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Dans ce livre, la collaboration entre un psychiatre, Michel Debout et un syndicaliste, Christian Larose, permet d’illustrer les effets dévastateurs des violences au travail et d’explorer certaines pistes de solutions innovatrices pour les contrer.

Dès l’introduction, les auteurs discutent de trois formes de violence : les agressions au travail, les harcèlements et la violence masquée des plans sociaux. Celles-ci s’inscrivent largement dans les processus de déshumanisation du travail qui sont à l’oeuvre dans des entreprises locales, nationales ou internationales.

La première partie du livre aborde les agressions survenant dans certains milieux de travail: les transports publics (braquages, vols, bris de véhicules, agressions verbales ou physiques, suicides sur les voies publiques, etc.); le milieu scolaire (violence des élèves, des parents, de collègues ou de personnes extérieures, blessures, vols, etc.); le milieu hospitalier (dégradations de matériels et vol, agressivité des malades et de leurs proches, etc.); le travail social (violence des usagers ou des parents, etc.); les banques (vols à main armée, prise d’otages, séquestrations, etc.); la poste (braquages, agressions verbales et physiques, etc.) et les petits commerces (vols, chantages, atteintes aux biens et aux personnes, etc.). Pour chacun de ces milieux, les auteurs montrent les formes des violences subies par les travailleuses et travailleurs. Ils montrent aussi que la nature et l’origine de ces violences varient en fonction des professions. Tout se joue comme si certains utilisateurs de services prennent pour acquis qu’ils peuvent commettre des incivilités parce que le pouvoir public est diminué par un système qui génère des ayant droit au nom de l’égalité sociale. De plus, les auteurs indiquent que peu importe les secteurs d’activités, les formes d’incivilité et les comportements violents ont des conséquences physiques et psychiques graves. Ces dernières se manifestent avec le plus d’acuité. En ce sens, pour les auteurs, les réactions post-traumatiques (actuelles ou tardives) telles la peur, la honte, l’humiliation, la culpabilité, le sentiment d’abandon, la perte de confiance en soi ou la colère, sont autant d’aspects sur lesquels on doit aider les victimes afin qu’elles dépassent le vécu traumatique. Pour ce faire, les entreprises doivent s’organiser pour offrir un suivi psychologique et les soins nécessaires (immédiats et tardifs).

La seconde partie du livre traite du harcèlement moral, du harcèlement sexuel et des autres formes de maltraitance. Davantage connus, suite aux travaux de Marie-France Hirigoyen (1999), les faits violents liés au harcèlement moral se produisent au coeur même des activités de travail, entre collègues, dans une relation de subordination ou dans une relation hiérarchique. Dans ce cadre, les harceleurs (seuls ou en groupes) ont pour but de «pousser la victime à quitter l’entreprise» (p. 88) en utilisant une panoplie de méthodes de harcèlement (propos offensants, humiliations, mise en quarantaine, disqualification, bris de relations, réalisation de travaux dénués de sens, consignes évasives, non reconnaissance du travail accompli, dégradation des conditions matérielles de travail, etc.). Mais, quelque soit la forme utilisée, le harcèlement découle de l’«utilisation abusive du pouvoir qui se transforme alors en un instrument de persécution du salarié mettant en cause ses droits fondamentaux et le respect qui lui est dû» (p. 108). Dans ce processus insidieux, les effets sur les victimes sont importants à court et à long termes (culpabilité, angoisse, sentiment d’abandon, incapacités physiques et psychologiques, manifestations dépressives, atteintes somatiques, etc.). Par conséquent, le repérage est donc une condition de prévention. Cela suppose que les collègues qui connaissent l’existence d’une situation de harcèlement moral, puissent soutenir la victime. Or, les harceleurs réussissent leur entreprise de destruction justement à cause du silence et du non-dit des collègues qui deviennent des complices, souvent innocents, pris dans cet engrenage. Les auteurs pointent donc l’affaiblissement des solidarités collectives comme une des conditions nécessaires à l’accomplissement du harcèlement moral.

À la différence du harcèlement moral, dans le harcèlement sexuel, l’agresseur a comme objectif d’obtenir des faveurs sexuelles de sa victime. Pour ce faire, l’agresseur agira sur différents registres : verbal, non verbal, contacts physiques allant jusqu’au viol. Et encore ici, les effets du harcèlement sur les victimes sont dévastateurs.

Les auteurs discutent d’autres formes de maltraitance liées aux travail qui sont à l’origine de nombreuses souffrances psychiques chez les salariés: stress trop important, incompétences, désaccords, conditions de travail inhumaines, etc. Or, ces maltraitances, malgré les glissements, les salariés les qualifient comme étant des formes de violence, de harcèlement ou d’abus de pouvoir de la part des entreprises. Pour les contrer, les auteurs discutent des responsabilités et des moyens d’agir des entreprises et des individus, d’abord au niveau légal puis médical, social et préventif.

La troisième partie du livre touche la violence masquée des plans sociaux. Ici, l’utilisation du terme «plans sociaux» renvoie à la réduction du nombre des emplois (licenciements économiques, suppressions massives d’emplois) ou des sites industriels, de la production ou de délocalisations des entreprises, et trahit l’origine française des auteurs. En France, dans le cadre d’une restructuration qui modifie un élément essentiel du contrat de travail de dix salariés ou plus — soit en envisageant leur licenciement ou à tout le moins, la rupture indéterminée de leur contrat de travail pour des motifs économiques —, l’entreprise doit mettre en oeuvre un plan social. Or, à travers l’analyse de plusieurs exemples de plans sociaux, les auteurs cherchent à montrer que dans ces cas la «violence exercée à l’encontre du salarié est double. On le chasse du cadre d’un collectif de travail qui lui procurait un statut économique et social et une certaine dignité. Par ailleurs, on le plonge dans un univers d’incertitudes» (p. 151). Pour les auteurs, les formes de violence qui accompagnent les plans sociaux (licenciement massif, fermeture d’entreprises, banditisme économique, baisse des salaires, perte d’avantages sociaux, saccages industriels organisés, etc.) sont socialement et économiquement intolérables. D’une part, parce que les plans sociaux sont mis en place par des entreprises qui ont réalisé des bénéfices substantiels et que celles-ci devraient être davantage responsables et, d’autre part, parce que les traumatismes qui en résultent pour les salariés sont trop importants pour être tus. Bref, pour les auteurs, «La fermeture d’une entreprise et le licenciement qui s’ensuit est souvent générateur de déstructuration psychique et physique [des travailleurs]» (p. 172). Finalement, les auteurs montrent que les moyens étatiques mis en place pour contrer les effets des plans sociaux sauvages, ont, en bout de piste, peu d’impact. Toutefois, ils invitent à continuer le dialogue social sur la déshumanisation du travail et présentent aux salariés, aux entreprises ou à l’État, des moyens novateurs pour contrer les effets d’un tel climat de violence. Surtout, ils invitent le patronat à réfléchir sur les phénomènes destructeurs qu’ils mettent en place par la mondialisation sauvage et les conséquences qu’elle entraîne dans son sillon. En congédiant ou en fermant des entreprises, les responsables de ces actes mettent eux-mêmes en place un climat de violence. Or, la force du capital ne doit pas avoir prégnance sur les violences qu’il entraîne.

Le livre se termine sur des perspectives de changements. Les auteurs discutent alors de la «nécessaire» reconnaissance des victimes de ces violence dans les sphères privée et publique afin qu’ils retrouvent leur place et, plus particulièrement que l’on s’interroge sur les responsabilités des entreprises. Deuxièmement, ils indiquent que des recherches sont nécessaires afin d’étudier en profondeur les effets de la violence sur la santé mentale des salariés. Troisièmement, ils appellent à la restructuration des comités de santé, de sécurité et de conditions de travail afin d’inclure toutes les parties concernées et plus efficaces. Finalement, ils mettent de l’avant l’idée d’un observatoire des violences au travail dont le rôle sera de permettre une lecture psychologique, sociologique et économique de l’ensemble des violences et des conduites humaines qui sont à leur origine.

S’inspirant de deux rapports sur le Travail, violence et environnement et le Harcèlement moral au travail, effectués respectivement en 1999 et en 2001, le livre est très bien documenté. Il s’agit d’un document de sensibilisation pour l’ensemble des acteurs sociaux aux prises avec ce type de phénomène social beaucoup plus largement répandu qu’on ne pourrait ou voudrait le croire. Sa lecture choque par les exemples apportés et les lecteurs peuvent comprendre les difficultés auxquelles sont confrontés les salariés. D’une part, on saisit mieux leurs efforts de revendications, souvent en vain, pour des conditions de travail qui les prennent en considération. D’autre part, on compatit pour les victimes de ces actes de violence et de sauvagerie à petite ou grande échelle. Tout y passe, du licenciement à la fermeture d’usine, du travail au noir à l’exode vers les pays du Tiers Monde. Tout l’argumentaire cherche à prévenir et à mettre en place des mécanismes pour que les salariés français n’y perdent pas au change.

Moins tourné vers les victimes de violence qui ne trouveraient pas dans ce livre une réponse complète à leur possible traumatisme, celui-ci est davantage destiné aux personnes en quête de compréhension et de solutions aux niveaux de l’État, des syndicats et des comités mis en place pour contrer les violences en milieu de travail. Certes, les solutions présentées ne sont pas étrangères à l’ensemble des revendications qu’on peut lire dans les journaux, celles des syndicats et des travailleuses et travailleurs. Pourtant, elles apportent un nouvel éclairage sur l’importance de tenir un discours social qui permette d’insister sur la démocratisation de la vie en entreprise, un débat sur les dispositifs nécessaire à la participation des salariés sur le contenu des décisions stratégiques qui se prennent en amont et qui conditionnent leur devenir et des moyens pour contrer les violences dont sont victimes les travailleuses et les travailleurs. Finalement, les auteurs invitent les employeurs à reconnaître leurs responsabilités sociales et celles-ci dépassent largement le fait de créer simplement des emplois, comme on le laisse trop souvent entendre.