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Dans cet ouvrage, Greg Robinson fait le récit de l’un des aspects de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale en Amérique du Nord qui n’est pas souvent abordé, soit la déportation et la détention de masse de la population d’origine japonaise résidente de la côte Ouest. Son but est d’expliquer le processus qui a mené au décret présidentiel 9066 enclenchant le processus de déportation, mais également de rendre compte de l’expérience des populations de descendance japonaise durant la guerre. Même si l’ouvrage s’intéresse majoritairement au cas des Japonais américains, Robinson replace ces événements à l’intérieur du contexte nord-américain en proposant une comparaison avec la situation des Canadiens japonais, une comparaison présentant à la fois les distinctions et les interconnexions touchant ces deux cas. De plus, il fait un traitement séparé de la situation de la forte minorité japonaise dans l’État d’Hawaï en comparaison avec celle du continent. Il est à noter que cette édition française représente une version abrégée d’un ouvrage originalement publié en anglais et qu’elle comporte un chapitre inédit traitant de la communauté japonaise du Québec.
Le point de départ de l’ouvrage est une mise en contexte qui débute par l’immigration japonaise sur le continent, ce qui traduit un désir de Robinson de traiter de son sujet en allant au-delà des limites chronologiques de la guerre pour ainsi présenter l’évolution de la situation qui a ultimement mené les autorités politiques à prendre une décision aussi drastique. Il fait donc état d’un contexte mêlant immigration et tensions raciales. Autant dans les États de la côte du Pacifique qu’en Colombie-Britannique, le développement d’un « problème japonais », alimenté notamment par l’envie des populations blanches face aux succès des immigrants japonais et soutenu par des médias et des hommes politiques puissants, eut une influence importante sur la tragédie qui allait suivre.
L’éclatement de la guerre aux suites de l’attaque japonaise de Pearl Harbor ne fit rien pour apaiser le sentiment anti-Japonais répandu à l’ensemble de la côte Ouest. L’hystérie générale et la multiplication de rumeurs sur la déloyauté de la population d’origine japonaise ont entraîné une réaction des autorités politiques. C’est ainsi que les gouvernements canadien et américain en sont arrivés à la décision d’exclure les populations de descendance japonaise de la côte Ouest et de procéder à leur déportation intérieure. Paradoxalement, c’est à Hawaï, où la minorité japonaise était proportionnellement plus forte, que les Japonais américains ont conservé leur liberté, puisque leur internement aurait été trop coûteux, autant pour le gouvernement que pour l’économie locale. Toutefois, cette liberté a grandement été minée par la proclamation de la loi martiale et la domination militaire sur le territoire.
L’analyse des processus décisionnels amène Robinson à conclure que, dans les deux cas, la décision découla de considérations politiques et non militaires. Malgré la circulation de rumeurs sur la menace que représentait la population d’origine japonaise dans le cas d’une invasion du Japon sur la côte Ouest, les dirigeants militaires n’ont jamais considéré cette menace comme fondée. La décision des dirigeants politiques a été prise davantage en réaction aux préjugés raciaux de la population, mais elle a également été influencée par leurs propres préjugés. Ce racisme est visible du fait que la déportation visait autant la population née au Japon que les enfants possédant la citoyenneté américaine ou canadienne ; leur déloyauté n’était donc pas basée sur leur nationalité, mais tout simplement sur leur appartenance à une autre race.
L’ouvrage quitte ensuite quelque peu l’univers des décideurs politiques pour se concentrer sur l’expérience des populations au cours de la déportation et de l’internement. Les plans pour une évacuation volontaire ont rapidement été abandonnés des deux côtés de la frontière face à la réticence des populations à quitter leur communauté. L’évacuation forcée qui a suivi a entraîné de lourdes pertes, obligeant les individus à se départir à la hâte de leurs biens et propriétés, ce qui ne fut pas au désavantage de Blancs opportunistes. La population d’origine japonaise a ensuite été regroupée à l’intérieur de réseaux de camps où la situation était difficile, autant en ce qui concerne l’alimentation et les conditions sanitaires que l’éducation.
C’est à ce stade du processus que des différences significatives entre les situations étasunienne et canadienne commencent à s’observer. Sans remettre en question leur condition difficile, les Japonais américains étaient en général dans une meilleure situation que les Canadiens japonais, puisque le processus a été pris en charge de près par l’administration gouvernementale américaine, qui a fourni un financement public. De leur côté, les Canadiens japonais ont été laissés à eux-mêmes, abandonnés dans d’anciennes installations minières et forcés de s’appuyer sur leurs propres ressources pour survivre.
Une autre différence marquante entre les deux pays était la possibilité pour les Japonais américains de prouver leur loyauté et de désamorcer progressivement l’opinion anti-Japonais. Le principal moyen d’atteindre ce but était le service militaire. Alors que l’Armée canadienne a refusé le service militaire à la population d’origine japonaise, les Japonais américains ont pu se démarquer par leur participation à l’effort de guerre. Or, tout en soulignant l’effet bénéfique de cet enrôlement, Robinson souligne le courage de ceux qui ont résisté au service militaire en raison des injustices qui avaient été commises envers eux.
La preuve de la loyauté des Japonais américains ainsi que l’effacement complet de la menace japonaise vers la fin de la guerre rendaient la politique d’internement de plus en plus difficile à justifier, malgré la persistance d’un sentiment raciste sur la côte Ouest. Toutefois, la décision de libérer les détenus a traîné encore longtemps, notamment en raison de considérations électorales, mais elle a finalement été prise et la réouverture de la côte Ouest a suivi peu de temps après. Au Canada, où les Canadiens japonais n’ont pas eu la même chance de prouver leur loyauté, la libération et la réinstallation ont rencontré beaucoup plus d’obstacles. La côte Ouest leur restera fermée bien après la fin de la guerre. De plus, réticent à l’idée de laisser cette population se réinstaller au pays, le gouvernement canadien incitera fortement la population d’origine japonaise à être rapatriée au Japon, y compris ceux qui n’y avaient jamais mis les pieds.
Robinson propose ensuite un court chapitre sur la communauté japonaise du Québec où il explique comment celle-ci fut le résultat de la politique d’internement et de la réinstallation qui suivit et présente l’accueil mitigé que la population francophone leur fit.
Robinson conclut en traitant des répercussions durant la période d’après-guerre. Aux États-Unis comme au Canada, les victimes de la politique de déportation et d’internement se sont organisées collectivement pour demander réparations et excuses, ce qu’elles ont obtenu plusieurs années après, sans toutefois que la violation de leurs droits soit totalement reconnue. Ces actions entreprises par la communauté japonaise n’ont cependant eu qu’un rôle symbolique, puisque rien ne pourra réparer le tort causé.
L’une des forces de l’ouvrage de Greg Robinson est sans contredit le fait de replacer ces événements à l’intérieur d’un cadre international. Si cette question a été amplement traitée du côté des États-Unis, le récit du cas canadien ainsi que les différences mises de l’avant par la comparaison sont très intéressants. L’ouvrage met en lumière la désorganisation et l’insuffisance de financement du gouvernement canadien et son manque de volonté à trouver une solution au problème qu’il avait lui-même créé, ainsi que le racisme profond de la société canadienne, notamment celui de la classe politique. Toutefois, même si l’auteur souligne que les décisions des deux côtés de la frontière ont été prises de façon indépendante, la connexion entre les deux phénomènes est peu développée et il est ainsi difficile de saisir à quel point les décideurs politiques ont été influencés dans leur traitement de la question par les événements qui survenaient chez leur voisin.
Finalement, pour les fervents d’histoire québécoise, il est à noter que le court chapitre rédigé par l’auteur spécialement pour cette édition française, traitant des perceptions québécoises sur la déportation ainsi que de l’évolution de la communauté japonaise au Québec, apporte peu du long de ses treize pages. L’histoire de ce drame dans une perspective québécoise reste donc à être écrite.