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Quelle place l’économie sociale et solidaire – réduite au solidaire dans un contexte latino-américain où l’économie sociale est dévalorisée par son passé développementaliste – peut-elle avoir dans un projet de démocratisation qui permette, face à l’économie néolibérale, de dépasser l’horizon de l’étatisme, trop souvent menacé de dérive autoritariste ?

Cette question, de portée très large, est traitée dans le cas de la Bolivie par Isabelle Hillenkamp dans un livre issu de son travail de recherche doctorale. Introduit par les fondements de la théorie socio-économique sur laquelle l’auteur s’appuie, et basé sur les travaux de Polanyi et son économie des conventions, l’ouvrage s’ouvre sur les impasses des analyses dominantes de la démocratie et du marché et identifie les bases des principes de réciprocité et de redistribution à l’origine des solidarités au sein des institutions boliviennes : structures sociales andines, organisations historiques rurales comme les syndicats et les coopératives, ou valeurs – chrétiennes, citoyennes – qui ont accompagné leur émergence. Les contradictions de l’insertion dans le marché des organisations d’économie solidaire sont ensuite abordées et ouvrent aux débats afférents dans la sphère politique, transformée par la contestation des politiques libérales depuis le début des années 2000 et l’accession au pouvoir d’Evo Morales en janvier 2006 (réélu en 2009 puis en 2014). Dans ce cadre, l’économie solidaire et ses régulations s’inscrivent dans une démarche inclusive reposant sur un mode renouvelé de « l’extension de l’ordre démocratique à la sphère économique » (p. 35).

En Amérique latine, l’histoire économique est marquée par l’émergence, après la crise de 1929, d’Etats dirigistes, prônant le développement national par l’industrialisation et la substitution des importations. Intégrant les classes moyennes urbaines, ce mouvement laisse de côté les travailleurs informels urbains et ruraux et s’accompagne, dans les pays andins, de la négation croissante des identités indigènes (p. 44). La crise de la dette, après 1982, impose une libéralisation radicale de l’économie, qui se traduit par un accroissement des inégalités et de la polarisation entre travailleurs socialement « intégrés » et populations exclues, « cibles » des politiques actuelles de lutte contre la pauvreté. Progressivement, face au projet néolibéral, se structure un projet politique alternatif, axé sur la citoyenneté collective et participative, où s’affirment des identités plurielles remettant en cause les hiérarchies et les discriminations historiques. C’est dans le cadre de ce projet que s’affirment les pratiques de l’économie populaire solidaire visant à « sécuriser les moyens d’existence » (p. 59). Complétant les micro-entreprises individuelles ou familiales, ces pratiques reposent sur des principes d’organisation associatifs, coopératifs ou autogestionnaires. Les circuits courts, les entreprises récupérées, les monnaies complémentaires et, dans une moindre mesure, le commerce équitable et certaines formes de microfinance (p. 177-192) en font partie. Présentes dans de nombreux pays d’Amérique latine, ces organisations se structurent depuis 2009 en Bolivie au sein de faîtières comme le Mouvement d’économie solidaire et de commerce équitable (Movimiento de economia solidaria y comercio justo, Mesycj).

Le terrain retenu par Isabelle Hillenkamp pour observer cette « autre » économie est celui de la ville d’El Alto, aux portes de La Paz, sur l’Altiplano, lieu d’accueil de l’exode rural, « ville aymara et rebelle », siège des luttes sociales depuis les années 90. Une vingtaine d’organisations y ont été étudiées, dont quatre de façon approfondie (coopérative de producteurs de cacao, association d’artisans, organismes d’appui à l’insertion économique et de promotion féminine). Les résultats illustrent comment, en interne, s’y concrétisent différentes formes de solidarité – horizontale, entre pairs, ou hiérarchique – en mobilisant parfois des ressources de la solidarité internationale, mais également celles qui sont héritées de la cosmovision andine (p. 102). Les modèles de réciprocité et de redistribution sont illustrés selon différentes logiques de flux (p. 138 : achats groupés, matériel en commun, responsabilités tournantes, redistribution des excédents de gestion, etc.). En externe, la participation aux règles du marché, entre « protection » et « ressources stratégiques », entre autonomie et destruction du lien social, apparaît comme fondamentalement ambivalente ou contradictoire. Elle peut renforcer l’autonomie vis-à-vis des fournisseurs tout en s’hybridant avec la réciprocité et la redistribution dans différentes formes de régulation de la concurrence, gérées au sein des organisations ou entre elles (p. 168).

Les tensions entre marché et démocratie sont appréhendées de façon théorique sous l’angle de l’évaluation des biens, qui diffère de façon radicale entre les deux ordres (p. 205). Une illustration en est donnée autour de la fixation des prix et de la confrontation entre les niveaux de revenus, traduisant des valorisations variables selon les produits et les organisations d’artisans. Dans certains cas, le commerce équitable se traduit par exemple par des temps de travail plus élevés et des taux de rémunération inférieurs à ceux des marchés locaux (p. 212), parfois compensés par l’accessibilité des techniques (travail manuel) et la stabilité des relations commerciales.

Mais la démocratisation de l’économie est aussi resituée dans le contexte des mobilisations sociales que la Bolivie a connues depuis les années 90 (chapitre v). Symbolisés par la guerre de l’eau en 2000 à Cochabamba, suivie de la guerre du gaz en 2003 à El Alto, cette contestation débouche sur l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales, puis sur la réappropriation du revenu de l’exploitation des hydrocarbures. Elle s’est également accompagnée de l’« entrée en politique » des organisations d’économie solidaire (p. 263), qui, de façon fragmentée, investissent les espaces publics locaux promus par la nouvelle constitution de 2009 et réclament, grâce à l’augmentation des recettes fiscales issues des exportations d’hydrocarbures, de nouvelles régulations économiques au sein d’un Etat plurinational et unitaire. L’analyse passe en revue les propositions de démocratisation d’une économie plurielle portée par les mouvements d’économie solidaire (p. 284 : certification nationale des pratiques solidaires, transferts publics vers le patrimoine collectif des organisations, fiscalité, protection sociale, bonification des crédits et politiques publiques spécifiques), et la conclusion fait de la « reconnaissance », peut-être un peu rapidement, « la grammaire morale des conflits sociaux » contemporains (p. 305).

Dans sa postface, Jean-Louis Laville évoque, au sujet de cette « autre économie », trois perspectives ouvertes par l’ouvrage : l’ancrage dans l’économie populaire ; le projet de démocratisation qui accompagne « l’associationnisme solidaire » ; et sa perspective critique vis-à-vis de la « modernité » (« postcoloniale » en l’occurrence) réduite au capitalisme financiarisé. Reste à savoir si la « reconfiguration d’ensemble » qu’elle est censée porter se révèle ouverte à l’ensemble des acteurs dans une arène démocratique non accaparée par des élites militantes « professionnalisées » ; ce que l’analyse des organisations n’aborde pas dans le cas bolivien. On pourrait également s’interroger, au-delà de la soutenabilité environnementale, sur la résilience du modèle « extractiviste » dès lors que la rente des hydrocarbures est amenée à se réduire drastiquement. En ce sens, le devenir de l’économie sociale et solidaire « postcoloniale » des nouvelles gauches latino-américaines, du Venezuela à la Bolivie, est à suivre de près.