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Introduction

Les dispositifs paritaires peuvent être analysés comme des formes institutionnelles spécifiques de relations entre les interlocuteurs sociaux dont l’objet est la gestion d’éléments de la relation salariale déléguée par l’État, ce dernier gardant un rôle plus ou moins important de contrôle (Aproberts et coll., 1997). Cette sphère autonome de régulation du social n’est pas propre à la France et s’est constituée dans la plupart des pays européens[1], représentant même, dans les pays dits néocorporatistes (Schmitter, 1979), le mode d’association des organisations représentatives du rapport capital/travail à l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques publiques. En France, où l’interventionnisme de l’État dans les relations professionnelles est constant, le paritarisme se présente de manière éclatée, au point qu’il apparaît plus pertinent de parler d’une « galaxie paritaire » (Daniel, Rehfeldt et Vincent, 2000).

La forme paritaire s’est d’abord développée au sein des institutions de protection sociale françaises, l’acteur patronal ayant joué un rôle décisif dans la promotion de dispositifs complémentaires à la Sécurité sociale et fondés sur une base conventionnelle (Pollet et Renard, 1997). D’abord limitée au domaine des retraites complémentaires (1947, 1961), la technique paritaire est également utilisée par les acteurs sociaux pour élaborer des régimes d’indemnisation du chômage (1958), puis directement promue par un texte législatif dans le champ de la formation professionnelle continue (1971). Au long des Trente Glorieuses, dans des contextes politiques et économiques différents, le paritarisme se constitue comme le mode de gouvernance spécifique et central de la formation professionnelle et de la protection sociale (Mériaux, 1995). Les interlocuteurs sociaux dans leur ensemble sont attachés à ces dispositifs, et notamment le patronat qui a été largement à l’initiative des institutions paritaires (Aproberts et coll., 1997). Pour ce dernier, l’engagement dans la régulation paritaire a été le moyen de garder le contrôle sur ces deux domaines face à l’intervention de l’État et aux revendications syndicales.

Dans un contexte où les transformations du système productif (montée des activités de service au détriment des activités industrielles) et celles du marché du travail et des identités professionnelles (précarisation, individualisation…) ainsi que les reconfigurations de l’État-providence ébranlent les institutions paritaires, l’objectif de cet article est d’analyser les mutations en cours dans les formes d’engagement des organisations patronales dans la gouvernance des institutions paritaires et leurs conséquences sur la régulation paritaire[2].

La diversité des intérêts et le peu d’identité commune entre les différents groupes qui constituent le monde patronal ne permettent pas d’appréhender l’action collective et organisée des chefs d’entreprise avec les catégories construites pour rendre compte du fait représentatif dans le monde salarié. L’espace de représentation (Coulouarn, 2008) est d’abord un espace discontinu, fait de zones denses et d’autres qui le sont beaucoup moins, induisant une capacité à représenter et à agréger des intérêts et des pratiques plurielles et inégales. La capacité à représenter des organisations patronales et la constitution du mandat patronal dans les négociations ou le paritarisme peuvent être analysées à l’aune de la double logique d’adhésion et d’influence mise en évidence par Streeck (1991) à partir de travaux de comparaison des organisations d’employeurs de différents pays menés dans une approche anglo-saxonne des relations industrielles. La notion de logique d’adhésion paraît toutefois rendre insuffisamment compte des spécificités de la structuration des acteurs sociaux au sein du système français de relations professionnelles. La capacité de représenter y tient certes de la base d’adhésion, mais encore plus d’une capacité à produire une identité collective disposant d’une cohérence minimale. C’est pourquoi nous préférons distinguer une logique d’influence et une logique de cohésion, deux dimensions plus adaptées aux spécificités françaises rencontrées dans nos enquêtes.

La logique d’influence s’entend comme la recherche d’imposition dans l’espace public des solutions pratiques ou des représentations propres aux visions du monde de l’entreprise : elle vise à influer sur le politique dans la prise de décision, à produire un sens commun ou des schèmes de pensée orientant les conduites spontanées des autres acteurs, ce qu’en d’autres temps (ou en d’autres termes) on aurait appelé une « lutte idéologique » ou une « bataille pour l’hégémonie ». À travers la notion de logique de cohésion, nous entendons ce qui concourt à la constitution formelle des organisations, ce qui permet de tenir ensemble les différentes strates et l’hétérogénéité des composantes du monde patronal, d’en assurer la reproduction. Cette logique de cohésion repose sur un processus constant tendu entre unité et hétérogénéité du groupe à représenter. Avec cette grille de lecture, l’analyse des évolutions de la capacité de représentation du MEDEF[3] met en évidence le paradoxe opposant une cohésion en voie d’affaiblissement à une influence toujours forte dans la société (Amossé et coll., 2011).

Ces deux logiques sont également particulièrement pertinentes pour analyser les répertoires d’action collective patronale mobilisés dans le champ de la protection sociale et de la formation professionnelle.

En termes de logique d’influence, la régulation paritaire a servi d’appui à la diffusion de la stratégie patronale dans ces deux champs. L’enjeu du travail politique de l’organisation patronale dominante en direction de l’État a été de délimiter le champ paritaire contre l’action étatique en s’appuyant sur tout ou partie des organisations syndicales. Ainsi, le Conseil national du patronat français / Mouvement des entreprises de France (CNPF/MEDEF) s’est imposé comme pilote du paritarisme et exerce par ce biais une influence décisive sur les politiques publiques.

En termes de logique de cohésion, la production d’une parole patronale unifiée, représentant la diversité des intérêts patronaux, s’est longtemps structurée autour du poids dominant des fédérations industrielles. De surcroît, dans la formation professionnelle, cette domination s’est appuyée sur une forte capacité d’expertise. Toutefois, comme l’explique Jean Bunel, dans la mesure où les organisations patronales fonctionnent comme des « dispositifs associatifs », cette logique de cohésion a souvent été mise à mal par les tendances à l’autonomie des différentes instances constitutives des organisations patronales : « Chaque instance revendique fortement son autonomie et la conduite indépendante de sa politique et de son action, instrumentalisant davantage son appartenance au CNPF et la finalisant assez peu » (Bunel, 1997 : 12). À cet égard, la régulation paritaire est longtemps apparue comme un moyen de résoudre les tensions entre logique de cohésion et logique d’influence. La remise en cause des États-providence consécutive à l’extension du processus de mondialisation de l’économie en fragilise les institutions. Cet ébranlement de la régulation paritaire se trouve renforcé, d’un côté, par l’affaiblissement de la capacité de mise en cohérence par les organisations patronales des secteurs industriels face à la montée des services et, d’un autre côté, par une redéfinition de la place des acteurs dans ces champs. Ces nouvelles tensions et la fragmentation des figures patronales qu’elles engendrent se concrétisent dans les formes et les modalités des compromis négociés et des modes de gouvernance des institutions paritaires.

Dans cet article, après avoir réévalué à l’aune des logiques d’influence et de cohésion les formes de construction historique de la stratégie patronale de la régulation paritaire – au lendemain de la Seconde Guerre pour la protection sociale et au tournant des années 1970 pour la formation professionnelle continue –, on s’intéressera aux transformations de la conception du paritarisme portée par le patronat.

Le paritarisme, au coeur du travail politique d’influence et outil de cohésion pour le patronat

Le paritarisme désigne, nous l’avons vu, les configurations dans lesquelles l’État délègue aux partenaires sociaux la gestion d’un objet d’intérêt général dans le champ de la relation salariale. Cette délégation de compétence lie les institutions concernées à l’État selon des formes multiples, la puissance publique gardant un rôle plus ou moins important. Dans cette logique, les interrogations sur le paritarisme « pur », produit de la négociation collective, qui serait à opposer aux différentes formes de tripartisme sont peu pertinentes. Comme le rappelle Olivier Mériaux en s’appuyant sur les théories de l’échange politique, « l’autonomie des systèmes paritaires est illusoire puisque sa dynamique [celle du paritarisme] est précisément celle des interdépendances stratégiques internes (entre les acteurs du paritarisme) et externes (entre les partenaires sociaux et l’État) » (1996 : 261). Selon le degré d’implication des acteurs, on a trois types de paritarisme : d’orientation et de codification, de consultation et de gestion (Vincent et Daniel, 1998). Toutefois, cette caractérisation peut prendre des aspects particuliers suivant le champ dans lequel ces dispositifs paritaires se déploient.

Dans la protection sociale, le paysage est diversifié : dans les organismes de sécurité sociale, les partenaires sociaux n’assurent que la gestion des caisses, l’élaboration des grandes orientations du régime et la fixation de ses paramètres financiers relevant de l’État – gouvernement jusqu’en 1995, Parlement depuis –, alors que dans la protection sociale complémentaire des accords codifient le fonctionnement des institutions paritaires, spécifiant ainsi un paritarisme d’orientation, de codification et de gestion. Pour le patronat, seules ces dernières institutions relèvent effectivement du champ paritaire, alors que la place prise par l’État dans les organismes de sécurité sociale tendrait à les en exclure.

Dans la formation professionnelle, les diverses formes de paritarisme sont présentes d’emblée dans l’élaboration des accords et dans la gouvernance du système paritaire, que ce soit dans les branches, dans le fonctionnement des OPCA (organismes paritaires collecteurs agréés) ou au niveau national dans celui du CPNFP (Comité paritaire national pour la formation professionnelle) (voir l’encadré 4, Le système français de formation professionnelle continue).

Les répertoires d’action collective patronale mobilisés dans le cadre de la régulation paritaire sont spécifiques et jouent un double rôle. D’une part, le travail d’influence en direction du politique a renforcé l’autonomie des institutions paritaires afin d’y assurer le maintien du contrôle patronal. D’autre part, la création d’une sphère de régulation paritaire de la protection sociale puis de la formation professionnelle avec les organisations syndicales a permis l’affirmation de l’organisation faîtière et la production d’une parole patronale unifiée essentielle pour assurer tout à la fois la cohésion et l’influence de l’organisation.

Esquisse d’une construction historique : la structuration de l’action patronale autour de la doctrine paritaire

Le champ de la protection sociale puis celui de la formation professionnelle confirment bien, depuis 1945, la thèse souvent avancée selon laquelle la construction des organisations patronales ne s’est réalisée qu’en réponse à deux menaces : l’intervention étatique et le mouvement syndical (Weber, 1986 ; Bunel, 1996). La protection sociale montre pour le coup un paysage plus complexe, puisque la structuration de l’organisation patronale nationale s’y est bien faite contre la création de la Sécurité sociale par l’État, mais en s’appuyant sur une partie des organisations syndicales. La régulation paritaire de la formation professionnelle s’est de son côté construite sur un mode plus consensuel, malgré des divergences entre acteurs. Depuis, l’organisation patronale a régulièrement donné une large place à ces deux domaines dans son travail politique d’influence.

Dans la protection sociale, une alliance du patronat avec certains syndicats pour contrer l’action étatique

Au sortir de la guerre, l’enjeu de la réorganisation de l’organisation patronale est de rompre avec le passé récent – le patronat est accusé de collaboration avec le régime de Vichy – et de tirer les leçons de l’échec de 1936 où la CGPF (Confédération générale de la production française) s’était retrouvée sans rapport de force dans les négociations tripartites de Matignon (Kolboom, 1986). La résistance à l’activisme étatique du Conseil national de la résistance et au poids de la Confédération générale du travail (CGT[4]) dans le processus politique va servir de ciment à une action cohérente et centralisée autour de la contre-offensive à la Sécurité sociale (Pollet et Renard, 1997). Pour le patronat, marginalisé dans la gestion de la protection sociale où il était dominant avant la guerre, l’usage de l’idée paritaire lui permet d’imposer, dans les espaces laissés vacants par la Sécurité sociale, des institutions de gestion de la protection sociale complémentaire fondées sur une administration conjointe (Pollet et Renard, 1995).

Face au modèle retenu pour la Sécurité sociale – la « gestion ouvrière », de fait la gestion par les organisations syndicales –, le CNPF impose un modèle de gestion paritaire en signant en 1947 avec la CGC (Confédération générale des cadres) toute nouvellement créée un accord collectif sur les retraites complémentaires des cadres. Le régime est géré par des institutions de prévoyance paritaires, son unité étant assurée par une association d’institutions gestionnaires (l’Association générale des institutions de retraite complémentaire des cadres – AGIRC). C’est sur le même modèle paritaire, mais cette fois en associant la CGT-FO et la CFTC, que sont créés quelques années plus tard l’UNEDIC (Union nationale pour l’emploi dans l’industrie et le commerce en 1958) pour l’indemnisation du chômage et les régimes en répartition des non-cadres (Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés – ARRCO en 1961).

Le développement d’une protection conventionnelle à gestion paritaire au sein de la protection sociale obligatoire, mais à la périphérie de la Sécurité sociale, constitue un procédé nouveau du fait de son niveau d’intervention : « Les concessions interprofessionnelles sont d’autant plus fortes que les patrons refusent toute intervention au niveau de l’entreprise » (Friot, 1994 : 114). Contrairement à la négociation collective, qui s’édifie alors autour de la branche, le CNPF promeut une régulation paritaire centralisée au travers d’organismes gestionnaires interprofessionnels. Les organisations syndicales avec lesquelles il signe des accords sont aussi portées vers le niveau interprofessionnel, car elles sont moins bien implantées dans l’entreprise que la CGT. Elles renforcent ainsi leur légitimité institutionnelle.

Le paritarisme est également utilisé pour souligner les échecs de la Sécurité sociale, par exemple dans la maîtrise des dépenses de santé en 1965 (Catrice-Lorey, 1997). L’influence patronale est telle que le principe paritaire sera repris dans les ordonnances de 1967 qui, malgré l’opposition de la CGT et de la CFDT (Confédération française démocratique du travail), instaurent une parité entre représentants des employeurs et des salariés dans les conseils d’administration des caisses de sécurité sociale. Cette modification fonctionnelle permet à la CGT-FO (Force ouvrière) d’occuper durant 28 ans la présidence de la CNAMTS (Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés). En 1996, les modifications de la composition des conseils d’administration introduites par la réforme du fonctionnement de l’assurance maladie (cf. infra) sont l’occasion pour la CFDT de prendre la présidence de la CNAMTS en s’appuyant sur une « majorité de gestion » qui regroupe la CFTC, la CGC, la Mutualité française, le MEDEF et la CGPME (Confédération des petites et moyennes entreprises). Ainsi, la constitution des institutions paritaires de protection sociale complémentaire a permis au patronat de se réaffirmer durablement face aux pouvoirs politiques en se réappropriant un discours préexistant (l’idée paritaire) et de négocier puis consolider une alliance avec certains acteurs syndicaux.

Dans la formation professionnelle continue, une régulation conjointe au niveau interprofessionnel et de branche pour éviter la régulation dans l’entreprise

La même stratégie est utilisée par l’organisation patronale dans le champ de la formation professionnelle pour contrer, au début des années 1970, une intervention législative voulue par le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas. Dans la mesure où, pour le patronat, la formation des salariés est centrale dans l’activité productive des entreprises, l’enjeu pour le CNPF sera de préserver ce champ de décision entrepreneuriale contre toute régulation conjointe avec les interlocuteurs syndicaux dans l’entreprise. Pour autant, les modalités de structuration de la régulation paritaire sont différentes de celle de la protection sociale. Alors que la négociation collective est l’unique source en matière de protection sociale complémentaire, les grandes orientations du système de formation professionnelle sont dès l’origine définies au niveau interprofessionnel par un procédé original articulant négociation et décision législative, baptisé « loi négociée ». Ce procédé a été initié par la loi de juillet 1971 qui reprenait pour partie le contenu de l’accord de 1970 conclu par les partenaires sociaux. La recherche du compromis et du bien commun dans ce domaine justifient que la négociation d’un accord interprofessionnel précède l’adoption d’une loi qui en reprend plus ou moins complètement les dispositions. Pour les partenaires sociaux, cette place particulière de l’enjeu formation plaide pour sa constitution en sphère de régulation essentiellement autonome (voir l’encadré 4 sur le système français de formation professionnelle).

Le dispositif de 1970-1971 consacre l’entreprise comme le lieu où se rencontrent les besoins des entreprises et les attentes des salariés en matière de formation en assujettissant cette dernière à une contribution obligatoire au financement de la formation continue. Mais l’élaboration de la politique de formation de l’entreprise reste de la seule prérogative de l’employeur. Au niveau des branches professionnelles, les quelques organismes collecteurs professionnels créés à l’époque sont rarement paritaires et émanent pour la plupart des organisations patronales. Ils remplissent, sauf exception, essentiellement une fonction technique de gestion ou de conseil à l’élaboration des plans de formation des entreprises. Le paritarisme instauré par le dispositif de 1970-1971 est donc alors plus formel que réel (d’Iribarne et Lemaître, 1987). Certes, l’entrée en lice de la négociation de branche sur les priorités de la formation professionnelle dans la loi de 1984 et les prérogatives nouvelles conférées aux CPNE (commissions paritaires nationales de l’emploi)[5] ont quelque peu modifié le paysage en donnant à ces institutions paritaires et professionnelles les moyens de participer à l’élaboration des politiques et aux choix des publics cibles. Pour autant, la volonté maintes fois réaffirmée par les organisations patronales de garder le contrôle sur le plan de formation et le refus de sa négociation dans l’entreprise délimitent clairement le champ des prérogatives de l’employeur qui ne se partagent pas. De même, on peut cerner les limites de la sphère du paritarisme dans la collecte des fonds de la formation : après s’être opposés durant deux décennies à l’instauration du paritarisme dans les organismes collecteurs, lorsque celui-ci sera imposé par les pouvoirs publics en 1994 les responsables du CNPF et en particulier ceux de sa fédération de la métallurgie[6] parviennent à convaincre les parlementaires de la nécessité de distinguer le paritarisme de gestion, assuré par délégation par les seules organisations patronales, et le paritarisme d’orientation auquel participent les organisations syndicales (Mériaux, 1997).

Le rôle croissant conféré aux branches professionnelles à partir du milieu des années 1980 fait de cet espace un lieu d’intermédiation des politiques publiques. Les organisations patronales de branche sont au coeur de ce système, notamment par la mise en oeuvre des politiques contractuelles de formation[7] dont elles tirent un large bénéfice en termes de légitimité et de consolidation de leur appareil de formation (Tallard, 2004).

À la fin des années 1990, la stratégie patronale vis-à-vis de la régulation paritaire connaît une nette inflexion. La critique de l’État-providence et la dénonciation du « paritarisme de façade » censé régner dans les caisses de sécurité sociale sont les arguments privilégiés pour peser dans le processus politique. Ces arguments facilitent la production d’un discours englobant sur la compétitivité et la réduction des coûts salariaux, mais ils aident aussi à l’homogénéisation du groupe patronal en délimitant plus nettement sa place dans le système de relations professionnelles. Pour autant, ce discours à destination du politique ne se traduit pas rapidement dans une nouvelle stratégie d’action à l’égard des institutions paritaires. La construction de l’unité stratégique du patronat ne va pas de soi, étant donné l’hétérogénéité et l’inégalité des entreprises qui composent celui-ci. D’une certaine manière, la fonction de communication politique développée ne peut à elle seule assurer la cohésion interne de l’organisation patronale.

Une cohésion assurée par l’hégémonie des fédérations industrielles dans l’organisation faîtière

Pour assurer une position hégémonique dans le système paritaire, l’organisation patronale doit construire une position légitime, une position suffisamment partagée entre ses différentes fédérations professionnelles, mais qui respecte leur autonomie et prenne également en compte les spécificités des entreprises et des territoires. Cette légitimité repose sur des mécanismes de concertation construits notamment au sein de commissions internes à l’organisation, chargées de produire une parole et un mandat patronaux unifiés. Ces commissions sont le vecteur de la cohésion patronale et permettent à l’organisation dominante, le CNPF/MEDEF, de jouer ensuite le rôle de pilote du paritarisme, notamment grâce à une expertise forte, comparativement à celle des organisations syndicales. Ce même mode de structuration et de production de la parole patronale se retrouve dans les grandes branches comme la métallurgie (UIMM) et le bâtiment (FFB). C’est autour d’elles que s’est cimentée historiquement la cohésion de l’organisation faîtière.

En ce qui concerne la formation, ce processus de construction de la parole patronale s’est longtemps déroulé au sein de la commission Éducation et Formation professionnelle qui regroupe des représentants des branches et des structures territoriales. Celle-ci était dominée de longue date par l’UIMM et en particulier par son directeur de la formation. La fédération de la métallurgie détenait une quinzaine de mandats au nom du MEDEF ou en son nom propre dans des commissions tripartites traitant de l’éducation et de la formation (commission Éducation-Économie, Conseil supérieur de l’éducation…) et dans des organismes de formation comme l’AFPA (Association pour la formation professionnelle des adultes). Cette posture d’expertise et de lobbying auprès des pouvoirs publics en matière d’emploi et de formation a longtemps permis à l’UIMM d’imposer la défense de ses intérêts comme étant ceux du patronat dans son ensemble. Le poids des différentes fédérations en matière de cotisations, d’expertises et de capacités de lobbying est resté un facteur déterminant dans l’établissement des équilibres au sein de la commission Formation qui permettra à l’UIMM de continuer de peser, fût-ce de façon moins hégémonique, sur l’élaboration de la stratégie patronale malgré l’évolution des rapports de force au sein du MEDEF.

Au-delà de ces processus formels, d’autres, plus informels, qui s’appuient sur la posture de professionnel de la formation tenue par les responsables de l’animation de ce domaine d’action, assurent la légitimité de la parole patronale auprès des grandes entreprises. Ils sont en liaison avec les directions des ressources humaines de quelques-unes de ces dernières auprès desquelles ils testent, entre spécialistes, la pertinence de leurs propositions par rapport aux besoins des entreprises. En aval des négociations interprofessionnelles, ces responsables expliquent à leurs adhérents le contenu de l’accord, les marges de manoeuvre dont ils peuvent disposer dans les entreprises, tandis que vingt-deux coordonnateurs régionaux emploi-formation font de même auprès des PME de leur région.

Cet effort de mise en cohérence à travers le travail en commission s’observe également dans le domaine de la protection sociale, quoique sous des formes plus souples et plus diversifiées. L’enjeu est d’assurer l’homogénéité d’une position patronale sur la protection sociale tout en respectant la promotion des intérêts localisés et spécifiques des différentes branches et entreprises. L’enjeu pour les instances internes du CNPF/MEDEF est de gérer l’hétérogénéité des différentes composantes tout en maintenant le caractère décentralisé de l’action patronale dans le domaine de la protection sociale complémentaire. Pour produire sa doctrine, l’adapter et la faire évoluer au fil des changements économiques et politiques, l’organisation faîtière dispose de plusieurs outils internes qui sont autant de ressources nécessaires à sa prise de décision. La parole patronale est actée au conseil exécutif. Celui-ci bénéficie en amont du travail de réflexion et de construction collective articulé autour de la commission Protection sociale[8] ou de son bureau, des groupes de travail thématiques et du service interne chargé du dossier : la direction de la protection sociale. La commission Protection sociale exerce plusieurs rôles, dont le principal est de mener une réflexion anticipatrice qui n’engage pas directement le CNPF/MEDEF tant que les propositions de la commission n’ont pas été entérinées par le conseil exécutif. Cette commission réunit donc de nombreux responsables de l’organisation et offre, semble-t-il, une certaine liberté de parole à ses membres. Le travail préparatoire, qui est en somme de la parole patronale en devenir, correspond à un état des réflexions qui n’est pas encore officiel. Par ailleurs, par l’entremise des groupes de travail, la commission élabore la position commune de ses membres sur les différentes questions d’actualité dans son champ. Une doctrine commune est ainsi élaborée, mais souvent sur des bases minimales de consensus ou des règles de conduite très lâches. L’objectif est de déterminer ce que les différentes fédérations professionnelles sont prêtes à accepter et ce qu’elles jugent déraisonnable. Des tensions naissent souvent d’intérêts contradictoires entre la logique propre des institutions paritaires, d’une part, et une ou plusieurs branches professionnelles, d’autre part. La direction de la « protection sociale », qui a pour mission principale de préparer les dossiers de la commission, participe également à l’harmonisation des positions par les contacts qu’elle entretient avec ses homologues dans les branches professionnelles. D’une certaine manière, le travail en commission, les contacts et l’articulation avec les fédérations ainsi que la constitution de groupes de travail thématiques participent à la préparation collective des contenus qui sont soumis au conseil exécutif et qui deviendront, s’ils sont validés, la position officielle de l’organisation.

La réforme de l’organisation patronale et sa transformation en MEDEF s’effectuent comme précédemment en réponse à une menace extérieure : menace conjoncturelle que constitue l’arrivée d’un gouvernement de gauche au pouvoir en 1997, menace plus structurelle résultant de l’affaiblissement du syndicalisme et du retrait de l’État. La réforme s’appuie sur deux grands axes : d’une part, la décentralisation de l’action collective, notamment au niveau territorial, et une nouvelle importance accordée aux services aux adhérents ; d’autre part, le renforcement du travail de communication. L’organisation remplace ses commissions – lieux où se cristallisaient souvent des oppositions internes – par neuf groupes d’action et de proposition.

Face a un monde en mutation, un renouvellement des objectifs de la stratégie patronale dans la régulation paritaire

Avec le retour de la gauche au pouvoir à la faveur des élections législatives de 1997, les relations étroites établies entre le Conseil national du patronat français (CNPF) et les pouvoirs politiques durant la décennie précédente se trouvent bouleversées : lors de la conférence sur l’emploi de 1997, le président du CNPF ne parvient pas à influer sur la mise en place de la mesure phare du nouveau gouvernement, la réduction de la durée du travail à 35 heures. Afin de rétablir son influence, l’organisation patronale révise alors sa place dans la société et la politique en ne se définissant plus seulement comme représentante des patrons dans le cadre du dialogue social, mais aussi comme porte-parole de l’entreprise et d’une « vision entrepreneuriale de la société ». Le changement de sigle de l’organisation concrétise cette nouvelle stratégie qui cherche à multiplier et à systématiser de nouveaux points d’accès aux processus politiques (Woll, 2006 ; Offerlé, 2007).

Le président de la « nouvelle » organisation patronale inaugure son mandat en 1999 par de tonitruantes propositions sur « la refondation sociale » de la France au travers desquelles il cherche, par la valorisation de la sphère contractuelle, à avoir l’appui des organisations syndicales dans son combat contre l’emprise de l’État sur la construction des normes d’emploi (Lallement et Mériaux, 2001). Cette nouvelle stratégie s’accompagne de changements internes donnés à voir comme une modernisation de la représentation patronale. On assiste à une déstabilisation de la représentation patronale du fait des transformations du tissu productif, d’une part, et d’une volonté de contrôle plus large des pouvoirs publics, d’autre part.

Fragilisation de la représentation patronale face à l’hétérogénéité croissante du monde entrepreneurial

Notre travail sur la représentation patronale met en évidence une tendance à l’affaiblissement des capacités de cohésion de l’organisation faîtière. La fragilisation de la représentation patronale et sa difficulté croissante à assurer la cohésion d’un monde des entrepreneurs en évolution se manifestent bien sûr dans la baisse de l’intensité participative aux instances patronales. Ce recul s’explique en grande partie par les déformations morphologiques du tissu productif : décrue des effectifs des secteurs industriels, là où la propension à s’organiser était historiquement la plus forte, et montée des secteurs de services dont les composantes les plus importantes sont les moins organisées. Le recul de l’industrie est loin de n’être que quantitatif, et c’est surtout à la perte de son rôle moteur dans l’économie et à l’érosion de sa capacité à faire modèle dans un monde du travail en pleine mutation que l’on doit la remise en cause de son hégémonie sur le patronat organisé.

Un travail politique inséré dans une stratégie plus globale

Le passage en 1999 du CNPF au MEDEF a placé au centre de sa stratégie politique l’« autonomie du social » qui, en matière de protection sociale, doit déboucher sur un nouveau « gouvernement du risque[9] » optimisant des « dépenses sociales qui représentent en France un poids exorbitant[10] ». Apparaissent donc deux versants de cette stratégie : d’une part, la modernisation de la traditionnelle communication patronale sur les coûts du travail et, d’autre part, une conception extensive de la place de l’organisation patronale dans les relations professionnelles censée renforcer sa cohésion interne.

Avec l’élection en juillet 2005 du deuxième président du MEDEF grâce au soutien des secteurs des services et de la finance, ce qui confirme le déclin des fédérations industrielles, la communication patronale change de style, mais vise toujours l’affirmation de la place des patrons dans la société française. Son programme s’inscrit dans la ligne de la réorientation stratégique amorcée lors de la transformation du CNPF en MEDEF. Pour retrouver une réelle légitimité aux yeux des entreprises, l’organisation patronale faîtière veut renvoyer aux fédérations et aux entreprises les prérogatives légales en matière de négociation collective et de gestion paritaire, en assurant néanmoins un encadrement de celles-ci, et se consacrer au développement d’un leadership d’influence dans l’espace public. Ce rééquilibrage a l’avantage de dépasser les conflits récurrents sur la répartition interne des pouvoirs et de donner au niveau central une capacité d’initiative propre qui n’empiète pas sur les champs d’action de ses organisations professionnelles, ce qui justifie en outre la volonté de renforcer le contrôle du niveau central sur le plan territorial.

Le MEDEF recentre donc sa communication politique sur un travail d’influence plus discret, mais tout aussi présent, vis-à-vis du politique dont il espère, par effet de retour, une meilleure cohésion au sein de l’organisation. Pour ce qui concerne la protection sociale, il s’agit toujours de l’intégrer dans les débats de société et d’en faire ressortir les effets sur les coûts du travail. Le constat s’impose désormais de l’emprise du discours patronal qui fait du paritarisme la référence de la gouvernance de la protection sociale sur l’ensemble des partis politiques et des organisations syndicales. Ainsi, lors de son congrès de Grenoble de novembre 2000, le parti socialiste appelle à un « paritarisme de responsabilité », reprenant les mots mêmes du MEDEF.

La volonté de promouvoir une nouvelle répartition des rôles entre les fédérations professionnelles et l’organisation faîtière est également sensible en matière de formation professionnelle. Celle-ci était aussi au programme de la « refondation sociale », ce qui s’est traduit par l’ouverture d’une longue phase de diagnostic à laquelle étaient associés de nombreux experts, dans le but d’aboutir à un constat commun autour de l’individualisation de la formation et de la coresponsabilité des entreprises et des salariés dans l’entretien de l’employabilité et la construction de parcours professionnels. Malgré le succès de cette première phase dans laquelle l’organisation patronale de France réussit à fortement influer sur les termes du compromis, les négociations échoueront à la fin de 2001, notamment en raison de la volonté du MEDEF d’imposer une plus grande autonomie des organisations patronales de branches dans les négociations de mise en oeuvre de l’accord interprofessionnel. Les syndicats refuseront, en effet, que l’accord interprofessionnel n’ait pas un caractère d’encadrement normatif des négociations de branche. Ils obtiendront gain de cause sur ce point lors de la reprise des négociations qui aboutira à l’accord de 2003 sur l’accès des salariés à la formation tout au long de la vie professionnelle.

Une redéfinition des rôles internes

La transformation du CNPF en MEDEF a été l’occasion de réorganiser les structures internes et notamment de repenser l’articulation entre le niveau central, les branches professionnelles et le niveau territorial interprofessionnel. La représentation des territoires a été renforcée dans les instances dirigeantes. Les statuts de la nouvelle organisation témoignent clairement du changement dans la hiérarchie des priorités en matière de communication politique. Parmi les sept missions que le MEDEF se donne dans l’article 1er de ses statuts, les cinq premières concernent directement ses actions de lobbying et d’intervention dans le débat public. La vision du fonctionnement idéal de l’organisation de la nouvelle présidente, arrivée en 2005, se situe dans la continuité de la réforme de 1998. Elle consiste en une « démocratie participative fondée sur la délibération et la compétence partagée. Le pouvoir démocratique sera entre les mains du Conseil exécutif, garant de l’application du principe de subsidiarité entre le MEDEF et ses membres[11] ». Cet approfondissement de la réorganisation vise à contrecarrer l’hégémonie des secteurs industriels et, en particulier, de la puissante UIMM.

En juillet 2010, la réorganisation des commissions qui entourent le conseil exécutif achève le rééquilibrage en concrétisant de nouvelles priorités. La commission « Protection sociale en charge de la réforme des retraites et de l’assurance maladie » fait désormais partie du pôle « Compétitivité de la France et des entreprises françaises » avec la commission « Marché du travail, Emploi et Formation, en charge de la modernisation du paritarisme ». Le regroupement des commissions traitant de la protection sociale et des relations contractuelles avec les syndicats dans un pôle axé sur la compétitivité traduit bien le poids désormais donné aux enjeux de coût du travail dans la stratégie patronale. La restriction des attributions de la commission « Protection sociale » aux retraites et à l’assurance maladie, bien que ces deux domaines soient au coeur des réformes futures de l’État-providence, procède de la même évolution : ce sont aussi les deux sources principales de cotisations sociales patronales. En outre, les intitulés des deux commissions signalent une autre évolution. La précédente commission « Relations du travail et politiques de l’emploi », se voit adjoindre le chantier de la modernisation du paritarisme qui relevait traditionnellement du champ de la protection sociale. La formation professionnelle voit également son lien avec l’emploi confirmé. Certes, l’assurance chômage et, bien sûr, le système de formation professionnelle font une large place à la gestion paritaire, mais ce glissement confirme la perte de centralité pour l’organisation patronale faîtière de la protection sociale dans la régulation autonome des relations professionnelles.

Reprendre les objectifs des pouvoirs publics, mais défendre l’autonomie contractuelle et le rôle patronal de pilote du paritarisme

À partir des années 1990, dans un contexte de pression européenne pour la maîtrise des dépenses publiques (marqué notamment par le traité de Maastricht en 1992), les pouvoirs publics manifestent leur volonté de reprendre la main dans le but principal de maîtriser les budgets sociaux, alors que jusque-là ils jugeaient préférable de se désengager et de laisser les partenaires sociaux gérer. Une série de réformes limitent alors les prérogatives des organismes paritaires, qu’il s’agisse de la réforme des retraites de 1993 décidée sans concertation avec les organisations syndicales ou encore de la loi de 1996, réformant l’organisation de la Sécurité sociale, qui instaure une forme d’étatisation de celle-ci. L’État cherche également à limiter le coût des politiques d’emploi en faisant payer les organismes paritaires. La position des pouvoirs publics est largement ambivalente : ils dénoncent le gaspillage existant dans les organismes paritaires et leur manque d’efficience tout en souhaitant leur maintien, car ceux-ci confortent la légitimité institutionnelle des organisations patronales et des organisations syndicales en tant que « partenaires sociaux ». En conséquence, les pouvoirs publics tentent de faire de l’objectif de maîtrise des dépenses sociales la trame d’un référentiel commun aux recompositions en cours de l’État-providence, afin que cet objectif soit présent dans les réformes, quels qu’en soient les protagonistes.

Devant ce nouveau positionnement des pouvoirs publics, certains partenaires sociaux, le MEDEF, mais également la CFDT, la CGC et la CFTC, reprennent à leur compte l’obligation de limitation des dépenses sociales et une nouvelle alliance se noue dans la régulation des organismes paritaires. Du côté du MEDEF, le maintien de son rôle de pilote du paritarisme est primordial, tant en s’assurant le contrôle des organes de gouvernance des institutions paritaires qu’en résistant aux tentatives des pouvoirs publics de s’ingérer dans leur fonctionnement. Reprenant Jacques Freyssinet, on peut ainsi résumer cette stratégie : « Le patronat privilégie l’exercice d’une capacité de régulation autonome des partenaires sociaux dès lors qu’il en a l’initiative et qu’il s’estime capable d’en conserver le contrôle » (2010 : 31). Pour la CFDT, leader de cette alliance du côté syndical, la défense de l’autonomie contractuelle est l’une de ses antiennes depuis les années 1990, et la reprise de l’objectif de maîtrise des dépenses des organismes paritaires favorise la promotion d’un syndicalisme responsable qui est au coeur de son identité dans la dernière décennie.

La concertation et la négociation sur la modernisation du paritarisme illustrent cette stratégie, mise en oeuvre par le MEDEF et la CFDT. Face à la volonté des pouvoirs publics de contrôler les règles de gouvernance des institutions paritaires, en particulier par de nouvelles exigences de transparence financière, l’organisation patronale s’est appuyée sur les organisations syndicales pour redéfinir, de manière autonome par rapport à l’État, les règles de leur fonctionnement. Elle engage dès 2009 une concertation – dite délibération contractuelle –, puis une négociation sur la modernisation du paritarisme afin d’aboutir à une réévaluation plus large du fonctionnement du paritarisme. Ces négociations, dans lesquelles le MEDEF a tenté de faire reprendre par les organisations syndicales sa vision de la régulation paritaire, n’ont abouti qu’en février 2012. Pour l’organisation patronale, ce chantier est l’occasion de transposer au niveau paritaire les exigences de transparence que l’organisation s’est déjà donnée en interne : transparence, ou clarification, dans la répartition des responsabilités entre acteurs du paritarisme, transparence dans les relations avec les organisations syndicales, mais transparence aussi vis-à-vis des entreprises adhérentes sur les avantages économiques qu’elles peuvent retirer de la gestion paritaire. Pour les organisations syndicales, l’engagement dans cette négociation est un moyen de réaffirmer l’importance du paritarisme et de clarifier les responsabilités respectives de l’État et des interlocuteurs sociaux.

L’accord interprofessionnel signé en mars 2012 définit le paritarisme comme « la gestion paritaire des normes issues de la négociation ou de l’État », mais limite son champ normatif au paritarisme de gestion au niveau interprofessionnel, ce qui exclut les institutions où patronat et syndicats n’ont pas de pouvoir de gestion. Sept critères ont été retenus pour garantir une « gestion exemplaire » : la gouvernance, la valeur ajoutée du service rendu aux bénéficiaires (salariés et entreprises), l’efficacité sociale et économique, l’adaptabilité aux évolutions de l’environnement économique et social, la professionnalisation des acteurs, le financement et l’évaluation. Cet accord vise à donner une image moderne du paritarisme en imposant des principes généraux de transparence financière (audits financiers internes et externes, encadrement du financement du paritarisme de gestion en généralisant la signature de conventions financières entre les organismes paritaires et les organisations patronales et syndicales) et un certain degré de parité hommes-femmes (30 %) dans la composition des conseils d’administration de tous les organismes. Il pose également le principe de la primauté de la gestion en dissociant les fonctions d’administrateurs et de négociateurs[12], en posant des règles de contrôle de l’exercice des mandats (formation, durée) et en instaurant une règle de vote par tête et à main levée. Le vote par collège ne pourra être maintenu que pour la nomination du président, du vice-président et du trésorier. Cette dernière règle a suscité les oppositions les plus vives entre ceux (MEDEF, CFDT, FO) pour qui la constitution de majorités de gestion est primordiale et ceux (CGT) pour qui il ne peut y avoir de compromissions entre représentants syndicaux et patronaux. La mise en oeuvre de cet accord est pour l’instant limitée aux grands organismes nationaux, mais les réticences sont nombreuses.

L’intervention des pouvoirs publics dans les négociations sur la formation professionnelle continue n’est pas nouvelle : dans les décennies précédentes, ils avaient à de nombreuses reprises tenté d’influencer les négociations en impulsant des réflexions tripartites préalables, en poussant à la signature sous la menace de l’adoption d’une loi ou encore en retardant la traduction en loi de certains dispositifs négociés. Toutefois, lors des négociations de l’accord de 2009, on assiste plutôt à l’intrusion des pouvoirs publics dans la mesure où ils ont exercé une forte pression publiquement avant et pendant le déroulement des négociations. Dans ce cas, le gouvernement ne s’est pas contenté, comme lors de la précédente négociation en 2003, de « baliser le chemin des partenaires sociaux[13] ». En effet, la négociation a été précédée de deux groupes de travail, l’un tripartite, l’autre quadripartite (avec les Régions). Sur la base de leurs travaux, le gouvernement a rédigé un document d’orientation étonnamment précis et directif, et son intervention n’a pas cessé avec l’ouverture des négociations. L’objectif du gouvernement était d’imposer une plus grande perméabilité entre les circuits de financement des formations destinées aux salariés, circuits gérés paritairement, et ceux en direction des demandeurs d’emploi, financés par l’État, en obligeant les partenaires sociaux à créer un fonds dans lequel une partie des sommes collectées au titre de la cotisation des entreprises pour la formation continue serait ouverte à des catégories fragilisées et aux demandeurs d’emploi.

Cet interventionnisme des pouvoirs publics dans le cours même des négociations et dans leurs traductions législatives[14] interroge le lien entre loi et contrat et, pour les organisations patronales, les contours de leur autonomie dans cette sphère de régulation. Dans une période de fortes tensions sur l’emploi, il s’agit pour le gouvernement de reprendre la main sur le levier de politique d’emploi que constitue la formation professionnelle et, pour cela, de tenter de revenir sur les délégations qui avaient été consenties aux partenaires sociaux. Dans ce contexte, les organisations patronales se sont appuyées sur les organisations syndicales pour sauver le système paritaire. Les négociateurs ont choisi de faire bloc pour préserver le système, jugeant qu’il serait politiquement difficile pour le gouvernement de défaire fortement, lors de l’étape législative, un accord unanime. Ce dernier objectif a orienté les négociations dans lesquelles les points de divergence internes au patronat ou entre les organisations patronales et syndicales ont été aplanis ou contournés. Soucieux d’améliorer l’image du système paritaire, le nouveau délégué général de l’UIMM, qui conduisait la négociation, convainc les autres négociateurs – notamment patronaux – que l’acceptation d’un fonds de sécurisation des parcours professionnels – et par là d’une ponction sur les fonds de la formation – est inéluctable et que ce qu’il faut préserver c’est le contrôle sur la gestion des fonds, c’est-à-dire son caractère paritaire.

Toutefois, l’État a étendu son contrôle sur l’activité des organismes paritaires collecteurs des fonds de la formation : ceux-ci sont tenus de signer une convention avec les pouvoirs publics dans laquelle sont définies avec précision les règles de gouvernance de ces organismes. On assiste à un changement de nature du paritarisme en matière de formation professionnelle dans lequel les organismes paritaires tendent à devenir des institutions paraétatiques (Luttringer et Willems, 2010).

Conclusion

Ce parcours de la stratégie patronale dans la régulation paritaire révèle bien les déséquilibres induits au sein du MEDEF par les transformations du système productif et les nouveaux équilibres institutionnels. Il montre également la difficulté et la complexité à maintenir des arrangements entre les « dispositifs associatifs » mobilisés : instances faîtières, représentants des intérêts des branches, structures territoriales. À cet égard, la stratégie déployée par le MEDEF dans la régulation paritaire est mise au service du maintien de ces équilibres ; elle vient l’instrumenter.

En effet, dans la nécessité pour la principale organisation patronale d’articuler logique d’influence et logique de cohésion, le passage du CNPF au MEDEF a ouvert une nouvelle phase dans laquelle l’organisation faîtière privilégie la première en direction de la société tout en tentant de préserver la seconde en se centrant sur la négociation interprofessionnelle et en laissant une plus grande autonomie aux fédérations professionnelles. En matière de régulation paritaire, le choix d’élaborer des lignes directrices illustre parfaitement cette stratégie, puisqu’elles sont à la fois un élément de l’unité patronale – ce sur quoi, a minima toutes les composantes du MEDEF se sont entendues – et un outil efficace pour l’organisation dans la mesure où elles permettent de l’armer dans ses échanges avec ses interlocuteurs extérieurs. Ainsi se trouvent concomitamment assurées les fonctions de cohésion et d’influence associées à ce nouveau mode d’intervention. Cette stratégie s’adapte aux configurations des champs dans lesquels se développent le paritarisme : dans la protection sociale, en particulier dans les régimes complémentaires, les lignes directrices constituent effectivement un encadrement par des principes communs de gestion laissant une certaine marge de manoeuvre aux fédérations de branche, dans la formation professionnelle, où le poids de l’action publique en matière d’emploi structure de plus en plus le domaine, le caractère normatif des accords interprofessionnels et le contrôle de la gestion des organismes collecteurs permettent d’assurer l’hégémonie de l’organisation patronale et sa maîtrise du langage commun que ces accords concrétisent.

Cependant, cette stratégie est insuffisante pour protéger la régulation paritaire de l’intervention étatique. La reprise du discours des pouvoirs publics sur la transparence et la limitation des dépenses sociales ou encore sur le développement de l’employabilité des salariés interroge sur la tendance à faire des institutions paritaires des appendices de l’action étatique et sur la capacité des organisations patronales (et syndicales) à mener une action autonome, que ce soit dans la négociation collective ou dans la gestion des organismes paritaires.