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Signée en 2007, la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens a déployé cinq mesures principales, dont la Commission de vérité et réconciliation (CVR), qui a pris fin en décembre 2015. Le but de la CVR était de révéler la vérité sur le système des pensionnats indiens et de promouvoir la réconciliation entre les Autochtones et les Canadiens. Dans cet ouvrage collectif de Brieg Capitaine et Karine Vanthuyne, dix auteurs (incluant les auteurs de l’avant-propos et de l’épilogue) se joignent à eux afin d’explorer la façon dont les pensionnats indiens sont commémorés et « re-racontés » (restoried) au sein des événements de la CVR ainsi qu’auprès de divers groupes et individus au pays.

Les premiers travaux sur la Convention de règlement, dirigés pendant sa mise en oeuvre, optèrent principalement pour une approche institutionnelle ou légale. Cet ouvrage se démarque dans son approche car il n’essaie pas d’évaluer l’efficacité de la Convention de règlement, mais examine plutôt sa portée symbolique. Suivant les pas de l’anthropologue Ronald Niezen (2013) qui ouvre d’ailleurs l’ouvrage avec un excellent avant-propos, les auteurs examinent les programmes de la Convention de règlement en tant « qu’institutions-en-devenir » (institutions-in-the-making) aux effets sociaux importants. Mais, il faut le préciser, les chapitres se concentrent pour la plupart sur la CVR, et l’influence des autres mesures de la Convention de règlement – dont celle des compensations financières, qui aurait été particulièrement pertinente – reste marginalisée (seuls les chapitres 7 et 8 en font mention).

Comme l’indique si bien son titre, Power through Testimony tient compte de la force des récits des survivants et de leur capacité à changer les relations sociales. En considérant la commémoration du système des pensionnats indiens en tant qu’action symbolique, ce livre suit le cadre théorique développé par la sociologue Tanya Goodman (2009) dans son étude sur la Commission de vérité et réconciliation d’Afrique du Sud. Pour Goodman les témoignages sont des actes publics de narration ancrés dans la performance et le rituel. Cette approche opte pour une perception horizontale de la société qui considère au centre de la vie sociale l’action symbolique et le sens que les acteurs donnent aux faits sociaux. Comme nous l’expliquent Capitaine et Vanthuyne dans leur introduction, Goodman s’appuie sur le travail de sociologues qui considèrent que les dimensions communicatives et symboliques sont une force constitutive de la défiance de victimes d’injustices envers les structures de pouvoirs.

Les souvenirs des pensionnats, articulés tels qu’ils le sont, ont-ils la capacité de transformer les relations entre la société canadienne et les peuples autochtones ? Cette question principale ficelle l’ouvrage, qui est divisé en trois parties et neuf chapitres. La première partie s’intitule « The Truth and Reconciliation Commission in Action », la deuxième « Conflicting Memories and Paths of Action », et la troisième « (Un)reckoning with Historical Abuses ».

Capitaine et Vanthuyne argumentent que, malgré son apparence de « politique de distraction » (Corntassel et Holder 2008), la Convention de règlement a ouvert un espace dans lequel l’histoire des pensionnats et celle du colonialisme canadien ne sont pas seulement commémorées mais aussi recadrées. En même temps, les différentes contributions soulignent de nombreux freins au processus de « décentrage » (decentring) pré-requis pour faire face à la colonialité : la structure logique coloniale, comme l’entend Walter Mignolo (2005).

Si le livre opte principalement pour une approche partagée entre la sociologie et l’anthropologie, les différents chapitres puisent aussi dans d’autres champs d’expertise, incluant la religion, les études canadiennes et le droit. Alors que certains chapitres résultent de recherche de terrain, d’autres sont plutôt le résultat d’analyses textuelles plus empiriques. Les quatre premiers chapitres, qui constituent la première partie, se penchent sur la représentation des pensionnats à travers le temps et la façon dont les témoignages des survivants auprès de la Commission changent cette représentation.

Dans le premier chapitre, Eric Taylor Woods démontre que, depuis leur création jusque dans les années 1990, les pensionnats indiens furent publiquement représentés comme une entreprise humanitaire destinée à sauver les communautés autochtones. Ce n’est qu’après les dénonciations publiques de Phil Fontaine, le leader de l’Assemblée des Chefs du Manitoba, en octobre 1990, que s’effectua un changement de représentation des pensionnats comme étant des lieux nocifs et traumatisants. Woods argumente qu’il y a encore une résistance face à cette représentation et que la future représentation des pensionnats dépendra d’un éventuel affranchissement de cette résistance.

Dans le deuxième chapitre, Brieg Capitaine argumente que la CVR, de par les témoignages des survivants, cimente une mémoire collective des pensionnats comme ayant été traumatisants. Capitaine démontre que les glissements constants du « je » au « nous » dans les témoignages, ainsi que les analogies faites avec des génocides comme celui du Rwanda ou l’Holocauste, fortifient cette construction du traumatisme collectif pour les survivants. Ils construisent ainsi une forme d’identité autochtone à travers le pays, identité qui est ancrée dans un récit des pensionnats indiens auquel d’autres personnes (les jeunes, par exemple) ne peuvent pas toujours s’identifier.

En examinant la thématique de l’événement national de la CVR, « C’est à propos d’Amour » (It’s about Love), qui s’est déroulé à Halifax, Robyn Green décrit dans le troisième chapitre une double lecture possible des références à l’amour lors de cet événement. L’amour y est décrit soit comme étant promu tel un désir d’unité nationaliste (essentiellement par les propos de la commissaire Marie Wilson), ou bien comme une émotion puissante qui exprime l’autodétermination des peuples autochtones. Ainsi, Green argumente que, si la capacité de la CVR à créer un espace politique décolonisé reste contesté, il était quand même possible de re-raconter l’Histoire lors de ces événements nationaux.

Le chapitre 4, de Janice Cindy Gaudet et Lawrence Martin/Wapistan, qui clôt cette première partie, s’écarte de façon intéressante, par son style, du reste du livre : ses auteurs mettent en pratique la méthode conversationnelle de Margaret Kovach (2010). En effet, il s’agit en grande partie d’une conversation entre Gaudet et Martin sur la thématique de la honte. À travers leur échange, Gaudet et Martin déstabilisent les effets de la honte qu’ils ont tous deux connus et démontrent qu’une conversation peut être un lieu de résistance et de renouvellement. Avec Wisakedjak, un caractère « trickster » présent dans leurs légendes métisses et cries, ils invitent les lecteurs à analyser et comprendre leur conversation grâce au rire, proposant ainsi un cadre de pensée et de savoir autochtone.

La deuxième partie du livre comprend trois chapitres qui examinent la mémoire partagée et/ou contestée relative aux pensionnats indiens et leurs impacts individuels et collectifs.

Simone Poliandri, dans le chapitre 5, explore les legs du pensionnat de Shubenacadie en Nouvelle-Écosse. Il argumente que l’expérience du pensionnat est devenue une façon – la principale pour de nombreux survivants – de s’identifier en tant que membres des Premières Nations. Poliandri écrit qu’il est possible de généraliser ses résultats sur la double façon dont « une identité panindienne a été forgée chez les Micmacs, et par extension chez tous les groupes autochtones au Canada » (p. 114, ma trad.). Selon lui, l’identité de survivant remplace ce qui est perçu comme une identité perdue, générant ainsi un sentiment identitaire relativement stable à travers cette histoire partagée des pensionnats.

Dans le chapitre 6, d’Arie Molema, qui illustre bien l’actualité de ce livre, la catégorie homogénéisée de « survivant » se retrouve chamboulée. Effectivement, Molema contextualise l’exclusion du Labrador dans le cadre de la Convention de règlement, démontrant ainsi une triple perte pour les Inuits du Labrador : la relocalisation des communautés, la prise en charge des enfants par les services sociaux et les pensionnats indiens. Il appréhende la construction de la mémoire nationale comme une construction qui exclut, et il dénonce l’exclusion du Labrador dans la Convention de règlement. Il est intéressant de noter qu’après le succès d’un recours collectif, et après la publication de ce livre, le premier ministre Justin Trudeau a présenté en novembre 2017 des excuses officielles aux survivants des pensionnats indiens de Terre-Neuve et du Labrador (Serret 2017). Cependant, comme le démontre le refus des excuses par le grand chef de la Nation innue du Labrador, Gregory Rich, ce recours et les excuses de Trudeau ont généré de nouvelles exclusions.

Le chapitre 7, de Karine Vanthuyne, fait partie des chapitres de cet ouvrage qui se démarquent par leur originalité et leur approche. En effet, c’est en s’éloignant des espaces formels de lieux pour « raconter la vérité » (truth-telling) que certains chapitres de ce livre en font sa force : petit à petit le lecteur se rend compte que c’est dans ces lieux de conversations informelles, en marge de la CVR, que le pouvoir du partage, dans toute sa nuance et sa complexité, ouvre un espace potentiellement fructueux pour imaginer et changer les relations.

Dans ce chapitre, Vanthuyne analyse deux histoires de vie qui abordent l’expérience du pensionnat indien de façons différentes. Elle démontre que, pour ces deux membres de la communauté crie de Eeyou Istchee, l’articulation de la mémoire du pensionnat est intrinsèquement reliée à leur vécu de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) de 1975. Pour elle, le choix de ce cadre narratif par rapport à celui du pensionnat de la part des participants fait partie de leur perception de l’histoire coloniale de leur nation, ainsi que des processus de décolonisation et de l’agenda pour ce faire (p. 156). Que le pensionnat soit synonyme de déculturation et de perte (suivant le cadre narratif encouragé par la CVR) ou synonyme de ce qui a permis aux Cris de « prendre les choses en main » (to take things over) et de résister, ce chapitre démontre que c’est à travers ces récits aux focus divergents que les acteurs activent leur agentivité et résistent un statut de victime. Leurs façons de revisiter le passé sont ancrées dans le même idéal de miyupimaatisiiun (« être en vie, bien ») mais se démarquent dans leur évaluation de l’expérience des pensionnats et de la mise en oeuvre de la CBJNQ. Avec un récit qui souligne la perte et la déconnection et un autre qui souligne le maintien cri de l’autosuffisance, ces récits illustrent les désaccords actuels sur la capacité des Cris à maintenir leur identité culturelle dans un environnement de plus en plus exploité par des barrages hydroélectriques, l’industrie forestière et les mines. C’est à travers sa soigneuse approche anthropologique qui laisse le temps et la place aux récits plus libres et larges, que Vanthuyne illustre que le nouveau récit dominant n’a pas forcément pris racine à l’échelle locale.

Les deux derniers chapitres, qui constituent la troisième partie du livre, explorent principalement les perspectives et les réponses des Églises face aux témoignages de la CVR.

Jula Hughes, dans le chapitre 8, souligne trois stratégies vers un « mimétisme conciliatoire » (conciliatory mimicry, découlant du colonial mimicry de Homi K. Bhabha, 1984), qu’elle décrit comme une vulnérabilité des processus de réconciliation qui consiste à rendre les personnes et les institutions presque – mais pas tout à fait – les mêmes (p. 178). La première stratégie est la façon dont la CVR, à travers son articulation du passé à l’écrit et à l’oral, représente (et ainsi recadre) les employés des pensionnats (en grande majorité issus des Églises) afin qu’ils paraissent avoir été eux aussi victimes d’un système avec les enfants – au lieu d’avoir été leurs bourreaux. La deuxième stratégie consiste à externaliser les expériences négatives. Hugues démontre que, dans leurs propres publications, l’Église unie et les Églises anglicane et catholique mettent le blâme ailleurs (sur d’autres Églises, sur les élèves, etc.), démontrant ainsi leur incapacité et leur manque de volonté à reconnaître l’aspect colonialiste du projet de société dans lequel étaient ancrés les pensionnats. Et la troisième stratégie, décrite par Hughes comme ayant été mise en oeuvre par la CVR et les Églises, était de mettre l’accent sur le fait que l’expérience du pensionnat n’avait peut-être pas été universellement tragique.

Le choix éditorial devient particulièrement intéressant quand on passe de ce chapitre au suivant, écrit par Cheryl Gaver. Soulignons ici, en passant, que le dialogue entre presque tous les chapitres du livre montre un effort de cohérence, et surtout un grand travail de fond, de la part des auteurs. Dans le chapitre 9, Gaver argumente que l’expérience du pensionnat dans « le Nord canadien » (Canada’s North) est à nuancer comme ayant été plus positive. S’appuyant sur sa recherche auprès de l’Église anglicane, elle démontre aussi que l’indifférence, l’ignorance, le savoir basé sur l’expérience personnelle et les différentes façons de concevoir le monde, sont tous des facteurs qui bloquent la possibilité d’un processus de décolonisation épistémologique.

Ce livre remarquable révèle ainsi une tension. Une tension entre l’agentivité (agency) des survivants et les structures de pouvoir et de savoir en place qui proviennent du – et maintiennent une forme de – colonialisme canadien. Si la question de point de départ semble donc rester ouverte, ce livre démontre bien que les possibilités de transformations relationnelles reposent aussi, et peut-être principalement, à l’écart des projecteurs de la CVR et des lieux et récits officiels.