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Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIX-XXIe siècle) compte parmi les nombreux ouvrages publiés par Enzo Traverso. Cet auteur, qui enseigne l’histoire contemporaine à l’Université Cornell d’Ithaca (État de New York), aux États-Unis, a fait paraître plusieurs livres au cours des dernières décennies portant, entre autres, sur l’histoire juive et la violence au XXe siècle, particulièrement durant la Deuxième Guerre mondiale en Allemagne nazie, dont L’Histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle et L’histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels, publiés respectivement en 2012 et 1997. Mélancolie de gauche, qui s’inscrit en droite ligne avec ses précédents travaux, pointe vers divers débats contemporains, notamment ceux portant sur le marxisme et sa pertinence pour penser la liberté politique après la chute du communisme, également sur le rôle des émotions en politique, la mélancolie étant ici l’objet d’étude principal de l’auteur. Il faut préciser que la mélancolie dont il est question, irréductible à un « univers clos de chagrin et souvenirs », pointe vers une disposition de l’esprit, un état d’âme, voire « un ensemble d’émotions et de sentiments qui enveloppent la transition vers une ère nouvelle » (p. 7). Puisant à même la mémoire des défaites passées, elle est ni plus ni moins une disposition à l’action.

Cet ouvrage, qui se divise en cinq chapitres, explore tantôt en textes, tantôt en images, la dimension mélancolique de la culture de la gauche entre les XIXe et XXIe siècles. La culture de gauche qui, bien que composée de multiples courants politiques ou, comme se plaît à le rappeler Traverso, d’une « pluralité de sensibilités intellectuelles et esthétiques » est, à son avis, irréductible à tout vocable qui l’associerait d’emblée à une forme ou une autre d’archaïsme (p. 6). En ce sens, l’objectif de ce livre est double : d’un côté, prendre à revers les tenants de la doxa libérale qui, depuis la chute du mur de Berlin en 1989, associent sans conteste le socialisme à un passé révolu et, par ce geste, consacrent le libéralisme comme fin du politique ; d’un autre côté, rappeler la force de la tradition révolutionnaire qui, bien que ponctuée de nombreux échecs, demeure grâce à la mélancolie marquée par l’esprit utopique et, du même coup, ébranler en quelque sorte la gauche endormie qui a depuis quelques décennies fait la part belle au discours dominant en oubliant sa propre capacité d’action. Le socialisme est, écrit Traverso, à repenser.

Ce que l’auteur nomme la « constellation mélancolique » s’incarne à travers différentes figures marxistes marquantes qui, de Karl Marx à Walter Benjamin, ou encore de Gustave Courbet à Léon Trotski, ont nourri cette « tradition cachée » qui, malgré les maintes tentatives des vainqueurs de l’histoire d’en sonner le glas une fois pour toutes, persiste de manière souterraine à travers la mémoire des vaincus. Cette expression, que l’auteur reprend à Benjamin – ce dernier occupe une place de choix dans le livre –, a pour vecteur de sens premier la mémoire de la défaite. Encore là, évoquer la défaite ne signifie en rien une « pathologie », mais se définit plutôt comme ce qui permet de « surmonter le trauma subi », la mémoire du passé venant constamment nourrir le présent dans l’optique d’envisager un futur neuf sous le signe de l’utopie (p. 29).

De façon plus détaillée, dans les chapitres 1 et 2, Traverso met en quelque sorte la table en tentant de conceptualiser la mélancolie qui, selon lui, a pour principal visage celui de la défaite. Érigée en véritable culture, la défaite, qui a bien souvent accompagné les luttes révolutionnaires au cours des deux derniers siècles, est selon lui liée de près à l’historiographie marxiste par le vecteur de la mémoire. Traverso analyse les diverses manifestations de la mélancolie par l’entremise de l’iconographie marxiste. Le chapitre 3 est particulièrement intéressant. Il est consacré exclusivement au cinéma des révolutions vaincues et a pour objectif de démontrer la capacité dialectique de la mémoire en images à travers le discours et l’histoire des révolutions. Plusieurs grandes oeuvres cinématographiques marquantes y sont relevées, notamment La Grève et Le Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein ou encore Le fond de l’air est rouge de Chris Marker. Le chapitre 4 s’attarde au rapport entre mélancolie et colonialisme, en présentant C.L.R. James comme l’une des figures de proue de l’anticolonialisme. Tout en démontrant la pluralité des conceptions au sein du marxisme (marxisme classique, marxisme occidental, marxisme noir), ce segment insiste entre autres sur le rendez-vous manqué entre l’anticolonialisme et le marxisme occidental, en rappelant la rencontre peu fructueuse entre C.L.R. James et Theodor W. Adorno, à New York, au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Finalement, le chapitre 5 traite en grande partie du militant et philosophe Daniel Bensaïd. Traverso y trace un portrait empathique de l’ancien dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire, en arguant de façon peu convaincante que sa trajectoire, malgré son adhésion première à un marxisme orthodoxe, porte en son sein des traces de mélancolie. Le contexte des années 1980 en France, marqué entre autres par la crise du marxisme et l’essor du néolibéralisme, aurait permis d’ouvrir la pensée de Bensaïd à de nouveaux horizons, dont la mélancolie de Benjamin.

Malgré le fait que l’ouvrage de Traverso s’avère à notre avis nécessaire pour rappeler la force de la mémoire des vaincus, qui agit bel et bien tel un fil rouge dans l’histoire du marxisme, et ce, sous différentes formes, nous ne pouvons que regretter que l’auteur se soit limité à une définition de l’utopie comprise comme simple telos ou finalité de l’histoire. Sans nier qu’une part de la tradition marxiste se soit déployée à partir d’une telle définition, il aurait été selon nous pertinent d’en complexifier le sens, autrement dit d’ouvrir l’utopie à la tradition plurielle à laquelle elle renvoie (p. 147). Le philosophe français Miguel Abensour, sur lequel Traverso a d’ailleurs déjà écrit, aurait pu être à cet égard d’un grand secours, lui qui conçoit l’utopie à l’aune d’un double foyer d’intelligibilité : l’un se logeant chez Bloch – qui est rappelons-le cité par Traverso dans l’ouvrage –, c’est-à-dire du côté de l’inachèvement de l’être, d’une horizontalité ou d’un telos, le monde étant dans cette optique à venir ; l’autre, trouvant sa source chez Levinas, par le biais de la notion d’altérité, comprise chez lui comme verticalité ou transcendance, gage de cet excès de sens dont le monde est porteur. Après tout, Mélancolie de gauche, tout en présentant la mélancolie comme vecteur de sens de la tradition révolutionnaire, ne loge-t-il pas en son centre une critique de ce qu’Enzo Traverso appelle le « présentisme » dont souffre l’époque actuelle, et ce, de façon plus marquée depuis la chute du mur de Berlin ? Ainsi, entrevoir l’utopie sous le seul signe d’une téléologie ne concourt-il pas à faire l’éloge de l’immanence et, ce faisant, à perpétuer le possible du « présentisme ».