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À l’heure où nombre de politicologues canadien·nes (anglophones et francophones) s’interrogent sur les difficultés de la science politique à incorporer les perspectives féministes (Vickers 2015 ; Dobrowolsky et al. 2017), cet article porte sur l’(im)possible incorporation d’épistémologies critiques dans la discipline. Il reflète ma difficulté, comme chercheure blanche, née et basée au Québec, de traduire dans un champ disciplinaire – la science politique – des formes de savoirs « autres », qui ne correspondent pas toujours aux canons disciplinaires.

Au moment où je[1] suis invitée à participer à ce numéro spécial sur le genre et la science politique[2], j’ai déjà quitté la science politique pour les études urbaines depuis quelques années. Le regard que je pose sur la discipline et les réflexions épistémologiques que j’aborde dans ces pages sont ainsi ceux d’une chercheure extérieure à la science politique d’un point de vue institutionnel. Ils sont le reflet de ma transformation comme étudiante et chercheure féministe, et en particulier des (im)possibilités de traduire certaines expériences empiriques spécifiques dans le champ de la science politique, car se trouvant souvent « en dehors » de son ontologie. Si l’objectif d’une telle démarche est résolument scientifique, il est aussi viscéralement politique et s’inscrit dans ma propre volonté de faire de la recherche féministe (et donc engagée), c’est-à-dire de produire des savoirs qui contribuent à la transformation sociale, notamment à celle qui favorise le renversement des rapports de pouvoir fondés sur le genre, la race, la classe et le statut.

Plus spécifiquement, je cherche à répondre aux préoccupations énoncées dans les derniers états des lieux sur les études féministes (ou de genre) dans la science politique au Canada et en francophonie, à partir d’une perspective spécifique au contexte québécois. Je me penche sur l’utilisation du genre vu son sens équivoque au Québec et l’historique du mouvement féministe, pour ensuite rediriger la discussion en amont, sur l’épistémologie. À cet effet, j’avance que ce que la politicologue canadienne Jill Vickers (2015) appelle le « mainstreaming du genre » ne permet pas en lui seul d’évaluer dans quelle mesure les perspectives féministes contribuent significativement ou non à la science politique. À mon sens, l’enjeu d’interpénétration des études féministes et de la science politique se situe en amont des catégories d’analyse : celui de l’épistémologie. Les deux – autant l’épistémologie adoptée que le cadre théorique choisi – sont interdépendants. Ainsi, l’un ne peut faire l’économie de l’autre. Cependant, l’enjeu auquel font face les perspectives féministes en science politique n’est pas tant lié à l’utilisation du genre comme catégorie analytique, qu’à la difficile reconnaissance d’épistémologies « autres », qui en assurent le contenu critique.

En m’appuyant sur les contributions épistémologiques féministes, en particulier des féministes afrodescendantes et décoloniales, cet article cherche à offrir des pistes alternatives de production des savoirs en science politique, qui ont non seulement le mérite de s’articuler au genre[3] (ou au sexe, ou aux rapports sociaux de sexe) comme catégorie d’analyse critique, mais aussi à celles de race et de classe plus largement. Plus précisément, après avoir présenté la notion de genre et son usage au Québec et en science politique, j’aborde la vision, la voix et le corps comme trois lieux interreliés de production de savoirs critiques. J’argumente ensuite en faveur de l’interrelationnalité, de la translocalisation et de la transdisciplinarité comme axes susceptibles de contribuer significativement à la production de savoirs critiques en science politique, comme dans les sciences sociales plus largement.

Situer la science politique, le féminisme et le genre dans le contexte québécois

Lors de son discours sur l’état de la science politique donné à l’Association canadienne de science politique en 2015, la politicologue Jill Vickers soutient que la discipline demeure l’une des plus fermées à l’analyse du genre dans les sciences sociales. Son argumentaire repose sur le constat principal qu’elle tire des pays anglo-saxons : malgré l’augmentation du nombre de femmes dans la discipline (au sein des départements et des publications), l’analyse du genre reste minoritaire. En fait, Vickers (2015) défend que le genre comme catégorie d’analyse n’a toujours pas connu le mainstreaming espéré, dans une discipline qui connaît plutôt un « néo-positivisme résurgent », tributaire d’une « masculinité ontologique ». Ce faisant, malgré le dynamisme et l’expansion de la science politique féministe, ses contributions épistémologiques, théoriques et méthodologiques restent confinées à ce qui est désormais un sous-champ de la science politique. Fragmentée, la science politique comme discipline continue ainsi de se développer « en silo », limitant les possibilités de transformation transversale à tous ses sous-champs. Le genre comme catégorie d’analyse du pouvoir et de ses institutions (deux thématiques centrales et fondatrices de la science politique) ne trouve ainsi écho que chez les féministes, ou que lorsqu’il est additionné comme marqueur d’identité.

Si le présent article s’intéresse plus spécifiquement à la science politique comme discipline en contexte québécois, il faut rappeler que malgré sa propre particularité, elle s’inscrit de façon hybride dans le monde anglo-saxon (en particulier canadien et étasunien) et francophone (ancré au Québec, mais en dialogue important avec d’autres pays comme la France). Dans leur introduction du Dictionnaire genre & science politique, publié en France, Catherine Achin et Laure Bereni (2013) soulignent la lente inclusion des analyses de genre en science politique, qui, bien qu’en essor, ne sont pas encore tout à fait normalisées et sont relativement peu enseignées. Malgré l’importance des travaux des féministes françaises en pensée féministe, leurs contributions tardent à être intégrées dans une discipline longtemps perçue comme une « science au service de l’État » et majoritairement investie par et pour des hommes. Ainsi, l’intersection entre « genre » et « science politique » émerge d’abord et surtout dans des disciplines connexes mais externes, comme la philosophie, la sociologie et l’histoire. Elle ne prend de l’importance que dans les années 1990 et 2000, sous l’influence grandissante de théoriciennes et politicologues anglophones, dont les écrits voyagent jusqu’en France et sont progressivement traduits en français.

Ce faisant, bien qu’il soit important de souligner que la science politique québécoise ne peut être simplement assimilée à celle produite dans le reste du Canada, dans le monde anglo-saxon ou dans la francophonie, elle demeure influencée par des écoles de pensées, des principes organisateurs et des modes de fonctionnement qui, eux, sont déterminés par « les préceptes de la discipline telle qu’elle se construit dans le monde anglo-saxon » (Simard et Cornut 2012, 4). En ce sens, « la science politique francophone n’échappe pas aux effets de mode induits par un accès quasi généralisé à un ensemble de connaissances plus ou moins systématisé » (ibid.). Dans cet esprit, bien que les constats de Vickers s’appuient sur la science politique anglo-saxonne, ils trouvent aussi écho du côté du Québec.

Cependant, la barrière de la langue reste un facteur majeur de différenciation à prendre à considération. À cet effet, le genre comme catégorie d’analyse critique n’a historiquement pas été autant répandu dans le mouvement féministe québécois que les notions de sexe social ou de rapports sociaux de sexe, hérités de théoriciennes féministes françaises, de tendance matérialiste ou marxiste (Guillaumin 1978a ; 1978b ; Kergoat 2012 ; Delphy 2013). Comme l’affirme la politicologue Geneviève Pagé (2016), le concept de genre tel que conceptualisé par les féministes anglo-saxonnes (en particulier étasuniennes) n’est pas en soi si éloigné de la notion de sexe ou de rapports sociaux de sexe, dans l’optique où, bien qu’ils empruntent à des traditions intellectuelles différentes, les deux pointent le caractère socialement construit du sexe ou du genre, et les hiérarchies et rapports de pouvoir qui en sont à l’origine. S’il existe tout de même des différences notables entre les deux concepts (genre et sexe, ou rapports sociaux de sexe), notamment en termes d’échelle d’analyse, il semble que l’usage tardif du genre comme catégorie analytique en langue française au Québec est le fruit d’un rejet de ce que les féministes québécoises, à un moment crucial de leur développement, ont perçu comme une forme d’impérialisme anglophone. Le schisme entre féministes anglophones et francophones à la fin des années 1970 s’est à son tour reflété dans les institutions universitaires francophones québécoises, qui ont d’abord été portées à développer des analyses critiques des rapports sociaux de sexe (d’influence française), particulièrement dans le domaine de la sociologie.

Ainsi, bien que les théories féministes anglophones et francophones soient traversées par la circulation d’idées et de concepts comme celui de genre – et que cette circulation s’accélère et s’intensifie souvent au détriment du français en contexte d’hégémonie anglophone nord-américaine et globale –, il faut aussi noter, comme le fait Pagé, que l’usage du terme « genre » en français ne s’est pas toujours accompagné du même bagage théorique qu’en anglais. En fait, la montée en popularité du « genre » comme substitut au « sexe » ne s’arrime pas nécessairement ou automatiquement avec le bagage théorique qui en a fait, à la base, un puissant outil d’analyse critique pour exposer, comprendre et analyser des relations et des rapports de pouvoir structurants au monde social et à la construction des identités. On assiste à un phénomène semblable avec le terme d’intersectionnalité, qui, devenu « mainstream » à plusieurs égards, est parfois tout simplement utilisé comme synonyme de diversité (Davis 2008 ; Ahmed 2012).

La politicologue mentionne de plus qu’intégrer le genre est parfois une stratégie pour inclure les hommes dans la discussion, ce qui, bien que nécessaire d’un point de vue du mainstreaming, court le risque de nous faire oublier que ces derniers sont tout de même les principaux bénéficiaires de l’oppression fondée sur le genre (ou des rapports sociaux de sexe). En outre, la politicologue canadienne Fiona MacDonald (2017) constate que l’une des raisons qui limitent la portée de l’analyse du genre en science politique est l’association de ce type d’analyse aux femmes (comme chercheur·es et sujets mis à l’étude), comme si les hommes, eux, n’étaient pas « genrés ». En plus de reproduire l’idée simpliste et binaire qu’il n’existe que deux genres (finalement perçus comme les « sexes biologiques » masculin et féminin), ce type d’association dépolitise le genre, qui passe de concept à marqueur d’identification sociale (compris comme différent de l’identité).

Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas questionner le couple genre et science politique au Québec, mais qu’aborder cette question en tant que jeune chercheure québécoise ne peut se réduire à l’assimiler ni à la science politique anglo-saxonne ni à celle francophone, étant plutôt un hybride nord-américain des deux, ayant ses propres vie, trajectoire et particularités. Dans ce contexte, force est de constater que le « mainstreaming » du genre ne permet pas à lui seul d’évaluer la perméabilité et l’intégration des perspectives féministes et critiques de genre (comme les théories queer) à la science politique. En fait, il ne semble pas tout à fait représenter un critère significatif en contexte francophone, où d’autres concepts critiques, comme celui de rapports sociaux de sexe, sont plus répandus. Par conséquent, il me semble falloir aller au-delà des débats théoriques qui distinguent les notions de genre et de rapports sociaux de sexe que plusieurs féministes ont déjà abordés (Dorlin 2008 ; Pagé 2016), pour nous tourner vers les mécanismes qui en ont permis l’émergence, à la base.

Androcentrisme et mainstreaming

L’un des écueils du « mainstreaming » est lié à la déconnexion de certains concepts théoriques de leurs racines épistémologiques. Ce faisant, certaines catégories analytiques peuvent tout à fait se répandre sans que cela ne s’accompagne d’un changement de « normes » de comparaison, d’évaluation ou de reconnaissance, toujours déterminées par des « canons » généraux produits dans leur grande majorité par des hommes, blancs, issus de classes aisées (et, nous pourrions même induire, hétérosexuels), et dans une certaine mesure de langue anglaise (Simard et Cornut 2012 ; Vickers 2015 ; Dobrowolsky et al. 2017). Autrement dit, même si une plus grande représentation (ou « mainstreaming ») du genre au sein de la discipline est certes une bonne nouvelle, cela ne porte pas directement sur les dynamiques de pouvoir à l’oeuvre dans la production de savoirs, que l’on peut mieux identifier en posant (notamment) les questions suivantes : 1) qui cherche à savoir ? 2) que cherche-t-on à savoir ? 3) dans quel but ? ainsi que 4) qui en bénéficie, et dans quelle mesure ? Le noeud du problème me semble donc se situer plus en aval, dans l’androcentrisme intrinsèque de la discipline.

Par androcentrisme, je fais référence au biais qui persiste à faire passer pour « neutre » – et donc scientifique – une production de savoirs qui reprend en fait systématiquement des visions du monde, des expériences, des préoccupations et des méthodes de validation des savoirs propres aux hommes et à leur production intellectuelle moderne. L’une des conséquences de cet androcentrisme hégémonique, d’un point de vue épistémologique, est le manque ou l’absence de reconnaissance d’autres savoirs et modes de production des savoirs. Sans cette reconnaissance, il est à craindre que le mainstreaming du genre ne reste qu’un token dépourvu de son pouvoir transformateur, et qu’il soit tout simplement ajouté (comme cela est si souvent le cas) à une grande mosaïque de différences (y compris celles de race, de classe, de sexualité, de capacités, d’âge, etc.) opposées à une norme unique et hégémonique. L’émergence du concept de genre tout comme celui d’intersectionnalité qui connaît des tractations semblables est le fruit d’expériences et de savoirs « autres », et ils perdent leur portée critique lorsqu’on « l’oublie ».

Ce faisant, on peut très bien, d’un côté, traiter d’un point de vue ontologique du genre ou de la sexualité sans le faire dans une perspective féministe. D’un autre côté, on peut très bien faire de la recherche féministe sans s’intéresser à ces deux thématiques, en abordant de façon critique et située notre position comme chercheure, et la production de savoirs plus largement. La construction de savoirs dans une perspective féministe est engagée politiquement et holistique ; elle nous accompagne comme chercheures peu importe le sujet que nous abordons.

Ainsi, au-delà de comprendre et de démontrer comment les rapports de pouvoir, y compris ceux de genre, façonnent les relations sociales et le politique, il me semble – et c’est l’argument que je défends ici – qu’il faille redéfinir ce que l’on comprend comme étant un processus de production des savoirs, et ce qui constitue du savoir en science politique. À mon sens, si cette question n’est pas posée d’emblée, et que l’on ne se concentre que sur la représentation des femmes dans la discipline ou sur l’usage du genre comme catégorie analytique (son mainspreading), alors on risque de fétichiser le genre : c’est-à-dire d’ignorer les conditions épistémologiques qui ont – à la base – permis à cette catégorie analytique d’émerger.

Eurocentrisme et épistémologies des Suds

Un autre risque intrinsèque à cette démarche – maintes fois exprimé et rappelé par les féministes racisées, Autochtones et issues des Suds – est d’« oublier » que la catégorie analytique du genre n’est ni universelle ni universalisable (Mohanty 1984 ; Oyěwùmí 2004 ; Lugones 2010). Si l’androcentrisme est à la fois celui qui reproduit et le produit des rapports de pouvoir, il en va de même pour l’eurocentrisme, qui reproduit une vision du monde située mais présentée comme universelle. Épistémologiquement, l’eurocentrisme renvoie à un mode de production des savoirs dont l’origine et le point d’appui est le rationalisme de l’Europe des Lumières, dont l’application universelle efface et invisibilise la diversité des savoirs et des modes de production des connaissances ; la pluriversalité (Mignolo 2011 ; 2018).

La rationalité eurocentrée fonctionne par catégorisation et dichotomisation : dans la chrétienté, le paradis s’oppose à l’enfer ; dans la science, la raison s’oppose aux émotions ; et dans les relations sociales, l’homme est l’opposé de la femme et le « Blanc » opposé au « Noir » (Dussel 1993). Dans cette logique, les « entre-deux » posent un problème, parce que les « ambiguïtés » posent le risque de la transgression, de la remise en question et du changement. Réprimer et effacer ces ambigüités constitue l’une des manières par lesquelles les rapports de pouvoir s’insèrent dans la production des savoirs. Les courants diasporiques et décoloniaux – ou encore ce que Boaventura de Sousa Santos (2011) appelle les « épistémologies du Sud (ou des Suds, comme je les appelle ici) » –, visent à dénicher ces absences causées par une vision eurocentrée hégémonique, et à favoriser l’émergence d’épistémologies et de savoirs « autres ».

Cette vision située est celle héritée et imposée par le colonialisme et la colonialité européens et constitue ce que les auteur·rices décoloniaux qualifient de colonialité du savoir (Lander 2000 ; Quijano 2000 ; Walsh 2012). C’est celle qui, en fonction d’expériences historiques, temporelles et géographiquement spécifiques, permet de délimiter ce qui constitue du savoir, et quels points de vue sont valides dans la production de ces dits savoirs. Dans une perspective décoloniale, le genre ne demeure une catégorie d’analyse pertinente que dans la mesure où l’on en reconnaît la colonialité, c’est-à-dire ses origines (car s’il s’agit d’un phénomène social, il est né et évolue dans un contexte spécifique), ses modes d’imposition et ses actuations dans la modernité coloniale (Lugones 2010). Le genre, autant du point de vue des structures sociales, des identités, que de sa normativité ou performativité, prend différentes formes en fonction des contextes historiques, géographiques et politiques, et se transforme sous l’impulsion d’autres structures sociales, d’autres marqueurs d’identités et d’autres « catégories », entre autres la race ou la classe.

L’eurocentrisme tend à concevoir le « genre » – sa construction sociale, les rapports de pouvoir qui le produisent, les identités qui en découlent et les oppressions qu’il crée et perpétue – de façon homogène. La critique féministe décoloniale, telle qu’explicitée notamment par María Lugones (2010), reconnaît que bien que les féministes (blanches) aient contribué à faire craquer le modèle androcentré de la production de savoirs, elles ont aussi souvent concouru à l’eurocentrisme, homogénéisant la catégorie femme ou victimisant certaines catégories de femmes « non blanches ». Ce faisant, Lugones nous invite à garder une distance critique quant au terme « femme », qui n’est pas envisagé comme une catégorie genrée universelle, mais plutôt comme un lieu d’énonciation de la différence coloniale, où l’être n’est ni complètement opprimé ni complètement émancipé. En somme, le genre est une construction de la colonialité.

Plus près de la question épistémologique toutefois, le courant féministe décolonial met de l’avant que certaines femmes, qui ne correspondent ni à la blanchité ni aux « canons » blancs de la féminité, « n’existent pas ». Autrement dit, les femmes qui ne correspondent pas aux catégories dichotomiques qui se trouvent au fondement de la pensée eurocentrée n’ont pas d’existence épistémologique (et ontologique) : elles ne sont ni des femmes (car elles ne sont pas blanches) ni colonisées (car elles ne sont pas des hommes) (Lugones 2010, 745). Elles se retrouvent ainsi dans une « non-catégorie » que celles de genre, de race et de classe ne permettent pas, lorsqu’utilisées en silo, de voir. Par conséquent, faire usage du genre comme catégorie analytique ne suffit pas pour outrepasser la déshumanisation et l’objectification de toutes les « femmes ». Sans une critique de la pensée eurocentriste, une majorité d’entre elles restent perçues comme des objets sur lesquels on peut construire du savoir, sans qu’elles soient considérées comme des sujets porteurs et producteurs de savoirs. La pensée féministe, qu’elle s’articule à la science politique ou à d’autres disciplines, ne peut faire l’économie de cette critique, sans reproduire les rapports de pouvoir et les hiérarchies qui en découlent entre les femmes (notamment) au sein même du processus de production des savoirs.

Des savoirs situés et corporels

On doit aux féministes deux contributions fondamentales à la science politique, et aux sciences sociales plus globalement. Premièrement, leurs études des institutions politiques et de l’organisation du pouvoir ont permis de mettre en lumière que le genre est socialement produit, et non un produit de la « nature », et qu’en ce sens, une autre organisation sociale que celle fondée sur la différence de sexe/genre est possible. Deuxièmement, elles ont retracé les frontières du phénomène politique, en montrant que celui-ci ne se limite ni à l’État ni à l’espace public ou aux organisations plus « traditionnelles » de revendications collectives. Le slogan « le privé est politique » en est sans aucun doute l’exemple le plus emblématique (Lamoureux 2004 ; Martin 2004 ; Bereni et Revillard 2009 ; Lucas et Ballmer-Cao 2010).

D’un point de vue épistémologique, ces contributions posent l’incontournable constat que le « genre » et la « politique » ne sont pas que des « objets d’étude », et qu’ils influencent grandement le processus de recherche et de production des savoirs : ils construisent des sujets (et des non-sujets), des « objets » de recherche et déterminent des méthodologies. Ce faisant, les brèches ouvertes par les chercheures féministes vont au-delà des ontologies qui leur sont traditionnellement associées (les femmes, la sexualité ou les inégalités entre les sexes/genres, par exemple). Ces épistémologies sont multiples et s’inscrivent dans la pluralité des féminismes qui forment la toile de la pensée féministe (McClure 1992, 343). Cela dit, dans le but de formuler une proposition épistémologique qui soit cohérente, je m’intéresse et j’articule, dans les prochaines sections, différentes contributions épistémologiques féministes et décoloniales reliées aux notions de vision, de voix et de corporalité.

La vision

L’une des grandes contributions du féminisme, à partir des années 1970, se situe dans la formulation d’une solide critique de l’« objectivité » du processus de production des connaissances, celui-ci n’étant jamais exempt des rapports de pouvoir à l’oeuvre dans l’ensemble de la société. Les féministes, en particulier celles qui, à l’époque, arboraient les couleurs du féminisme matérialiste ou marxiste, se sont attelées à la tâche de démontrer que la prétention à l’existence universelle d’un point de vue objectif sur la réalité (que suggèrent les postures positivistes et post-positivistes) était (et est toujours) le fruit d’un biais systématique : l’androcentrisme. Ainsi, dans un texte pionnier, la sociologue Dorothy E. Smith (1974, 7) affirme que la première difficulté à étudier les femmes à partir d’« où elles sont » découle du fait que la sociologie et ses méthodes se sont construites à l’intérieur d’un univers (l’université, dans ce cas) grandement dominé par les hommes. Autrement dit, la « neutralité » des chercheur·es constitue un « biais systématique », puisque les personnes qui ont considérablement construit la méthode scientifique sont les mêmes qui valident les savoirs produits : très majoritairement des hommes, qui étaient aussi – il faut le dire – blancs, de classes sociales favorisées (voire de l’élite), hétérosexuels, du Nord. Pour les femmes, un décalage perdure entre la réalité vécue et les théories qui cherchent à l’expliquer, et ce décalage participe à leur subordination scientifique et sociale. La deuxième difficulté identifiée par Smith se situe dans la hiérarchisation des expériences et des savoirs des hommes et des femmes. Cette hiérarchisation permet de maintenir les savoirs et les expériences des hommes en position d’autorité par rapport à ceux des femmes, perpétuant leur état de dépendance. Il faut donc, suivant cette logique, réorganiser la relation des sociologues avec le savoir, opération que Smith (1974, 11) envisage en deux étapes : « d’une part, en plaçant la sociologue là où elle se trouve effectivement, c’est-à-dire à l’origine des actes par lesquels elle sait ou viendra à savoir ; d’autre part, en faisant de son expérience directe du monde quotidien le premier fondement de sa connaissance[4] ». 

Au-delà de l’identification de biais, la théorie du point de vue situé « est intéressée par le sens de l’engagement » (Hartsock 2003, 36). Cette théorie ne se limite pas à évaluer les intérêts reliés à une position sociale particulière, mais à comprendre comment cette « position » sociale interagit avec l’engagement des chercheur·es. Dans cette optique, Nancy C.M. Hartsock (2003, 36) suggère quant à elle qu’un point de vue situé n’est pas « donné » en fonction du sexe (ce qui serait de toute façon essentialiste), raison pour laquelle son plaidoyer est en faveur d’un point de vue féministe (feminist standpoint) plutôt que féminin. Celui-ci s’ancre, d’abord, dans l’expérience des femmes dans la division sexuelle du travail. Pour l’autrice, il représente le seul point de vue à partir duquel il est possible d’identifier et de critiquer la « suprématie mâle » ou la « domination phallocentrique ». Cependant, il symbolise aussi une réalisation (achievement) rendue possible par l’analyse et la lutte politique dans un moment et un espace historiques donnés. Ce faisant, il constitue aussi le fondement à partir duquel on peut travailler à dépasser les rapports sociaux : « L’articulation d’un point de vue situé féministe fondé sur l’autodéfinition et l’activité relationnelle des femmes expose le monde que les hommes ont construit et la compréhension de soi qui révèlent ces relations comme partielles et perverses » (ibid., 48). En choisissant une méthodologie matérialiste qui s’appuie sur celle de Marx, Hartsock défend que l’adoption d’un point de vue féministe est tout aussi nécessaire aux féministes pour comprendre et critiquer le patriarcat que le point de vue prolétaire (proletarian standpoint) l’est pour comprendre et critiquer le capitalisme. Ainsi, faire partie d’un « groupe » ou d’une « catégorie » n’est pas en soi suffisant pour développer une « conscience de classe ». Cependant, l’émergence de cette « conscience de classe », pour rester proche de l’analyse marxiste/matérialiste que la sociologue propose, n’est possible que si l’on fait partie dudit « groupe » ou de ladite « catégorie ». Épistémologiquement, cela signifie qu’il existe une différence fondamentale entre le fait de connaître le monde tout en étant aliéné (un ouvrier ou une femme) ou politisé – la « conscience de classe » (un prolétaire ou une féministe). Dans ce cas-ci, l’un (politisé) est placé au-dessus de l’autre (aliéné) par un jugement normatif.

Suivant cette optique, est-ce que seules les femmes peuvent construire du savoir féministe ? La première clé de réponse se trouve dans l’argument que les savoirs, tout comme les chercheur·es, sont « situés » et, donc, qu’ils ne sont pas objectifs. Cependant, se « situer » ne se limite pas à l’élaboration d’une liste de « privilèges » reliés à l’identité perçue et revendiquée, puisqu’elle est aussi de nature politique. Elle nécessite ainsi de transformer « l’objet » de la connaissance en acteur·rice ou en agent·e, de façon à rester dans un rapport dialectique qui enjoint l’acteur·rice, le ou la chercheur·e et la connaissance (Haraway 2003, 95). Loin d’évacuer l’existence de rapports de pouvoir dans cette relation dialectique, ou encore de défendre le relativisme, l’objectif d’une telle démarche est de reconnaître l’aspect partial de toute vision, et ce, qu’elle provienne de groupes subjugués ou non, pour reprendre ici l’argument formulé par Donna Haraway. Selon cette dernière, « l’alternative au relativisme, ce sont des savoirs partiels, localisables et critiques qui soutiennent la possibilité de réseaux de connexions appelés solidarité en politique et conversations partagées en épistémologie » (ibid., 89).

De cette façon, le but derrière la théorie du point de vue situé n’est pas de valoriser un point de vue plus qu’un autre, mais de forger un idéal dans lequel « il n’est pas nécessaire de “décentrer” quelqu’un pour centrer quelqu’un d’autre ; il suffit de “faire pivoter le centre” de manière constante et appropriée » (Brown 1989, 922). C’est sur cette base, par exemple, que Patricia Hill Collins (2009, 288-289) défend que la pensée féministe noire est un savoir historiquement subjugué fondé sur une épistémologie alternative et une perspective partielle sur la domination. S’il doit être valorisé dans le contexte social et historique où il a été continuellement effacé, et dans lequel il représente une importante source d’empowerment pour les femmes afrodescendantes, Hill Collins (ibid., 89) refuse d’adhérer à la vision selon laquelle le « feminist standpoint » permet un « meilleur » point de vue qu’un autre : « Une implication de certaines utilisations de la théorie du point de vue situé est que plus le groupe est subordonné, plus la vision qui lui est offerte est pure. C’est un résultat des origines des approches de point de vue situé dans la théorie sociale marxiste, qui reflète elle-même la pensée binaire de ses origines occidentales. » Au contraire, c’est la spécificité de l’agencement des systèmes de domination dans les espaces où les Afrodescendantes se trouvent et leur position d’initiées dans certains espaces qui constitue la particularité de leur point de vue situé (Hill Collins 1986).

Si tout point de vue est partiel, alors toute entreprise de production de savoirs est elle aussi partielle et inachevée. Ce faisant, reconnaître qu’un point de vue est toujours situé contribue à produire des savoirs qui ne participent pas à marginaliser davantage d’autres groupes : « La partialité, et non l’universalité, est la condition pour se faire entendre ; les individus et les groupes qui avancent des revendications de connaissances sans connaître leur position sont jugés moins crédibles que ceux qui les connaissent. » (Hill Collins 2009, 290)

L’objectif des théoriciennes féministes doit être de développer une épistémologie et des politiques du positionnement, afin de favoriser la redevabilité et l’engagement. C’est, à tout le moins, ce qui constitue aux yeux de Sandra Harding (2003) une « objectivité forte », qu’elle assimile à une forte réflexivité chez les chercheur·es. Toute production de savoirs répond à une rationalité propre s’inscrivant dans une conversation continue et critique dans la toile que représentent les savoirs, « en reliant les visions cacophoniques et les voix visionnaires qui caractérisent le savoir des assujetti·es » (Haraway 2003, 93). La vision et les manières de voir sont ainsi les préoccupations centrales d’Haraway et des tenantes du point de vue féministe, en ce qu’elles mettent en oeuvre une forme de politique des savoirs. La reconnaissance de la subjectivité du processus de production des savoirs, et leur partialité, est un premier pas dans le nécessaire démantèlement de la « masculinité ontologique », seulement dans l’optique où elle n’est pas limitée qu’à la science politique féministe. Dans cette optique, bien que j’argumente dans le cadre de cet article plutôt en faveur de la transdisciplinarité, les politicologues féministes peuvent aussi s’investir dans d’autres sous-champs de leur discipline, afin de décloisonner la science politique féministe les principes de la vision partielle, du point de vue situé, et de l’engagement.

La voix

Pour être en mesure de voir, il faut toutefois qu’il y ait une reconnaissance de l’existence du sujet, aussi marginalisé soit-il. Ainsi, les féministes postcoloniales, afrodescendantes et décoloniales articulent la vision et la voix. Voir le sujet (se situer par rapport à lui et le situer) ne suffit pas en soi. Il faut aussi pouvoir l’entendre. Dans cette optique, faire entendre sa voix dans une arène donnée est une condition sine qua non pour passer discursivement d’objet à sujet (voire de sujet à Sujet). À cet effet, il est difficile de passer outre la critique de Gayatri Chakravorty Spivak (2009, 102) pour qui les femmes subalternes sont doublement effacées parce que leur voix n’est « ni entendue ni lue ». Alors que chez les théoriciennes du point de vue situé on parle de savoirs et de groupes marginalisés, les subalternes ne peuvent pas parler, parce que ce qui les définit est leur exclusion – ou pour être plus exact, leur non-lieu – de toute arène dans laquelle leur prise de parole pourrait s’accompagner d’une quelconque forme d’écoute. Ce faisant, leur émergence, ou existence discursive, se fait souvent au prix de la production et reproduction d’images contrôlantes qui les objectifient. Différentes voix rencontrent ainsi une variété de barrières à l’élocution.

Les obstacles à la prise de parole ne se limitent donc pas aux moyens discursifs et symboliques (répression, dévalorisation, invisibilisation), mais s’incarnent aussi dans le contrôle du corps. En s’intéressant aux masques de fer qui étaient posés sur les visages des personnes « esclavisées » dans les Amériques, Grada Kilomba (2019, 14) montre qu’en plus de les empêcher de consommer les produits cueillis, les masques réduisaient au silence. Les maîtres avaient compris que priver de leur parole les personnes réduites à l’esclavage était aussi une façon de les priver de leur humanité. Dit autrement, la bonne conscience des maîtres dépendait de l’absence de parole des esclaves : de leur déshumanisation. Suivant ce constat, Kilomba suggère que « la bouche est un organe très particulier, elle symbolise la parole et l’énonciation. Au sein du racisme, elle devient l’organe d’oppression par excellence ; elle représente l’organe que les blanc·hes (Whites) veulent – et doivent – contrôler. »

Kilomba s’éloigne ainsi de la question « qui prend la parole ? » pour se pencher sur son aspect « incarné » et performatif. Prendre la parole c’est émerger comme sujet : un sujet en chair et en os, dont l’existence est irréfutable. Il s’agit d’un exercice de prise de pouvoir, pour soi-même (empowerment) ou sur les autres (lorsque l’on parle de quelqu’un·e d’autre ou pour quelqu’un·e). Le pouvoir dont il est question est celui de se faire entendre, et ne peut faire l’économie d’une posture éthique engagée, en particulier lorsque la parole émerge de groupes qui ont un accès privilégié aux lieux de prise de parole (Ribeiro 2017).

Prendre la parole – et se faire entendre –, c’est toutefois aussi partager et produire des savoirs, qui s’expriment non seulement par les mots eux-mêmes, mais aussi dans le langage utilisé : ses accents, ses expressions, ses tournures de phrases, son hybridité. Au Québec, Dalie Giroux (2019) soutient cet argument, affirmant que la langue, ses mots, ses manières de parler, ses tensions et ses scories « constitueraient plutôt une méthode, une science, une poétique : un dispositif épistémologique, une machine à connaître le lieu, à rencontrer les autres ». S’appuyant sur le cas de la langue française dans la Nord-Amérique (pour reprendre ses propres termes), elle montre que « les voix subalternes témoignent […], tant par leur structure d’expression que par les formes de résistances qu’elles mettent en oeuvre, d’un processus à la fois indéfini et contesté de colonisation » (ibid. : 16). Partir de ces voix subalternes, non seulement pour écouter ce qu’elles disent, mais en appréhender les formes, les rythmes et les images, révèle un savoir autre sur le territoire, sa formation, son cosmopolitisme, ses délimitations, ses blessures. La langue témoigne de la rencontre entre différentes cosmogonies coloniales et autres, d’impérialismes, de résistances et d’hybridations. Nous pouvons apprendre sur ces processus – et les rapports de pouvoir à l’oeuvre – en partant de celle-ci.

Cette idée est déjà bien ancrée dans l’afro-féminisme et le féminisme « de couleur (dans le contexte des États-Unis) » qui s’appuient fortement sur l’idée que les histoires orales (Vaz 1997), la musique (Davis 1999), la littérature (Moraga et Anzaldúa 2015), le tissage (A. Butler 2019) et nombre d’autres activités du quotidien représentent non seulement des lieux d’expressions, mais aussi « des lieux importants pour la construction d’une conscience féministe noire » (Hill Collins 2009, 269-270).

Par ailleurs, Paul Gilroy (1993), qui porte un regard sur les translocalisations afrodescendantes dans les pourtours de l’Atlantique, met l’accent sur le fait que l’émergence des savoirs et des politiques subalternes s’appuie sur la formation d’une « communauté de besoins et de solidarité qui est rendue magiquement audible », soulignant le lien intrinsèque qui existe entre la création d’espaces d’appartenances et la possibilité de se faire entendre et d’être entendu. En outre, la « voix » dans le sens large qui lui est ici inculqué prend d’« autres formes », notamment lorsque ce qu’elle a à dire est indicible (car trop douloureux, par exemple, ou trop directement contestataire). Ce faisant, la voix prend parfois des formes « autres », en fonction de ce que Gilroy (ibid., 37) a qualifié de politiques de la transfiguration, qui se déploient :

sur une fréquence plus basse, où elle[s] [sont] jouée[s], dansée[s] et actée[s], tout comme elle[s] [sont] chantée[s] et qu’on chante à leur[s] sujet[s] [as well as sung and sung about], parce que les mots, même les mots étirés par le mélisme et complétés ou mutés par les cris qui indexent encore la puissance ostensible du sublime esclave [slave sublime], ne seront jamais suffisants pour communiquer ses revendications indicibles à la vérité. 

Ce que la voix fait et signifie va ainsi au-delà de ce qu’elle dit – du fond – pour embrasser la forme. En s’intéressant à la vision, puis à la voix, deux organes (au sens propre et figuré) sont mobilisés : les yeux et la bouche. Cela implique que le monde (et nécessairement le savoir) nous est accessible par notre corps (bien au-delà des yeux et de la bouche) et que notre corps est traversé et façonné par les rapports de pouvoir. Ainsi, bien que j’aie ici situé la vision, la parole et le corps dans trois sections distinctes, ils ne sont ni du point de vue de l’expérience ni des points de vue épistémologique et théorique séparés. Ils contribuent tous, de façon imbriquée et simultanée, à la production de savoirs. 

En science politique – peut-être plus que dans toute autre science sociale –, les chercheur·es ont tendance à avoir du mal à voir, à reconnaître et à s’intéresser au « politique » au-delà de l’État ou, du moins, au-delà d’une compréhension de la politique centrée sur l’État (qui, en tant que telle, inclurait également toutes les formes de politique qui s’inscrivent dans des quêtes de reconnaissance, de justice et de droits, ainsi que celles qui cherchent désespérément à s’en défaire), comme l’infrapolitique (Lugones 2010), la politique de la vie quotidienne et des modes de vie. Non pas parce que ces chercheur·es s’opposeraient nécessairement à l’existence ou même aux objectifs de ces politiques, mais parce qu’étant de « faible intensité », elles sont souvent menées par des personnes « sans voix audible ». Dans cet esprit, on « tombe » parfois sur ces politiques, sans s’y attendre, car ce qu’elles disent, en plus de ses formes de langue et d’expression, exprime parfois l’ineffable.

Le corps

Nous entrons en relation avec les autres et notre environnement aussi (peut-être même surtout) à partir de notre corps, de ses mouvements, de ses sens, et des affects qui l’habitent et y transitent. Les épistémologies androcentrées et eurocentrées ont toutefois tôt fait de mettre cet aspect crucial de côté. Dans la pensée féministe, la politisation du corps occupe d’ailleurs une place centrale, même si ce processus est conceptualisé, théorisé, analysé et appréhendé différemment en fonction des courants.

Le corps n’a pas de limite précise et constitue une entité poreuse qui inclut à la fois un aspect matériel (le corps que l’on touche, que l’on sent, que l’on voit), mais aussi immatériel et spirituel (Gómez Correal 2019, 84). Appréhender de quelle façon exactement le corps nous informe sur les autres, sur nous-mêmes et sur le corps social plus largement, représente donc une opération complexe. De nombreuses féministes décoloniales – notamment – soulignent que cette complexité est reliée à l’effacement historique du corps qui, dans la tradition chrétienne (en particulier catholique), est source de méfiance et éminemment compris comme opposé à l’esprit (rationnel) (Anzaldúa 1987 ; Lugones 2010).

Comment donc appréhender la production de savoirs à partir du corps ? Bien que plusieurs pistes soient envisageables – et que je ne prétends aucunement en dresser une liste exhaustive –, certaines autrices suggèrent de se pencher spécifiquement sur les transformations du corps. Judith Butler (2004, 217) écrit par exemple :

Les corps ne sont pas habités comme des réalités spatiales. Ils sont, dans leur spatialité, également engagés dans le temps : ils vieillissent, modifient leur forme, modifient leur signification – dépendamment de leurs interactions – et du réseau de relations visuelles, discursives et tactiles qui font partie de leur historicité, de leur passé, de leur présent et de leur avenir constitutifs.

En conséquence du fait d’être dans le mode du devenir, et de toujours vivre avec la possibilité constitutive de devenir autrement, le corps est ce qui peut occuper la norme de myriades de façons, dépasser la norme, retravailler la norme, et exposer les réalités auxquelles nous pensions être confinés comme étant ouvertes à la transformation.

Ainsi, articulé à « la vision » et à « la voix », le corps (le nôtre, celui des autres et celui que nous partageons) constitue un important lieu de production de savoirs. En se transformant, le corps nous informe – entre de nombreux autres éléments – de sa propre trajectoire, de ses relations, son évolution, ses affects, et, comme l’explique J. Butler, des normes qui cherchent à le délimiter. Comprendre et appréhender ces transformations s’avère toutefois d’autant plus complexe lorsqu’on reconnaît sa porosité et sa fluidité : le corps s’adapte, change et devient éventuellement adepte « à changer de mode », particulièrement lorsqu’il se sent vulnérable (Anzaldúa 1987, 37 ; J. Butler 2015, 125).

L’ouvrage qu’ont codirigé Cherríe Moraga et Gloria Anzaldúa, This Bridge Called my Back: Writing by Radical Women of Color (2015), utilise à cet effet le « pont » comme métaphore corporelle pour aborder la transformation subjective et corporelle des « femmes de couleur », lorsqu’elles assurent les liens entre leur communauté d’origine (ou communauté d’appartenance actuelle) et « l’extérieur ». Elles développent ainsi non seulement une subjectivité frontalière (conscience politique propre à leurs translocalisations, ou à la superposition de différentes identités), mais l’incarnent aussi dans leur corps, qui s’inscrit non pas uniquement dans différents espaces, mais entre ceux-ci, formant un lien entre les deux (un pont) ; les rapprochant.

La préface de Moraga pour la quatrième édition de ce recueil illustre parfaitement cette métaphore : 

L’acte même d’écrire, de conjurer/de venir « voir » ce qui n’a pas encore été enregistré dans l’histoire, c’est amener à la conscience ce que seul le corps sait être vrai. Le corps – ce lieu qui abrite l’intuitif, le non-dit, les viscères de notre être – est la promesse révolutionnaire de la « théorie en chair et en os », car il est à la fois l’expression de la conscience politique en évolution et le créateur de la conscience elle-même. Rarement enregistrée et à peine honorée, notre théorie incarnée fournit la feuille de route la plus fiable vers la libération.

Moraga et Anzaldúa 2015, xxiv

Dans un autre ouvrage emblématique, cette fois-ci écrit en solo, Anzaldúa (1987, 38) fournit un exemple parlant de la manière dont certains savoirs émergent du corps, sans nécessairement que ce savoir soit médié par des processus plus « conscients ». Dans Borderland/La frontera, elle fait référence à cette capacité, qu’elle appelle la facultad et qu’elle décrit ainsi :

La facultad est la capacité de voir dans les phénomènes de surface la signification de réalités plus profondes, de voir la structure profonde sous la surface. C’est une « sensation » instantanée, une perception rapide obtenue sans raisonnement conscient. C’est une conscience aiguë médiée par la partie de la psyché qui ne parle pas, qui communique en images et symboles qui sont les visages des sentiments, c’est-à-dire derrière lesquels les sentiments résident/se cachent. La personne qui possède cette sensibilité est atrocement [excruciatingly] vivante dans le monde.

Elle donne ensuite des exemples bien concrets de ce que la facultad permet :

Je rentre dans une maison et je sais si elle est vide ou occupée. Je sens la charge persistante dans l’air d’une récente dispute, d’un rapport amoureux ou d’une dépression. Je sens les émotions qu’une personne proche émet, qu’elle soit amicale ou menaçante. La haine et la peur – plus les émotions sont intenses, plus je les reçois. Je sens un picotement sur ma peau lorsque quelqu’un me regarde ou pense à moi. Je peux dire ce que ressentent les autres par leur odeur, où ils se trouvent par la pression de l’air sur ma peau. Je peux repérer l’amour ou l’avidité de générosité logées dans les tissus d’un autre. Souvent, je sens la direction et la distance des personnes ou des objets – dans l’obscurité, ou les yeux fermés, sans regarder. Il doit s’agir d’un vestige du sens de la proximité, d’un sixième sens qui remonte à des temps lointains.

Anzaldúa 1987, 39

Anzaldúa montre que la facultad permet d’accéder à un autre niveau de réalité, différent de ce qui nous est donné à percevoir à un niveau plus « cognitif ». La vision et l’écoute (ou qui relie la voix à l’ouïe) ne peuvent appréhender qu’une dimension du monde, et offrent ainsi accès à des savoirs (ou à une production de savoirs) limités. Sans les invalider – au contraire –, elle démontre qu’il existe une valeur à puiser du côté du corps et de ses sensations pour « connaître plus profondément le monde », et que ce processus en lui-même est transformateur. Bien que cette proposition ne représente pas la seule manière de produire des savoirs à partir du corps, elle est intéressante parce qu’elle s’appuie spécifiquement sur l’interaction entre corps, subjectivité et savoirs, ce qui reste très peu exploré en science politique, par rapport à d’autres sciences sociales. Évidemment, la proposition ici n’est pas d’argumenter qu’une épistémologie du corps est « plus adéquate » pour construire de la théorie « sur » les femmes ou le genre – comme si les femmes étaient plus conscientes de leur corps, et donc de leur « nature », que les hommes –, mais de le réhabiliter comme lieu légitime de production de savoirs, en général. Le politique est quelque chose qui s’inscrit non seulement dans les corps, ce qui signifie que l’on peut en apprendre beaucoup en observant cesdits corps, mais qui se vit aussi dans la peau (Ahmed et Stacey 2001) et les « viscères » : non seulement dans la manière dont le pouvoir le régit, le façonne ou le restreint, mais aussi dans les émotions qui l’habitent et les affects qui le traversent.

En articulant la vision, la voix et le corps, mon objectif est non seulement de décentrer la production des savoirs de certaines épistémologies « hégémoniques » en science politique, mais aussi de décentrer les chercheur·es de ce processus, afin de plaider en faveur de l’interrelationnalité (Gómez Correal 2019). Si l’on accepte que les sujets avec lesquels les chercheur·es s’engagent dans un processus de « recherche » produisent aussi des savoirs, et que ces savoirs sont parfois « autres » (non hégémoniques, contre-modernes, etc.), il apparaît essentiel de questionner et de prendre en considération comment l’interrelationnalité (entre des sujets) influence le processus de production des savoirs, notamment en ce qu’il est fortement susceptible de les transformer (ibid.). Si le corps est fluide et se transforme et que, ce faisant, il produit du savoir, cela s’applique aussi aux « chercheur·es ». Comme l’écrivait une fois de plus Anzaldúa (1987, 48), « La connaissance me rend plus attentive, elle me rend plus consciente. “Savoir” est douloureux parce qu’après que “ça” soit arrivé, je ne peux pas rester au même endroit et être confortable. Je ne suis plus la même personne qu’avant. »

Pour un féminisme du bord

Dans cette dernière section, je plaide pour un « féminisme du bord », une posture épistémologique qui s’appuie non seulement sur l’interrelationnalité telle que décrite ci-dessus, mais aussi aux translocalisations et à la transdisciplinarité. Je reprends ici spécifiquement une expression québécoise (être sur le bord de…) pour explorer les « bords de la modernité » (Mignolo 2012), les rencontres et les hybridations de différentes rationalités et subjectivités dans la production de savoirs.

Au début du XXe siècle, William Edward Burghardt Du Bois (2007 ; 2016), figure fondatrice des études raciales aux États-Unis, mettait sur papier la notion de « double conscience » après avoir voyagé en Europe, voyage lui ayant permis d’expérimenter pour la première fois « de l’extérieur » l’inadéquation des catégories « nation » et « race ». Le concept de « double conscience » renvoie au contexte dans lequel les Afro-étasunien·nes ne correspondent ni pleinement à la catégorie « nation » (puisqu’elle renvoie à une nation « blanche »), ni à la catégorie « race » (puisque la race de la nation est blanche et que les corps racialisés – donc noirs – sont perçus comme étrangers). Le résultat de cette inadéquation est que la population afrodescendante se retrouve de part et d’autre dénigrée, incomplète et sans pleine conscience de soi-même. Du Bois (2007) nomme ainsi « double conscience » le fait d’avoir accès à l’une et à l’autre des catégories tout en y étant intrus. Cette identité doublée d’une conscience « créole », « métis », « métissée » ou encore « hybride » forme une « troisième identité », qu’il qualifie de plus « vraie », combinant à la fois la nation et la race. Ainsi, ne pas correspondre à des « catégories » préexistantes ne représente pas qu’un « problème » (une incomplétude, une marginalité), mais aussi une opportunité : celle de remettre en question ces catégories et de créer quelque chose d’« autre ».

Anzaldúa (1987), bien des décennies plus tard, développe un concept similaire : « la nouvelle Mestiza ». Sa « conscience » est le résultat d’une vie sur les « frontières » qui ne se limitent pas aux frontières nationales, mais aussi aux frontières raciales, de genre, sexuelles et spirituelles. Si cette vie sur les « frontières » et dans les marges comporte son lot de violences, celle-ci avance aussi qu’elle constitue la condition d’activation « de certaines zones dormantes de [la] conscience [qui] se retrouvent activées, réveillées » (Anzaldúa ibid., préface). La pensée de frontière que propose Anzaldúa et qui sera reprise par nombre de penseur·es décoloniaux (Lugones 2010 ; Mignolo 2012) est ainsi ancrée dans ce qu’elle appelle elle-même une « nouvelle » conscience qui ne se trouve pas diminuée par sa multiplicité interne, mais plutôt « augmentée », par le fait de « vivre la frontière » (inhabiting the border). Cela représente une richesse à la fois épistémologique et méthodologique, en ce que le corps est admis comme partie prenante du processus de subjectivation et de création (incluant ici la création de savoirs). Il y a une valeur à vivre la frontière, à expérimenter, et à voir ce qui se trouve en dedans et en dehors.

S’appuyant sur ces exemples et plusieurs autres, Gilroy (1993, 1) défend que les « voyages » des corps, de la culture et des théories au sein de la diaspora africaine créent ce qu’il appelle une contreculture de la modernité, « perçue comme provocatrice et même comme un acte oppositionnel d’insubordination politique ». Pour prendre conscience de l’« hybridité » de soi, il faut se déplacer dans l’espace. Ce déplacement – ou plutôt cette translocalisation, puisqu’elle implique des procédés de traduction (linguistique, culturelle et conceptuelle) de part et d’autre de frontières géopolitiques, culturelles et identitaires –, implique non seulement un changement de perspective sur une réalité, mais aussi une forme de transformation de soi.

Cette remarque me semble particulièrement utile dans l’optique où les identités, les positionnalités et les savoirs ne sont pas fixes. Ils voyagent et, ce faisant, se transforment. Épistémologiquement, explorer davantage comment nous (comme sujets) nous transformons dans le temps – au fil des savoirs rencontrés et du processus même de production des savoirs – et l’espace – au fil des différentes « frontières » que nous traversons (qu’il s’agisse des frontières qui délimitent les notions de genre, de race, de classe ou de nation) contribue à la production de savoirs véritablement « situés », car en perpétuel mouvement et transformation. Un féminisme du bord rappelle ainsi la valeur intrinsèque à se retrouver dans des situations qui, bien que parfois « inconfortables » – car étrangères –, peuvent s’avérer absolument riches.

Au regard de la science politique, une telle proposition épistémologique pose nécessairement la question des frontières disciplinaires. Est-ce qu’une approche féministe – quelle qu’elle soit – peut réellement s’accommoder de frontières disciplinaires, tout en produisant du savoir « critique », c’est-à-dire des savoirs « transformateurs » qui ne contribuent pas directement à reproduire l’andro- et l’eurocentrisme ?

La réponse à cette question, il me semble, réside dans la transdisciplinarité : dans la faculté des « chercheur·es » de sortir de leur zone de confort, de leur « discipline », et d’accepter la transformation. Dans son commentaire sur Anzaldúa, J. Butler (2004, 228) faisait d’ailleurs un constat très similaire :

Elle [Anzaldúa] nous demande de rester à la limite de ce que nous savons, de remettre en question nos propres certitudes épistémologiques et, par ce risque et cette ouverture à une autre façon de connaître et de vivre dans le monde, d’élargir notre capacité à imaginer l’humain […] Le sujet unitaire est celui qui sait déjà ce qu’il est, qui entre dans la conversation de la même manière qu’il en sort, qui ne parvient pas à mettre en danger ses propres certitudes épistémologiques dans la rencontre avec l’autre, et qui reste donc en place, garde sa place, et devient un emblème pour la propriété et le territoire, refusant l’autotransformation, ironiquement, au nom du sujet.

Un féminisme du bord s’inscrit nécessairement dans la transdisciplinarité, dans l’optique où il traverse et transgresse les frontières disciplinaires qui, héritées de la modernité coloniale, compartimentent le savoir et le déconnectent de l’être (Lander 2000 ; Maldonado-Torres 2015 ; Mignolo 2018). Il émerge de multiples croisements entre des corps, des mondes (spirituels et « matériels), des cultures, des langues, des perspectives et des territoires irréductibles à des frontières disciplinaires (Simas et Rufino 2019). Les « catégories d’analyse » comme le genre ne peuvent ainsi être fixées dans le temps et l’espace. Elles émergent comme le fruit d’expériences et de savoirs incarnés qui, dans un même souffle, visent à analyser et à stimuler la transformation. Encore une fois, il existe une richesse à « vivre la frontière », c’est-à-dire à se tenir sur le bord de ce qui délimite la science politique ; à se trouver à la fois en dedans et en dehors.

Conclusion

Cet article n’a pas pour but d’appeler à l’abolition des disciplines universitaires, ou de la science politique. Son objectif n’est pas non plus de spécifiquement pointer du doigt la science politique québécoise, ou celles qui se développent dans d’autres contextes linguistiques et nationaux. Vivre la frontière, c’est nécessairement partir de ce qui est déjà là pour créer quelque chose de nouveau, quelque chose d’« Autre ». Dans le cas du couple « genre » et « science politique », qui est ici en discussion, je crois, à l’instar de Geneviève Pagé (2016), que les sens équivoques du « genre » au Québec ouvrent une brèche intéressante qui mériterait d’être davantage explorée. Toutefois, pour que cette exploration soit fructueuse et qu’elle permette d’engager une transformation – soit de la discipline elle-même, ou conceptuelle de la notion de genre –, cette exploration ne peut faire l’économie de réflexions épistémologiques plus approfondies.

Dans ces pages, je plaide pour un « féminisme du bord » qui articule la vision, la voix et le corps comme vecteurs de production des savoirs, tout en s’appuyant sur l’interrelationnalité, la translocalisation et la transdisciplinarité comme axes centraux. Bien sûr, cette proposition est loin d’épuiser les possibilités épistémologiques qu’ouvrent les pensées féministes et décoloniales, ou encore les « possibles » de la science politique. J’espère tout de même contribuer à la nécessaire discussion sur la manière de produire des savoirs critiques et transformateurs – une préoccupation qui devrait se trouver au centre de toute démarche féministe. J’ai voulu proposer une épistémologie pouvant contribuer à soutenir des transformations critiques et profondes, sans lesquelles nous risquons de travailler à faire du genre une catégorie d’analyse mainstream, sans qu’elle ne s’accompagne de l’éclairage critique et profond qu’elle devrait porter.