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Ce livre est tiré de la thèse de doctorat de l’auteure qui a reçu le Prix du livre politique de l’Assemblée nationale du Québec en 2014. Dans cet ouvrage divisé en deux parties, Caroline Hervé, professeure adjointe au département d’anthropologie à l’Université Laval, propose une analyse de la construction de la figure de leaders politiques chez les Inuits du Nunavik. Croisant l’anthropologie historique, l’ethnohistoire et l’anthropologie réflexive, Hervé propose une déconstruction du concept de leadership dans notre société à la lumière des conceptions inuites de cette notion. Pour les Quallunaat[1], un leader tire le groupe vers le haut et engage celui-ci dans le développement économique et administratif. Chez les Inuits, c’est plutôt le devoir d’aider et de tenir compte de l’avis du groupe qui est primordial (p. 364).

Hervé se penche sur la notion et les pratiques de pouvoir au Nunavik dans un contexte où plusieurs sociétés inuites ont maintenant des gouvernements autonomes (Groenland, Nunavut, Nunatsiavut) et où les Nunavimmiuts sont toujours en négociations pour une autonomie gouvernementale. S’appuyant sur les travaux de Balandier, Muller ou Adler dans d’autres sociétés de tradition animiste, elle explique comment le pouvoir renvoie à une double nature chez les Inuits du Nunavik, où le pouvoir est autant exercé que subi. Grâce à ses nombreux séjours sur le terrain, ainsi qu’un travail de recherche dans différents fonds d’archives et un grand nombre d’entrevues, Hervé démontre que détenir un pouvoir signifie le droit de décider mais aussi le devoir de consulter le groupe. Les leaders sont craints et respectés, mais ils sont aussi constamment critiqués ; ils ont le droit d’accumuler des biens, mais ils ont en outre le devoir de redistribuer les richesses (p. 367). Tout au long de l’ouvrage, Hervé démontre que les relations de coopération sont le coeur de cette dualité du pouvoir.

La première partie du livre explore les pratiques de coopération chez les Inuits en mettant de l’avant les relations de pouvoir qui émergent de leurs relations d’aide au quotidien. Hervé soutient que l’entraide est primordiale dans la culture inuite et que l’action d’aider est souvent perçue comme une obligation. À cet égard, Taamusi Qumaq, chasseur et homme politique du Nunavik, est cité : « Les Inuit partageaient la nourriture dans ces temps-là. La loi inuit, que nous tenions de nos ancêtres, était de s’aider les uns les autres. » (Qumaq 2010 : 60, in Hervé, p. 43). L’autobiographie de l’Inuit de Purvinituq est d’ailleurs omniprésente tout au long de l’ouvrage. Alors que seul le partage alimentaire est vraiment documenté chez les Inuits, Hervé défend que la relation d’entraide a diverses dimensions : alimentaire (partage nourriture), matérielle (ex: prêt de motoneiges), physique (aide pour diverses tâches) et immatérielle (prière et savoir). La famille est traditionnellement l’espace où se développent les relations d’entraide. Ces relations mettent en scène quelqu’un qui aide et quelqu’un qui reçoit l’aide, donc quelqu’un possédant un capital (matériel ou immatériel) et quelqu’un qui en est démuni. Une personne dépourvue de famille est donc démunie chez les Inuits car elle se retrouve sans ressource, sans possibilité de relation d’aide. Hervé documente la figure de l’orphelin, dans le quotidien du Nunavik aujourd’hui, mais également à travers la mythologie. Hervé soutient qu’aider quelqu’un est une façon d’être en relation et d’obtenir un  rôle au sein de la famille et, aujourd’hui, plus largement, au sein de la société : « Les pratiques d’entraide permettent ainsi, aux uns et aux autres, de créer du lien ou de confirmer sa position dans la société » (p. 87).

La deuxième partie du livre est composée de chapitres à portée historique. L’auteure se penche sur le lien d’entraide (présenté dans la partie précédente) comme un élément structurant et fondamental au Nunavik, et ce, malgré le contact et les façons de faire des Qallunaat. Hervé y met en lumière les logiques des différentes entités de Qallunaat qui ont investi le Nord (baleiniers, missionnaires, compagnies de traite de fourrures et gouvernements, provincial et fédéral) avec chacun leurs objectifs respectifs. Ils ont cependant tous fini par vouloir amener les Inuits à gérer et prendre en charge l’administration du Nord afin de réduire leurs charges et responsabilités financières envers les Inuits. Faire émerger des figures de leader, telles que les institutions euro-canadiennes les conçoivent, apparaît alors comme un passage obligé pour ces institutions. L’émergence de postes de capitaines de bateau, de tenanciers de postes de traite, de leaders religieux ou de représentants inuits au niveau local (les villages) ou régional (l’ensemble du Nunavik) est étudiée par l’auteure. Les débuts des coopératives, toujours en vigueur au Nunavik, et des conseils communautaires, devenus aujourd’hui des municipalités, sont aussi documentés et analysés. Si les Inuits ont laissé des Quallunat devenir des figures de pouvoirs dans l’Arctique, c’est dû à leur rôle de pourvoyeur : « À leur insu les gouvernements endossent les devoirs des figures de pouvoir à savoir donner ce qu’ils ont à ceux qui n’en ont pas » (p. 361). Mais cette idée de dépendance n’est pas partagée par tous et Hervé termine cette partie en mettant de l’avant deux événements historiques où il a été question de l’autonomie du Nunavik et où l’opinion des Inuits était hautement divisée : la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois et le référendum de 2011. Elle voit dans de ce dernier événement, où 66 % des votants ont refusé de mettre en place un gouvernement régional au Nunavik, une nouvelle façon d’aborder le leadership :

[…] la majorité des Nunavimmiut a osé dire « non » à l’entente finale sur le gouvernement régional au Nunavik. C’est dans cette capacité à ne pas suivre les autres, à vivre par soi-même et aider leur entourage que les Inuits voient du leadership.

p. 362

Cet ouvrage comprend une série d’annexes riches en contenu, dont deux récits mythiques sur les orphelins : l’un a été récolté par Turner (1894), et l’autre par Rasmussen (1932). Hervé a également construit un tableau chronologique des différentes institutions mises en place dans les villages du Nunavik (comptoir commercial, Mission chrétienne, École, Agents gouvernementaux, conseil communautaire et conseil municipal, coopérative et police). Des tableaux élaborés par l’auteure répertorient depuis 1955 le personnel du gouvernement fédéral et le personnel du gouvernement provincial qui ont travaillé dans l’Arctique. Finalement, Hervé met à la disposition du lecteur des documents de travail sur le développement communautaire rédigés par le sociologue Jean-Jacques Simard, alors qu’il travaillait pour la Direction générale du Nouveau-Québec.

Ce livre apparait comme une contribution importante aux études inuites. Il fournit un très grand nombre de données sur les relations de pouvoirs contemporaines au Nunavik et contribue à mettre en lumière les conceptions inuites de la gouvernance et du leadership. L’auteure utilise régulièrement l’inuktitut pour expliquer comment le monde est conceptualisé au Nunavik. Elle compare par exemple Ikajuqti (celui qui aide), terme qui exprime une idée basée sur l’obligation d’aider, et le terme Pigutji(juq), rendre service, qui est une action qui vient du coeur. Par la langue, Hervé parvient à expliquer que la notion d’aide est une norme sociale. Cette notion n’est pas nécessairement accessible au lecteur qui vient d’un monde où l’action d’aider n’est jamais liée à une obligation.