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Alors que les relations entre Autochtones, Québécois et territoire font depuis longtemps l’objet de recherches dans le restreint des cercles universitaires et, même sans en être une préoccupation de premier ordre, se trouvent portées à l’attention des gouvernements dès lors que ceux-ci se soucient de la légitimité (légale plutôt que politique) de différents projets de développement économique et social, force est de constater que le public québécois en est peu informé. C’est dire que Les Autochtones et le Québec. Des premiers contacts au Plan Nord, sous la direction d’Alain Beaulieu, Stéphan Gervais et Martin Papillon, est un ouvrage important, en ce sens qu’il prend la forme d’un tour d’horizon des multiples enjeux, historiques et contemporains, qui touchent les relations entre ces peuples. Le large spectre interdisciplinaire représenté dans ce collectif, de même qu’une volonté d’accessibilité explicite chez tous les auteurs, en font un bon ouvrage de référence pour l’enseignement aux étudiants de niveau collégial ou du premier cycle universitaire dans les domaines des sciences sociales et humaines et pour quiconque s’intéresse aux relations entre Autochtones et allochtones au Québec.

Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, signe la préface du collectif qui s’articule autour du thème de la rencontre et qui se divise en trois sections : les rencontres historiques ; les rencontres culturelles, sociales et économiques ; et les rencontres politiques et juridiques. Il rappelle au lecteur l’importance de renouveler une relation de nation-à-nation, une position qui procède de la souveraineté autochtone préexistante au contact avec les Européens et jamais abdiquée. Le rappel n’est pas sans importance.

À l’encontre des récits historiques dominants et à sens unique célébrant les origines de la nation québécoise, la première partie de l’ouvrage rend compte d’une réalité géopolitique et interculturelle complexe et changeante qui, dans un premier temps, obligea à la création d’alliances et à la médiation. Ainsi, différentes méthodologies sont mises à contribution afin d’enrichir et de nuancer notre conception des relations historiques entre ces peuples. Roland Tremblay fait d’entrée de jeu l’analyse de preuves archéologiques d’un vaste réseau d’échange « d’objets et d’idées » (p. 43), d’abord entre les diverses nations autochtones, puis entre elles et les explorateurs européens, alors que Peter Cook fait la lecture « à contre-courant » (p. 56) des sources documentaires européennes datant du début du seizième siècle jusqu’aux années 1630. Les contributions de Sylvie Vincent et Jonathan Lainey nous initient à la richesse des traditions autochtones de transmission des savoirs (un récit de type historique issu de la tradition orale pour Vincent et le Two-Dog Wampum pour Lainey) et font l’étude de leurs correspondances et différences avec les versions écrites d’origine européenne. Dans les deux cas, la comparaison a le mérite de donner voix à la version autochtone de l’histoire, de révéler des rapports de pouvoirs changeants et le subséquent affaiblissement des alliances au profit des Européens.

Cette première partie raconte aussi les effets de la perte d’influence politique, des épidémies et de la perte de contrôle sur le territoire des Autochtones, autrement dit de la détérioration généralisée de leurs conditions de vie due à la présence des Européens, jusqu’à faire d’eux des pupilles de l’État. En ce sens, Toby Morantz se penche sur le cas précis de la région du Nord québécois. Maxime Gohier fait le récit des différents développements juridico-politiques marquant le passage de politiques élaborées à partir de Paris et de Londres, au colonialisme interne et à la Loi sur les Indiens de 1876. Alors que, selon Alain Beaulieu, c’est cette perte de contrôle et d’influence qui explique la création des réserves – politique de « dépossession territoriale » et d’« affermissement d’une nouvelle souveraineté » (p. 148) formant, encore aujourd’hui, le coeur de la politique fédérale sur les « Indiens ».

La deuxième partie, dont le manque apparent de cohésion n’enlève rien à la pertinence, porte sur les effets à long terme sur les communautés et les cultures autochtones d’un colonialisme qui se perpétue dans le présent. C’est ce qui ressort des chapitres de Lynn Drapeau sur l’état des langues autochtones et de Mylène Jacoud sur l’incapacité du système de justice pénale d’offrir un traitement équitable aux Autochtones. Carole Lévesque et Édith Cloutier se penchent pour leur part sur la réalité (autant du point de vue individuel qu’institutionnel) des Autochtones vivant en milieu urbain. En ce qui a trait aux enjeux économiques, alors que les efforts pour redresser les inégalités visent souvent le règlement des questions de souveraineté territoriale, Roderick A. Macdonald prend plutôt pour cible un « cadre juridique appauvri et inadéquat » (p. 256) et souligne l’importance de renouveler le régime de droits fonciers.

Les contributions de Claude Gélinas et de Frédéric Laugrand sont d’un autre ordre. Le premier fait la critique des discours politiques de représentation de l’un et de l’autre en fonction de leurs différences et de ce qui les divise, et renvoie à une réalité faite de rapports de métissages culturels. Selon Gélinas, cet écart entre discours et réalité s’est perpétué à travers les siècles et a mené à une représentation essentialiste et folklorisante des Autochtones. Le deuxième propose de remplacer la notion de spiritualité dans l’analyse des traditions autochtones parce qu’elle procède d’une distinction conceptuelle entre l’âme et le corps, inadéquate pour saisir l’« esprit de corps » qui habite les cosmologies des Premières Nations. Selon Laugrand, dans les cosmologies autochtones le corps « incarne le lieu identitaire par excellence à partir duquel se définissent la personne et une multitude de relations » (p. 214).

L’ouvrage se termine sur les rencontres politiques et juridiques. D’abord avec Jean Leclerc qui, retraçant l’évolution des droits ancestraux dans la jurisprudence canadienne, démontre comment la Cour suprême a privilégié la voie de la « constitutionnalisation de l’identité culturelle autochtone » (p. 306), plutôt que celle d’une approche politique qui aurait reconnu les nations autochtones comme entités politiques autodéterminées. (Tout comme Gélinas, Leclerc craint la sclérose de l’essentialisme.) Parallèlement, et face aux limites du juridique à décoloniser les relations entre la majorité et les Autochtones, le politique est saisi d’une crise de légitimité plus ou moins assumée. Daniel Salée ensuite se penche sur les « stratégies étatiques de ‘gestion de l’Autre’ » (p. 228) qui marquent l’ère post-Oka, c’est-à-dire la répression, la consolidation du statu quo et l’accommodement. Martin Papillon et Audrey Lord étudient la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, premier traité moderne, et son potentiel de transformation des relations entre les peuples, alors que ceux-ci peinent à s’entendre sur le sens même à donner aux traités. Malgré d’indéniables limites, les auteurs concluent que de tels traités peuvent être « porteurs de véritables changements, notamment en matière de gouvernance et de gestion du territoire » (p. 345). Aux justifications capitalistes de l’exploitation des ressources, étanches et familières, Colin Scott oppose le principe autochtone de réciprocité interhumaine et écologique. Son exploration des tensions entre l’obligation de réciprocité et les stratégies de développement mises en oeuvre dans différentes ententes fait état de grandes difficultés, mais aussi d’une ouverture des possibles. Finalement, Thierry Rodon démontre comment les différents modèles de gouvernance autochtone sont engendrés par le contexte juridico-politique et les interactions entretenues avec les gouvernements provinciaux et fédéral ayant peu ou rien en commun avec les pratiques de gouvernance traditionnelles.

Dans l’ensemble, malgré l’appel lancé par Picard de placer la réalité de la souveraineté autochtone au coeur de toute initiative de renouveler notre relation, et l’indéniable et importante contribution des auteurs à éduquer le public québécois sur les rapports de pouvoir inéquitables qui se jouent entre les peuples, l’ouvrage est marqué de ce que d’aucuns qualifieraient d’un souci de réalisme politique. C’est ce qui explique que la légitimité des institutions juridico-politiques et capitalistes qui forment les assises de l’État québécois n’est jamais profondément mise en doute. En effet, dans la grande majorité des contributions, l’État québécois fait figure d’interlocuteur obligatoire des peuples autochtones et force est de constater que le livre souffre de ce qui afflige la plupart d’entre nous, c’est-à-dire une difficulté à repousser les limites de notre imaginaire politique au-delà d’une logique étatique qui se fait passer pour pragmatisme de rigueur et rend incertain l’objectif d’une rencontre qui transcenderait la relation coloniale. En ce sens, il est difficile de passer sous silence la présence et l’influence certaine de voix plus originales et radicales dans les débats ayant cours au Canada anglais. Qu’à cela ne tienne, Les Autochtones et le Québec apporte une contribution nécessaire et longtemps attendue.