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Je me suis orienté vers l’anthropologie tout en ayant une grande attirance pour l’histoire, animé par un profond intérêt pour les Amérindiens, en particulier les Sioux.

Ray DeMallie

Un grand chercheur nous a quittés le 25 avril 2021. Professeur à l’Université de l’Indiana (Bloomington), éminent spécialiste des cultures indiennes des Plaines, il avait dirigé, pour la Smithsonian Institution, les deux volumes du Handbook of the American Indian (DeMallie 2011) consacrés à cette vaste aire culturelle. Au sein du département d’anthropologie de cette université, il a créé, avec l’anthropologue et linguiste Douglas R. Parks, l’American Indian Studies Research Institute.

Raymond J. DeMaillie, Bloomington, janvier 2011

Raymond J. DeMaillie, Bloomington, janvier 2011
Photo Marie Mauzé

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Chaleureux et généreux, érudit, chercheur et enseignant infatigable, conteur subtil, Raymond J. DeMallie était remarquable tant par ses qualités humaines que par sa vaste culture. Sa passion pour l’étude des archives et des textes anciens allait de pair avec son souci du dialogue avec les Amérindiens et sa préoccupation concernant les problèmes contemporains. Homme de terrain, il tenait à faire oeuvre utile en contribuant à la revitalisation des langues et à la défense des droits reconnus par les traités. Grand lecteur, intéressé par les sources et les ouvrages de recherche francophones, il était aussi amateur d’art, de littérature, collectionneur et bibliophile. Il se passionnait autant pour les objets anciens que pour l’art amérindien contemporain et il a contribué à faire mieux connaître les artistes des Plaines, notamment Oscar Howe et Arthur Amiotte.

Ray DeMallie a enseigné à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris, où il a fortement contribué à stimuler la recherche sur l’anthropologie nord-américaine. En 2002-2003, il a occupé la French-American Foundation Chair in American Civilization. Au cours de ce séjour et de ceux qui ont suivi, il a participé à plusieurs séminaires des enseignants de l’EHESS, notamment celui d’Emmanuel Désveaux et celui de Marie Mauzé et Joëlle Rostkowski. Il fut également accueilli en tant que chercheur invité au Laboratoire d’anthropologie sociale (Collège de France) en 2006. Il aimait à se dire de lointaine origine française – sans doute huguenote – et il saisissait toutes les occasions de se rendre à Paris, où se réunissaient spontanément autour de lui les étudiants et les chercheurs spécialistes des peuples autochtones. Réciproquement, les chercheurs et les doctorants français furent volontiers accueillis au sein de l’American Indian Studies Research Institute.

En 2004, il a participé avec Douglas Parks au colloque « Être Indien dans les Amériques », organisé par Christian Gros et Marie-Claude Strigler, ainsi qu’à la publication de l’ouvrage qui en est issu (Parks et DeMallie 2006). Ses liens avec la France s’intensifièrent au fil des années. En 2006, il fut invité par l’EHESS au colloque « Mondes Américains. Des catégories et de leurs usages dans la construction sociale d’un groupe de référence : “Race”, “ethnie” et “communauté”, aux Amériques ». Il a eu l’occasion de revenir à Paris en 2011 en tant que professeur invité et ensuite, en 2014, à l’occasion du colloque international intitulé « North American Studies in France and Europe. State of the Art and Future Prospects » organisé pour la célébration du 30e anniversaire du Centre d’études nord-américaines (CENA)[1]. En hommage à Claude Lévi-Strauss, Ray DeMallie a organisé à l’université de l’Indiana en 2010 avec Joëlle Balhoul un colloque intitulé « After 100: The Legacy of Claude Lévi-Strauss’s Work in the 21st Century Arts and Humanities. A Cross-Disciplinary Symposium », qui réunissait des chercheurs français et américains.

Une vocation précoce

Rien dans les origines familiales de Ray DeMallie ne semblait le prédisposer à passer la plus grande partie de sa vie dans l’ouest des États-Unis et à devenir l’un des spécialistes les plus respectés des cultures amérindiennes des Plaines. Il est né le 15 octobre 1946 à Rochester, dans une famille modeste, au nord de l’État de New York, au coeur de l’ancien territoire des Iroquois Ho-de-no-sau-ne, mais dans une ville moderne où tout souvenir de leur puissante Confédération semble effacé. Pourtant, dès l’adolescence, il s’est intéressé aux Amérindiens et aux recherches de Lewis Henry Morgan, auteur de League of the Ho-de-no-sau-nee (1851), ouvrage fondateur de l’anthropologie américaine. À Rochester il a eu l’occasion de suivre les conférences de Frederick Russell Eggan consacrées à l’oeuvre de Morgan et aux systèmes de parenté. Ainsi naquit sa vocation – qui l’a conduit à poursuivre des études universitaires sous la direction de Eggan, à l’Université de Chicago, où il a préparé un doctorat en s’engageant, dès 1966, dans un travail de terrain sur les Indiens des Plaines.

Sa thèse de doctorat, intitulée Teton Dakota Kinship and Social Organization (1971), est encore aujourd’hui considérée comme un ouvrage de référence. À Chicago il a eu aussi la possibilité de découvrir la richesse des archives de la Newberry Library et les collections muséales du Field Museum. Il a côtoyé George Stocking, Ray Fogelson et David M. Schneider. À leurs côtés, il a approfondi ses connaissances sur l’histoire de l’anthropologie sociale et a été associé aux premières réflexions qui ont conduit au développement de l’ethnohistoire.

Il aimait à dire que ses recherches s’inscrivaient au croisement de plusieurs disciplines : anthropologie, ethnohistoire, linguistique et analyse des textes anciens.

Ray DeMallie a porté une attention particulière aux sources primaires provenant des Lakota eux-mêmes : articles de journaux, correspondances, notes biographiques, documents divers, pour restituer le plus fidèlement possible le point de vue des Sioux sur leur passé. Il défendait l’idée selon laquelle il était nécessaire de confronter les perspectives autochtones à celles des Euro-Américains pour comprendre l’histoire comme une « réalité vécue » : « Le défi de l’ethnohistoire, selon lui, est de réunir ces deux types de données historiques pour construire une image plus complète du passé. »

Un homme de terrain

Dès 1970, Ray DeMallie participa à des recherches linguistiques collectives sur les Sioux (Lakota, Dakota) et les Assiniboine (Nakota) dans les Dakotas, le Montana et la Saskatchewan, où il explora les archives et les sources primaires concernant mythes, rituels et traditions[2]. Il fut l’un des premiers anthropologues à mettre à profit ses recherches pour étudier les traités et construire la défense des droits des Amérindiens devant les tribunaux, travaillant en collaboration avec le juriste et écrivain Vine Deloria Jr (Standing Rock Sioux) [1933-2005], auteur du fameux Custer Died for your Sins et inspirateur du Red Power. Il a co-publié deux ouvrages avec V. Deloria Jr, l’un rassemblant les documents relatifs à la Commission de la Grande Paix de 1867-1868, l’autre reproduisant sous forme de deux volumes des centaines de traités et d’accords conclus par les nations indiennes avec différentes instances politiques ou administratives, permettant de retracer l’évolution de la diplomatie amérindienne aux États-Unis (Deloria Jr. et DeMallie 1975 et 1999).

Tout au long de sa vie, Ray entretint des rapports amicaux et une relation professionnelle mutuellement enrichissante avec l’éminente famille Deloria. Il s’intéressa à son histoire, à l’origine de son nom (« Des Lauriers », venus du Canada) [DeMallie 2018] et aux accomplissements de ses différents membres, notamment Ella Deloria[3], tante de Vine Deloria Jr, ethnolinguiste de terrain qui a travaillé avec Franz Boas puis avec Ruth Benedict, tout en menant des travaux personnels sur la culture traditionnelle et les langues autochtones. Ainsi Ray DeMallie demeura-t-il au plus près des aspirations et des revendications indiennes contemporaines tout en s’imposant comme un maître de l’analyse du ledger art, dont il savait faire ressortir les significations profondes et qu’il faisait revivre par ses talents de conteur.

Toute sa vie, il demeura proche de Vine Deloria Jr. qui a suivi avec intérêt les activités de l’American Indian Studies Research Institute et les a infléchies dans le sens d’une démocratisation et d’un élargissement de l’accès aux études amérindiennes. Ces deux intellectuels étaient naturellement portés par des idéaux humanistes et enclins à s’engager dans des champs de réflexion de portée philosophique et spirituelle. Ainsi ils furent les initiateurs du colloque intitulé « Sioux Indian Religion, Tradition and Innovation » organisé par le Heritage Center, dans la réserve de Pine Ridge (Dakota du Sud). Ce colloque fut le fondement d’un ouvrage publié en 1987 sous la direction de DeMallie et Douglas R. Parks, avec des illustrations d’Arthur Amiotte (DeMallie et Parks 1987).

À la suite du décès de Vine Deloria, Ray DeMallie publia une nécrologie conçue comme un hommage exceptionnel à cet Indien des Plaines devenu professeur de droit et de sciences politiques à l’Université d’Arizona, figure majeure du renouveau de la conscience indienne. Il a souligné le rôle historique de ce militant aux multiples talents, auteur d’une vingtaine d’ouvrages marquants aux titres percutants (God Is Red, Red Earth, White Lies.), et salué son esprit de « trickster », facétieux et caustique, et son efficacité dans la lutte pour les droits des Indiens et la défense des traités (DeMallie 2006).

Un universitaire engagé

Ray DeMallie commença sa carrière universitaire à l’Université du Wyoming en 1972 et rejoignit en 1973 le département d’anthropologie de l’Université de l’Indiana, réputée pour la qualité des études amérindiennes. Il y poursuivit sa carrière jusqu’en 2017, couronnée en 2004 par le titre de Chancellor’s Professor of Anthropology and American Studies.

L’American Indian Studies Research Institute, qu’il fonda en 1984 et dirigea en binôme avec le linguiste Douglas R. Parks, devint un foyer de recherches interdisciplinaires innovantes orientées aussi bien vers l’approfondissement de l’exploration des archives que vers le dialogue avec les communautés amérindiennes et l’encouragement de la revitalisation culturelle et linguistique. Des participants extérieurs aux séminaires, parmi lesquels des Amérindiens de diverses nations, apportaient leurs témoignages et facilitaient les efforts de recherche menés en commun et la mise au point d’outils et de modèles de programmes pour l’enseignement des langues.

Le travail de terrain de Ray DeMallie et son excellente connaissance des réserves sioux/lakota et des archives régionales des Dakotas et du Nebraska sont à l’origine des ouvrages et articles de référence dont il est l’auteur, si nombreux qu’il n’est pas possible de tous les citer. Mais l’un d’entre eux, Lakota Belief and Ritual, publié en 1980 et premier d’une série de plusieurs publications traitant des mêmes sources, illustre magistralement la qualité de son analyse minutieuse de sources peu connues. Il y présente, en collaboration avec Elaine Jahner (1942-2003), ancienne religieuse bénédictine, chercheuse aussi méticuleuse que Ray, les notes inédites de James Walker, médecin et anthropologue autodidacte nommé en 1896 dans la réserve de Pine Ridge. Walker entretint, pendant les dix-huit années qu’il y passa, un dialogue avec des hommes-médecine et recueillit, auprès de collaborateurs remarquables tels que les Lakota Short Bull et surtout John Sword, la mémoire vivante des rituels fondamentaux des Indiens des Plaines. En résulte un ouvrage explicité et éclairé par le travail d’édition de DeMallie et Jahner, texte de référence indispensable (Walker 1980 ; voir aussi les deux publications suivantes fondées sur les « Lakota Papers » : Walker 1982 et Jahner 1982). Les activités de recherche de Walker s’intensifièrent quand il rencontra en 1902 Clark Wissler, directeur du National Museum of Naturel History, qui l’invita à collaborer aux enquêtes anthropologiques du musée et qui lui commanda notamment une publication sur la danse du Soleil (pourtant alors interdite), ouvrage qui parut en 1917.

Ray DeMallie avait un talent particulier pour la recherche, l’analyse et la contextualisation de sources primaires. C’est ainsi qu’il publia The Sixth Grandfather: Black Elk’s Teachings Given to John G. Neihardt dans lequel il reproduit l’intégralité des paroles prononcées par le vieux sage lakota Élan noir lors de ses entretiens avec le poète John Neihardt (DeMallie 1985). The Sixth Grandfather est en effet fondé sur les notes prises par la fille de Neihardt, qui ont servi de base à la rédaction de l’ouvrage intitulé : Black Elk Speaks (Neihardt 2014). DeMallie apporte un éclairage fondamental sur la genèse de l’ouvrage et le dialogue créatif qui s’était établi entre Black Elk et Neihardt. Black Elk Speaks, publié en 1932 sans grand succès, fit l’objet de nombreuses rééditions et devint un best-seller dans les années 1960. Révélateur de la profondeur et de la dimension poétique de la mystique des Indiens des Plaines, aujourd’hui livre-culte, il est considéré comme l’un des grands témoignages spirituels du xxe siècle, une « Bible des peuples autochtones de l’Amérique du Nord », selon Vine Deloria Jr.

Son travail patient, inspiré de mise en lumière et de contextualisation de textes et documents d’archives inexploités, le porta à explorer aussi les sources françaises, nombreuses, à propos des Indiens des Plaines. Ravivé par ses séjours à Paris, son intérêt pour le commerce des fourrures et les personnages hauts en couleur de l’Amérique française lui inspira l’un de ses derniers ouvrages : A Fur Trader on the Upper Missouri: The Journal and Description of Jean-Baptiste Truteau, 1794-1796, édité avec la participation de Doug Parks et de Robert Vézina (DeMallie, Parks et Vézina 2017). 

Ray DeMallie était aussi un homme respectueux de ses maîtres et fidèle en amitié. En hommage à Fred Eggan, il publia, en coopération avec l’anthropologue pueblo Alfonso Ortiz, une version annotée de North American Indian Anthropology: Essays on Society and Culture (DeMallie et Ortiz 1996).

En 2019 Ray De Mallie fut honoré par la Plains Anthropological Society qui lui décerna la « Distinguished Service Award » et lui dédia l’ouvrage Transforming Ethnohistories: Narrative, Meaning, and Community, publié sous la direction de Sebastian Felix Braun (2013) dont il signa la postface[4].

Frappé par une attaque cérébrale dans les dernières années de sa vie, Ray DeMallie se trouva privé de l’usage de la parole mais il ne renonça jamais à travailler. Il donnait son avis à ses collaborateurs sur des textes ou peintures narratives en hochant la tête en signe d’assentiment ou de désaccord. Cette tâche ardue de consultation muette fut longtemps assumée par Christina Burke, conservatrice des collections amérindiennes au Philbrook Museum, qui avait été son étudiante de doctorat, et par un groupe de chercheurs et d’étudiants dévoués. Douglas R. Parks, qui travailla sur de nombreux projets et ouvrages avec lui, vécut à ses côtés dans la grande maison de Bloomington qu’ils avaient transformée en bibliothèque et en musée. Tout au long de leur vie, Ray DeMallie et Doug Parks avaient constitué une collection unique de livres rares sur l’histoire et l’ethnologie des peuples amérindiens. Doug mourut à peine un mois après Ray, le 20 mai 2021.

Le respect en héritage

Ray DeMallie appartient à la grande et rigoureuse tradition des anthropologues américains liés à la Smithsonian Institution, mais il compte aussi parmi les précurseurs de la nouvelle génération de chercheurs décidés à rompre avec la verticalité des interactions avec les Amérindiens et engagés dans la défense de leurs droits. Il a contribué de façon magistrale, avec respect et humilité, à une bonne compréhension entre chercheurs amérindiens et non amérindiens. Il a enrichi le savoir dont disposent aujourd’hui les communautés autochtones pour orienter leur consultation des archives, leurs revendications auprès des musées et des cours de justice. Il a activement et savamment stimulé la revitalisation de leurs cultures et de leurs langues.

Il aimait à rappeler qu’il y a continuité dans la construction du savoir. Il a étudié les textes classiques des anthropologues du xixe siècle et du début du xixe « non pas comme des vestiges révolus mais avec la volonté d’établir avec eux une conversation enrichissante et permanente, dans l’espoir que d’autres après [lui] reprendraient le flambeau en s’appuyant sur le travail qu’[il] avait accompli[5] ».