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Dans cette édition de la collection « Dialogues », Bruno Demers, théologien et professeur à l’Institut de pastorale des Dominicains de Montréal, et Yvan Lamonde, historien des idées au Québec, se penchent sur les dilemmes que pose le pluralisme dans lequel notre société est engagée vaille que vaille et proposent une évaluation des argumentaires proposés à l’appui de la laïcité et de la neutralité de l’État en matière de religion. Il s’agit d’un retour décanté sur l’épisode controversé du projet de charte élaboré par le Parti québécois en 2013, qui entend recadrer un débat enlisé dans l’accaparante question des signes religieux ostentatoires. Les auteurs s’accordent sur la nécessité de parvenir à un arrangement institutionnel capable de défendre les principes qui animent nos sociétés modernes et démocratiques tout en respectant la diversité des cultures et des cultures religieuses, mais leurs positions respectives s’étayent sur deux sensibilités politiques distinctes. La première, celle de Lamonde, prône la construction prioritaire d’une culture civique commune, idéal républicain dont la laïcité et la neutralité religieuse de l’État constituent les piliers fondateurs, alors que la seconde, soutenue par Demers du point de vue du ministère et de la doctrine catholique, rappelle ce que les sociétés libérales doivent à la vie spirituelle et dénonce les limites et les écueils de cette prétendue laïcité « tout court ».

Si la sécularisation est le phénomène sociologique qui a trait aux conceptions du monde et aux modes de vie des individus, dont les manifestations ne sont pas toujours clairement repérables, la laïcisation, pour sa part, définit le processus politique clair et balisé d’autonomisation de l’État par rapport aux confessions, qui marque l’entrée dans la modernité et, pour Lamonde, en incarne l’idéal de liberté et de démocratie. Alors que ce dernier en défend la reconnaissance formelle, Demers affirme qu’elle ne doit pas cesser de représenter un moyen en vue d’assurer les finalités qu’une société libérale et démocratique doit viser – condition essentielle à la liberté des consciences, à l’égalité du respect de la dignité de chacun et chacune, c’est-à-dire à la possibilité même de l’énonciation de toute conception du monde et du bien, mais non pour elle-même, telle une conception philosophique du monde et du bien.

Chacun commente la dynamique intellectuelle et politique spécifique au retour récent des débats sur la question, et montre avec quelle urgence se pose à présent le problème, jadis diagnostiqué par Gérard Pelletier dans les pages de Cité libre de la « fin de l’unanimité », c’est-à-dire de la rupture spirituelle d’une société jusque-là homogène et dont l’unité de la foi n’avait jamais été questionnée. La lente déconfessionnalisation de tous les secteurs de la société civile est un fait incontestable, du point de vue juridique, mais parce que les principes normatifs qui devaient se substituer à elle tardent à s’institutionnaliser, elle semble inachevée sur le plan politique, incertaine, et donc susceptible de chanceler devant l’apathie des uns et la nouvelle ferveur des autres.

L’analyse historique permet à Lamonde de révéler l’opération d’un préjugé tenace au sein de la vieille mentalité canadienne-française, marquée par la tradition ultramontaine et le libéralisme économique, qui fait de la laïcité un « corollaire nocif de l’idée de République » (p. 16). Par déni de la culture politique, on aura manqué la nécessité d’accompagner la séparation du politique et du spirituel de la reformulation de l’autoreprésentation du Québec francophone et de ce qui peut faire l’unité d’une telle société. Remodelée par des « valeurs religieuses nouvelles venues avec une immigration non pas nouvelle, mais d’un type inédit et dans un contexte où l’intégrisme gagne quelque ferveur dans des sociétés reformatées par le conservatisme » (p. 18), elle souffrirait d’un besoin impérieux d’une culture de remplacement, pédagogie civique dont l’instauration d’une laïcité « tout court », sans qualificatif, serait gage d’authenticité. Cette laïcité garantirait publiquement les libertés fondamentales que le libéralisme ne fait que reconnaître. Ce faisant, elle irait au-delà du respect des particularismes et engagerait une « articulation assumée de soi aux autres, du particulier à l’universel, une visée interminable d’universalisation de soi » (p. 25-26).

Pour Demers, la nouvelle « mosaïque multicolore de races, de langues et de religions » (p. 57) initie une dynamique foncièrement distincte du mouvement de déconfessionnalisation qui « affecte depuis longtemps nos institutions et nos structures » (p. 57), et pour autant en exige une certaine mise à jour, mais cela moins pour construire une forme d’unité compensatoire que pour assurer la préservation des cultures religieuses et de leurs institutions. Les croyances, les rites et les rituels ne sont pas vus ici comme l’expression de particularismes à être encadrés dans leurs manifestations, mais comme des ressources essentielles « devant une société menacée par un immanentisme étouffant » (p. 108). Pour maintenir l’harmonie dans les sociétés libérales et démocratiques, une laïcité « ouverte » à la diversité religieuse serait essentielle, mais ne devrait jamais se poser comme un état substantiel. Un principe constitutionnel n’est pas un marqueur identitaire, tranche le théologien. Héritier de la grande philosophie politique libérale, ce dernier met en garde contre l’imposition par l’État d’une représentation du monde ou du bien. C’est précisément afin que chacun puisse développer des idées sur la vie qui vaut la peine d’être vécue que l’État doit être neutre en fait de conception métaphysique. Lorsque l’Évangile dit de « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », il appelle en effet à faire respecter au sein des réalités terrestres la sécularité qui leur appartient en propre, indique Demers, bornant toutefois le rôle de l’État à garantir aux individus « que leurs conceptions de la vie qui ne briment pas autrui, ne soient pas limitées dans leur expression sociale » (p. 91). Le principe d’égalité est un socle fondamental, mais la position des autorités catholiques est ferme, il ne peut être affirmé aux dépens de la liberté de conscience.

On trouve en somme dans ce petit ouvrage-débat un compte rendu de la polémique entourant la critique républicaine de l’État libéral sur la délicate question du pluralisme moral et les limites de l’approche juridique du « cas par cas ». Et il faut accorder à Lamonde que l’aveuglement où se complaît la société québécoise, habituée à s’auto-congratuler des « acquis » de la « Révolution tranquille », quant à la dimension foncièrement conservatrice de ses institutions, n’est pas de nature à servir le processus dynamique de construction de valeurs communes qui devrait caractériser une société libre et démocratique, d’autant moins dans le contexte de résurgence conservatrice et de montée d’intégrismes de toutes sortes. Mais la charge contre l’« idéologie du laisser-faire » et la « valorisation des différences culturelles et religieuses », la volonté de conjurer l’affirmation d’« exceptionnalismes » et de « particularismes en contradiction avec les conditions de l’espace public », servent pour l’essentiel à rappeler que le statut politique de l’État est en cause ici, et que l’accomplissement de la laïcité exige de faire tomber certaines contraintes institutionnelles, ce que seul peut assurer un Québec souverain. Au même titre que les autres éléments fondateurs de la société québécoise, tels que l’indépendance et le féminisme, la laïcité doit faire l’objet d’une législation, insiste Lamonde, qui y voit une nécessaire « reconstru[ction] [d]es lieux communs symboliques » (p. 35).

Pour Demers, les traités fondateurs de l’Amérique du Nord britannique établissent déjà la neutralité de l’État, mais le remaniement institutionnel qui a cours depuis les années 1960 crée le besoin de clarifier les bases normatives qui doivent guider l’organisation politique et sociale. Ici, plutôt que d’enfoncer le clou de l’usurpation, par les juges et les magistrats, des pouvoirs de l’Assemblée démocratiquement élue de trancher les questions morales, Demers défend un processus clair et encadré de laïcisation. Les sociétés ont un devoir de protection des sources de repères moraux permettant de résoudre les questions liées au sens de l’existence et à la nature de l’épanouissement des personnes, mais puisque les démocraties doivent composer avec des conceptions du bien et des systèmes de valeurs parfois incompatibles, le théologien imagine une forme d’accord antérieur à toute évaluation éthique ou normative, à la manière rawlsienne d’un « consensus par recoupement ». Le politique ne peut établir aucune finalité au-delà de ce socle commun.

La démonstration qu’accomplit ce petit livre-débat est qu’une discussion précise et respectueuse sur les conditions d’une vie commune harmonieuse est possible, mais qu’elle n’avance pas sans que ses intervenants ne s’astreignent à un patient travail d’historiographie et de philosophie politique. Or, ce faisant, il faudra aussi qu’ils se disposent à réfléchir à une question semble-t-il esquivée par toutes les parties au débat jusqu’ici : celle de la compossibilité de l’égalité radicale de toutes les existences et de ces formes de pensée qui tiennent le rapport à la transcendance pour un besoin humain fondamental – anthropologie que le libéralisme, comme la pensée républicaine de l’« universalisation de soi », partagent avec la pensée religieuse, instituée et ritualisée ou non. Mais comment traduire cela dans un espace public qui s’articule d’abord à partir de la structure de la souveraineté et ne connaît que le langage de l’interdiction ou de la sanction juridique ?