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bell hooks [2] est l’auteure d’une oeuvre aussi prééminente au sein du black feminism qu’homogène dans le temps. Se décrivant comme socialiste et ‘féministe révolutionnaire’, elle a produit une oeuvre abondante où essais et recueils se mêlent aux autobiographies et aux livres de témoignage, tandis que ses enseignements — elle a notamment été professeure d’African-American Studies à la University of California de Santa Cruz et à Yale University — sont pour elle « un travail politique ».

La principale inflexion qu’il est possible de distinguer au fil de la trentaine d’ouvrages dont elle est l’auteure touche à un intérêt de plus en plus marqué, à partir des années 1990, pour la pédagogie [3], une pédagogie engagée, très influencée par les travaux de Paulo Freire, une « pédagogie libératoire » (hooks, West, 1991 p. 16). Mais cet intérêt lui-même procède d’une posture épistémologique et politique adoptée par bell hooks dès le commencement de son oeuvre.

Caractérisée par une décision en faveur de la simplicité, la conviction d’une perméabilité des thématiques et des préoccupations ordinaires et universitaires, cette posture implique une didactique particulière. Concevant d’un côté l’université comme un lieu d’éducation à la conscience critique, bell hooks appelle, de l’autre, les intellectuels à aller parler « dans les églises et dans les maisons » (hooks, West 1991, p. 162). Sa stratégie de l’accessibilité trouve une autre illustration dans une prose dénuée de jargon, dans l’utilisation sans réserve du ‘nous’ dans ses travaux, dans les anecdotes biographiques qui émaillent ses écrits, et constituent autant de vignettes naïves qui n’ont pas été sans la placer en porte-à-faux au sein de l’université. C’est encore au nom de cette posture que bell hooks a contesté l’hégémonie de la théorie déconstructiviste et du courant postmoderne dans le contexte académique américain. Dans un article fameux, intitulé « Postmodern Blackness », elle relève qu’il « esttristement ironique que le discours contemporain qui parle le plus d’hétérogénéité, de sujet décentré, qui adopte des positions nouvelles permettant la reconnaissance de l’altérité, continue à adresser sa critique à un public spécialisé, avec lequel il partage un langage commun enraciné dans les grands récits qu’il prétend remettre en question » [4] (1990, p. 25).

Avant ‘l’intersectionnalité’ de Kimberlé Crenshaw (1989), avant ‘les systèmes d’oppression imbriqués’ et ‘la matrice de la domination’ de Patricia Hill Collins (1990), bell hooks a parlé d’interconnectivité des oppressions de sexe, de race et de classe (inter-relatedness of sex, race and class oppression) (1984, p. 31). Dès Ain’t I a Woman, son premier livre (1981), elle déploie une conception des rapports entre genre, race et classe qui ne suppose pas des catégories préexistantes qui s’influenceraient par la suite mutuellement, mais qui interroge les processus de leur co-construction.

Elle accumulera, au fur et à mesure de ses écrits, de subtiles analyses des mécaniques et des alliances, des affinités électives et des effets pervers qui constituent les femmes noires américaines en vaincues radicales de l’étrange quadrille qui règle les rapports entre hommes blancs, femmes blanches, hommes noirs et femmes noires depuis l’époque de l’esclavage. Foucault écrivait dans l’Histoire de la sexualité que, par pouvoir, il faut comprendre la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent, le jeu qui par l’intermédiaire d’affrontements incessants les transforme et les renforce, les appuis que ces rapports de force trouvent les uns dans les autres, de manière à former système, ou au contraire les décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres (Foucault 1976, p. 121). Si l’on considère ce cadre, l’inclusion des femmes noires dans la dynamique du pouvoir, selon la description de bell hooks, relève uniquement de ce qu’elles constituent le terrain de jeux auxquelles elles restent étrangères.

bell hooks attire ainsi l’attention sur un maintien de la domination du monde par la race blanche, qui « passe par le contrôle patriarcal du corps de toutes les femmes » (2007, p. 124) ; ou encore sur la concurrence sexuelle (sous le régime esclavagiste) puis économique (accompagnant le développement de la classe ouvrière) des femmes blanches et noires. Elle relève les innombrables discours politiques et académiques opérant des analogies entre le sort des femmes et celui des Noirs, qui ramènent par là les unes aux femmes blanches, les autres aux hommes noirs (1981, p. 8). On pourrait citer encore, mais on ne serait toujours pas exhaustif, la conviction partagée au sein de la communauté afro-américaine, que la restauration de la fierté noire passe par l’affirmation d’une virilité noire, à l’origine d’un redoublement du sexisme (1995, p. 64). Y répond la fausse conscience des femmes noires, à qui l’on prête, et qui se prêtent elles-mêmes, une force dont seraient dénuées les femmes blanches (sous la forme d’une capacité à tenir un foyer en l’absence d’hommes, à assumer des travaux masculins, etc.), et qui les conforte dans l’idée qu’elles n’ont besoin de participer à aucun mouvement politique destiné à les « libérer » (1981, p. 81). Même les rapports au travail sont l’occasion d’une brèche, font diverger les attentes et les revendications des femmes noires et des femmes blanches. En nette opposition avec les revendications des féministes blanches, pour beaucoup de femmes noires de la classe ouvrière, le travail ne représente en rien une libération de l’oppression sexiste, et n’ouvre la voie ni à l’autonomie économique, ni à une forme de réalisation de soi (1981, p. 147).

Se rejoignent donc ici, dans leurs effets unidimensionnels, exercice du pouvoir et luttes de libération, modes d’être de la domination et tentatives de la dépasser. La rencontre politique des femmes blanches et des femmes noires n’a, dans ces conditions, jamais eu lieu.

L’oeuvre de bell hooks a donc la particularité d’être écrite dans une large mesure au passé ; d’un bout à l’autre elle contemple un échec, une promesse évanouie, celle des luttes féministes (et parallèlement, celle du mouvement de libération des Noirs). Elle ne discute pas une défaite, au sens où un combat aurait été mené puis perdu, mais traite d’une tentative minée dès le départ. Feminism is for Everybody, écrit en 2000, constate ainsi que pour beaucoup de femmes blanches, mais aussi pour certaines femmes noires, le féminisme n’a jamais été que l’outil d’une mobilité de classe (2000, p. 5). En s’affirmant féministes, elles ont pu accroître la liberté dont elles jouissaient dans le système sexiste existant, tout en laissant accomplir par les femmes des classes inférieures le (sale) travail qu’elles refusaient. L’université constitue un exemple particulièrement saillant de l’usage instrumental, carriériste du féminisme : l’institutionnalisation des gender studies a coïncidé selon bell hooks avec la marginalisation des féministes révolutionnaires. Or, ces thèmes sont présents dès ses premiers travaux ; Ain’t I a Woman déjà, vingt ans plus tôt, s’énonce depuis une position nostalgique, dénonce les trahisons, démasque l’arrivisme et les fins cachées de certaines féministes qui laissent intactes la structure de la société, signale les accommodements avec la domination des autres.

Cette thématique de l’intersectionnalité des dominations projette une image de l’action politique — celle qui a échoué, celle qui devrait émerger — qui compose une conception du politique des plus hétérodoxes. C’est cette dernière que nous nous proposons de reconstruire dans cet article. bell hooks dessine en effet derrière son analyse de l’interconnectivité des oppressions, derrière sa description des luttes qu’elle suscite, une conception robuste du politique, lequel est dans une large mesure agencé à partir d’objets généralement considérés comme bien peu politiques, ou au mieux situés dans les parages du politique, soit l’amour et la souffrance.

Ces objets tissés ensemble dans trois thèmes récurrents dans son oeuvre : le type de lien qui constitue la sororité qu’elle appelle de ses voeux (1), la fonction spécifique qu’elle confère à l’amour vis-à-vis de la lutte politique (2) ; le sujet politique qu’elle conçoit comme porteur de cette lutte (3).

La sororité, un lien politique

La sororité est la topique de son texte le plus connu, « Sororité : la solidarité politique entre les femmes » [5], paru en 1984, mais elle y reviendra encore et encore dans son oeuvre. L’un des articles qu’elle consacre à l’affaire Clarence Thomas, intitulé « A Feminist Challenge », a ainsi significativement pour sous-titre : « Must We Call Every Woman Sister ? » (1992, p. 79-87). Dans Feminism is for Everybody, en 2000, elle assène encore, en guise de chapitre, un « Sisterhood is still Powerful ». bell hooks admet que la sororité a été souvent perçue, parmi les femmes noires, comme une manoeuvre des femmes blanches pour affermir leur position ascendante, et masquer leur responsabilité dans l’exploitation d’autres femmes, accusation qu’elle partage. C’est donc en dépit et contre ce passé que le terme de sororité est maintenu et pensé par bell hooks.

L’idée de sororité implique une solidarité qui ne naît pas simplement de la prise de conscience d’une position objective commune. Elle ne se dérive pas d’une condition partagée, elle ne requiert pas de convenir simplement d’une communauté d’intérêt qui serait pour ainsi dire posée là. Il s’agit de transformation à opérer, de cause à constituer.

Chez bell hooks cela prend la forme d’un impératif posé au dépassement de l’expérience commune de la souffrance et de l’oppression. Elle refuse de fonder la solidarité sur une sympathie réciproque née de la souffrance partagée. C’est, en lieu et place d’une condition victimaire universelle, un engagement politique qui doit en être le fondement.

Synonyme de solidarité, comme la fraternité (à laquelle elle ne répond pas forcément ; comme le relève Geneviève Fraisse : la République des frères est très loin des préoccupations des théoriciennes américaines de la sororité des années 1970 – Fraisse 2001, p. 45), la sororité hypostasie, comme la fraternité, un lien de parenté, alors même que le terme indique un lien qui n’a rien de naturel. Elle institue un groupe de pair·e·s ; le terme évoque un lien politique et social de type horizontal et réciproque. Il s’agit d’imaginer une relation entre des femmes qui échappe à l’asymétrie dans laquelle elles sont généralement confinées, qu’elle soit statutaire ou, si elle fonctionne dans l’autre sens, produite à l’occasion des activités de care.

Mais, ce qui n’est pas le cas de la fraternité, qui est immédiatement, naturellement, articulée à l’universel, cette institution d’un groupe des pair·e·s se fait face à, contre, un monde qui résiste ; elle n’a de sens que sur l’arrière-plan de cette opposition.

Ce que dépeint bell hooks sous le terme de sororité pourrait alors être rapproché de l’idée d’un groupe de soeurs d’arme. Bérengère Kolly a mis en évidence que la fraternité — dépourvue de soeurs — de la Révolution française suppose un engagement de défense et d’assistance mutuelle, une communauté des amis et des ennemis, une pratique du serment et de l’échange des armes, thèmes qui, d’emblée, confondent frères d’armes et frères politiques (Kolly 2008). L’idée d’une solidarité politique pour caractériser la sororité, ainsi que le principe d’un « engagement partagé dans la lutte » (hooks 2000, p. 15) pointe dans la même direction.

Pour autant, le partage d’un combat ne suffit pas à circonscrire le groupe solidaire : le chapitre qui suit celui que hooks consacre à la sororité dans Feminist Theory.From Margin to Center, est dédié aux hommes qui embrassent la cause du féminisme, et il est intitulé « Comrades in Struggle » : les hommes ne sauraient donc être des frères de combat.

Se pourrait-il alors que la sororité exige non seulement une communauté de lutte, mais un sens identique prêté à celle-ci, un engagement existentiel similaire ? Dans ce cas, se profilerait une conception de la lutte comme processus d’auto-assertion, telle qu’elle a été défendue par une constellation théorique qui va de Marx à Fanon en passant par Sorel. La lutte, la vraie, celle qui est susceptible de créer des soeurs/frères d’armes, serait la lutte dans laquelle une subjectivité se montre à elle-même et tout à la fois se vérifie. Dans cette perspective, elle est d’abord, elle n’est que mouvement d’émancipation.

Mais pour ce qui est de bell hooks, une telle interprétation se révèle une fausse route : elle pose en effet fermement que la résistance et l’opposition ne peuvent être érigées en synonyme d’auto-actualisation, au niveau individuel comme au niveau collectif (1990, p. 15-23). Il faut donc poursuivre l’interrogation.

Chez bell hooks, la sororité apparaît d’abord comme une solidarité qui passe au-dessus de la frontière raciale qui divise les femmes ; elle suppose dès lors « d’affronter la manière dont des femmes, que ce soit par le sexe, la classe ou la race, ont dominé et exploité d’autres femmes » (2000, p. 5). Les femmes seraient même des agentes particulièrement puissantes de l’activation de cette division raciale : on trouve à plusieurs reprises l’idée que les hommes nouent plus facilement des contacts interraciaux ou interethniques que les femmes. Notons en passant que l’affirmation est portée par bell hooks en l’absence de tout étaiement empirique, dont est pratiquement dénuée son oeuvre, ce qui constitue peut-être le corrélat de l’« autorité » qu’elle souhaite prêter à « l’expérience » (1990, p. 29).

Ce n’est qu’à titre secondaire que la sororité recouvre une logique plus large, qu’elle devient la réponse à cette hostilité des femmes entre elles qui manifeste et perpétue leur domination. Reste que la sororité est aussi, pour bell hooks, une rupture avec un agencement des rapports de genre tel que ce qui est à conquérir parmi les femmes, ce qui est objet de concurrence, n’est jamais que l’approbation, l’attention, l’estime masculine. Une des raisons d’être de la sororité serait donc de rompre le charme évoqué par Jacques Derrida dans Politiques de l’amitié : la femme, exclusivement amour, est refusée à l’amitié ; elle est débordement amoureux et maternel s’excluant du même coup à la fois des amitiés mixtes et des amitiés féminines (Derrida 1994, p. 266). Toutefois, si bell hooks convient que « le lien entre femmes était impossible au sein du patriarcat, c’était un acte de trahison » (hooks 2000, p. 14), le terme d’amitié, en dépit de ses implications aisément politiques, inhérentes au fait que, depuis Aristote, il est régulièrement associé à la cité, n’apparaît pas chez elle.

La sororité implique, parce qu’elle se détache sur l’arrière-plan de la question raciale, autant une modification des rapports intersubjectifs qu’un retour critique sur soi, une réflexivité sans complaisance. Elle commence par la traque en soi-même de tous les « mythes, stéréotypes et suppositions fausses » qui nient une expérience humaine partagée, la traque de tout ce qui empêche de « combler les failles ouvertes par le racisme, le sexisme ou le classisme » (1981, p. 157).

Plus fondamentalement, bell hooks brosse une sororité qui n’est ni unanimité, ni communauté. Elle est au contraire heurtée, conflictuelle :

S’engager radicalement dans la lutte politique, c’est accepter de plein gré la responsabilité d’utiliser le conflit de manière constructive, c’est-à-dire nous préparer à nous servir du conflit pour mieux nous comprendre mutuellement et pour définir les paramètres de notre solidarité politique.

2007, p. 113

La solidarité est alors appréhendée, dans ses différentes manifestations, comme un engagement, comme l’établissement d’une relation, de telle façon que l’acte ou la procédure d’engagement aura un effet de transformation sur les deux partenaires, les deux parties (Pensky 2008, p. 12). Une vraie sororité suppose ainsi un exercice de décentrement de la part des femmes blanches ; la solidarité ne peut notamment prendre la forme d’une invitation adressée par celles-ci aux femmes noires à venir les rejoindre, car ce type de geste implique d’adopter, vis-à-vis du mouvement féministe, une attitude de « propriétaires » (hooks 2007, p. 125).

L’émergence d’une sororité nécessite l’affrontement pour cette raison encore « que nous devons nous libérer de la socialisation sexiste qui nous a appris à éviter la confrontation » (2007, p. 133). En cela aussi, elle constitue une solidarité politique ; elle est une solidarité dont le conflit est un élément cardinal.

Dès lors, ces soeurs en arme le seraient non pas parce qu’elles auraient changé l’ordre politique ou axiologique, ou s’efforceraient de le faire, non pas parce que leurs revendications de justice seraient portées par l’usage d’une même force, symbolique, argumentative ou matérielle, mais parce qu’elles se soumettent à une épreuve identique, infligée par soi-même ou par les autres soeurs. La sororité procède chez bell hooks d’une purification imposée, d’une ordalie réciproquement portée et acceptée. La sororité, rendue possible par une lutte partagée, ne s’actualise que dans une exposition aux autres membres du groupe de pair·e·s et à leurs exigences.

Il ne s’agit donc pas de l’amour inconditionné exigé par les femmes blanches sous le nom de sororité, il ne s’agit pas d’amitié ; nul affect n’est convoqué. La sororité n’est alors pas articulée au thème, tout autant prégnant, et tout autant lié au politique chez bell hooks, de l’amour.

L’amour et la lutte politique

Le motif de l’amour, tel qu’il se densifie progressivement dans l’oeuvre de bell hooks, est pris dans un mouvement, qui au départ au moins, n’est pas sans rappeler celui de Frantz Fanon. À l’époque de Peau noire, masques blancs, il en appelle à passer de la réaction à l’action, dépassement qui implique l’amour. À l’issue de son essai, après un développement sur l’absence de lutte qui caractériserait selon lui la libération du Noir antillais, qui pour cette raison n’en serait pas vraiment une, Fanon amende son propos par la considération suivante :

Le moi se pose en s’opposant, disait Fichte. Oui et non. Nous avons dit dans notre introduction que l’homme était un oui. Nous ne cesserons de le répéter. Oui à la vie. Oui à l’amour. Oui à la générosité.

Fanon 1971, p. 180

L’amour est la condition de l’arrachement à la scène du passé, dont le simple renversement est une modalité de son maintien. Persister à reproduire un antagonisme est toujours un mode de conservation des termes qui organisaient la situation politique et sociale antérieure ; or « seront désaliénés Nègres et blancs qui auront refusé de se laisser enfermer dans la Tour substantialisée du Passé » (Fanon 1971, p. 183). Dans une veine similaire, l’amour est, chez hooks, partie intégrante, moment nécessaire de la lutte, et absolument pas son contraire ou sa suspension, précisément parce qu’il est l’illustration d’une liberté qui résulte de l’abandon des anciens schémas.

Elle le définit comme une aptitude morale et affective ; il est placé en synonyme, dans certains textes, de « capacité àl’empathie ». En tant que capacité, il n’est pas un affect incontrôlable, mais procède d’un choix ; bell hooks s’inspire, pour imputer cette propriété à l’amour, de la déclaration de Martin Luther King « I have decided to love » (hooks 1994, p. 298).

Elle en fait dès cette première époque un élément nécessaire de la lutte féministe, en appelant ses leaders à « témoigner de l’amour et de la compassion, d’en témoigner au moyen de leurs actions et d’être capable de s’engager dans un dialogue réussi » (1984, p. 163).

Le sillon se creuse, et dans ses écrits des années 1990 et 2000, bell hooks défend de plus en plus systématiquement l’idée que tout mouvement politique doit s’accompagner d’une « éthique de l’amour ». L’amour est constitué en seul ressort possible pour une action politique mue par autre chose que par l’intérêt. En outre, en son absence, l’allégeance aux systèmes de domination existants se maintient pour une autre raison que celle qui vient d’être énoncée. L’amour est en effet désormais doté par bell hooks d’un effet cognitif, car c’est lui qui nous permet de percevoir les points aveugles de nos postures personnelles et de nos engagements politiques : l’aptitude à reconnaître nos cécités « ne peut naître que du développement de notre préoccupation [concern] à l’égard des politiques de domination et de notre capacité à nous soucier [care] de l’oppression et l’exploitation des autres » (1994, p. 290). L’amour permet, en d’autres termes, de voir ce que nous ne pouvons pas voir.

La fonction ainsi attribuée à l’amour comporte une objection implicite à la théorie de la reconnaissance, notamment telle qu’elle est développée par Axel Honneth, qui dote d’une portée cognitive la déception de nos attentes morales, et en particulier l’expérience du mépris, de la discrimination, de la disqualification, etc. Selon lui, l’expérience du mépris s’accompagne toujours de sentiments susceptibles de révéler à l’individu que certaines formes de reconnaissance sociale lui sont refusées. C’est à l’occasion de leur échec, et par l’intermédiaire des émotions que cet échec suscite, que le sujet se découvre porteur d’attentes normatives, et devient à même de formuler des revendications de justice (Honneth 2000).

bell hooks convient que la plupart des êtres humains ne se sentent appelés à l’action politique que pour autant qu’ils cherchent à mettre une fin à ce qui les blesse ; mais c’est bien ce qui fait problème, selon elle. Car cela signifie d’abord que l’aspiration au changement est autocentrée. Surtout, la lutte ne vise alors que ce qui nous affecte, et de ce fait passe à côté de la réalité de la domination, nécessairement complexe, nécessairement enchevêtrée avec d’autres axes qui ne nous concernent pas directement. En d’autres termes, ce que tend à démontrer bell hooks, c’est que ce qui motive l’action politique n’est pas ce qui l’éclaire. Seul l’amour permet, avec sa capacité de dévoilement, de mettre à bas simultanément les différents axes de domination, et donc, puisqu’ils se co-constituent, chacun parce que tous.

En ce sens également, tout comme dans ses effets de rupture avec le passé qui blesse, l’amour constitue une « pratique de la liberté » (1994, p. 289-298).

L’objet de l’amour dont parle bell hooks est autant l’autre dominé que l’autre dominant.

Soulignons toutefois que dans cette dernière expression, l’amour d’autrui ne saurait revenir vers le motif de la reconnaissance d’une autorité. Car la lutte prônée par bell hooks n’est certainement pas une lutte pour la reconnaissance.

Nous ne cherchons pas de la reconnaissance chez [l’] autre. Nous nous reconnaissons nous-mêmes et nous entrons volontairement en contact avec ceux qui sont disposés à interagir avec nous de manière constructive.

1990, p. 22

Ce n’est point une approbation longtemps refusée qu’il s’agirait de finir par emporter. La quête d’approbation constitue bien plutôt selon elle une acceptation de la logique de pouvoir inhérente à la relation de reconnaissance, le symptôme d’une pathologie de l’oppression. C’est ainsi qu’elle interprète l’affaire Clarence Thomas comme l’affrontement de deux Noirs conservateurs qui l’un comme l’autre sont pris dans des formes de soumission à l’instance blanche ; deux parties qui ont l’une comme l’autre, par leur bonne volonté à participer au spectacle des auditions, montré qu’elles croyaient qu’il leur était possible d’obtenir de la reconnaissance, une voix, une procédure équitable, au sein d’un État fondé sur la suprématie blanche (1992, p. 80).

Un glissement subtil s’opère par endroits, que bell hooks ne cherche pas à élucider. Le support de l’exigence normative derrière l’idée d’amour change : celui auquel je dois d’aimer, de faire preuve d’empathie n’est plus moi-même (au sens où l’amour est l’outil de ma liberté), mais, de manière plus classique, autrui. L’amour est alors la puissance d’agir éthique qui motive un mouvement vers autrui, désirable pour le propre bien de cet autre.

Dans ce cadre, le motif de l’amour est tout autant orienté vers un horizon politique, la visée, au-delà du souci d’autrui, restant une émancipation collective.

L’amour apparaît sous cette forme principalement en tant qu’antonyme de la rage si fréquemment prêtée aux Afro-Américains ; il en représente un remède tout particulièrement nécessaire lorsqu’il s’agit de la rage que les personnes exploitées tournent contre elles-mêmes et celles qui prennent soin d’elles. En effet, dans la mesure où, comme elle le relève dans Black Looks, « une vaste majorité de femmes noires dans cette société ne reçoivent de care continu que d’autres femmes noires » (1992, p. 42), cette rage est une participation à l’oppression des autres, aux processus qui déclenchent le mépris de soi.

Certes, la rage n’est pas intrinsèquement nocive d’un point de vue politique, selon bell hooks. Elle assure qu’elle peut s’exprimer « d’une manière qui mène à une forme d’empowerment constructif » (1995, p. 29), lorsqu’elle conteste les structures de domination et l’injustice. Et c’est bien une forme de rage que lui prête Cornel West dans le portrait qu’il dresse d’elle dans Breaking Bread, un livre de dialogues entre les deux intellectuels (hooks, West 1991).

Néanmoins, la rage n’est le médium d’aucune lucidité, dressant au contraire les dominés les uns contre les autres. Elle n’offre même pas la garantie d’un caractère brut de la lutte, d’une coupure nette avec l’ennemi, c’est-à-dire le patriarcat de la suprématie blanche, ses modèles et ses catégories. La rage des plus dominés est ainsi différente de celle des privilégiés relatifs, elle revêt une force motivante pour des types de comportements radicalement divergents vis-à-vis de l’ordre existant. Les uns ne peuvent changer leur lot qu’en changeant le système ; les autres espèrent être récompensés à l’intérieur du système (1995, p. 30). Émotion au potentiel normatif équivoque, la rage doit laisser la place à l’amour, conçu comme puissance d’agir éthique.

Un ressort non négligeable de la prééminence conférée au thème de l’amour se situe d’ailleurs dans le fait qu’il est précisément l’une des aptitudes morales et affectives que les stéréotypes dénient aux femmes noires, alors même que, comme bell hooks le relève dans Feminist Theory. From Margin to Center, les femmes noires conçoivent leur travail au sein de la famille comme un travail humanisant, fondé sur l’amour et le souci d’autrui, « ces gestes mêmes d’humanité que les Noirs étaient incapables d’exprimer, d’après ce que proclamait l’idéologie de la suprématie blanche » (1984, p. 133-134).

C’est aussi la raison pour laquelle l’amour apparaît dans l’oeuvre comme le médium de réinvestissement de la famille noire. Polémiquant avec Paul Gilroy, qui professe, dans L’Atlantique noir (2010), sa méfiance vis-à-vis de la manière dont le motif de la famille tend à acquérir une centralité dans le discours académique et politique noir, et dénonce l’essentialisme et l’image d’une famille pastorale qu’il implique, bell hooks réplique :

Plutôt que de penser les familles noires sur le principe d’une règle autoritaire des forts sur les faibles, nous pouvons bâtir notre compréhension de la famille sur des modèles anti-patriarcaux anti-autoritaires qui font de l’amour le principe directeur de celle-ci.

1995, p. 73

L’amour devient ainsi le médium d’une socialisation non-pathogène. Il est tout autant qu’un élément de la lutte politique une pré-condition à celle-ci.

L’intention et la blessure. Le sujet ‘politique’ selon bell hooks

L’articulation de la sororité à une forme de réflexivité et d’ascèse personnelle l’annonçait : la réflexion sur le démantèlement de la domination se ramène fréquemment dans l’oeuvre de bell hooks à un ensemble d’injonctions morales. En d’autres termes, le sexisme est décrit comme une capitulation aux préjugés et aux intérêts particuliers ; il se matérialise dans les comportements et les attitudes principalement. Le sexisme, comme le racisme, résultent d’intentions et de stratégies malveillantes ; ils sont d’abord une faute morale.

Ils le sont sans aucun doute, mais ce qui intrigue, c’est l’écart entre les proclamations de bell hooks, qui affirme qu’« il est important de se souvenir que la lutte pour mettre fin à la suprématie blanche est une lutte pour changer un système, une structure » (1995, p. 193), et les remèdes et les solutions présentés qui, visant des intentionnalités, ne laissent guère de place à des considérations sur la nature ou la logique des structures.

Il y a bien peut-être dans l’oeuvre quelque chose comme une idée de structures psychiques dotées d’un poids propre sur les comportements ; les préjugés sont décrits comme intériorisés. Ainsi, nous dit bell hooks, les femmes sont-elles amenées par leur socialisation à adopter des comportements qui les rendent complices du statu quo sexiste. Cette socialisation est autant l’oeuvre de la famille que celle des médias, et de l’industrie culturelle en général.

Mais on chercherait en vain dans ses écrits des processus qui se déploient dans le dos des individus, ou des idéologies, au sens d’agencements d’énoncés évaluatifs et d’institutions sociales produisant des dispositions à se soumettre à un certain ordre social. En lieu et place des forces objectives et des logiques impersonnelles qui entravent ou bornent les actions de certains, c’est l’intention ou l’intérêt bien compris d’individus et de groupes, qui est indiqué comme cause de l’inégalité et de l’oppression. C’est ainsi qu’elle préfère parler, plutôt que de logique de classe, des efforts d’une partie privilégiée de la population noire pour faire taire la voix de la jeunesse noire non bourgeoise (1995, p. 168).

Il est chez bell hooks moins question d’injustice que de cruauté (l’article consacré à la « Black on Black Pain », la souffrance infligée à des Noirs par des Noirs, est pourvu du sous-titre « Class Cruelty »), moins de causalité que de responsabilité. Cette dernière est d’ailleurs répartie entre les bourreaux et les victimes : là surgissent le vocabulaire de la « complicité », mais aussi l’idée que « c’est seulement dans la mesure où nous changeons collectivement la façon dont nous voyons le monde et nous voyons nous-mêmes que nous pouvons changer la manière dont nous sommes vus » (1992, p. 6). De même traite-t-elle de la responsabilité des femmes, à côté de celle des hommes, dans la perpétuation de la violence : ils et elles ont coproduit une culture de la violence aux États-Unis et doivent donc travailler ensemble à transformer et à refonder cette culture.

Dans la même conviction ses propos s’appuient sur la fausseté de la posture de victime (1995, p. 58). Celle-ci dénie la complexité des responsabilités ; l’expérience d’une femme blanche, par exemple, est autant constituée d’un vécu de l’oppression, que d’une participation à la domination des femmes noires, et de l’activation de manières propres d’être sexiste. Posant une sorte d’innocence essentielle, la rhétorique victimaire évite de devoir se confronter à ce que bell hooks nomme « l’ennemi intérieur ». Se débarrasser du statut de victime implique autant d’embrasser son accountability (d’accepter sa puissance causale), que d’endosser des formes de responsability (de prendre sa part du blâme).

Si on suit bell hooks dans son raisonnement, une enquête sur le poids des institutions, sur les catégories mobilisées par les agences publiques, sur la subtile discrimination portée par certains textes de lois, sur la conditionnalité qui s’attache à certains droits, etc., se révélerait tout autant sans objet que l’exercice d’excavation de structures. Or il semble étrange — tout particulièrement pour une théoricienne se réclamant du socialisme — de négliger la force et la capillarité des logiques institutionnelles, pour égalitaristes qu’elles semblent être ; comme l’a mis en évidence Nancy Fraser :

Dans les sociétés différenciées complexes d’aujourd’hui, les valeurs empêchant la parité sont institutionnalisées dans une pluralité de lieux, et de différentes manières. Dans certains cas le déni de reconnaissance est juridicisé, expressément codifié dans une loi formelle ; dans d’autres, il est institutionnalisé à travers des politiques gouvernementales, des codes de l’administration ou des pratiques professionnelles. Il peut également être informellement institutionnalisé, dans des schémas d’association, des habitudes anciennes ou des pratiques sociales sédimentées de la société civile.

Fraser 2005, p. 80

On pourrait également évoquer ces institutions qui, telles que les grammaires politiques disponibles, les modèles d’appréhension et les « cadres de reconnaissance » (Judith Butler (2009), organisent ce qu’il est possible de penser, et en particulier les torts qu’il est possible de penser et de faire valoir, ces institutions qui discriminent les phénomènes visibles et ceux qui ne le sont pas, ou empêchent de rendre intelligible à soi-même et aux autres une expérience vécue.

L’absence de problématisation de ces logiques ramène l’efficace du sexisme à des obligations morales non remplies, à l’appât du gain et du pouvoir, à l’endurcissement face au sort des autres, à différentes formes de comportements malveillants.

La force causale de l’intention, la transparence des motifs et de la dissolution des rapports de domination dans des manquements à l’ordre moral composent une figure forte du sujet chez bell hooks, qui trouve une autre illustration dans le thème de l’empowerment.

Elle n’est pas véritablement une théoricienne du concept ; il est plutôt posé là, comme une évidence normative. Il est, chez elle, directement associé au thème de l’amour, sous la forme privilégiée de l’amour de soi :

Collectivement, nous les personnes noires et nos alliés dans la lutte sommes rendus puissants [empowered] quand nous pratiquons l’amour de nous-mêmes comme une intervention révolutionnaire qui mine les pratiques de domination.

1992, p. 20

Un phénomène d’empowerment requiert aussi l’amour des autres : le mouvement de la rage vers le care et la reconnaissance (entre femmes noires) est décrit comme « un processus d’empowerment qui nous permet de nous rencontrer face à face, de nous saluer avec solidarité, sororité, amour » (1992, p. 42).

On retrouve alors chez hooks toutes les ambiguïtés inhérentes au concept, amplifiées par son intrication avec l’amour.

L’idée d’empowerment tend à affirmer que chaque personne est le fondement d’elle-même, composant une figure du sujet auto-engendrée et autoréférentielle. De fait, elle amène bell hooks à en appeler « à affirmer notre droit à la subjectivité, à insister sur le fait que nous devons déterminer comment nous serons ». (1990, p. 22. C’est nous qui soulignons.) Il existe un droit à, et une possibilité objective de se définir exhaustivement. De plus, ce sujet tire de lui-même la force de se manifester ; l’idée d’empowerment suggère que la solution doit être recherchée par le sujet assujetti dans ses propres ressources, ce qui revient à lui prêter une capacité intrinsèque à se constituer hors des mécanismes de pouvoir, contre eux.

Que l’empowerment puisse nécessiter le concours d’autres personnes ne change rien au problème ; d’ailleurs bell hooks insiste bien sur le rôle de la pédagogie, de l’apprentissage par le modèle :

Apprendre des femmes noires qui ont osé imposer une subjectivité radicale est un moment nécessaire de l’auto-actualisation des femmes noires. Venir au pouvoir, au soi [selfhood], à une subjectivité radicale ne peut se faire dans l’isolement. Les femmes noires doivent étudier les écrits, critiques et autobiographiques, de ces femmes qui ont développé leur potentialité et choisi d’être des sujets radicaux.

1992, p. 56

Malgré cela, le but visé est toujours le développement d’un pouvoir interne reposant sur une mutation de l’image de soi. L’empowerment est auto-transformation.

bell hooks aurait pourtant la possibilité de mettre en évidence l’exigence du déploiement d’une puissance réelle à partir de sa propre théorie : s’il s’agit d’acquérir un pouvoir ‘sur’, encore faut-il qu’il soit correctement circonscrit. Il ne saurait être question de gagner un pouvoir compensatoire sur d’autres subalternes, ce qu’elle n’a eu de cesse de rappeler face au sexisme au sein de la communauté noire par exemple.

En dépit de cette thématique, l’amour de soi-même suffit, selon bell hooks, on l’a dit, à miner les pratiques de domination. En d’autres termes, ce qui est gommé, c’est l’effet sur le monde qui atteste de la réalité d’un pouvoir. Le fait que l’idée d’empowerment concentre l’attention sur un avant et un après au sein d’une même personne, et se donne comme point de départ et point d’arrivée, comme preuve d’efficience, la même personne, tend à gommer la question des effets qu’elle est éventuellement à même de produire sur les autres et sur le monde, c’est-à-dire sur les institutions, sur les modèles de valeurs, sur le sens. bell hooks n’échappe pas au fait que, comme Wendy Brown l’a montré, le vocabulaire de l’empowerment situe le sentiment qu’a l’individu de sa propre valeur, et sa capacité, dans le registre des sentiments individuels, très loin des champs de pouvoir politique et social (Brown 1995, p. 23).

Et de manière de plus en plus prononcée, l’empowerment est décrit par hooks comme étant un phénomène d’ordre thérapeutique ; un basculement s’opère dans l’oeuvre, dans les années 1990, vers le thème de la guérison des blessures psychiques infligées par la domination. Sans que bell hooks ne semble s’en rendre compte, ce basculement annonce une sortie du politique, qui s’englue dans les noces peu probables du self-help et du militantisme. bell hooks cherche à contrer ce qu’elle nomme la « psychologie du triomphe », stratégie qu’elle impute à un grand nombre de penseurs et militants noirs américains, qui se sont employés à célébrer les accomplissements exceptionnels de certains Noirs dans les conditions de la suprématie blanche. Ce faisant, ils évitent la question des dommages psychologiques de l’oppression, que bell hooks considère au contraire comme devant être reconnus et traités. Selon elle :

L’échec collectif à prendre en charge les blessures psychiques provoquées par l’agression raciste est le terreau d’une psychologie du victimisme où s’épanouissent l’impuissance apprise, la rage incontrôlable et/ou le sentiment de désespoir.

1995, p. 137

Le traumatisme psychique produit par la discrimination et l’oppression ne disparaît pas simplement parce que des programmes de réparation économique, des formes d’égale opportunité sur le marché du travail, ou une action sociale visant une égalité entre les races ont été décidés. Il constitue un véritable « trouble de la santé mentale », et en tant que tel, il « doit faire l’objet de programmes de soins, qui lient la guérison psychologique à la conscience politique progressive que les systèmes de domination institutionnalisés, agressent, abîment et mutilent » (1995, p. 138).

Si l’on devine derrière ces propos la figure de professionnels de la thérapie, bell hooks place également un espoir tout particulier dans les CR groups, les groupes de conscientisation, dont la finalité est autant de clarifier la compréhension de la nature et du fonctionnement de la domination qu’ils ne constituent et ne célèbrent des rituels de cicatrisation, de guérison. Tel est l’objet de Sisters of the Yam : Black Women and Self Recovery, un ouvrage écrit par bell hooks en 1993, et dont le titre fait allusion au nom d’un groupe de soutien pour femmes noires qu’elle a elle-même mis en place dans les années 1980.

L’empowerment devient alors ce qui nous permet de rompre avec une mentalité colonisée qui favorise la maladie mentale. Ce qui guérit n’est donc pas, comme chez Fanon, la lutte. Dans Les damnés de la terre, il a développé, on le sait, la thèse d’une névrose du colonisé, de l’existence d’un type de pathologie qui ne se laisse pas imputer à l’histoire familiale, mais qui est déterminée par l’histoire politique de la société dans laquelle le sujet vit. Selon lui, c’est le passage à la violence contre le colonisateur qui débarrasse le colonisé de sa psychopathologie (Fanon 2002).

Mais chez bell hooks, à la lutte elle-même est substitué le geste thérapeutique, ce dont elle s’explique dans « The Politics of Radical Black Subjectivity », où elle pose :

L’opposition ne suffit pas. Dans cet espace vide après que quelqu’un ait résisté, il y a toujours la nécessité de devenir, de se faire à nouveau.

1990, p. 22

La subjectivation n’est pas de nature politique chez hooks.

Il est alors étrange que la figure de la victime, proscrite de sa théorie car pas assez politique — elle ne saurait fonder une sororité — est alors réintroduite dans une rhétorique de la guérison. Elle sert même à aménager une sorte d’infra-politique, au sens où le politique ne serait accessible qu’une fois un travail opéré sur la psyché, une fois réparées les blessures infligées par l’épreuve de la domination et de l’oppression. Celles-ci ne semblent plus alors avoir la force de motivation à la protestation qui leur était auparavant prêtée, puisqu’une étape intermédiaire, curative, est nécessaire.

On trouve deux lignes d’arguments contre la tendance victimaire, toutes deux liées à la portée idéologique de son usage dans l’argumentation, à son usage possible dans des procédures faussées de justification. Lorsqu’il s’agit de la répudier en tant que fondement de la sororité, bell hooks montre en quoi elle constitue une stratégie des femmes blanches, des femmes les plus privilégiées, qui en mettant la souffrance psychologique sur le même plan que la pauvreté, peuvent relativiser les privilèges sociaux dont elles bénéficient. La rhétorique de la victime et de la souffrance dans le champ féministe n’est alors rien d’autre que ce qui cache la classe. Lorsqu’elle considère l’usage de la catégorie de victime par les hommes noirs, en revanche, bell hooks situe plutôt le problème dans les effets pacificateurs de ce choix, qui consacre la reconnaissance du fait qu’il est plus facile d’en appeler à la sympathie des Blancs qu’à la réparation de l’injustice subie :

Comme leurs homologues féminins, ils ont déployé une rhétorique de la victimisation parce que c’était moins menaçant pour les hommes blancs. Nommer les hommes blancs des bourreaux tout-puissants était une manière de rendre hommage à leur pouvoir.

1995, p. 56

Plus radicalement, la grammaire victimaire est même la condition de visibilité du groupe des Afro-Américains et de leurs préoccupations. En ce sens, en projetant une identité de victimes, ils agissent en complicité avec une structure de domination raciste.

En d’autres termes, le statut et l’identité victimaires, et la souffrance, font dans les deux cas problème en tant que stratégies discursives, ou fondements de certaines revendications. Pourtant, les deux motifs ressurgissent et s’épaississent dans la théorie de bell hooks, et contribuent à la limiter en dérobant au politique le processus de subjectivation. En lieu et place d’une subjectivation politique, on trouve une subjectivité qui précède le politique, qui en est une pré-condition, et ne saurait en être une production. Mieux, le sujet semble n’accéder au politique que pour autant qu’il bénéficie d’un appareillage psycho-sanitaire.

Ainsi, bell hooks dessine une sororité incluant la conflictualité, la supposant même, et elle conçoit en parallèle — les deux thèmes ne se rejoignent pas — un amour d’autrui constitutif de la lutte politique car il est manifestation d’une liberté et ressort d’une lucidité politique. La conception forte du politique qui émane de ces deux topiques se trouve minée, sans qu’elle ne semble le percevoir, par une tendance de plus en plus puissante dans son oeuvre, qui compose un sujet moral davantage que politique, menaçant, dans ses attentes et ses besoins thérapeutiques, le politique lui-même.