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Comme divers ethnologues l’avaient déjà remarqué, mais presque toujours en passant, de nombreux peuples du Nouveau Monde (vraisemblablement tous) partagent une conception selon laquelle le monde est composé d’une multiplicité de points de vue : tous les existants sont des centres d’intentionnalité, qui appréhendent les autres existants selon leurs caractéristiques et puissances respectives… Toute perspective est également valide et vraie. Une représentation vraie et correcte du monde n’existe pas.

Viveiros De Castro 2009 : 37

Le projet de recherche Design et Culture matérielle (DCM), qui a vu le jour en 1991, s’est incarné dans un cadre académique à l’Université du Québec à Chicoutimi. Il s’est construit à travers plusieurs étapes et plusieurs équipes. DCM et l’organisme à but non lucratif La Boîte Rouge VIF (fondée en 1998 par Élisabeth Kaine, Geneviève Lapointe et Denise Lavoie) sont deux entités partageant la même mission, soit la valorisation et la transmission des riches cultures autochtones et des porteurs de ces cultures. Alors que DCM oeuvre en recherche-action participative pour le développement de méthodologies collaboratives, la BRV crée les contextes d’expérimentation terrain et de production par la co-création de vecteurs de transmission culturelle avec les membres des Premières Nations et des Inuit. Ces deux entités ont mis en place une structure de gouvernance autochtone : le comité des sages pour DCM et le conseil d’administration pour La BRV.

L’approche DCM emprunte principalement trois voies pour contribuer au développement des communautés autochtones et à l’affirmation de leur identité : 1) le développement culturel, notamment par la co-création de produits de design, de productions artistiques et de médiation/transmission culturelle en milieu éducatif ou muséal ; 2) le développement social des individus et de leurs communautés en misant sur leurs capacités et leurs savoir-faire comme moteurs de changements ; et 3) l’interdisciplinarité (design, arts visuels, cinéma, enseignement des arts, concertation, anthropologie, médiation/transmission culturelle, muséologie) et l’interculturalité (autochtone, allochtone, axe Nord-Sud). DCM a également des visées sur le plan sociopolitique, en suscitant des relations valorisantes entre autochtones et allochtones par le développement de programmes et d’activités de diffusion. DCM n’est pas un groupe de recherche mais plutôt un projet qui se construit grâce à des partenaires autochtones, chercheurs, collaborateurs, professionnels et assistants, qui s’y investissent le temps d’un programme de recherche précis. Les équipes se succèdent et chacune participe à redessiner le projet et les actions futures auxquelles d’autres participeront.

Un projet est marqué par une persistance, et ce qui en marquera souvent la fin est la conviction d’avoir atteint, d’avoir persisté jusqu’à ce que ce qu’on attendait advienne, souvent sans avoir pu nommer ce résultat attendu avant de l’atteindre. C’est une intuition créatrice qui gère les choix et les décisions dans une dynamique d’autoconstruction. Le projet a recours à une méthodologie particulière, dite méthodologie des conduites à projet (Boutinet 2012), essentiellement un outil de maîtrise de l’activité qui consiste à se construire un projet. Cette méthodologie exige une approche globale pour la recherche de réponses originales à des situations singulières reliées à leur contexte. Elle implique de savoir gérer la complexité et l’incertitude et de savoir exploiter les occasions qui se présentent, une position anti-déterministe qui s’apparente d’une certaine manière au processus artistique. En positionnant les projets de création au centre de son intervention, DCM s’inscrit dans le paradigme de la recherche-action qui part du principe que c’est par l’action que l’on peut générer des connaissances scientifiques utiles pour comprendre et changer la réalité sociale des individus et des systèmes sociaux (Robson et McCarthan 2016) et de la recherche-action participative qui place le dialogue au centre de ses actions visant à entraîner un changement positif sur le terrain (Lazard et al. 2015).

Unis par le projet

C’est aussi par la méthodologie de projet que nous entrons en relation avec nos partenaires autochtones. Il ne s’agit pas de les observer ni de les analyser, mais bien de s’inscrire dans un projet de création en médiation/transmission culturelle avec eux, suscitant une « attraction des sensibilités qui peuvent engendrer des nouvelles formes de solidarité » (Maffesoli 1996). Les projets DCM passent par la participation active des individus et des communautés autochtones, par leur mise en action. Ensemble, ils visent, par la rencontre autour de projets, le développement de l’autonomie individuelle et de leaders, l’enrichissement et la valorisation des représentations culturelles traditionnelles et contemporaines, le renforcement des liens entre les communautés autochtones et un rayonnement élargi des cultures autochtones auprès des allochtones. Pour en multiplier les effets, nos recherches tentent de trouver une position satisfaisante entre dimensions individuelles et dimension collective. Si plusieurs de nos projets impliquent la rencontre d’individu à individu par la formation et la co-création, ils misent sur l’impact qu’auront ces individualités sur la communauté à moyen et long terme. Il s’agit d’opérer un glissement d’une logique de l’identité à une logique de l’identification au groupe (Maffesoli 1992). Maffesoli soutient que le projet social n’existe pas sans individualité et que le projet individuel ne s’incarne pas réellement sans la reconnaissance sociale qui l’authentifie. C’est pourquoi toutes nos actions impliquent d’importants dispositifs de diffusion des projets réalisés avec des individus auprès de leur communauté, puis beaucoup plus largement auprès du grand public, entre autres par la co-création de publications, de films, d’outils interactifs et d’expositions.

Se construire par le projet

Être en projet est un état qui « est organisateur de l’être et de ses comportements, il relève d’un effort d’actualisation de soi à travers la réalisation d’étapes visant l’intégration de l’être dans le projet de vie » (Boutinet 1990). Le sentiment de continuité de soi est basé à la fois sur l’identité personnelle et sur l’identité culturelle, la possibilité de s’inscrire dans une lignée ou une histoire collective faite du savoir partagé (Adell 2011). Ce sentiment est le facteur déterminant pour la protection contre le suicide chez les jeunes autochtones (Chandler et Lalonde 2008). Les individus dont l’identité est minée par des changements culturels radicaux sont à haut risque parce qu’ils perdent la vision du futur nécessaire à l’estime de soi. Toujours selon les auteurs ci-haut mentionnés, si certaines communautés des Premières Nations présentent un taux de suicide huit cents fois plus élevé que la moyenne nationale, d’autres ne connaissent pas le suicide. En outre, cette incidence variable serait tributaire du degré avec lequel les communautés sont engagées dans des pratiques actives collectives de réhabilitation et de conservation de leur culture. Il faut donc miser sur les forces vives plutôt que sur les problèmes des communautés et sur leurs capacités à innover à partir des ressources culturelles, alliant tradition et modernité, pôles dynamiques de leur avenir. Notre travail consiste à développer les approches et les méthodologies qui permettront à nos partenaires autochtones de créer et de produire eux-mêmes les vecteurs de transmission de leur culture en utilisant leur propre langage esthétique et visuel et de mettre à profit ces connaissances pour leur communauté.

L’approche DCM – individus, communautés, autochtones et allochtones

L’approche DCM – individus, communautés, autochtones et allochtones

L’approche DCM est d’abord empirique, elle se construit sur le terrain avec et par les individus et les communautés qui s’inscrivent ensemble dans une démarche de projet. Elle s’inscrit dans une démarche de recherche-action où l’éducation, la création, l’autonomisation des individus (empowerment), les alliances avec les communautés autochtones et les partenariats en sont les leviers. Chaque action-projet considère l’individu dans son cheminement propre mais aussi comme membre d’une communauté qui a ses valeurs et ses façons de faire. Les effets d’une action ciblée se répercutent sur l’ensemble des parties prenantes à des degrés divers (Modélisation de Pierre De Coninck et Raymonde Beaudoin)

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Le projet artistique comme facteur de mieux-être et de cohésion sociale

Dans le contexte historique de déstructuration sociale hérité des sociétés coloniales, l’éducation et la culture sont identifiées comme processus bénéfiques aidant la guérison (Erasmus 2002). Plusieurs de nos partenaires autochtones rencontrés dans divers contextes (politique, scolaire, universitaire, citoyen) sont très préoccupés par la détresse psychologique des jeunes dont témoigne le taux élevé de suicides et de décrochage scolaire. De proches collaborateurs du projet ont à plusieurs reprises demandé que nos activités de mise en valeur de la culture par la réflexion participative et la création soient implantées en milieu scolaire. Aucune formation en art n’est offerte présentement dans les écoles autochtones du Québec et, dans un effort de conservation de la culture traditionnelle, les cours de culture sont exclusivement orientés vers l’apprentissage des savoir-faire traditionnels. Il existe donc très peu d’espaces d’expression artistique pour les jeunes autochtones même si l’art et la création « constituent l’une des activités humaines les plus profondes » (Eccles 1992). Dewey soutient que la science, la compréhension du monde par sa description objective, est le médium d’un dessin plus grand porté par l’art, cette activité humaine chargée de sens pouvant être appréciée sur-le-champ grâce à l’interprétation esthétique (1925 : 358). Il n’existe pas de société sans qu’une expression artistique intervienne à un moment ou un autre de son quotidien, et l’art est indissociable de la vie sociale (Vianu 2000). Maffesoli (1992) soutient qu’en rendant visible l’expérience du sensible, qui devient alors partageable, l’art est un ciment social qui est vecteur de nouvelles créations. Vygostski (2005) parle d’une technique sociale du sentiment par laquelle l’artiste crée des signes esthétiques pour susciter les émotions de catharsis qui confère à l’art une action éducative susceptible de modifier durablement le comportement. Une étude publiée par la firme de recherche canadienne Hill Strategies « démontre que l’éducation aux arts chez les jeunes améliore non seulement les résultats scolaires des élèves plus défavorisés, mais augmente leurs chances de réussite professionnelle une fois adultes et en fait des citoyens plus engagés dans leur communauté » (Paré 2012). Les travaux de psychanalystes tels que Klein (1998), Anzieu (1994), Winnicott (1975) et Chausseguet-Smirgel (1977) montrent la large place de la créativité dans la constitution de l’identité. Wesley-Esquimaux et Smolewski (2003) soutiennent que plusieurs jeunes autochtones portent et subissent malgré eux le traumatisme historique de la colonisation, ce qui perturbe les schémas sociaux et culturels. Cette perturbation se manifeste souvent par des symptômes de troubles sociaux, puisque le traumatisme historique entraîne de profondes ruptures dans le fonctionnement social qui peuvent s’étendre sur de nombreuses années, des décennies et même des générations. Pour ces auteurs il est d’une importance vitale pour la survie des peuples autochtones, à la fois sur le plan physique et culturel, qu’ils soient capables de créer une nouvelle formule sociale à partir de significations culturelles concurrentes qu’ils furent forcés d’intérioriser. Dewey (1960 : 195) soutient qu’un « travail artistique éclaire et accentue cette qualité d’être une entité et d’appartenir à la plus vaste et englobante entité qu’est l’univers dans lequel nous vivons ».

Des tirs spécifiques à partir d’une même intention

Ce numéro présente donc des stratégies et des initiatives novatrices de développement individuel et communautaire afin de contribuer au développement créatif des individus, à la prise en charge du développement par la communauté et à la valorisation des cultures autochtones et ce, auprès des allochtones et des autochtones eux-mêmes. Ces notions sont ici discutées à partir du cadre conceptuel général de la rencontre à travers différents univers de connaissance, de valeurs et de pratiques spécifiques et d’enjeux tant pratiques que théoriques, mais aussi méthodologiques, épistémologiques et téléologiques ; à travers les domaines de la création cinématographique (Carl Morasse), de l’art et de l’éducation artistique (Diane Laurier, Catherine Bouchard et Caroline Cloutier, de même que les artistes Euroma Awashish, Géronimo Inutiq, Katia Kurtness, Lydia Meshtokosho, Nadia Myre, Louis-Karl Picard Sioui, Sylvain Rivard, Sonia Robertson, Jean, Anne-Marie, Shana et Samuel St-Onge et Florent Volant). D’autres articles et témoignages évoquent la portée des actions créatrices et de la ressource culturelle comme vecteurs d’affirmation et de valorisation identitaire (Denis Bellemare, Lydia Mestokosho, Claudia Néron et Jean-François Vachon) ; ou encore d’innovation sociale par l’entrepreneurship et la création de produits qui soient de nouveaux marqueurs identitaires (Anne Marchand, Karine Awashish, Christian Coocoo, Solen Roth, Renata Marquez Leitao, Cedric Sportes, Caoimhe Isha Beaulé).

Certaines productions artistiques autochtones, en devenant des marqueurs identitaires forts par leur succès, sont aussi devenues des objets de représentations médiatisés qui peuvent brimer l’expression culturelle et l’innovation (Solen Roth). La création en design comme vecteur de changement et d’empowerment est la pierre angulaire des travaux de DCM depuis le tout début, et ces deux concepts s’appuient sur un processus de changement stimulant la créativité (Renata Marques Leitao et Anne Marchand). Dans un contexte de recherche, l’évaluation des effets structurants de l’empowerment pose des défits particuliers auxquels DCM s’est souvent confronté, cherchant encore aujourd’hui comment créer une méthodologie d’évaluation formative qui puisse véritablement contribuer au développement des communautés et non seulement à l’évaluation des actions que nous y menons (Raymonde Baudoin). La recherche collaborative est de plus en plus encouragée, mais, si les rencontres qu’elle sous-tend peuvent être à l’origine de projets fédérateurs, elles peuvent également être source de tensions et de remises en question (Laurence Desmarais et Laurent Jérôme). Un projet de partenariat DCM/Brésil amorcé en 2004 nous a démontré que toute collaboration est un construit et qu’elle est une affaire d’adhésion, de valeurs, de complémentarités d’oppositions, et qu’il faut prendre le risque de la différence pour construire de nouvelles voix (Denis Bellemare et Paula Morgado Dias Lopez). Enfin, quatre jeunes doctorants de l’Université de Sao Paulo (Ana Carolina Estrela da Costa, Marta Castilho da Silva, Lucas Keese, André Lopes) ayant participé au colloque international Olhares Cruzados/Regards Croisés, organisé conjointement au Brésil par DCM, le Centre de travail indigène et le Laboratoire de l’image et du son de l’Université de Sao Paulo (octobre 2016), témoignent de leurs pratiques en cinéma et en anthropologie dans différentes communautés autochtones du Brésil et du Québec, illustrant ainsi les enjeux reliés à la rencontre des connaissances, des pratiques et des valeurs entre les communautés. Ce numéro est donc une constellation de divers points de vue de collègues travaillant vers les mêmes buts. Certes, le centre de leurs recherches et de leurs réflexions s’apparente, mais il faut alors distinguer leurs tirs spécifiques, les lignes obliques que tracent leurs textes.

En 2010, l’ONU présentait, pour la première fois, une vision d’ensemble de la situation des populations autochtones vivant sur la planète. Celles-ci sont victimes de pauvreté, de problèmes de santé, de criminalité, de violence et de violations des droits de l’homme. Ces drames incitent les gouvernements, les ONG et les groupes de recherche à mettre en oeuvre des moyens et des stratégies pour remédier à cette situation. Il est important de continuer à observer et à mesurer ces problèmes ou encore d’optimiser des outils d’évaluation, mais il faut également accepter l’idée que l’approche consistant à poser un diagnostic ou à dresser un état de la situation n’est plus suffisante. Il devient urgent de proposer de nouvelles approches de valorisation et d’étudier comment une initiative contribue au développement des individus et des communautés dans une perspective de développement durable et viable, d’empowerment. Le pari que nous devons prendre aujourd’hui est qu’en remettant en question les fondements sur lesquels reposent les pratiques en développement social autochtone, il est possible de contribuer au développement individuel et collectif par des approches et des méthodologies innovantes, basées sur la création artistique, la concertation, la ressource culturelle et l’empowerment. En faisant apparaître de nouveaux possibles, l’émancipation des créateurs au sein des communautés devient potentiellement révolutionnaire et est souvent perçue comme une menace à la survie de ce qui reste de la culture traditionnelle. Mais comme le souligne Dewey, l’art permet la rencontre du nouveau (innovation) et de l’ancien (tradition) non pas par « une composition quelconque mais par une re-création dans laquelle l’impulsion du présent prend forme et solidité alors que l’ancien, le « remisé », est littéralement ravivé par la rencontre d’une nouvelle situation qui lui donne une nouvelle vie » (Dewey 1960 : 60). Une nouvelle vie.