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Les peuples autochtones, également appelés Premières Nations ou peuples natifs, sont des groupes ethniques culturellement distincts dont les membres descendent directement des premiers habitants connus d’une région géographique particulière et, dans une certaine mesure, conservent la langue et la culture de ces peuples d’origine. Le terme péjoratif « indigène » a d’abord été utilisé, dans son contexte moderne, par les Européens pour différencier les peuples autochtones des Amériques des colons européens et des Africains amenés en Amérique comme esclaves. Selon Ken Mathewson, le terme a probablement été utilisé pour la première fois dans ce contexte par Sir Thomas Browne, en 1646, qui aurait déclaré :

[...] et bien qu’il y ait actuellement dans de nombreuses régions de ce pays des nuées de Nègres qui servent sous les ordres des Espagnols, ils ont tous été transportés d’Afrique depuis la découverte de Christophe Colomb et ne sont pas des indigènes ou des natifs à proprement parler de l’Amérique.

Mathewson 2004 : 13

Bien qu’il n’existe pas de définition universelle des peuples autochtones, la convention no 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) adopte une approche pratique de la question et fournit des conditions spécifiques pour identifier les peuples concernés (MacKay 2004). Ces conditions peuvent être résumées en critères subjectifs et objectifs. Le critère subjectif se définit par l’auto-identification d’un groupe ethnique comme étant un peuple autochtone d’une localité donnée. Quant aux critères objectifs, ce sont les éléments suivants qui sont pris en compte : descendance des populations qui habitaient le pays ou la région géographique au moment de la conquête, de la colonisation ou de l’établissement des frontières actuelles de l’État. Les peuples autochtones conservent tout ou une partie de leurs propres institutions sociales, économiques, culturelles et politiques, quel que soit leur statut juridique.

Ainsi, selon l’OIT (2016), les peuples sont généralement décrits comme « autochtones » lorsqu’ils conservent des traditions ou d’autres aspects d’une culture ancienne associée aux premiers habitants d’une région donnée ou lorsqu’ils s’identifient comme tel. Bien évidemment, tous les peuples autochtones ne partagent pas ces généralisations, car beaucoup ont adopté des éléments substantiels d’une culture colonisatrice, comme l’habillement, la religion ou la langue. Les peuples autochtones peuvent être installés dans une région donnée (être sédentaires), adopter un mode de vie nomade sur un vaste territoire ou être réinstallés, mais ils sont généralement associés historiquement à un territoire spécifique dont ils dépendent. On trouve des sociétés autochtones dans toutes les zones climatiques habitées et sur tous les continents du monde, à l’exception de l’Antarctique (Acharya et al. 2008 : 40).

Les terres natales des peuples autochtones ont historiquement été colonisées par des groupes ethniques plus importants qui ont justifié la colonisation par des croyances de supériorité raciale et religieuse, l’utilisation des terres ou d’opportunités économiques (Miller et al. 2010 : 9-13). Des milliers de nations autochtones à travers le monde vivent actuellement dans des pays où elles ne constituent pas un groupe ethnique majoritaire. Dans beaucoup d’États, les peuples autochtones vivent dans des situations de méconnaissance, de déni de leur identité autochtone, de marginalisation et de discrimination sous ses formes politique, économique, religieuse et culturelle (Fritzetal 2005 ; Nzambe 2020 ; Atimniraye et Bindowo 2021). En 2007, les Nations Unies ont publié une Déclaration sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) afin de guider les politiques nationales des États membres en matière de droits collectifs des peuples autochtones, y compris leurs droits à protéger leurs cultures, leurs identités, leurs langues, leurs cérémonies et leur accès à l’emploi, à la santé, à l’éducation et aux ressources naturelles. Si beaucoup d’efforts ont été déployés dans les pays du nord comme le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la Norvège pour la reconnaissance des peuples autochtones et des demandes de pardon, la question a été peu ou pas abordée dans les pays du Sud, notamment en Afrique.

De manière générale, en Afrique, les peuples considérés comme autochtones sont des groupes de personnes originaires d’une région spécifique ; des personnes qui y vivaient avant l’arrivée des colons, qui ont défini de nouvelles frontières et qui ont commencé à occuper les terres. Pour ces groupes, il est acquis que « le ciment identitaire ne serait pas le résultat d’une communauté de valeurs, de finalités, de croyances ou de projets. Il reposerait sur une communauté organique réelle » (Seymour 2008 : 87). Ce postulat s’applique à tous les groupes autochtones, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Afrique subsaharienne. Bien que la grande majorité des natifs africains puisse être considérée comme « autochtones » dans le sens où ils sont originaires de ce continent et de nulle part ailleurs (comme tous les Homo sapiens d’ailleurs), l’identité en tant que « peuple autochtone » est dans l’application moderne plus restrictive. Par exemple, tous les groupes ethniques africains ne revendiquent pas une identification dans ces termes. Les groupes et les communautés qui revendiquent cette reconnaissance sont ceux qui, en raison de diverses circonstances historiques et environnementales, ont été placés en dehors des systèmes étatiques dominants. Leurs pratiques traditionnelles et leurs revendications territoriales sont souvent entrées en conflit avec les politiques et les objectifs promulgués par les gouvernements, les entreprises et les sociétés dominantes environnantes.

La présente analyse, qui s’inspire du cas du Nord-Cameroun, vise à montrer que, contrairement à la généralisation qui faisait de tous les peuples précoloniaux d’Afrique des « autochtones », une observation minutieuse peut conduire à relever des processus de colonialisme d’occupation similaires au colonialisme occidental entre les peuples africains eux-mêmes. De là, il serait possible de nuancer la qualification globalisante d’autochtones qu’on attribue sans distinction à tous les peuples d’Afrique. C’est le cas des conquêtes peules qui ont débuté au xvie siècle et qui ont culminé avec la création de l’empire de Sokoto au nord du Nigéria, dont les excroissances contemporaines se manifestent au Nord-Cameroun en de micro-États appelés lamidats (Njeuma 1978). La marginalisation et les injustices dont sont victimes les peuples qui ne se reconnaissent pas dans la nouvelle gouvernance instaurée par les communautés conquérantes les conduisent à exprimer à l’endroit de l’État postcolonial des doléances et des actes de reconnaissance et de protection de leurs droits collectifs et humains, afin de maintenir la continuité de leurs cultures spécifiques (Zelao et Atimniraye 2021 : 171-196). Finalement, ce travail ne vise pas à contredire l’autochtonie des groupes dominants précoloniaux en Afrique, mais il questionne les pouvoirs publics quant à leur volonté de considérer les peuples autochtones présents sur leur territoire. La réflexion qui porte sur l’expérience sociohistorique des peuples autochtones du Nord est sensible aux critères objectifs et subjectifs de l’OIT, notamment dans la caractérisation de ces peuples. Ces critères sont une source pertinente de laquelle les États peuvent s’inspirer pour adresser la question autochtone, qui se pose certes de façon différentielle en son contexte.

Pour ce faire, l’étude procède d’abord au rappel des processus précoloniaux d’instauration de la domination des sociétés conquérantes sur les autres ethnies du Nord-Cameroun ; ensuite, elle cerne la permanence contemporaine des rapports de domination avant d’aboutir aux efforts de résistance des peuples marginalisés et à leur auto-identification comme autochtones.

Les peuples autochtones selon la communauté internationale

La communauté internationale n’a pas adopté de définition nette de la notion de « peuples autochtones ». En effet, la position de la plupart des organisations internationales chargées d’examiner les droits des peuples autochtones (y compris sur la base des instruments juridiques internationaux existants, tels que la convention no 169 de l’OIT relative aux peuples autochtones et tribaux) est qu’une définition stricte des peuples autochtones n’est ni nécessaire ni souhaitable. Il est beaucoup plus approprié et constructif d’essayer de décrire les caractéristiques principales qui peuvent aider à identifier ces peuples.

Le débat sur la question de savoir « qui sont les peuples autochtones en Afrique » a avancé de manière significative au cours des dernières années, notamment grâce aux travaux de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP). Celle-ci interprète le concept d’autochtone comme allant au-delà de la question d’antériorité historique, afin de pouvoir considérer les questions de marginalisation auxquelles font face les peuples autochtones, ainsi que leurs spécificités.

Comme la convention no 169 de l’OIT, la CADHP propose que le principe d’auto-identification soit considéré comme critère fondamental pour identifier les peuples autochtones. Ainsi, cette convention attache une grande importance au fait qu’un peuple se définisse lui-même comme autochtone selon les termes de la convention, et qu’une personne ait le sentiment d’appartenir à ce peuple. La convention no 169 de l’OIT propose un ensemble d’éléments subjectifs et objectifs qui sont utilisés conjointement pour identifier ces peuples. Elle vise à décrire, et non pas à définir, les peuples auxquels elle s’applique.

La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) adopte une approche similaire, en décrivant les peuples autochtones selon les caractéristiques ci-après : leur spécificité, le fait qu’ils sont dépossédés de leurs terres, territoires et ressources naturelles, leur présence historique et antérieure à la colonisation sur certains territoires, leur spécificité linguistique et culturelle, ainsi que leur marginalisation politique et juridique.

Le rapport du Groupe de travail d’experts de la CADHP sur les populations/communautés autochtones énumère comme possibles critères d’identification des populations autochtones en Afrique les caractéristiques suivantes : leurs modes de vie diffèrent comparativement à ceux de la société dominante ; leurs cultures sont menacées au point de l’extinction dans certains cas ; leurs modes de vie particuliers dépendent de la reconnaissance de leurs droits et de l’accès à leurs terres et à leurs ressources naturelles traditionnelles ; ces peuples souffrent de discrimination dans la mesure où ils sont considérés comme étant moins développés et moins avancés que les groupes dominants de la société ; ils vivent souvent dans des zones inaccessibles (c’est le cas des peuples autochtones des montagnes), sont souvent géographiquement isolés et souffrent de diverses formes de marginalisation, tant politique que sociale ; ils font souvent l’objet de domination et d’exploitation à l’intérieur des structures politiques et économiques qui sont communément conçues pour refléter les intérêts et les activités de la majorité nationale ; ils s’identifient eux-mêmes comme étant des populations autochtones.

Figure 1

Les peuples autochtones du Cameroun

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Les peuples autochtones au Cameroun

La constitution camerounaise du 18 janvier 1996 dispose que « [l]’État assure la protection des minorités et préserve les droits des populations autochtones conformément à la loi ». Devant le silence de la loi fondamentale sur l’identité de ce qu’il entend par « populations autochtones », le gouvernement du Cameroun a lancé en 2009 une étude qui, à terme, a permis d’identifier les groupes pouvant être considérés comme peuples autochtones au sens du système des Nations Unies. Selon la compréhension du gouvernement camerounais des critères d’identification des peuples autochtones contenus dans la convention no 169 de l’OIT et du rapport de la Commission africaine sur les populations/communautés autochtones, les groupes qui peuvent être considérés comme autochtones au Cameroun sont les éleveurs Mbororos et les chasseurs-cueilleurs encore appelés « peuples des forêts » ou vulgairement « Pygmées » (fig. 1).

Les Mbororos

Les Bororos ou Mbororos forment un sous-groupe du peuple peul qu’on désigne parfois sous le nom de Woodabe en Afrique de l’Ouest (Boutrais 1998). Le terme « Mbororo » serait toutefois un terme péjoratif utilisé par les autres populations et signifiant « les bergers à l’abandon ». Ils sont traditionnellement des éleveurs nomades et des marchands dont les migrations les ont menés dans le sud du Niger, le nord du Nigeria, le nord-est du Cameroun, le sud-ouest du Tchad et les régions occidentales de la République centrafricaine.

Les Mbororos, réputés pour leur beauté (aussi bien les hommes que les femmes) (Bocquené et Ndoudi 1986 : 390), leur artisanat élaboré et leurs riches cérémonies, sont considérés comme le dernier groupe peul pratiquant encore les coutumes d’avant l’islam. Comparativement à d’autres populations africaines, ils ont été abondamment décrits, photographiés et filmés.

Il n’existe pas de statistiques officielles sur les peuples Mbororos au Cameroun. Toutefois, ce groupe est estimé aujourd’hui à moins de deux millions d’âmes. Traditionnellement, ils étaient des nomades, constamment en mouvement d’un endroit à un autre à la recherche de pâturages pour leurs troupeaux. De nos jours, plusieurs sont transhumants, migrent de façon saisonnière, mais retournent à leur habitation temporaire. Les Mbororos sont présents sur tout le territoire camerounais, mais se trouvent en plus grand nombre dans les régions de l’ouest, de l’est, du nord-ouest et dans le septentrion.

Figure 2

Les peuples autochtones de la forêt au Cameroun

Les peuples autochtones de la forêt au Cameroun
Source : OIT 2015 : 15

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Les Mbororos font face à une kyrielle de maux parmi lesquels la marginalisation au niveau des postes politiques, la sous-scolarisation, les prises d’otages par les groupuscules armés, etc. Les Mbororos ne font pas partie des primo-arrivants du Cameroun, mais la précarité de leurs conditions de vie leur a facilité la considération au nombre des peuples autochtones du Cameroun. Depuis quelques décennies, les Mbororos ont impulsé un mouvement d’émancipation culturelle et de démarginalisation sociopolitique. Selon Natali Kossoumna Liba’a (2023) et Natali Kossoumna Liba’a, Patrick Dugué et Emmanuel Torquebiau (2011), les éleveurs Mbororos du Nord-Cameroun sont fréquemment confrontés à des exactions incluant des violences physiques, des vols de bétail, des conflits fonciers, de l’insécurité alimentaire, des déplacements forcés et une marginalisation sociale. Ces exactions ont eu des conséquences importantes sur leur mode de vie traditionnel d’élevage nomade et leur adaptation aux défis contemporains.

L’organisation Mbororo Social and Cultural Development Association (MBOSCUDA) est un puissant mouvement que les Mbororos ont mis sur pied et qui travaille de nos jours à la promotion des droits culturels et à l’intégration politico-institutionnelle de leurs membres. Ce mouvement d’affirmation autochtone a acquis une dimension à la fois locale, nationale et internationale (Pelican 2008 : 540-560). Avec le temps, et sous l’effet conjugué des mutations socioculturelles et des contraintes inhérentes à leur dynamique de sédentarisation, les Mbororos se sont sédentarisés et ont cessé de vivre seulement de leur bétail et dans les pâturages.

Les peuples de la forêt

Contrairement aux Mbororos, les peuples de la forêt font partie des premiers habitants du Cameroun depuis des millénaires. Les peuples de la forêt sont les Baka, les Bakola ou Bagyéli et les Bedzang. Ils sont ainsi appelés parce qu’ils sont les habitants originels des forêts du Cameroun.

Tout comme chez les Mbororos, les statistiques sont approximatives. Selon les estimations, les Baka, qui représentent le groupe le plus important, comptent entre 70 000 et 100 000 personnes, dans l’est et le sud du pays (départements de la Boumba-et-Ngoko, du Haut-Nyong et de la Kadey). Les Bakola ou Bagyéli représentent entre 10 000 et 30 000 âmes. On les retrouve dans le sud du pays et plus précisément à Akom II, à Bipindi, à Kribi, à Campo, à Ma’an et à Lolodorf. Les Bedzang, quant à eux, sont moins nombreux, avec moins d’un millier de personnes. On les retrouve au nord-ouest du département du Mbam-et-Kim, dans la plaine Tikar et également à Messondo dans la région du Centre (voir Fig. 2).

Traditionnellement nomades, les Bakas, Bagyélis et Bedzangs vivent de la chasse et de la cueillette. Mais ils sont aujourd’hui limités dans leurs activités du fait de la pression qu’ils subissent sur leurs terres ancestrales, due à l’exploitation forestière et minière, ainsi qu’aux activités de conservation et d’agrobusiness. Ils sont aussi confrontés à une sous-scolarisation, à la marginalisation des groupes dominants voisins, notamment les Béti, et à des politiques du gouvernement central du Cameroun (Zelao et Meyanga Tongo 2010 : 12-19).

S’il est indéniable de concéder le statut « d’autochtones » aux Mbororos et aux peuples de la forêt, un examen minutieux pourrait amener l’État camerounais à revoir à la hausse le nombre de ces peuples. C’est le cas notamment des peuples du Nord-Cameroun qui ont subi les impacts politiques, économiques et culturels des conquêtes peules.

Il y a une confusion entre la notion d’autochtones (primo-arrivants) et celle des peuples autochtones, peuples marginaux caractérisés essentiellement par l’instabilité physique (nomadisme, semi-nomadisme ou transhumance) et l’extrême précarité de leur condition matérielle qui les réduit à une situation de forte dépendance à leur milieu naturel (forêts, pâturages, etc.).

D’abord, le concept d’autochtonie est devenu aujourd’hui en Afrique une référence pour affirmer ou réaffirmer des droits exclusifs sur la terre ancestrale et bénéficier d’un accès privilégié aux ressources qu’ils offrent. Ce concept est mis en avant par ceux qui réclament le droit du premier occupant ou des conquérants régulant l’accès à la terre dans le monde rural en tant qu’autorités coutumières, selon des procédures négociées sans règles codifiées. Cependant, les peuples autochtones sont des peuples marginaux et au Cameroun, et selon le gouvernement camerounais, seuls les Mbororos (pasteurs semi-sédentarisés) et les peuples de la forêt (« pygmées ») sont considérés des peuples autochtones. Les primo-arrivants du Nord-Cameroun, comparés aux Peuls, revendiquent un ancrage autochtone antérieur et plus fort que celui des Peuls, mais ils ne sont pas des « peuples autochtones » aux yeux de l’État camerounais. Pourtant, le critère subjectif (auto-identification) et les éléments objectifs (continuité historique, continuité des institutions socioculturelles et racines territoriales) peuvent s’observer chez des peuples du Nord-Cameroun abusivement qualifiés sous le vocable fourre-tout de « kirdi ». La suite de l’analyse montre dans quelle mesure plusieurs peuples répondent à ces critères et, par conséquent, méritent d’être reconnus officiellement par l’État camerounais comme des peuples autochtones.

La continuité historique de certains peuples du Nord-Cameroun

La continuité historique fait référence à la reconnaissance de l’antériorité chronologique d’un peuple avant la colonisation. C’est une notion qui s’oppose à la politique de la tabula rasa ou du no man’s land. L’idéologie de la tabula rasa, littéralement « table rase », estime que les territoires naissent vierges et seraient marqués, formés, « impressionnés » au sens d’« impression sensible » par le seul acte du colon ou du conquérant. C’est cette idéologie qui fait de Christophe Colomb celui qui a découvert l’Amérique, supposant qu’avant son arrivée, l’Amérique n’existait pas. Dans le cas du Nord-Cameroun, Mohammadou Eldridge et Ahmadou Bassoro (1977) font de Garoua une « cité peule », escamotant la continuité historique des primo-arrivants, les Batas et les Falis. Pourtant, ces deux auteurs ne manquent pas de préciser : « Pour asseoir leur hégémonie, les Foulbé ont conquis le pays sur des populations autochtones, les Fali […]. » (Bassoro et Eldridge 1977 : 8)

Pour Bérénice Levet (2013), la reconnaissance de la continuité historique est un droit inaliénable des primo-arrivants. Elle soutient que le droit à la continuité historique est « un droit à être inscrit dans une histoire commencée avant soi » et ajoute :

L’homme est en effet cet être qui ne se conjugue pas qu’au présent. Sa temporalité se diffracte en trois instances, le passé, le présent et le futur et est irréductible à l’écoulement, au flux d’une vie qui suit son cours, l’entraîne inexorablement du berceau à la tombe. C’est à la faveur des actes de transmission que nous acquérons cette épaisseur temporelle qui n’est pas donnée avec la vie.

Levet 2013 : 16

Bien avant les colonisations françaises, allemandes, peules, bornouans, arabes, etc., le Nord-Cameroun était peuplé par des groupes ethniques divers. Il s’agit notamment des peuples des plaines comme les Toupouri, Moundang, Massa, Mousey, Mousgoum et des peuples montagnards de la région de l’Extrême-Nord qui se retrouvent dans les départements de Mayo-Sava (Zoulgo, Mada, Mouyeng, Podoko, Ouldémé, Mouktélé, Vamé, etc.), de Mayo-Tsanaga (Mofou, Mafa, Kapsiki, Bana, Goudé, Huigui, etc.) et de Diamaré (Mofou, Guiziga, etc.) ; des peuples de la région du nord à l’instar des Dowayo dans le département de Faro, des Fali dans le département de la Bénoué et des Guidar, des Daba dans le Mayo-Louti ; et dans la région de l’Adamaoua, des Mboum et des Dii dans la Vina, des Gbaya dans le Mbéré, des Nyem-Nyem dans le Mayo-Banyo. Certains de ces peuples comme les Fali, les Mandara, les Kotoko ont des origines aussi lointaines que la civilisation Sao (Lebeuf 1950 ; Gauthier 1972 ; Bassoro et Eldridge 1977 ; Gauthier 1993). Il faut mentionner au demeurant que des auteurs comme Urvoy (1949) et Lembezat (1961) situent autour des vie et viie siècles la présence des « primo-arrivants » au Nord-Cameroun, une présence ancienne qui s’est conjuguée avec un ancrage spatial et une appropriation socioanthropologique des territoires (Seignobos 1982).

L’enracinement des peuples du Nord-Cameroun dans un territoire bien précis

L’OIT inclut aussi l’attachement à la terre dans les critères objectifs d’identification des peuples autochtones. En effet, dès son étymologie gréco-latine, le mot « autochtone » fait référence à l’attachement à la terre, à un terroir bien défini. Le dictionnaire en ligne Wiktionnaire précise que le terme autochtone provient du « latin autochthon, dérivé du grec ancien αὐτόχθων, autókhthôn qui est composé de αὐτός, autós (“soi-même”) et de χθών, khthốn (“terre”) » (Wiktionnaire 2022). Et la définition anthropologique du terme est beaucoup plus expressive selon ce même dictionnaire :

« Population dont la présence dans un lieu peut être établie depuis de nombreuses générations, par opposition aux colons ou aux étrangers » (Wiktionnaire 2022). Et il ajoute l’auto-identification, qui fera l’objet d’une analyse ultérieure : « Individu dont les ancêtres sont originaires du lieu, ou qui se considère comme tel » (Wiktionnaire 2022). Bien que les peuples du Nord-Cameroun soient libres de se déplacer et de s’installer partout au Cameroun, ils ont des villages, des villes devenues leurs fiefs. Par exemple, Kaele est connu comme l’un des fiefs des Moundang, Yagoua celui des Massa, Guider celui des Guidar, Garoua pour les Fali et les Bata, Maroua pour les Guiziga, Mokolo pour les Mafa, Mora pour les Vamé, Ngaoundéré pour les Mboum, etc. Il faut signaler que cette reconnaissance est généralement orale et ne fait l’objet d’aucune reconnaissance officielle. De plus, cela ne signifie pas que d’autres peuples n’habitent pas ces villes et ces villages, mais que dans l’imagerie populaire, il y a encore une tendance à considérer ces lieux comme des fiefs de groupes ethniques. Contrairement aux peuples mus par la colonisation et la conquête dont l’une des caractéristiques est de se déplacer d’un territoire à un autre pour conquérir des terres et assujettir des peuples, les autochtones ont la particularité d’être des peuples qui s’identifient à un fief, à des terres ancestrales, à l’agriculture, généralement. Toutefois, soit par la ruse de l’histoire, soit par la logique idéologique des gouvernants, l’autochtonie territoriale est pervertie et les peuples autochtones sont plutôt ainsi englobés dans le registre des valeurs culturelles propres aux groupes sociaux dominants. Par la suite, leur autochtonie leur est même contestée, voire refusée, sous prétexte de l’idéologie monolithique, notamment dans les États africains où la nation demeure jusqu’ici concurrencée par les loyautés communautaires (Libii 2021).

La continuité des institutions socioculturelles et politiques

Le troisième critère objectif pour considérer un peuple comme autochtone selon l’OIT (2016) est la continuité des institutions socioculturelles et politiques. Cette notion fait allusion à la particularité des peuples autochtones de maintenir une culture distincte de la culture dominante. Il convient de souligner que le lamidalisme (Motaze 1984, 1990 ; Atimniraye et Bindowo, 2021) et le colonialisme occidental sont les deux facteurs qui ont profondément mis à mal la continuité des institutions socioculturelles et politiques du Nord-Cameroun.

Parlant de l’impact néfaste du système lamidal, Christian Seignobos explique :

Leur irruption conquérante a provoqué chez les groupes proches des massifs des contractions géographiques. Elle a enrayé des processus migratoires comme les remontées Mundang-Tupuri ou les mouvements du Logone aux monts Mandara. Elle a fragmenté de grands groupes comme les Musgum, les Giziga et les Mundang. Elle a aboli des chefferies haa’be puissantes comme celles de Bi-Marvaet et de Zumaya-Lamordé, asservi voire exterminé des peuples entiers : Zumaya, Baldamu, Boyboy. Elle a accéléré la désagrégation des institutions théocratiques de Goudour et de Sukur. Elle a, enfin, créé des réseaux de clientèles, de tributaires, informels ou réels selon les moments, dans le but essentiel d’alimenter la traite.

Seignobos 2005 : 52

Le sociologue camerounais Motaze Akam a introduit le concept de lamidalisme en 1990, à la suite de ses recherches doctorales menées au nord du Cameroun durant les années 1980. Ces recherches ont abouti à son ouvrage intitulé Le défi paysan en Afrique : Le laamiido et le paysan au nord du Cameroun.

Akam base son concept sur l’expression « structure lamidale » utilisée par Serge Genest et Renaud Santerre dans leur article « L’école franco-arabe au Nord-Cameroun » (1974 : 593). Cette expression décrit la manière dont l’administration française, confrontée à un manque de ressources humaines et matérielles et à l’éloignement de la région de la savane camerounaise des ports maritimes, s’appuyait sur les lamidats fulbe pour exercer son autorité. Ce système d’administration indirecte faisait usage des structures lamidales pour gérer les populations « païennes », ou « kirdi ».

Dans ce contexte, Akam définit le lamidalisme comme un système socio-idéologique importé, bâti sur un fondement soufi islamique, arabe, et intégrant un autre élément de culture importé : le mode de production capitaliste occidental. Toutefois, le lamidalisme s’étend au-delà de cette définition pour englober un mode de gouvernance traditionnel peul incarné par les micro-états connus sous le nom de « lamidats ». Ces micro-états sont dirigés par un lamido, un chef traditionnel, politique et religieux peul, assisté d’une Fadah ou conseil de douze notables. Les lamidats ont émergé à la suite de la dislocation de l’Empire de Sokoto, sous l’influence des colonisations britannique et française, particulièrement dans le nord du Nigeria et du Cameroun, territoires autrefois conquis par le révolutionnaire religieux Usman Dan Fodio et ses disciples au début du xixe siècle.

Outre le lamidalisme, le colonialisme occidental a laissé la plus grande empreinte sur les peuples du Nord-Cameroun. Le christianisme, le français, l’anglais, le mode vestimentaire, le système administratif, etc., sont parmi les référents culturels occidentaux (Duriez 2002) observés au Nord-Cameroun.

En dépit des assauts répétés des conquêtes et de la colonisation, les peuples autochtones du Nord-Cameroun conservent encore leurs traditions, leurs langues, leurs religions, leurs coutumes distinctes. Ces « références culturelles » (Meyer-Bisch 1998) sont de puissants vecteurs et générateurs des identités culturelles autochtones. Par exemple, le FeoKake ou la fête du coq continue d’être célébré par les Toupouri de l’Extrême-Nord, le Daproum par les Fali du Nord, le Moinam par les Gbaya de l’Adamaoua.

L’auto-identification des peuples du Nord-Cameroun

L’auto-identification est le critère subjectif que préconise l’OIT pour considérer l’autochtonie d’un peuple. À cause du conditionnement psychologique (Domo 2010) que leur ont imposé les cultures dominantes, plusieurs peuples du Nord-Cameroun avaient honte de leur identité ethnique et choisissaient de s’identifier comme membres des cultures dominantes. Et cela était parfois fait à dessein par l’idéologie assimilationniste des colons et des conquérants. C’est le cas de la confusion intentionnelle entre islamisation et fulanisation, que les premiers conquérants ont utilisée pour augmenter le nombre de leurs adeptes. Pierre-Francis Lacroix le relève en ces termes :

pour les Fulbe, surtout ceux du Nigeria et du Cameroun, descendants et héritiers de la grande tradition d’Uthman dan Fodio, être musulman se confond facilement avec être Fulbe. L’islam justifie et explique à leurs yeux le système social et politique qu’ils ont initié (au moins dans l’Adamawa) et dont ils bénéficient ; il renforce leur sentiment d’être “différents” des peuples qui les entourent. Dans ce contexte, on peut dire qu’ils s’approprient l’islam, ce qui explique en partie leur manque de prosélytisme. Certes, leurs esclaves domestiques ont été islamisés, mais cette islamisation est restée très superficielle et les efforts de cette catégorie sociale pour approfondir leurs connaissances religieuses ont plus souvent suscité les sarcasmes que l’intérêt de leurs maîtres.

Lacroix 1966 : 207

En dépit des efforts d’invisibilisation de la diversité culturelle des peuples du Nord-Cameroun, plusieurs ont résisté, et on assiste à l’émergence d’un mouvement socioculturel depuis la libéralisation de la vie sociopolitique au début des années 1990. Cet élan d’éveil ou de réveil culturel pourrait s’aligner au mouvement international autochtone en cours malgré le silence ou la réticence de l’État à les reconnaître officiellement comme des peuples autochtones. D’ailleurs, Isabelle Schulte-Tenckhoff écrit : « Le mobile du mouvement international autochtone est à chercher dans l’incapacité dans laquelle se trouvent les Autochtones d’obtenir justice auprès des gouvernements d’États dont ils dépendent aujourd’hui » (Schulte-Tenckhoff 1997 : 149). À la suite de cette observation, il faut ajouter que les peuples autochtones sont aussi en désir de revendication de visibilité culturelle et identitaire, de justice ethnique (Mbonda 2009), en quête de reconnaissance dans l’espace national dans lequel ils vivent (Bellier 2013 ; Honneth 2000). L’émergence de mouvements culturels autochtones est d’abord un examen critique du modèle étatique qui s’est édifié par des procédés de nivellement et des dynamiques homogénéisatrices (Beya Malengu 2012). Un tel procédé a obstrué l’expression du pluralisme culturel en faisant la promotion des valeurs culturelles des groupes centraux et dominants.

D’évidence, le retour de la question autochtone s’accompagne de la reviviscence culturelle. Longtemps réduits à une sorte de silence et frappés d’anonymat, les peuples autochtones trouvent aujourd’hui, au regard des avancées juridiques et politiques, des voies nouvelles pour donner plus de crédit et de justice à la diversité culturelle. Au Nord-Cameroun, le réveil du mouvement culturel autochtone a commencé au début des années 1990 avec l’avènement de la Dynamique culturelle kirdi (DCK), ce mouvement supra-ethnique regroupant l’ensemble des peuples autochtones des plaines, des montagnes et des vallées. Portée d’abord par l’élite, la DCK va insuffler et inspirer la prolifération d’autres mouvements culturels, cette fois portés par des communautés ethniques distinctes.

Ce temps fut celui de l’éclosion du mouvement culturel autochtone avec la création d’associations telles que : Association culturelle Guiziga (ACGUI), Association culturelle Podoko (ACPO), Association Culturelle des Fali (ASFA), Renaissance culturelle Moundang (RCM), Dynamique culturelle Mboum (DCM), Association culturelle Mofou du Cameroun (ACMOCAM), Association culturelle Mousgoum (ACM), etc., florilège d’associations culturelles des peuples autochtones qui dévoile le pluralisme d’une région qui fut longtemps configurée sur le modèle de l’Islamic way of life. Ces associations culturelles donnent une coloration vivifiante à une autochtonie qui se (re)construit, partant d’un processus de dégénérescence culturelle dont les conquêtes islamo-peules et la dynamique uniformisante de l’État postcolonial du Cameroun constituent les principales causes. Les associations culturelles sont des planches de renaissance des cultures historiquement pétrifiées et politiquement masquées. Comme nous le soulignions dans une autre réflexion :

L’émergence des mouvements culturels sonne… une nouvelle ère dans la vie socioculturelle de plusieurs groupes sociaux au Nord-Cameroun. L’enjeu est d’exprimer le multiculturalisme qui caractérise les communautés en interaction. Il s’agit également de faire émerger une multiculturalité intégratrice et non inhibitrice des sensibilités culturelles, linguistiques et religieuses des autres composantes sociologiques.

Zelao 2012 : 157

Outre l’apport de la DCK et des festivals, des groupes ethniques du Nord-Cameroun ont commencé à s’exprimer publiquement à travers des mémorandums. Rompant avec le silence ou la résignation qui les caractérisaient, plusieurs groupes ethniques dénoncent leur marginalisation et revendiquent désormais ouvertement leur reconnaissance comme « peuples autochtones » dans un contexte national ou régional où ils s’estiment à l’étroit. C’est le cas de l’ethnie Fali, qui a adressé un mémorandum au chef de l’État du Cameroun le 15 janvier 2021. C’est ainsi que l’on peut lire, entre autres :

Nous, filles et fils, femmes et hommes descendants des Tinguelin, des Kangou, des Bossoum, des Boyoum et des Peské-Bori qui formons la riche historique et résiliente communauté Fali (Nimango), concentrée dans les Départements de la Bénoué et du Mayo-Louti, Région du Nord et parsemés dans toutes les 10 Régions du Cameroun et de la diaspora, constituant un effectif de plus de 800 000 âmes, et réunies au sein de l’Association des Fali (ASFA) ; […]

CONSIDÉRANT que les Fali (Nimango) font partie des premières communautés à habiter les plaines et les montagnes des territoires connus aujourd’hui comme Départements de la Bénoué et du Mayo-Louti dans la Région du Nord-Cameroun depuis des époques lointaines remontant aux vagues successives de peuplement entre les xe et xve siècles, bien avant la conquête et les colonisations islamo-peules, allemandes et françaises (Cf. Dictionnaire universel) ; et qu’ils cohabitaient dans une relative harmonie et symbiose avec la nature et leurs semblables, vivant de l’agriculture, de la chasse et de la cueillette ;

CONSIDÉRANT que les Fali (Nimango) avaient des us et coutumes, des langues, une organisation politique, sociale, économique et religieuse spécifique, les distinguant et les différenciant des autres communautés ; et que toutes ces structures ont été renversées et substituées ou déformées par la conquête et les colonisations islamo-peules, allemandes et françaises au point où les Fali (Nimango) vivent aujourd’hui comme des étrangers sur leurs terres ancestrales n’ayant aucune visibilité symbolique, politique ou traditionnelle dans une ville comme Garoua censée être le berceau de leur identité ; […].

ASFA 2021

En plus des doléances matérielles en termes d’accès aux postes de nomination, de reconnaissance de leurs chefferies comme chefferies de 1er degré (au même titre que celui des Peuls), le document soulève aussi des questions mémorielles à l’instar de la nécessité d’enseigner l’histoire précoloniale et préconquête, la construction de musées et la restitution des objets d’art confisqués dans les musées en Occident. De plus, les signataires du mémorandum rappellent à l’État de revenir à la « lettre et à l’esprit » de la loi constitutionnelle promulguée en 2016, qui précise dans son préambule la responsabilité de l’État d’assurer la « protection des minorités » et de préserver les « droits des populations autochtones ».

Suivant la même perspective, les Mboums membres du parti politique Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP) de la ville de Touboro, sous l’égide de son maire, Célestin Yandal, ont boycotté les dernières élections législatives pour dénoncer leur marginalisation par le lamido (chef traditionnel peul) de Rey-Bouba, membre du Bureau exécutif du Sénat et du parti politique au pouvoir (RDPC : Rassemblement démocratique du peuple camerounais). Dans un document intitulé « Déclaration commune des sections UNDP du Mayo-Rey », on découvre les affirmations suivantes :

Considérant les multiples frustrations et injustices que nous subissons dans le département du Mayo-Rey ; […]

En effet, le Président de la République Son Excellence Monsieur PAUL BIYA dans l’un de ses discours avait déclaré qu’aucune culture n’est supérieure à l’autre, mais contre toute attente, cette sage affirmation est battue en brèche dans le département du Mayo-Rey où les chefs traditionnels, véritables gardiens des cultures autochtones, sont assujettis et vidés de tout pouvoir par la dynastie de l’arrondissement de Rey-Bouba. Ainsi, non seulement les arrondissements de Tchollire, Madingring et Touboro, malgré leurs étendues et leurs populations, sont injustement privés des chefferies du premier et de deuxième degrés, mais aussi faut-il le déplorer, la petite poignée des chefs de troisième degré existante a été désignée sur la base de leur soumission à la dynastie de Rey-Bouba. (UNDP 2020)

Dans d’autres contextes autochtones, ce sont des chefs musulmans (Mandara ou Bournouan) qui ont été imposés aux populations des montagnes. Les communautés Mboko, Molko, Zoulgo, Guemjek dans l’arrondissement de Tokombéré vivent sous la tutelle des chefs allogènes Mandara. En 2010, les chefs non musulmans de cet arrondissement ont adressé une lettre ouverte au chef de l’État pour dénoncer la discrimination dont ils sont victimes. Ils écrivent :

Nous, Chefs traditionnels non musulmans de 3e degré de l’Arrondissement de Tokombéré… dénonçons avec la dernière énergie la marginalisation et la méconnaissance dont nous sommes régulièrement victimes dans la conduite des affaires publiques relatives au développement… saisissons l’occasion opportune, pour dire que nos chefferies traditionnelles qui forment les « grandes composantes » au plan démographique méritent aujourd’hui d’être érigées en premier ou en deuxième degré.

De manière évidente, on constate une réclamation de l’identité autochtone face à un ordre social perverti et parasité par le lamidalisme, cette idéologie à visée englobante qui fait aujourd’hui entorse à l’expression des pluralités culturelles et à la vivacité des régimes d’organisation sociopolitique indigènes dans le Nord-Cameroun. Le fait que la majorité des mémorandums soit adressée au chef de l’État montre que les revendications des peuples du Nord-Cameroun ne visent pas la contestation de l’État, lui-même héritier d’un autre ordre dominant découlant du colonialisme occidental, mais la contestation de l’expansionnisme lamidal. On est donc bien loin des revendications pour la souveraineté et l’autonomie qui sont d’actualité en Amérique et en Europe. Au Nord-Cameroun, les doléances s’observent plus au niveau de la reconnaissance de l’identité autochtone. Avec l’éveil des consciences et l’évolution du temps, les peuples marginalisés du Nord-Cameroun comprendront certainement que tant le lamidalisme que le colonialisme occidental sont issus de la même logique impérialiste qui se manifeste par le déplacement d’un groupe conquérant d’un milieu à un autre, dans l’optique de dominer et d’exploiter d’autres peuples, sous le prétexte de leur apporter la « civilisation » ou le « salut ».

C’est d’ailleurs dans ce sens que James C. Scott (2009) considère la résistance des subalternes comme des formules masquées ou cachées, ce qu’il appelle « texte caché ». Celle-ci prend une forme bruyante et ouverte lorsque le contexte social et politique le permet. En effet, James C. Scott fonde sa démarche sur la distinction entre « texte caché » et « texte public ». Il élabore à partir d’elle un modèle pour penser les relations dominants-dominés :

Tout groupe dominé produit, en raison de sa condition, un « texte caché » aux yeux des dominants, qui représente une critique du pouvoir. Les dominants, pour leur part, élaborent également un texte caché comprenant les pratiques et les dessous de leur pouvoir qui ne peuvent être révélés publiquement. La comparaison du texte caché des faibles et des puissants, et de ces deux textes cachés avec le texte public des relations de pouvoir permettra de renouveler les approches de la résistance à la domination.

Scott 2009 : 12

Les peuples qui sont restés longtemps en situation de domination, englobés par des « identités prédatrices » (Appadurai 2007 : 80), esquissent des actions de contestation plutôt manifestes et expressives qui se révèlent dans les comportements collectifs et/ou individuels. Arjun Appadurai note justement que :

Les identités prédatrices sont presque toujours des identités majoritaires, fondées sur l’affirmation d’une majorité menacée et parlant en son nom… il s’agit de prétentions de majorités culturelles cherchant à être exclusivement ou exhaustivement liées à l’identité de la nation.

Appadurai 2007 : 80- 81

Il en va ainsi des saisines des pouvoirs publics ou de la contestation d’un chef jugé allogène. Le mouvement culturel autochtone qui se produit dans la mouvance actuelle est un marqueur significatif d’un régime d’action qui prend le contre-pied d’un « système d’action historique » (Touraine 1973) à l’oeuvre au Nord-Cameroun depuis plusieurs décennies. À maints égards, il renseigne sur le réveil d’un élan culturel dont la vie et la vitalité furent longtemps sabordées par la volonté hégémoniste des sociétés conquérantes islamiques qui ont pris d’assaut les territoires autochtones dès leur irruption aux xvie et xviie siècles. Plus concrètement, l’on est en face d’une ruse de l’histoire où se met à exécution la dialectique de type hégélien : la relation entre le maître et l’esclave est loin d’être statique ; bien au contraire, la prise de conscience de l’esclave est toujours un risque majeur pour le maître. Le mouvement culturel autochtone met ainsi à l’épreuve la dynamique historique qui a cherché à extraire de l’espace socioculturel régional le trait et la figure de la diversité culturelle. L’éveil et le réveil de la culture autochtone sont des signaux d’une société régénérée qui renoue avec son histoire initiale, voire originelle : une société pluriculturelle à tout point de vue.

Conclusion

À partir des dispositifs à la fois pratiques et normatifs de l’OIT, cette réflexion a analysé la situation sociohistorique des primo-arrivants au Nord-Cameroun. Si l’État dans le contexte camerounais depuis 1996, notamment dans sa Loi fondamentale, reconnaît l’existence des minorités et des peuples autochtones sur son sol, il est à remarquer que tous les peuples autochtones tels que définis et catégorisés par l’OIT ne sont pas considérés et traités comme tel. Généralement, deux groupes ethnoculturels sont définis comme peuples autochtones au Cameroun (Mbororos et hommes de la forêt), et les autres qui entrent pourtant dans cette catégorie sont enregistrés comme des « communautés marginalisées » ou des « groupes vulnérables ». Cette considération restrictive fait lourdement entorse aux autres groupes autochtones et rend difficile leur prise en compte non seulement dans les politiques de développement, mais aussi dans le respect de leurs droits culturels.

En se focalisant sur les primo-arrivants du Nord-Cameroun qui remplissent les critères objectifs et subjectifs tels que déclinés par l’OIT, il s’agit en effet de questionner la gouvernance publique restrictive et discriminatoire à l’encontre de certains peuples autochtones du Cameroun. Les peuples autochtones qui sont ignorés par les politiques de développement vivent des situations complexes d’exploitation, de marginalisation, de désorganisation socioculturelle et de méconnaissance dans les différents secteurs de la vie publique nationale et locale.

Il nous a semblé pertinent de présenter la situation actuelle des peuples autochtones du Nord-Cameroun en s’appuyant sur la Convention no 169 de l’OIT, qui récapitule un ensemble de critères probants et qui dégage les mesures législatives pour les États afin de protéger et d’assurer le bien-être intégral (social, culturel, économique, politique, institutionnel, etc.) de ces peuples. Certes, l’État du Cameroun est signataire de cette Convention, mais ne l’applique pas encore de façon intégrée aux différents peuples autochtones. La méconnaissance et toutes les formes de domination subséquentes dont sont victimes les peuples autochtones dans cette partie du pays sont une préoccupation majeure non seulement pour les communautés elles-mêmes, mais également pour les organismes de développement et des droits de l’homme.

Le mouvement culturel autochtone qui prend progressivement corps et qui exprime la détermination des primo-arrivants de sauvegarder leurs identités culturelles et d’être partie intégrante des politiques de développement du pays est salutaire ; ce mouvement qui marque la renaissance culturelle mérite d’être appuyé et soutenu. Toutefois, un tel mouvement en phase de maturation est fragile pour au moins deux raisons fondamentales : d’abord sa non-prise en compte par l’État comme affirmation de subjectivités autochtones, et ensuite son indexation comme forme de revendication politique passagère portée par des militants des causes catégorielles.

Dans le contexte camerounais, il faut surtout relever le paradoxe et la controverse qui structurent la question autochtone. Il s’agit principalement de la nomination restrictive des peuples autochtones. Cela crée un profond malaise identitaire et valide la méconnaissance de certaines communautés autochtones. Que, dans ce contexte, les primo-arrivants du Nord-Cameroun en soient arrivés à demander et à réclamer à tue-tête le statut de peuples autochtones montre à quel point la question autochtone se pose mal ou est mal posée dans certains États africains. Il faut dorénavant revenir à l’esprit de la Convention de l’OIT, qui soutient l’affirmation suivante : « Reconnaitre le principe de l’identité et des aspirations des peuples autochtones concernés et assurer une consultation accrue de ces populations et leur participation dans les décisions les affectant. »