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Lilian Negura : Vous êtes sociologue du travail, on vous connaît comme un sociologue du travail. Comment êtes-vous arrivé à vous pencher sur ce sujet?
Daniel Mercure : C’est la sociologie de la culture qui m’a amené à la sociologie du travail. Mes premiers travaux ont porté sur la construction sociale des catégories de l’entendement, particulièrement les représentations du temps. Donc, j’étais au coeur des théories de la sociologie de la culture. Mais au cours de mes travaux empiriques, ce qui m’a frappé, c’est la puissance du déterminisme économique et du déterminisme du travail dans les représentations que l’on a de l’avenir. Par conséquent, la sociologie de la culture m’a amené à la sociologie du travail, ce qui m’a aussi conduit à une analyse plus matérialiste de la culture, thème qui me concerne aujourd’hui : j’étudie le lien social en rapport avec le travail, et ce dernier en rapport avec la culture. Je tente de penser globalement la société, mais ma porte d’entrée c’est le travail et la culture.
Lilian Negura : Vous êtes réputé pour vos travaux sur les dernières transformations du monde du travail. Dans les années ’90, vous avez proposé le concept d’impartition flexible, en utilisant comme exemple les changements dans l’industrie forestière au Québec. Êtes-vous d’accord avec l’opinion voulant que ce processus génère de la précarité?
Daniel Mercure : Rappelons d’abord que par « impartition flexible » j’entends les différentes formes d’externalisation du travail de même que la quête de flexibilité tous azimuts de la part des employeurs. Lorsque j’ai inventé le terme au début des années 90, plusieurs considéraient qu’une telle dynamique était passagère, ou encore limitée à quelques secteurs. Mes premiers travaux ont donc été suivis d’autres études, notamment l’ouvrage Les entreprises et l’emploi, de même que de plusieurs articles, qui ont montré que cette dynamique d’impartition flexible était généralisée à l’ensemble des secteurs économiques. Finalement, cette dynamique traduit l’émergence d’un nouveau type de régulation qui modifie l’ancienne régulation fordiste dans un contexte néolibéral. Par ailleurs, l’étude des processus de flexibilité qui accompagnent l’impartition met en relief différents types de flexibilité, notamment la flexibilité fonctionnelle, qui est fondée sur la polyvalence du travail, et la flexibilité numérique, c’est-à-dire l’ajustement du volume de main-d’oeuvre selon les besoins immédiats de l’entreprise.
C’est surtout la flexibilité numérique qui a conduit à l’essor de la précarité d’emploi, à la généralisation d’emplois atypiques de tous ordres. Cela se traduit dans les faits par un marché du travail en quelque sorte dual, caractérisé d’un côté par des emplois réguliers, plus polyvalents et en même temps plus exigeants et, de l’autre, par des emplois périphériques avec des statuts qui sont marqués par l’instabilité et des durées d’emploi déterminées. En ce sens, il ne fait pas de doute que la dynamique l’impartition flexible a conduit à une plus grande précarité du travail, même si la flexibilité fonctionnelle a réellement enrichi le travail.
Lilian Negura : On parle beaucoup aujourd’hui de vulnérabilité, d’exclusion, de nouvelle pauvreté et de désaffiliation. Ce débat intellectuel enrichit sans doute notre compréhension de l’évolution actuelle des inégalités sociales. Où vous situez-vous dans ce débat?
Daniel Mercure : Probablement ce qui justifie ce ton alarmiste, c’est que nous assistons à l’émergence d’une nouvelle forme de pauvreté. Le travail a toujours été à la source des inégalités et l’absence de travail à la source de la pauvreté. C’est bien connu. Mais les nouvelles formes de pauvreté frappent des groupes qui, depuis l’après-guerre, étaient davantage à l’abri : les travailleurs. On assiste aujourd’hui à l’appauvrissement de gens qui sont sur le marché de travail. C’est très fort ce phénomène aux États-Unis, mais également au Canada. Donc cela peut nous aider à comprendre ce ton alarmiste dans la mesure où le travail n’est pas nécessairement une voie de sortie de la pauvreté. Dans le cas des États-Unis par exemple, ce sont des millions de personnes qui sont des working poors. C’est le résultat du Workfare de la révolution néolibérale. À cela s’ajoute l’extension de la vulnérabilité. Être vulnérable, ce n’est pas être exclu, mais ce n’est pas non plus être intégré : c’est être vulnérable au sens fort du terme, c’est-à-dire fragile. Bref, nos vies de travail peuvent basculer plus facilement aujourd’hui que ce n’était le cas avant les crises de la fin des années ’70 et du début des années ’80, puis de celles des années ’90 : restructuration d’entreprise, délocalisation, pertes d’emploi dans certains secteurs, etc.
Lilian Negura : Dans ce contexte, comment voyez-vous la santé au travail? La multiplication, les dernières décennies, des diagnostics des troubles mentaux déterminés par les conditions de travail semble avoir un lien avec les nouvelles transformations du monde de travail. Quelle est votre explication de ce phénomène?
Daniel Mercure : Je crois que le phénomène marquant que nous connaissons en ce moment renvoie aux problèmes de santé mentale au travail liés en bonne partie à la surcharge mentale, problèmes qui découlent dans une large mesure de la flexibilité fonctionnelle. Les cas qu’on peut observer sont vraiment impressionnants, soit des gens qui ont une formation dans un domaine donné, à qui on demande beaucoup plus de polyvalence, c’est-à-dire de faire un ensemble de choses dont le contenu de chacune des activités n’est pas nécessairement hautement stressant, mais le fait de vivre avec cette surcharge mentale produit du stress. S’ajoute le fait d’être en apprentissage de manière continuelle, comme c’est le cas surtout pour les catégories professionnelles élevées, ou encore de vivre une forte intensité au travail, comme c’est le cas pour plusieurs emplois. La flexibilité est une cause réelle des problèmes de santé mentale au travail, cela ne fait pas de doute dans mon esprit. C’est le prix de la polyvalence.
Lilian Negura : Plusieurs observateurs remarquent un changement extraordinaire ces dernières décennies de la représentation sociale du travail, ce que nous suggère l’émergence possible d’un nouvel éthos du travail dans le monde occidental. Selon vous, est-ce que le travail perd sa place centrale dans nos vies ou si c’est plutôt un renforcement de sa centralité? Quelle est la tendance actuelle, selon votre analyse?
Daniel Mercure : Je crois qu’il faut faire une distinction fondamentale entre la centralité objective et la centralité subjective du travail. La centralité objective renvoie à l’importance réelle que revêt le travail. De 1986 à 2006, comme nous le révèle la dernière Enquête sociale générale, le nombre de travailleurs canadiens qui consacrent 10 heures et plus au travail et aux activités qui y sont liées dans une journée moyenne de travail est passé de 17 % à 25 %. Le travail est donc omniprésent dans nos vies, et sa centralité objective de plus en plus grande. En outre, au sein de la très grande majorité des ménages, il n’y a plus une personne, mais deux qui travaillent. S’ajoute à cela le fait qu’il y a de plus en plus d’enfants ou d’adolescents qui travaillent. Et ce n’est pas tout : depuis 2002, les 55 ans et plus retournent au travail. Donc, du point de vue de la centralité objective, le travail est de plus en plus omniprésent dans nos sociétés.
Par contre, du point de vue de la centralité subjective, c’est-à-dire de l’importance qu’on y accorde, je crois que nous sommes dans une tendance différente : c’est-à-dire que la main-d’oeuvre accorde une centralité subjective peut-être moins grande au travail que ce n’était le cas auparavant. Mais attention, ce n’est pas que le travail soit peu important, au contraire. Ce qui est en jeu, c’est d’éviter que le travail nous envahisse trop. On peut interpréter ce phénomène comme une réaction à la montée en force de la centralité objective du travail. Mais aussi, comme une modification plus profonde du sens du travail dans nos sociétés, surtout si le travail exercé n’est pas synonyme d’épanouissement, valeur centrale du « Je » dans nos sociétés.
Lilian Negura : Les enquêtes montrent que, ces dernières décennies, on valorise davantage l’accomplissement par le travail, le plaisir au travail. Est-ce qu’on reçoit ce qu’on cherche au travail?
Daniel Mercure : Une des grandes dynamiques des organisations en ce moment, c’est de s’emparer de la subjectivité des gens, de la mobiliser et d’amener les travailleurs, surtout dans les secteurs qualifiés ou hautement qualifiés, à fournir un potentiel de création plus grand. De ce point de vue, c’est un enrichissement du travail et cela peut très bien répondre aux nouvelles aspirations de réalisation de soi, au travail comme ailleurs. Les entreprises cherchent à mobiliser davantage les aptitudes. Est-ce que ça conduit pour autant à plus de bien-être? Je crois que ça peut conduire à un potentiel de réalisation de soi plus grand, mais en même temps, cela comporte le risque d’une invasion instrumentale de la personnalité.
Par ailleurs, la main-d’oeuvre est devenue plus prudente quant à son engagement et c’est tant mieux. Un petit rappel s’impose.
Pour éviter d’entrer en crise, les organisations, dans les années ’80, ont souvent fusionné. Pour que les gens puissent travailler ensemble en provenance d’entreprises différentes, les entreprises ont développé une forte identité et accru les formes d’identification. Mais dans les années ’90, en raison de la récession, elles ont licencié beaucoup de monde. Elles ont donc, d’un côté, développé le sentiment d’appartenance, et puis, de l’autre, elles ont, par la force des choses, démonté leur manque de fidélité. Et c’est en même temps ou après ces événements qu’elles ont fait appel à l’ensemble de la subjectivité du travailleur, du moins dans plusieurs secteurs.
La réaction de la main-d’oeuvre, c’est inévitablement de prendre une distance par rapport aux organisations. C’est une réaction totalement saine afin de se protéger. Et le fait que les jeunes travailleurs manquent aujourd’hui de loyauté à l’endroit des entreprises me semble une réponse compréhensible aux pratiques antérieures des employeurs auprès des parents de ces mêmes jeunes.
Ma réponse est donc qu’on ne reçoit pas toujours ce qu’on cherche, mais qu’on reçoit souvent les conséquences de ce qui a été fait dans les années passées.
Lilian Negura : Il y a quelques années, vous écriviez que « les formes contemporaines de vulnérabilité sociale sont singulières, de même que les voies empruntées par les différents groupes sociaux pour surmonter un tel état de fait ». Que pensez-vous de ces voies qu’empruntent les différents groupes sociaux pour se sortir de leur condition de vulnérabilité?
Daniel Mercure : Les nouvelles formes de vulnérabilité touchent précisément des groupes qui ne sont pas intégrés dans des anciennes logiques catégorielles assises sur des institutions solides, comme les syndicats ou les groupes professionnels, ou encore sur des entreprises qui conservaient un lien d’emploi soutenu avec leurs employés. C’est un élément clé qui rend d’autant plus difficile cette vulnérabilité. C’est complètement différent de ce qu’on a connu avec les groupes sociaux qui étaient intégrés à l’intérieur des syndicats forts, dans des entreprises stables, ou encore à l’intérieur de communautés fortes, par exemple au sein de petites localités mono-industrielles. L’isolement des nouveaux vulnérables est un facteur extrêmement important à considérer. Les voies de sorties sont moins institutionnelles et plus individuelles; elles reposent aussi davantage sur la force des réseaux. Le capital social remplace les anciennes solidarités catégorielles.
Lilian Negura : Parce qu’on discutait de la vulnérabilité, les travailleurs sociaux ont un rôle à jouer dans la recherche d’une issue pour les gens en difficulté. Trouvez-vous que les travailleuses et les travailleurs sociaux doivent s’intéresser davantage au travail pour répondre aux besoins de ces personnes?
Daniel Mercure : Je pense que oui et pour deux raisons. La première, bien sûr, c’est que les transformations du travail ont été à la source de nouvelle forme de précarité et de vulnérabilité et au coeur de l’émergence de nouveaux groupes de pauvres. Mais ce n’est pas ce qui m’apparaît nécessairement le plus important ici. L’un des éléments les plus importants c’est la transformation actuelle de politiques sociales dans le contexte du néolibéralisme qui caractérise nos sociétés occidentales. Ces dernières ont fondé les systèmes de soutien sur une base tantôt assurantielle (Weimar), tantôt sur la base du solidarisme mutualiste, tantôt encore sur la base de l’allocation universelle (Beveridge). Mais la construction de l’État-providence ne s’inscrit plus à mon sens dans la parfaite continuité de ces grands axes. Nous assistons plutôt à un ensemble des politiques qui se construisent, pierre par pierre, et qui sont fondées sur ce qu’on appelle l’activation, c’est-à-dire la nécessité pour les travailleurs de se prendre eux-mêmes en charge, d’être responsables de leur avenir, de construire leur portfolio, etc.
Par conséquent, ce qu’il faut bien saisir dans le contexte actuel, c’est la tendance à une forte responsabilisation de la personne par rapport au travail. Cette dynamique de fond se retrouve à l’intérieur même des différents programmes sociaux, lesquels valorisent toute forme de retour au travail, l’autoformation, la responsabilisation individuelle, et le plus rapidement possible. Et donc, le travail est en train de devenir un des outils clés des systèmes sociaux. Alors, ça devient extrêmement important de voir comment cela se construit et jusqu’où ira cette responsabilité individuelle par rapport au travail. Je pense que c’est un changement important.
Il ne s’agit pas d’être nécessairement contre cette approche, ni d’être nécessairement pour, mais je pense que pour le service social, il importe de bien examiner dans quelle mesure le travail, ou plutôt l’emploi, est en train de devenir tant la seule voie d’analyse de tout le système d’aide sociale que le seul critère de réussite. Ce faisant, il faut bien comprendre les mécanismes du marché du travail pour voir aussi dans quelle mesure ça va marcher ou ça ne marchera pas. Et pour critiquer une approche aussi réductrice. Un individu qui a besoin du soutien des travailleurs sociaux ne se résume pas au seul champ du travail, ce qui signifie que les approches individuelles ou familiales soient toujours de mise, cela me semble évident. Néanmoins, les travailleurs sociaux ne peuvent plus faire l’économie d’une bonne compréhension du marché du travail, dans la mesure où l’outil de l’intégration sociale devient de plus en plus le marché du travail, l’activation par le marché du travail, par cette forme de responsabilisation individuelle.
Lilian Negura : Dans cette logique, n’arrive-t-on pas à culpabiliser les gens? Par mettre toute la responsabilité sur leurs épaules?
Daniel Mercure : Oui, c’est évident. C’est l’idée que chacun a le devoir de se prendre en charge, ce qui laisse sous-entendre que chacun en a la possibilité et les moyens. Ce n’est pas évident du tout selon moi. Le travailleur social n’est pas un agent de placement. Sa perspective est plus large, car les problèmes sont plus larges : ils embrassent l’ensemble du vécu et comportent des dimensions psychologiques incontournables. Dans mon esprit, le défi qui se pose aux travailleurs sociaux est double : arrimer leur compréhension des dynamiques socioculturelles et psychologiques à celle du marché du travail et penser de manière novatrice leur rôle et leur pratique dans un tel contexte.
Lilian Negura : On travaille de plus en plus et, en même temps, on a beaucoup de pauvreté. Alors, quelle est votre explication de la pauvreté actuelle? Comment expliquer le fait qu’il y a tellement de pauvreté au moment où on produit tellement de richesses par le travail?
Daniel Mercure : Je pense que ça s’explique par la transformation des logiques d’entreprise, comme je l’ai évoqué au début de cette entrevue, mais aussi par une transformation lente du rôle de l’État. On vit une période singulière de changement.
Par exemple, dans le contexte de la mondialisation actuelle, les secteurs à forte densité de main-d’oeuvre, les secteurs de la fabrication par exemple, sont des secteurs qui produisent des poches de pauvreté, car maintes entreprises ont de la difficulté à faire face à la nouvelle dynamique économique. Il y a certainement des poches de pauvreté qui se reproduisent sur des bases culturelles, mais il y a aussi des basculements dans la pauvreté qui se font chez les groupes qui ne semblaient pas être prédisposés à entrer dans la pauvreté. C’est lié, pour l’essentiel, à la rapidité des transformations du marché du travail. C’est ce qu’on a vécu de façon importante au cours des années ’90 à 2000 par exemple. Des formes nouvelles d’exclusion et de précarité ont touché des catégories dont le bagage culturel n’était pas grandement déficient. Par ailleurs, la vulnérabilité aujourd’hui, c’est aussi l’effritement des supports sociaux et institutionnels pour des pans entiers de main-d’oeuvre. La zone de vulnérabilité s’est accrue, donc les risques de basculement se sont accrus. Enfin, évidemment, les groupes qui disposent d’un capital culturel faible, d’un niveau d’instruction peu élevé, constitueront des groupes très vulnérables au cours de la prochaine décennie.
Lilian Negura : Et si on parlait effectivement de l’avenir, quelle est votre vision de l’avenir du travail?
Daniel Mercure : Je pense que le travail est appelé encore pour au moins une génération à jouer un rôle important en terme de centralité objective parce qu’on va travailler de plus en plus dans un contexte d’ajustement à la nouvelle donne internationale. On assiste même depuis les années 2000 à un retour au travail des 55 ans et plus. Par contre, je crois que les dynamiques de flexibilité des entreprises, notamment de flexibilité numérique, ont des limites, et je ne serais pas étonné que certaines entreprises mettent beaucoup plus d’accents sur un ensemble de mesures de protection sociale et de bien-être pour leurs employés. Ce phénomène est déjà en cours, mais pas partout, tant s’en faut. Essentiellement dans les secteurs à haute technicité où la main-d’oeuvre est qualifiée et rare. Quant au contenu du travail, je pense que les exigences de polyvalence vont rester là et les exigences de qualification ne cesseront pas de s’accroître. Les vrais perdants seront les personnes qui n’auront pas de formation de base solide. D’où l’urgence d’agir au chapitre du dérochage scolaire et de la formation, ce qui suppose précisément des actions larges auprès des familles et des jeunes.
Lilian Negura : Merci d’avoir accepté de répondre à nos questions.