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En préparant ce numéro de Reflets, je me suis demandé si les lecteurs seraient d’emblée convaincus de l’importance de traiter de la jeunesse dans une perspective d’intervention sociale. D’autant plus que la jeunesse dont il est question dans ce numéro n’est pas celle de l’enfance, mais plutôt celle engagée dans les multiples transitions — de l’école au marché du travail, par exemple — qui inscrivent le passage à la vie adulte dans la suite des âges de la vie. La société, en particulier les milieux du travail social, se préoccupe beaucoup des enfants, notamment dans une perspective de prévention de certaines conditions socio-économiques (dont la pauvreté) et de certains comportements (la violence, l’abandon scolaire, la consommation de drogues, etc.). Cette préoccupation pour la prévention est telle de nos jours qu’on a parfois l’impression qu’après un certain âge, il devient difficile de changer le cours de l’existence, comme si l’enfance laissait sa marque, indélébile, sur les trajectoires de vie. À quoi bon, alors, s’occuper de ces jeunes qu’on nomme adolescentes et adolescents ou jeunes adultes?

À cette première réflexion sur l’accueil qui serait réservé à ce numéro, s’ajoutait le flot de « bonnes nouvelles » qui semblent, aujourd’hui, favoriser celles et ceux qui sont en voie d’« entrer » dans la vie adulte. Après des années de disette sur le plan de l’emploi, voilà que les taux de chômage des jeunes adultes de 15-24 ans sont à leur plus bas niveau depuis 15 ans (Statistique Canada 2004) et que les perspectives d’emploi des jeunes augmentent, même en milieu rural (Cross 2005). Selon certains observateurs, il pourrait même se produire une pénurie de main-d’oeuvre qualifiée dans certains secteurs d’emploi où la structure d’âge laisse présager des départs massifs à la retraite. C’est le cas, entre autres, dans les secteurs de la construction, du transport, des services publics et des services d’enseignement, d’assistance sociale et de soins de santé (Shetagne 2001 : 5). Dans cette veine, des associations professionnelles en médecine brandissent aujourd’hui le spectre de la pénurie de médecins et de personnel infirmier. Elles s’interrogent ainsi sur la manière dont la société pourra, à l’avenir, s’occuper des personnes vieillissantes dont les problèmes de santé exigeront des ressources humaines et financières additionnelles. Et ce sont les jeunes, dans ce secteur d’emploi comme dans d’autres, qui sont les premiers conviés à répondre : on souhaiterait qu’ils soient plus nombreux à s’inscrire dans certains programmes de formation ou que ces programmes ouvrent plus grandes leurs portes pour former les travailleurs et les travailleuses dont la société a besoin.

Dans un contexte où la société vieillit et la pyramide des âges s’inverse progressivement, on semble donc avoir de plus en plus « besoin » de jeunes : de celles et de ceux qui auront à occuper les emplois laissés vacants par leurs aînés, à soutenir leurs parents vieillissants et à renflouer les coffres de régimes de retraite qui pourraient tourner à vide sans leurs apports. Dans cette perspective, forte est la tentation de concevoir la jeunesse de manière purement utilitaire. Mais il s’agirait dans ce cas de lire la jeunesse et les rapports intergénérationnels sous un angle simpliste et sans aucun doute dommageable pour celles et ceux qui sont aux portes de la vie adulte et qui souhaitent avoir un mot à dire sur leur avenir. De surcroît, une telle lecture ne saurait constituer un reflet fidèle ni des rapports sociaux actuels ni des jeunes qui en sont partie intégrante. Le portrait à dresser est beaucoup plus nuancé, comme les contributions à ce numéro permettent de le constater.

Définir la jeunesse

Avant de présenter le contenu de ce numéro, un exercice s’impose, celui de définir de qui on parle. Il faut d’abord comprendre que le terme « les jeunes » ne renvoie pas dans ce numéro à une conception, plus communément partagée en anglais, qui consiste à nommer « jeune » toute personne d’âge mineure, tant les enfants que les adolescents. Au contraire, les expressions « les jeunes » ou « la jeunesse » s’inscrivent ici dans une perspective selon laquelle les âges de la vie sont des construits sociaux. Ces âges ou périodes sont jonchés par des processus de changements identitaires et de transitions multiples qui varient selon les individus, les groupes sociaux et les périodes historiques. Ils ne sauraient donc être liés intrinsèquement à l’âge biologique et constitueraient plutôt le reflet de la société et des institutions dans lesquelles évoluent les individus.

Les sociétés occidentales valorisent au plus haut point l’autonomie et l’indépendance. Pendant et après leur enfance, les individus sont encouragés, notamment par leurs parents et les institutions (dont l’école n’est pas la moindre), à devenir des êtres autonomes, c’est-à-dire capables de décider et de choisir selon leurs propres intérêts, selon une identité qui leur est propre. Le corollaire de cette autonomie, et qui en constitue au fil des ans un complément essentiel, est l’indépendance financière, celle qui est acquise principalement au moyen d’un travail rémunéré. Des sociologues de la famille et de la jeunesse ont montré comment ces deux impératifs ne se joignent pas toujours (Singly 2000; Maunaye et Molgat 2003), donnant lieu à une variété de situations intermédiaires. Ainsi, certains jeunes sont autonomes sans jouir d’une pleine indépendance (c’est souvent le cas de jeunes adultes qui habitent chez leurs parents) alors que d’autres sont indépendants, mais ne font pas montre d’autonomie ou ne peuvent l’exprimer (il peut s’agir de jeunes adultes ayant des emplois bien rémunérés, mais dont le travail et les circonstances de la vie privée les privent de marges d’autonomie). Aussi, certains ne disposent ni d’autonomie ni d’indépendance alors que d’autres jouissent des deux. Enfin, il faut reconnaître l’existence d’une certaine gradation des niveaux d’autonomie et d’indépendance selon les situations, puisque ces deux caractéristiques peuvent n’être que partiellement acquises.

La manière dont s’effectuent les passages vers la « vie adulte », ici aussi comprise comme un construit social, a un effet sur la prépondérance de l’une ou de l’autre de ces situations au cours de la jeunesse. En général, le modèle de ces passages s’est profondément modifié depuis les années 1980. Olivier Galland retient un certain nombre d’événements dans le repérage des étapes du passage à la vie adulte : départ de chez les parents, entrée dans le marché du travail, formation du couple (Galland, 1991). Ces moments consacrent l’indépendance résidentielle, économique et familiale et permettent de fonder le rôle social d’adulte. Or, les changements socio-économiques des trois dernières décennies ont contribué à modifier un scénario « traditionnel » selon lequel ces étapes étaient franchies assez tôt et de manière synchronisée après la fin de la scolarité. La prolongation des études, la précarité des premiers emplois et la transformation de la situation des jeunes femmes, ces dernières étant toujours plus nombreuses à poursuivre leurs études et à vouloir assurer leur position sur le marché du travail avant de fonder une famille, ont grandement contribué à l’émergence d’un modèle plus « moderne » de transition vers la vie adulte. La fin des études correspond pour de moins en moins de jeunes, voire pour une minorité d’entre eux, au début d’un emploi permanent puis, peu après, à l’entrée dans la vie conjugale et familiale (Ravanera et al 1998; Shetagne 2001 : 8-10). Au contraire, les moments des transitions sont davantage désynchronisés, la transition vers un emploi stable s’est allongée, les retours aux études et à la famille d’origine sont fréquents et des événements de transition tels que la naissance du premier enfant sont reportés. Une période plus longue de socialisation, d’expérimentation, mais aussi d’incertitude de statut — est-on ou pas jeune ou adulte et en fonction de quels critères? — caractérise alors la construction de l’identité. Ces traits communs de l’expérience de la jeunesse ont été rapportés dans nombre de recherches et analyses publiées depuis les années 1990 dans plusieurs sociétés (voir, par exemple, Dwyer et Wyn 2001; Galland 2001; Goldscheider et Goldscheider 1999; Jones 2002).

En matière d’autonomie et d’indépendance, il s’ensuit qu’un très grand nombre de jeunes ne peuvent pleinement affirmer leur autonomie — bien qu’ils en aient souvent acquis les capacités durant l’adolescence — faute de ressources financières suffisantes pour assurer leur indépendance. Les réactions qui en découlent peuvent être diverses : frustration, repli sur soi, contestation, dépendance à l’égard des parents ou du conjoint, invention d’autres manières de vivre, etc. Pour d’autres, et il s’agit de situations plus problématiques, l’autonomie est plus faible a priori et permet difficilement aux jeunes de dégager des marges de manoeuvre, des actions qui auraient une portée bénéfique sur leur propre vie ou leur environnement. Cette diversité de situations et de réactions des jeunes montre que, sous certains traits assez largement partagés tels que l’allongement et la non-linéarité des périodes de transition, il se profile bien des jeunesses, c’est-à-dire des manières différentes de passer à la vie adulte.

Jeunes et service social

Quels jeunes doivent faire l’objet de préoccupations en service social? Seulement celles et ceux qui n’ont pas eu l’occasion de développer leur autonomie et qui ont trouvé un refuge ailleurs, dans la consommation de drogues ou d’alcool, dans la rue ou dans d’autres comportements jugés marginaux? Faut-il aussi s’attarder à ces jeunes qui se voient frustrés dans leur désir d’autonomie parce qu’ils ont de la difficulté à accéder à un emploi stable et bien rémunéré ou parce qu’ils se heurtent à des préjugés bien tenaces au sujet de leur identité ou de leurs choix personnels? Tout en soulevant des enjeux pour l’intervention, les problématiques abordées à travers les articles de ce numéro montrent que le service social peut s’intéresser à chacune et à chacun d’entre eux.

Jeunes, discours sociaux et prévention

Interviewée dans le cadre de ce numéro, Madeleine Gauthier fait observer que les grands discours sociaux au sujet des problèmes des jeunes peuvent avoir des effets qui ne sont pas recherchés. Ces discours visent essentiellement à empêcher, à corriger, voire à condamner, des comportements que la société estime dommageables pour les jeunes… et peut-être davantage pour elle-même! Bien sûr, les sociétés comme la nôtre ont toujours tenté, par le biais de mesures adoptées par les pouvoirs publics, de contrôler les frasques et de limiter les erreurs de la jeunesse. Ces mesures, qui prennent aujourd’hui la forme de conseils, de campagnes de sensibilisation et d’informations, seraient truffées d’interdits et de messages négatifs. Madeleine Gauthier s’interroge sur les effets de ces discours sur les jeunes eux-mêmes. Contribuent-ils à « créer » des marges sociales dans lesquelles se retrouvent les personnes qui ne se conforment pas aux injonctions des institutions gouvernementales, scolaires et médicales, pour ne nommer que celles-là? La société créerait en ce sens des jeunes « décrocheurs », des « mères adolescentes » et des « chômeurs », justement à cause d’une absence de concordance aux modèles de transition prescrits. Percevant leur non-conformité aux normes sociales et sentant peser le poids du jugement social, certains de ces jeunes auraient de la difficulté à se prendre en main et à poursuivre leur cheminement. Madeleine Gauthier s’interroge alors davantage : n’y aurait-il pas une autre façon d’aborder ces questions et les solutions à apporter, soit à partir des stratégies de ces jeunes qui sont perçus comme étant « problématiques »?

Bien sûr, les choix en matière d’intervention auprès des jeunes hésitent souvent entre prévention et intégration. Un discours simple, sinon réducteur, propose qu’au lieu de s’occuper des jeunes lorsque des difficultés se produisent, il vaut mieux consacrer des ressources à les prévenir. Certes, il vaut mieux prévenir que guérir. Mais encore faut-il s’entendre sur ce qu’il y a à prévenir : les conditions dans lesquelles se retrouvent les jeunes ou les comportements des jeunes eux-mêmes? Il faut donc pouvoir discerner de quel type de « prévention » il est question. Aujourd’hui, dans la plupart des cas, l’intervention « préventive » vise davantage les individus que le contexte socio-économique dans lequel ils évoluent. Depuis quelques années, des voix s’élèvent contre ce discours dominant dans les milieux gouvernementaux et de la pratique du service social, notamment en ce qui concerne l’intervention auprès de jeunes parents (Parazelli et al 2003). Ce discours et les programmes de prévention précoce qui en découlent visent à enrayer, dès les trois premières années de la vie des enfants — et parfois dès la grossesse — les problèmes psychosociaux éventuels et les comportements délinquants à l’adolescence et aux débuts de la vie adulte. Globalement, ces programmes auraient pour effet d’envoyer aux individus concernés le message qu’ils n’ont pas les connaissances et les compétences nécessaires pour être des parents responsables; des intervenants doivent donc s’empresser de corriger leurs lacunes sous la guise de programmes visant à favoriser leur « apprentissage social », « l’attachement » et « la promotion de la santé », parfois même « l’empowerment » (ibid). Une forme de contrôle social s’effectue alors, en fonction de supposées « lois » du développement humain et de la possibilité de modifier des comportements jugés a priori comme étant « à risque ».

Pour faire face à ces pratiques qui privent de l’intervention ces dimensions plus subjectives, le travail social ne pourrait-il pas se donner comme défi de voir autrement les « problèmes des jeunes »? Il pourrait se placer davantage du côté de l’interprétation que donnent les premiers intéressés de leur situation, des valeurs et du sens qu’ils accordent à leurs expériences et des actions et des besoins qui sont les leurs face aux situations difficiles. La prise de distance face aux lois d’airain du développement humain et de la prévention, qui font croire que tel antécédent social ou tel comportement durant l’enfance mène inéluctablement ou fatalement à tel résultat à l’adolescence ou à l’âge adulte, permettrait sans doute de constater que les circonstances et les accidents de la vie ainsi que les stratégies et les valeurs des jeunes ont un effet capital sur les parcours de vie. Avoir un enfant avant l’âge de vingt ans, quitter ses études avant l’obtention du diplôme secondaire ou s’inscrire à l’aide sociale ou à l’assurance-emploi ne signifieraient pas dans cette perspective une mise au rancart. C’est pourquoi le point de vue adopté par les intervenants sociaux paraît crucial : il peut contribuer à marginaliser les jeunes davantage ou, au contraire, à les encourager à voir que leurs choix et leurs actions du passé ne les condamnent pas à des culs-de-sac existentiels. Des voies d’intégration demeurent viables.

Jeunes et intégration

Les débats sur la signification de la notion d’intégration sont nombreux et j’ai moi-même proposé une analyse des notions d’« intégration » et d’« insertion » en ce qui concerne la jeunesse (Molgat 1999). Traditionnellement définie selon l’appartenance à une communauté de classe sociale, la notion d’intégration renvoie actuellement à des conditions socio-économiques et à des représentations éloignées des réalités que connaissent la plupart des jeunes. Quant à la notion d’insertion, elle traduit sans doute mieux la précarité, les incertitudes et les trajectoires de vie moins linéaires des jeunes d’aujourd’hui. Cependant, l’intégration en termes d’objectif social que poursuivent les individus, demeure une préoccupation sociale. L’intégration renverrait en ce sens à l’inscription stable des individus dans un milieu de vie, inscription qui comporte une dimension matérielle (financière et résidentielle) et relationnelle et qui renvoie au sentiment de ces mêmes individus d’y appartenir, d’y avoir trouvé une place.

Certains auteurs rattachent au travail le socle de l’intégration, mais tout en soulignant que pour les jeunes ce fondement n’est plus assuré (Hamel 2000). Cet hiatus entre « la théorie » et « la pratique » s’explique par le fait qu’une bonne partie de la jeunesse s’inscrit depuis les années 1980 dans un rapport problématique au monde du travail, identifié par le vocable de précarité. Cette précarité avait désarçonné les jeunes au début des années 1980, période où la première crise de l’emploi a fait monter en flèche le nombre de chômeuses et chômeurs, en particulier chez les jeunes (Gauthier 1988). Il est désormais admis que la mondialisation des échanges commerciaux, l’introduction massive des technologies dans les entreprises et la demande accrue de flexibilité de la main-d’oeuvre sont aux fondements d’une mutation du monde du travail. Dans ce contexte, les emplois sont de plus en plus « irréguliers » : ils sont plus souvent à temps partiel ou à durée déterminée, offrent une rémunération réduite et sont plus rarement encadrés par des conventions collectives. Si certains jeunes s’accommodent de ces situations pendant les premiers temps de leur insertion professionnelle, d’autres s’y voient confrontés à plus long terme, voire en permanence. Les jeunes moins instruits sont particulièrement affectés par ces tendances, notamment dans les « régions ressources » où les emplois bien rémunérés font figure d’exceptions dans les secteurs de l’économie qui ne requièrent pas une main-d’oeuvre fortement scolarisée (Marquardt 1998). Ces jeunes se trouvent alors à vivre d’emplois précaires et faiblement rémunérés dans lesquels les conditions de travail sont généralement peu avantageuses.

L’article de Paul Grell au sujet de jeunes précaires au Nouveau-Brunswick montre bien comment la précarité de l’emploi ouvre plus largement sur des précarités d’existence pour bon nombre de jeunes qui vont alors choisir de reporter ou de mettre un terme à toute velléité de stabilité; le logement, le couple, les enfants sont autant d’espaces que les jeunes peuvent finir par contourner, laisser de côté ou dans lesquels ils ne s’engageront que partiellement. Pour d’autres, dont les marges de manoeuvre sont plus réduites, la précarité aura des effets plus difficiles et les conduira à trouver refuge ailleurs, dans la consommation excessive de drogues, par exemple. Mais le propos central de l’auteur est beaucoup plus positif. Face aux contradictions qui ressortent de la confrontation entre les idéaux d’une société de consommation et les déceptions que procure l’emploi, plusieurs jeunes précaires créent à l’extérieur de ces deux mondes, des espaces de liberté (des « îlots refuges » pour employer l’expression imagée de l’auteur) construits sur « une attention au présent ». Pour Paul Grell, « de ces jeunes précaires, il nous faut surtout retenir les facultés imaginatives et créatrices (la socialité, la passion, l’excès), les capacités de s’emparer de l’existence par l’écoute de l’offre du moment (la vie simple, la multiactivité), la détermination à repousser tout ce qui les empêche de vivre le sens du quotidien (la hâte, la gêne, la fatigue, l’ennui, l’absence d’espaces de liberté) ».

Faut-il voir dans ces comportements de nouveaux modes d’intégration, issus d’une rupture avec les modèles proposés et valorisés de l’intégration qui sont eux-mêmes fondés sur une sorte de soif d’argent et de consommation? Ce texte montre bien toute l’ambiguïté de la précarité des jeunes et l’existence de différentes manières de l’envisager. Bien sûr, la précarité peut être la cause de certaines difficultés que rencontrent les jeunes et constituer le signe d’un échec personnel, mais elle semble aussi pouvoir constituer le point de départ d’une intégration sociale reposant sur des bases autres que celles érigées en normes par la société de consommation. Il ne s’agit pas, certes, de faire la promotion de la précarité sous le prétexte d’une intégration sociale « innovante » (!); il s’agit plutôt de reconnaître qu’il y a, là aussi, dans des situations qui peuvent sembler problématiques et contraignantes, place à la subjectivité et à l’invention d’un rapport plus positif au monde. La sensibilité à ces renversements de perspective ne pourrait-elle pas orienter l’intervention auprès des jeunes précaires, chômeurs, assistés sociaux?

Jeunes, mobilités et construction du territoire

On le voit à travers cet exemple au sujet de la précarité, les jeunes peuvent interroger la société à travers leurs actions, bien que ces actions n’aient pas nécessairement le sens d’une revendication collective. Comme nous le rappelle le texte de Patrice LeBlanc, le phénomène de la mobilité géographique des jeunes s’inscrit aussi dans une telle perspective. Les jeunes de milieux ruraux ou de régions éloignées des grandes agglomérations urbaines ne se déplacent pas vers les centres de plus grande densité en souhaitant agir sur leur région d’origine. Cette « migration » est davantage liée à des motifs propres aux individus : affirmer son autonomie, parfaire ses études, faire l’expérience de la grande ville, accroître ses possibilités de décrocher un bon emploi…. Mais la décision de partir a effectivement une influence considérable sur la démographie des territoires situés à l’extérieur des centres urbains et sur leur développement. Le fait de quitter sa région d’origine après les études secondaires et, surtout, de ne pas y retourner par la suite, prive ainsi ces endroits de ressources, de main-d’oeuvre, de services et, éventuellement, des populations nécessaires à leur survie. Cette mobilité géographique des jeunes pose donc la question du développement des communautés rurales ou régionales, notamment celles où sont installées bon nombre de francophones à l’extérieur du Québec. En ce sens, Anne Gilbert souligne que la structure d’âge de la population franco-ontarienne dans le Nord de la province a évolué parce que les jeunes ont quitté cette région en grand nombre depuis les années 1970. Il s’agit pour elle d’un élément clé du déclin de cette région. (1999 : 47).

Comment faut-il agir sur ce phénomène? Quelle lecture doit-on faire des motifs du départ des jeunes et quelles conditions pourraient favoriser leur retour? Ici encore, le texte de Patrice LeBlanc, qui porte sur l’exemple des jeunes au Québec, montre qu’il faut être sensible à la réalité des jeunes et tenter d’apporter des réponses à partir de leurs parcours et de leurs expériences. L’auteur constate que les solutions ne misant que sur l’emploi s’adaptent mal à la diversité des situations et des différents moments des parcours de mobilité géographique des jeunes. Il souligne alors des moyens d’agir qui vont de la sensibilisation aux atouts du milieu d’origine à l’accueil et l’intégration des jeunes qui choisissent d’y revenir. Au sujet de ces jeunes qui reviennent, Patrice LeBlanc affirme qu’il faut « se préoccuper de leur intégration sociale, c’est-à-dire de leur faire une place dans la vie et les affaires de la cité ».

Les effets d’autres types de mobilité, celle liée à l’immigration comme aussi au déplacement des communautés à l’intérieur même des grandes villes, sont abordés dans l’article de Stéphanie Gaudet et Catherine Bouchard. Cherchant à évaluer l’intervention d’un centre de jeunes dont l’action concerne une clientèle issue de familles immigrantes, ces auteures exposent d’abord comment la présence de ces jeunes dans le territoire de la Basse-Ville à Ottawa met en évidence un processus de transformation de ce quartier. Sous l’effet combiné de déménagements de francophones vers la banlieue et l’installation en grand nombre de familles immigrantes, le quartier de la Basse-Ville (à l’ouest de la rue King Edward) se diversifie progressivement. Cela ne va pas sans susciter des interrogations pour le Patro du quartier, qui a toujours eu comme mission d’intervenir auprès de jeunes francophones.

La mise en place de ce centre destiné surtout aux jeunes immigrants, à quelques coins de rue du Patro, visait à répondre à une problématique de délinquance juvénile et à un besoin urgent d’espace de socialisation pour ces jeunes qui n’en trouvaient pas dans les pièces exiguës de leur domicile familial. Bien que le centre semble avoir répondu aux problèmes qui l’ont vu naître, il existe aujourd’hui un certain nombre d’obstacles à sa fréquentation par un plus grand nombre de jeunes : local de taille réduite, activités mixtes, mais orientées surtout vers les intérêts des garçons, perceptions négatives de la part des familles immigrantes et des locataires de l’HLM où est situé le local, problèmes d’éclairage extérieur et d’accès physique au local. Les auteurs concluent sur la nécessité de mieux tenir compte de la diversité des besoins des jeunes immigrants, hommes et femmes (en s’interrogeant notamment sur la possibilité de développer des activités distinctes selon les sexes) et au besoin de repenser l’emplacement et les conditions matérielles d’accès au local.

L’évaluation de ce centre soulève évidemment la question de l’accueil réservé aux jeunes de familles immigrantes dans les quartiers, souvent parmi les plus défavorisés, des grandes villes. Mais au-delà de cette préoccupation, il sera intéressant de suivre l’évolution des enjeux sociaux dans les vieux quartiers urbains où habitent des francophones, tels que la Basse-Ville et Vanier à Ottawa. Comment les organisations sociales choisiront-elles de réagir face à la diversification ethnique des quartiers? Sera-t-il possible de concilier les besoins et les intérêts des francophones avec ceux des jeunes de familles immigrantes qui doivent composer avec leur nécessaire intégration à leur société d’accueil et qui ne cherchent pas souvent, à travers ce processus, à se tailler une place dans la communauté francophone? Quelles pourraient en être les conséquences à plus long terme pour les vieux quartiers urbains franco-ontariens où, comme le rappelle Anne Gilbert, des écoles francophones ont été obligées de fermer malgré les pressions des communautés franco-ontariennes en place (1999 : 115)?

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Il existe sans doute autant de méthodes et d’espaces d’intervention auprès des jeunes que de problématiques qui les concernent. Les articles que nous vous présentons témoignent de cette diversité. Il en va aussi des « pratiques » décrites dans ce numéro : ateliers de sensibilisation aux réalités homosexuelles (Caroline Ringuet), théâtre engagé portant sur la sexualité chez les jeunes (Nérée St-Amand), intervention auprès de jeunes de la rue à Sudbury (Jean-Marc Bélanger). D’autres problématiques qui touchent le logement, la santé mentale, la maternité « précoce » et bien d’autres auraient pu être abordées dans le cadre de ce numéro sur les jeunes. Plus que la multitude des questions qui touchent les jeunes au moment de leur transition vers la vie adulte, il faudrait peut-être retenir de ce numéro de Reflets que le choix des méthodes est d’abord orienté par le regard posé sur les jeunes et les difficultés qu’elles et ils rencontrent. Les contributions à ce numéro soutiennent une vision des jeunes qui n’est ni celle d’un groupe victime d’une société qui l’opprime ni celle d’une jeunesse disposant d’une liberté d’action sans contraintes. Quelles que soient leurs situations ou leurs difficultés, les jeunes maintiennent dans cette perspective des marges de manoeuvre leur permettant de choisir et d’agir. Le travail social peut dans cette perspective oeuvrer à lever certaines contraintes auxquelles les jeunes font face ou les accompagner dans leur besoin de les contourner, voire de les affronter. Une telle pratique oblige cependant qu’un regard critique soit posé sur certaines orientations dominantes dans les champs de l’intervention sociale et que prenne racine une sensibilité particulière à l’endroit des réalités qui affectent particulièrement certains groupes de jeunes.