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Ce recueil d’Yves Sioui Durand est une compilation de ses textes, poèmes et entrevues parus depuis l’année 1983. Par ceux-ci, il s’exprime entre autres sur des sujets tels sa pratique théâtrale, son parcours personnel comme dramaturge wendat, la fondation de sa maison de théâtre autochtone nommée Ondinnok et les réalités autochtones du Québec et d’ailleurs. En quelque sorte, ce recueil nous offre une incursion dans les coulisses de son travail et de ses pensées, en nous exposant à la fois une synthèse et un récapitulatif de son parcours théâtral et militant. Considérant qu’Yves Sioui Durand est une figure de proue du théâtre autochtone au Québec et en Amérique du Nord et qu’il est cofondateur de la maison de théâtre Ondinnok, seule maison de théâtre autochtone au Québec et qui a réalisé depuis 1986 près de quarante pièces, il est normal que la pratique théâtrale de l’auteur soit au coeur de son recueil. En effet, des thèmes comme les mythologies des peuples autochtones de toutes les Amériques, la guérison face au colonialisme et les rituels sont au centre de son théâtre. Tout au long de son recueil, l’auteur explicite l’importance de la résurgence culturelle autochtone en liant ces thèmes avec d’autres sujets telles la place des artistes autochtones dans les mouvements de valorisation identitaire, les répercussions du colonialisme avec le processus d’assimilation religieuse et les inégalités épistémiques au sein des institutions de savoirs.

Yves Sioui Durand a intitulé son recueil Okihoüey Atisken / l’esprit des os, qu’il explicite comme une expérience de mémoire et de solidarité entre les Onkweongwe (peuples autochtones) des Amériques, expérience accessible, en autres, par le théâtre. Comme il l’explique : « Le théâtre que nous cherchons est la mise en fonction de la mémoire des os. La mémoire génétique que les acteurs/danseurs ont héritée de leurs ancêtres. Les personnes spectatrices en font l’expérience avec les personnes qui performent dans “l’instant” du théâtre » (p. 109). Il peut ainsi sur la scène « poursuivre une pratique rituelle pour conserver ce canal ouvert avec la possibilité de rencontrer l’Esprit, le Mantow » (p. 61). Le théâtre est ainsi présenté comme une forme de mise en contact cosmologique avec les ancêtres et le Mantow, une façon plus large d’explorer les identités pour les Onkweongwe qui performent sur scène et l’auditoire de la pièce.

Dans plusieurs des textes du recueil, Yves Sioui Durand met de l’avant l’importance du corps dans sa pratique théâtrale comme moyen de vivre Okihoüey Atisken dans son théâtre quand il explique : « Le corps est la métaphore du territoire ; il constitue le premier réservoir de la mémoire. » (p. 57) Par l’action de la performance du corps, le théâtre est un espace propice à l’exploration, la réappropriation et la valorisation des cultures, des cosmologies et des identités autochtones. Bref, son théâtre s’inscrit dans un acte constant de résurgence de la mémoire.

L’incursion qu’offre le recueil dans le travail de l’auteur peut être liée au mouvement de résurgence autochtone au Canada proposant la reconstruction d’une autodétermination autochtone face au colonialisme contemporain (Alfred et Corntassel 2005 ; Corntassel et Hardbarger 2019 ; Corntassel, Chaw-win-is et T’lakwadzi 2009 ; Simpson 2016 ; Coulthard 2014 ; Sioui Durand 2016 ; Anderson 2016). En effet, Yves Sioui Durand explique comment son travail, depuis sa première pièce, Le Porteur des peines du monde, en 1985, s’inscrit dans un processus artistique de résurgence à partir des histoires, des rituels et des pensées autochtones. Il positionne son travail comme anticolonial et anticapitaliste dans une optique de création de nouvelles possibilités et de nouveaux mondes, faisant écho à l’incorporation des pratiques de résurgence politique et artistique autochtone (Simpson 2011, 2017 ; Martineau 2015), quand il écrit :

En cette époque de mondialisation des échanges, il nous faut reconnaître que c’est l’activité symbolique qui est le prochain fer de lance ; c’est elle qui va créer un espace, un nouveau territoire, qui va permettre aux nouvelles générations de survivre, de s’investir et de retrouver leur identité.

p. 37

L’auteur place ainsi les mythologies et les histoires autochtones de partout dans les Amériques, allant de l’actuel Québec à l’actuelle Pangée, au centre de son théâtre en vue de créer un espace de guérison et d’affirmation où toutes les générations pourront se reconnaître (l’un des exemples les plus parlants dans son ouvrage est quand il explique son travail dans la communauté atikamekw nehirowisiw de Manawan avec les pièces Le désir de la reine Xoc et Mantokasowin).

À plusieurs reprises dans cet ouvrage, il explicite comment son travail théâtral – et plus généralement celui de la compagnie de théâtre Ondinnok – vise un processus d’autoreconnaissance individuelle et collective par et pour les peuples autochtones. Bien qu’il positionne son travail dans le contexte du colonialisme, l’auteur souhaite décentraliser la colonisation de l’histoire des peuples autochtones en la confrontant pour aller de plus en plus vers la construction d’espaces théâtraux mettant en valeur les mythologies autochtones en vue d’assurer la fierté et le bien-être des générations futures.

Ce recueil est une rétrospection écrite par un monument vivant des arts autochtones au Québec. En valorisant les arts et plus spécifiquement les arts vivants avec l’idée de résurgence, de guérison et de réappropriation, les Onkweongwe sont placés au centre tout au long de l’ouvrage de l’auteur. Les liens entre les luttes à visée de résistance ou d’affirmation autochtones et la pratique des arts par des personnes autochtones sont non seulement nombreux mais aussi, selon Yves Sioui Durand, essentiels. À la fin de l’ouvrage, nous en arrivons à l’évidence qu’en occupant la scène artistique au Québec par des pièces, par des festivals de théâtre (tel le Festival TransAmériques), par une maison de théâtre et par une prise de parole et d’actions constante, Yves Sioui Durand a contribué à l’autodétermination culturelle et identitaire des Onkweongwe dans les trois Amériques. Par la compagnie de théâtre Ondinnok, des personnes telles que Véronique Hébert, Dave Jenniss, Jacynthe Connely, Natasha Kanapé Fontaine, pour ne nommer qu’elles, ont pu jouer et créer sur les enjeux et les thèmes qu’elles voulaient exprimer. Yves Sioui Durand reconnaît et met l’accent sur les différences entre les peuples autochtones, notamment dans leurs arts, leur spiritualité et leurs mythologies. L’une des forces de son théâtre est de mettre tous ces héritages dans un rapport de résistance face « au joug des États [falsificateurs] » (p. 137). Par cette double reconnaissance de l’héritage de résistance et de l’héritage culturel, ses oeuvres théâtrales font écho à la mémoire spécifique des peuples avec lesquels il travaille, mais résonnent aussi pour d’autres qui vivent des réalités similaires. Il n’est pas hors propos de dire qu’à chaque page Yves Sioui Durand donne toute la mesure de la portée de son théâtre – qui peut être qualifié à la fois de politique, de curatif et de mythologique à partir de ses propres mots, de son propre vécu et de sa propre perspective.