, et particulièrement à l’action de son gouvernement[79]. Le gouvernement catalan a en outre demandé à l’État son accord concernant la participation d’acteurs de communautés autonomes au sein de la délégation gouvernementale quand les sujets à l’ordre du jour des réunions du Conseil des ministres de l’UE touchent les compétences des communautés autonomes. L’article 146 du traité de l’Union européenne permet aux ministres régionaux de représenter les positions du pays[80]. C’est souvent le cas en Belgique et en Allemagne. Même si un accord était prévu en ce sens, il faudra attendre la défaite du Partido popular en mars 2004 et l’élection du socialiste José Luis Rodriguez Zapatero afin qu’un nouvel accord portant sur la représentation des régions espagnoles aux conseils des ministres de l’Union européenne soit conclu à l’unanimité[81].

Ces institutions de coopération en matière de politique étrangère sont importantes, car elles ont amélioré la collaboration et la coopération entre Madrid et Barcelone. Avant la mise sur pied de telles institutions, la participation des communautés autonomes à la définition de la politique étrangère de l’Espagne était minime et s’exerçait essentiellement par les réseaux informels de négociations politiques. Les communautés autonomes agissaient davantage selon une logique de groupe de pression pour influencer la politique étrangère de l’État espagnol. Leur participation au processus de décision d’une politique étrangère a longtemps été très peu institutionnalisée, toutes les actions des communautés autonomes étant le fait de relations politiques informelles.

D’autres facteurs, dont le contexte européen, ont également favorisé la normalisation des rapports entre Madrid et Barcelone. La lutte active contre le développement d’une politique étrangère à l’échelle des communautés autonomes n’avait de sens qu’à l’époque où le phénomène posait un caractère extraordinaire et inédit. De nos jours, alors que tous les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) font face au phénomène et que l’Union européenne encourage l’émancipation internationale des acteurs subétatiques, il devient illogique et impopulaire d’essayer d’empêcher le développement de relations internationales des acteurs subétatiques à l’intérieur de leurs champs de compétence.

La logique régionale européenne a banalisé le développement de la paradiplomatie sur le plan régional, ce qui a eu un effet soporifique sur les acteurs politiques à Madrid. Ces derniers ont en effet constaté comment les autres États réagissent devant semblable situation. Des institutions et des pratiques politiques d’autres États européens comme l’Allemagne, l’Autriche et la Belgique ont même été importées. Finalement, l’intégration a favorisé l’établissement d’institutions de concertation entre les communautés autonomes et l’État espagnol en ce qui concerne la politique européenne de l’Espagne, ce qui a eu un double résultat  : une autonomie accrue des communautés autonomes et la reconnaissance de leur responsabilité politique.

La régulation des rapports entre les gouvernements espagnol et catalan résulte aussi du changement d’attitude senti chez l’ancien président Jordi Pujol. Celui-ci a en effet cessé, au début des années 1990, d’exporter les conflits à l’étranger, comme il avait eu tendance à le faire auparavant. Il a même commencé à transformer son discours et à soutenir que la politique étrangère de la Catalogne est profitable à l’ensemble de l’Espagne. Le discours de Jordi Pujol, nettement moins teinté d’accents nationalistes qu’au début de l’action internationale de la Catalogne, a facilité le rapprochement avec les acteurs de l’État central. Ce nouveau discours pragmatique, qui insiste sur les avantages économiques de la politique étrangère de la Catalogne, a permis au président catalan de gagner la confiance des politiciens de Madrid. Le gouvernement d’Espagne a finalement compris que les acteurs de la politique étrangère de la Catalogne ne remettent pas en question les orientations générales de la politique étrangère espagnole ; ils ne voyagent pas à l’étranger pour discuter indépendance, et, de fait, le gouvernement central accepte ces nouveaux joueurs encombrants[82]. Les Catalans cherchent à développer la nation catalane, mais au sein de l’ordre constitutionnel existant[83]. À ce sujet, Jordi Pujol a déjà déclaré que la Catalogne n’avait pas une politique étrangère, mais une « présence internationale »[84]. Les Catalans n’utilisent presque jamais les expressions « politique internationale » ou « politique étrangère » pour parler des communautés autonomes ; ils optent plutôt pour les expressions « projection internationale », « activités internationales » et, plus rarement, « relations internationales »[85].

Le gouvernement de Catalogne, sous la direction du président Jordi Pujol, a adopté une stratégie particulière en ce qui concerne la mise en oeuvre de sa politique étrangère, ce qui a également favorisé la normalisation des rapports. Il a maintenu fragmentées les institutions de la politique étrangère catalane afin d’éviter les conflits avec les autorités de Madrid, particulièrement jalouses de leurs prérogatives internationales. Les réflexes centralisateurs du gouvernement espagnol, le peu d’expérience du quasi-fédéralisme ainsi que le manque de racines historiques de la pratique de la démocratie en Espagne, donc de la politique du compromis et de la négociation, ont poussé le gouvernement catalan à agir ainsi. Le gouvernement espagnol craignait également l’éclatement de sa politique étrangère, car il était à la recherche de légitimité internationale à la suite de la période franquiste, où l’Espagne s’est marginalisée.

Le gouvernement espagnol a déconcentré vers les communautés autonomes une partie de ses responsabilités en matière de politique étrangère. Dans le cas de la Catalogne, on note des manifestations internationales conjointes et, ce qui est déterminant, une perception positive des acteurs sur les plans politique et administratif à Barcelone et à Madrid. Le cas de la Catalogne démontre que l’on peut accorder un rôle aux acteurs subétatiques en relations internationales sans que l’unité de la politique étrangère et l’unité nationale ne soient sérieusement compromises. Dans le cas de la Catalogne, le développement de relations internationales par le gouvernement catalan devient donc un multiplicateur de puissance.

Le cas du Québec est plus négatif. Les conflits avec le gouvernement canadien sont trop importants. Même s’il n’y a pas eu de litiges devant les tribunaux (aucun des deux ordres de gouvernement n’ayant l’assurance de gagner), les gouvernements du Québec et du Canada ont, à l’occasion, des positions internationales divergentes. Le gouvernement du Québec a soutenu, par exemple, lors du Forum économique mondial en 2002, que le dollar canadien était en sursis, minant du coup la politique internationale du gouvernement canadien qui cherchait à « dynamiser » sa monnaie, alors en chute libre.

Le gouvernement canadien tente toujours de baliser les relations internationales du Québec. Historiquement, la réponse des autorités fédérales face au développement d’une politique étrangère par le gouvernement du Québec varie. Elle se veut un mélange d’accommodation et d’intransigeance en fonction de « qui » se trouve au pouvoir dans les deux capitales ainsi que des sujets de discorde. En ce qui concerne les questions de commerce et d’investissement, les relations entre le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial sont généralement bonnes[86]. Selon un proche de l’ancien premier ministre Lucien Bouchard, il est fréquent d’avoir de bons rapports avec le gouvernement fédéral lors de missions commerciales[87]. De plus, comme le soutient Graham Fraser dans la préface du livre de Luc Bernier sur la politique internationale du Québec, « Souvent, dans les postes moins sensibles que Paris, les relations entre la Délégation du Québec et l’Ambassade du Canada sont caractérisées par l’amitié et la coopération[88] ». On pourrait ajouter que, même à Paris, sur certains sujets, il existe des relations d’amitié.

Le gouvernement du Québec, très peu porté sur les questions de sécurité militaire, affirme tenir depuis 1960 « le plus grand compte des options fondamentales de la politique étrangère du Canada et des décisions qui en découlent dans les domaines comme la sécurité internationale. Ainsi, quand le Canada rompt les relations diplomatiques avec un pays ou impose un embargo, le Québec participe à la mise en oeuvre de la décision pour ce qui concerne ses champs de responsabilité[89] ». Le gouvernement du Québec peut également collaborer à l’élaboration des positions du gouvernement canadien, sur le plan multilatéral, quand il est sollicité en ce sens. Par ailleurs, il applique les engagements d’Ottawa dans ses champs de compétence s’il en approuve le contenu et partage la plupart des objectifs clés du gouvernement du Canada.

Dans son énoncé intitulé Le Canada dans le monde de 1995, le gouvernement canadien mettait de l’avant trois objectifs de sa politique étrangère. Le premier objectif concernait la promotion de la prospérité et de l’emploi, le deuxième, la protection de la sécurité canadienne dans un monde stable, et le troisième, la protection des valeurs et de la culture canadiennes dans le monde[90]. Le gouvernement du Québec se veut solidaire des deux premiers objectifs. En ce qui concerne le troisième, cependant, le différend est total. La politique du gouvernement canadien en matière d’enseignement, de culture et d’identité n’a pas été élaborée en concertation avec le gouvernement du Québec, alors que ces domaines relèvent de sa compétence constitutionnelle. De plus, le gouvernement canadien parle de promotion de la culture canadienne et non pas des cultures au Canada…

Les relations Québec-Ottawa se dégradent sérieusement lorsqu’on aborde des sujets très sensibles tels les rapports politiques avec des pays souverains comme la France ou la participation du Québec à des organisations multilatérales comme la Francophonie. En effet, sur ces questions, une lutte s’instituera entre le gouvernement fédéral, qui cherche à préserver ses présumées prérogatives internationales en combattant activement les actions internationales du gouvernement du Québec, qui, lui, cherche à se construire une identité d’acteur international propre qui échapperait partiellement au contrôle du Canada[91].

Depuis le référendum de 1995, le gouvernement canadien s’est lancé dans une vaste offensive en vue de limiter l’accès du Québec aux décideurs internationaux. Après ce référendum, le ministre des Affaires étrangères du Canada, Lloyd Axworthy, a mis sur pied une stratégie proposant d’empêcher les représentants souverainistes de s’exprimer librement à l’étranger. Cette stratégie visait, entre autres, à empêcher les députés du Bloc québécois de participer aux missions des parlementaires canadiens. Elle comprenait également la publication d’un petit manuel, rebaptisé par l’ancien premier ministre du Québec, Lucien Bouchard, « le Petit Catéchisme fédéral », fournissant des réponses à l’intention des diplomates canadiens aux questions concernant les souverainistes québécois[92]. Le gouvernement du Canada avait aussi établi un critère de promotion de l’unité nationale et de la culture nationale pour les artistes qui se produisaient à l’étranger et qui lui présentaient une demande de subvention. Finalement, après une poursuite judiciaire de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et la protestation d’intellectuels et d’artistes québécois, Axworthy a fait marche arrière.

Le gouvernement fédéral a également remis à l’ordre du jour une vieille stratégie. Par exemple, pour empêcher David Levine, délégué général du Québec à New York et délégué aux Affaires multilatérales, de représenter le Québec, il a refusé de lui délivrer les documents nécessaires pour régulariser son séjour[93]. Le gouvernement du Canada a ainsi consenti des ressources et des énergies considérables pour « saboter » les missions économiques du Québec à l’étranger en empêchant des rencontres avec de hauts dignitaires étrangers[94].

Sous le règne de Jean Chrétien, le conflit était particulièrement criant. Le gouvernement du Canada, ayant exclu les représentants du gouvernement du Québec, dirigé par le Parti québécois, du Sommet des Amériques en 2001, Québec a réagi non seulement en menaçant Ottawa de ne pas appliquer les accords internationaux que contractera Ottawa dans ses champs de compétence, mais en adoptant une loi obligeant la ratification par l’Assemblée nationale du Québec de tout traité international important signé par le gouvernement du Canada, s’il concerne les compétences du Québec[95]. Le gouvernement du Parti québécois avait fait savoir qu’il refuserait de ratifier un traité de libre-échange qui inclurait des clauses jugées néolibérales, comme le chapitre 11 de l’ALÉNA. Louise Beaudoin, ex-ministre des Relations internationales du Québec, a même proposé d’organiser un référendum au Québec sur la ratification de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA)[96].

Le tableau n’est toutefois pas tout à fait noir. Les deux ordres de gouvernement collaborent à l’occasion. Les gouvernements canadien et québécois concluent, par exemple, des accords administratifs sectoriels en matière d’immigration. Durant les négociations du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), de l’ALÉ et de l’ALÉNA, les provinces participent aux négociations. Le gouvernement du Québec et le gouvernement canadien mettent régulièrement sur pied des missions internationales conjointes dans les voyages économiques. Les plus récents premiers ministres du Québec ont accepté de se joindre à « Équipe Canada » ; seul le premier ministre Jacques Parizeau a refusé – c’était avant le référendum de 1995 – de participer à ces missions.

Mis à part les accords sur l’immigration avec le Québec, la participation des provinces au processus de prise de décisions de la politique étrangère au Canada est plus ponctuelle que permanente et stable. Il faut ainsi renégocier chaque fois le rôle et la place de chacun, ce qui cause souvent des conflits. De plus, les politiciens et de nombreux fonctionnaires, à Ottawa comme à Québec, voient les relations internationales du Québec et les relations avec Ottawa comme étant plutôt conflictuelles. Jean Chrétien accusait le gouvernement du Québec d’aller « emmerder » les étrangers alors que le vice-premier ministre, John Manley, souhaitait la fermeture des délégations du Québec pour résoudre la question du déséquilibre fiscal[97].

Après la rencontre des premiers ministres du vendredi 30 janvier 2004, le gouvernement fédéral s’est montré ouvert à la possibilité d’accorder un rôle aux provinces en matière de relations internationales. Le premier ministre du Québec, Jean Charest, a salué l’initiative en la qualifiant, à juste titre, « d’historique », car c’était la première fois que les libéraux fédéraux acceptaient le principe de la négociation sur ce thème. Une réserve s’impose cependant : le gouvernement Martin n’a pas encore accordé un rôle aux provinces ; il consent modestement à lancer une négociation et à en confier la responsabilité au ministre des Affaires intergouvernementales, Pierre Pettigrew. Si le gouvernement fédéral consentait à accorder un rôle aux provinces en matière de relations internationales, le gouvernement de Paul Martin marquerait une rupture importante avec son prédécesseur, celui de Jean Chrétien, qui avait étendu son plan B sur la scène internationale[98].

L’expérience récente en Belgique est ambiguë. On ne note pas de conflits devant les tribunaux, et les entités subétatiques belges jouissent aujourd’hui de plus d’autonomie que toutes les autres entités subétatiques en ce qui concerne la paradiplomatie. Le nouveau système de relations internationales belge permet aux régions de devenir de véritables acteurs internationaux, ce qui inclut le pouvoir de signer des traités avec des États souverains. Avec l’accord de Lambermont du 29 juin 2001, qui possède un caractère constitutionnel, même le commerce extérieur a été régionalisé[99]. La Flandre est aujourd’hui la région la plus entreprenante et dynamique en matière de relations internationales.

Il arrive cependant que la Belgique et la Flandre prennent des positions internationales divergentes, comme la condamnation de la position belge par la Flandre à l’égard du boycott de l’Autriche après les élections législatives du 3 octobre 1999, qui propulseront à l’avant-scène le Parti libéral (FPÖ) de Jörg Haider[100]. La politique étrangère belge a aussi subi les effets de la crise politique entre les communautés, conflit qui ne s’est pas apaisé depuis 40 ans. Les Flamands, par exemple, ne souhaitent pas que la Belgique s’engage dans des actions en Afrique centrale, qui sont surtout justifiées par le maintien d’une influence francophone. Même si, plus de dix ans après les accords de Saint-Michel du 28 septembre 1992, on ne note que très peu de conflits entre les représentants flamands et les représentants de l’État fédéral, le nouveau système de relations internationales en Belgique, qui se veut une réponse aux conflits antérieurs, risque de devenir une nouvelle source de tension.

Le développement de la paradiplomatie flamande, mais également wallonne, remet en question le monopole de la politique étrangère par l’État belge. L’État fédéral belge n’est plus le seul acteur capable de s’engager contractuellement avec des acteurs internationaux ; il perd également son monopole quant à l’accès aux organisations internationales. En outre, il ne détient plus le monopole de la représentation internationale. Il ne peut pas désavouer, sauf dans certaines circonstances très limitées, une politique ou la signature d’un traité par les acteurs subétatiques dans leurs champs de compétence. L’État belge dépend des régions pour beaucoup de prérogatives, notamment en ce qui concerne sa politique européenne. L’État belge ne peut même plus signer de traités sur de nombreux sujets et ainsi les imposer à la population.

Certains diront que la cohérence du système est préservée. La loi oblige en effet les différents gouvernements à s’informer mutuellement des affaires étrangères, à s’accorder sur la politique à suivre au sein du Comité interministériel pour les affaires étrangères ou à conclure des accords de coopération[101]. De cette manière, croit-on, la cohérence de la politique étrangère des différents gouvernements n’est pas mise en péril. Dans la pratique, on constate également que peu de problèmes apparaissent en la matière, et qu’il existe une concertation permanente entre les États fédérés et le niveau fédéral et entre les États fédérés eux-mêmes[102]. Il y a bien eu des conflits concernant des questions d’environnement ou d’énergie ; il est également arrivé que l’État fédéral contracte un accord sans en avoir les pleins pouvoirs, mais, à chaque fois, les problèmes ont été résolus soit par les instances politiques, soit par les collaborateurs des ministres. Dans un cas, il a même fallu un avis du Conseil d’État, que les parties en cause ont ensuite respecté[103]. En Belgique, les conflits potentiels entre le gouvernement fédéral et les entités fédérées demeurent également limités du fait que les coalitions gouvernementales ont tendance à s’en tenir de façon simultanée aux plans national et fédéral. Une sorte de connivence s’installe, par exemple, entre élus flamands des deux ordres de gouvernement pour favoriser un maximum d’autonomie pour les actions internationales de la Flandre.

Certains auteurs soutiennent que, même si les communautés et les régions possèdent des compétences considérables sur le plan des relations extérieures, le roi ou le gouvernement fédéral conduit toujours les relations extérieures et conserve les prérogatives en matière de défense et de représentation diplomatique proprement dite. La cohésion est, croit-on, préservée. À la condition de respecter une sorte de loyauté fédérale, il n’y a aucun problème. Finalement, les optimistes affirment que, sans les modifications apportées au système, la crise aurait été encore plus profonde. Le système actuel a l’avantage d’être équilibré et représentatif.

Le nouveau système belge, qui se veut une réponse aux conflits antérieurs, peut cependant se révéler une nouvelle source de tensions. Éric Philippart affirme que « Le système est devenu plus lourd à manoeuvrer car il suppose de multiples mobilisations verticales et horizontales. Il est aussi plus diffus, privé de leadership et de centre de gravité[104] ». Sur les questions européennes, par exemple, il y a obligation de consensus, ce qui signifie que les communautés et les régions belges possèdent un droit de veto sur une bonne partie de la politique européenne de l’État belge. Cela peut même aller plus loin. En effet, comme les communautés et les régions sont invitées à toutes les réunions de coordination, elles pourraient chercher à exercer une influence sur des aspects internationaux qui ne relèvent pas de leur compétence. Pour l’instant, selon Éric Philippart, les acteurs subétatiques font preuve de retenue lorsqu’un sujet qui ne les concerne pas est abordé[105]. Cela peut-il durer encore longtemps dans un pays aussi divisé ?

Finalement, des fonctionnaires fédéraux soutiennent que la complexité du système institutionnel belge heurte l’image internationale de la Belgique. Ces fonctionnaires critiquent le manque d’efficacité des structures de coordination, qui empêche la Belgique de parler d’une seule voix en relations internationales. Ils font également valoir que les États fédérés ne font pas un suivi systématique des dossiers, faute de ressources suffisantes. Cette dernière critique s’adresse essentiellement aux francophones. Enfin, les fonctionnaires déplorent le peu d’intérêt et le manque de préparation des entités subétatiques dans de nombreux dossiers[106].

Conclusion

Les cas du Québec, de la Flandre et de la Catalogne sont riches d’enseignements. Ils démontrent d’abord qu’il n’y a pas de déterminisme en matière de paradiplomatie identitaire. Les conflits peuvent être évités. En Espagne, les relations internationales de la Catalogne ont d’abord provoqué de nombreux conflits avec Madrid. Puis, les relations se sont graduellement normalisées. Il existe encore quelques frictions, mais, dans l’ensemble, les relations demeurent bonnes. Dans le cas québécois, les relations, d’abord bonnes, se sont dégradées avec l’arrivée de Pierre Elliot Trudeau à la tête des libéraux fédéraux en 1968. Sous les conservateurs au fédéral et les libéraux au provincial, les relations internationales du Québec sont devenues beaucoup moins conflictuelles. La réélection du Parti québécois et le retour des libéraux fédéraux dans les années 1990 ont signalé un retour, voire une escalade des conflits. En Flandre, par ailleurs, les avis restent partagés, même si les acteurs de la politique étrangère de la Flandre et de la Belgique font preuve d’un étonnant optimisme.

Le cas québécois révèle également que ce n’est pas l’élaboration de relations internationales par les entités subétatiques qui pose problème ; cette situation est aujourd’hui inévitable, banale et même souhaitable. Le problème est la non-reconnaissance de ce phénomène, qui engendre des conflits de légitimité et de lutte de pouvoir pour l’accès à l’international. C’est la grande leçon du cas québécois.

Sur un autre plan, les cas analysés démontrent que le nouveau régime britannique, qui accordait le monopole des affaires internationales, dont les questions européennes, à Westminster, est déjà désuet. Le Scotland Act de 1998 prévoit, en effet, que les relations internationales et les relations avec l’Europe sont un « pouvoir réservé » de Londres. À la suite du Concordat on Coordination of European Union Policy Issue de 1999, le gouvernement écossais obtenait cependant un rôle limité en ce qui concerne la politique européenne de l’État. La chose semblait inévitable puisque, selon certains spécialistes, environ 50 % du programme législatif écossais provient de Bruxelles[107]. Les ministres écossais peuvent, dans certains cas, assister aux réunions du Conseil des ministres de l’Union européenne. Les positions de l’Écosse doivent être compatibles avec celles de Londres, qui a le dernier mot. Finalement, si l’Écosse tarde à appliquer les législations communautaires, elle devra en assumer les frais.

La leçon écossaise est importante : les spécialistes du droit constitutionnel ne peuvent plus penser l’ordre interne comme autrefois. Aujourd’hui, toutes les questions de politique interne sont susceptibles d’avoir des répercussions internationales et inversement. Dans le monde actuel, où les divisions traditionnelles entre les paliers subétatique, étatique et interétatique sont de moins en moins bien définies alors que s’accentuent l’interaction et l’interdépendance entre ces catégories, il devient impératif d’accorder un rôle international aux entités subétatiques[108].