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Les féministes de la fin des années 60 et du début des années 70 ont poursuivi avec acharnement l’idée que « la psychologie construit la femme » et ont fait campagne publiquement contre l’establishment psychologique […][2]. Dans le même temps, la psychologie contribuait également à la construction de « la » féministe, un processus qui a reçu relativement peu d’attention. […] Ce chapitre montre comment les traditions intellectuelles et cliniques enracinées dans la carrière de l’expertise psychologique d’après-guerre ont inspiré les premières théories féministes et mobilisé l’activisme féministe, alors même qu’elles servaient de cibles aux protestations. Parmi les exemples abordés dans les pages suivantes, citons l’adaptation précoce par Betty Friedan de la théorie humaniste de la personnalité, la place centrale de l’« identité » (un concept affilié à Erik Erikson) dans la réorganisation culturelle envisagée par les féministes, et l’assimilation de la sensibilité psychothérapeutique au féminisme par le biais de la conscientisation et de la thérapie féministe.

Betty Friedan et le soi renié des femmes

Des années avant qu’un mouvement féministe de masse ne se matérialise, Betty Friedan (1963 : 115) anticipait l’analyse de Naomi Weisstein et accusait la « nouvelle religion psychologique » de l’ajustement de conférer une autorité sociale et scientifique à une féminité autodestructrice. Friedan, diplômée du Smith College et femme au foyer de la classe moyenne, qui avait aspiré elle-même à une carrière en psychologie, a lancé une attaque journalistique contre les experts en psychologie dans son best-sellerThe Feminine Mystique[3] (1963). Les théories freudiennes sur la féminité, affirmait-elle, étaient « un obstacle à la vérité pour les femmes américaines d’aujourd’hui et une cause majeure d’un problème omniprésent qui n’a pas de nom » (ibid. : 96). Son étude des articles parus dans des magazines féminins comme Redbook et Good Housekeeping (publications pour lesquelles elle avait elle-même écrit dans les années 50) a convaincu Friedan qu’après 1945, « les théories freudiennes et pseudo-freudiennes se sont installées partout, comme de fines cendres volcaniques » (ibid. : 115). Parce que la doctrine de Freud permettait aux femmes de tirer le vrai bonheur uniquement de leurs relations avec leur mari et leurs enfants, les vulgarisateurs rendaient les femmes au foyer névrosées en raison de leur faim d’un quelconque soi indépendant. Convaincues que quelque chose n’allait vraiment pas avec leur santé mentale et émotionnelle, les femmes au foyer de la classe moyenne faisaient la file dans les cabinets de psychothérapeutes, cherchant encore davantage l’aide d’experts dans leur quête d’adaptation féminine.

Il s’agissait certainement de critiques sévères, venant à un moment d’enthousiasme généralisé pour les idées psychanalytiques. Mais Friedan (1963 : 95) a également pris soin de souligner le « génie fondamental des découvertes de Freud » et a insisté sur le fait qu’il n’y avait aucune conspiration contre les femmes parmi les experts. Plus important encore, elle a vu les possibilités libératrices d’exploiter la théorie psychologique à des fins féministes. Elle a mis l’accent sur la notion « d’une certaine tendance à la croissance positive au sein de l’organisme », avancée par Gordon Allport, Carl Rogers, Karen Horney et Rollo May, entre autres (ibid. : 299). Leurs formulations humanistes, et en particulier la théorie motivationnelle d’Abraham Maslow, pourraient être utilisées comme munitions pour affirmer que la tragédie de la condition féminine (de la classe moyenne) était due à « un soi renié » (ibid. : chap. 13). La théorie de Maslow suggérait que les gens évoluaient progressivement à travers une série de motivations humaines, depuis des besoins matériels inférieurs vers des besoins non matériels plus élevés. En d’autres termes, lorsque leurs besoins en matière de nourriture et de logement étaient assurés, on pouvait s’attendre à ce que les gens répondent à leurs désirs d’expériences créatives et d’accomplissement. L’élément le plus populaire de la théorie de Maslow était le portrait d’individus qui « se réalisent », des « auto-actualisateurs », un terme qu’il utilisait pour désigner les personnes qui avaient grimpé au sommet de l’échelle de motivation afin d’explorer leur humanité à travers des expériences « de pointe » passionnantes.

Friedan était alarmée par l’absence presque totale de femmes sur la liste des personnalités de Maslow (les deux seules exceptions étaient les figures historiques Eleanor Roosevelt et Jane Addams). Elle a transformé en un appel au féminisme l’exclusion relative des femmes du summum de l’intégration psychologique, du moins selon Maslow. Elle considérait la rareté des femmes comme une preuve puissante que les prescriptions culturelles exigeant que les femmes au foyer de la classe moyenne se consacrent exclusivement aux besoins de leur mari et de leurs enfants les condamnaient également à un enfer psychologique, ou du moins à une existence émotionnelle résolument de seconde zone. Le coeur de la mystique féminine, écrit Friedan (1963 : 69), était que « notre culture ne permet pas aux femmes d’accepter ou de satisfaire leur besoin fondamental de s’épanouir et de réaliser leurs potentialités en tant qu’êtres humains ». Pourquoi, demande-t-elle, les femmes devraient-elles renoncer à leurs tendances naturelles vers l’individualité et la créativité? N’ont-elles pas droit à des chances égales sur le plan psychologique?

Si l’idéologie de la féminité contredit directement le processus de réalisation de soi, comme le soutient Friedan, alors la psychologie pourrait apporter un réel soutien aux arguments féministes. Les femmes méritent des droits et des chances, non seulement à l’emploi et à l’égalité de rémunération, mais aussi aux récompenses moins tangibles de la vie en tant qu’êtres humains à part entière. Son attachement à la valeur des connaissances psychologiques n’était pas un exercice abstrait, comme le rend évident la déclaration d’intention de l’Organisation nationale pour les femmes de 1966 [(NOW), qu’elle a fondée avec d’autres femmes], qui incorporait explicitement le refrain humaniste : « NOW se consacre à la proposition selon laquelle les femmes sont avant tout des êtres humains qui, comme tous les autres membres de notre société, doivent avoir la chance de développer pleinement leur potentiel humain » (The National Organization for Women 1976 : 87).

« Identité »

La découverte par les féministes que « l’identité » était politiquement utile ne s’est pas terminée avec le livre de Friedan. Les efforts féministes ultérieurs ont illustré, encore plus largement que la préférence de Friedan pour la théorie maslovienne, comment le langage et les outils théoriques de la psychologie pouvaient être rendus pertinents et utilisables pour le mouvement des femmes. Avant les années 60, les discussions sur « l’identité » se limitaient principalement à la littérature sur la psychologie du développement. Au cours des années 60 et après, le terme servait à déterminer qui avait le pouvoir, qui ne l’avait pas et pourquoi. En fait, ce thème est devenu si central pour les féministes que le terme « politique identitaire » a largement circulé comme une référence abrégée à une position politique particulière. De manière abrégée, il fait référence à la constellation d’idées qui constituaient les éléments composant l’individualité – le sexe, l’âge, la race, la classe, l’orientation sexuelle, entre autres – comme des moyens efficaces pour comprendre, mais aussi démanteler la structure de l’inégalité sociale et politique. En d’autres termes, elle offrait un moyen de lier l’expérience individuelle au contexte social.

Tout au long de l’après-guerre, le concept d’identité a été étroitement associé aux travaux du psychanalyste émigré allemand Erik Erikson[4]. Erikson (1968a : 17) a fait remonter son origine au travail clinique qu’il a effectué auprès d’anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale qui avaient signalé une étrange perte de sentiments liés à l’unicité personnelle et à la continuité historique. C’est au cours des années 50 que le terme « crise d’identité » est entré pour la première fois dans le langage courant. Alors que la panique nationale suscitée par une épidémie de délinquance juvénile s’intensifiait, ce concept semblait être un moyen pratique de réfléchir aux dangers posés par le développement des adolescents de sexe masculin. Au cours des années 60, Erikson a laissé entendre que les jeunes avaient également perdu leur place dans l’histoire, tout comme les anciens combattants qu’il avait soignés. Dans les idées psychosociales d’Erikson, de nombreux jeunes ont trouvé une confirmation (ou du moins une explication) de leur propre engagement en faveur d’une politique radicale. De nombreux spécialistes des sciences sociales ont également utilisé les travaux d’Erikson pour explorer les origines des mouvements sociaux de l’époque[5]. Erikson a donné son accord à plusieurs reprises à de telles applications sociologiques[6].

Un article de 1964, « Inner and Outer Space: Reflections on Womanhood [Espaces intérieur et extérieur : réflexions sur la féminité] », a attiré l’attention des féministes sur Erikson (1964b)[7]. Basé sur le travail d’Erikson mené dans le cadre d’une étude de l’Université de Californie pendant deux ans sur des enfants (étude qui n’avait pas été conçue comme une enquête sur l’identité ou le développement du genre), l’article explorait les différences entre les sexes dans les relations spécifiques qu’Erikson avait observées dans les jeux des enfants. Les garçons, a-t-il découvert, mettaient l’accent sur les espaces extérieurs, les saillies ainsi que les personnes et les animaux en mouvement (parfois destructeur). Les filles, quant à elles, mettaient l’accent sur les espaces intérieurs et les enclos paisibles contenant des personnes et des animaux au repos.

Pour Erikson (1968c : 273), il était évident que de telles différences indiquaient « qu’une profonde différence existe entre les sexes dans l’expérience du plan fondamental du corps humain ». Il expliqua que son intérêt pour la biologie reproductive des femmes n’était pas « une tentative masculine renouvelée de “ condamner ” chaque femme à une maternité perpétuelle et de lui refuser l’équivalence de l’individualité et l’égalité de la citoyenneté » (ibid. : 290). Il conclut néanmoins que « les femmes ont trouvé leur identité dans les soins suggérés par leur corps et dans les besoins de leur enfant, et semblent avoir tenu pour acquis que l’espace du monde extérieur appartient aux hommes » (ibid. : 274).

Erikson a subi de féroces attaques féministes[8]. Kate Millett, dans son ouvrage largement lu Sexual Politics[9] [(1969)], l’a accusé de réduire les arrangements sociaux sexistes à des fatalités biologiques et de refuser aux femmes la liberté qu’il accordait automatiquement aux hommes : se forger des identités non limitées par une « conception somatique » (Erikson 1968c : 266)[10]. Entre autres, ce qui a agacé ces critiques féministes était aussi que l’analyse d’Erikson semblait inoffensive, du moins en comparaison avec le déterminisme biologique vulgaire. Sa sympathie pour les femmes et sa volonté de leur accorder une supériorité éthique dans leur prétendue fidélité à la paix et à l’éducation ont semblé à Millett (1969 : 294) une façon intelligente de laisser incontestée la « compréhension claire que la civilisation est un département masculin ».

Blessé et en colère, Erikson s’est défendu. Il a souligné que l’essai se voulait une alternative à la théorie psychanalytique orthodoxe, un défi direct à la notion répréhensible selon laquelle le développement psychologique de la femme tournait autour de l’absence de pénis. Erikson, qui se considérait comme un allié des femmes, était consterné que ses idées aient été interprétées comme une moquerie du potentiel humain des femmes, et suggérait que ce malheureux malentendu était dû au fait que ses idées avaient été arrachées du contexte qui les rendait intelligibles (1974). Le manque de reconnaissance de sa position pro-femme par les féministes a incité Erikson à leur attribuer une « projection moraliste d’anciennes images négatives de soi sur les hommes comme représentant de malveillants oppresseurs et exploiteurs », une déclaration que les féministes ont sans aucun doute perçue comme à la fois une insulte et un autre exemple de la facilité avec laquelle les experts pouvaient rejeter les revendications féministes en recourant à l’analyse psychologique (ibid. : 334).

Quelles que soient leurs différences et leur attitude à l’égard d’Erikson, les féministes ont commencé à utiliser « l’identité » à leur manière et à leurs propres fins. Des théoriciennes à divers endroits du spectre politique du féminisme se sont rapidement accrochées au processus de socialisation féminine comme explication privilégiée de la pensée et du comportement féminins. C’était une explication qui privilégiait nécessairement l’éducation par rapport à la nature, l’histoire et la culture par rapport à la biologie. Parce que la socialisation était par définition un processus social, le fait de le souligner mettait en évidence le pouvoir des arrangements sociaux conscients dans la production de la signification du genre. En comparaison, pensaient la plupart des féministes, le sexe biologique était purement accidentel et tout à fait insignifiant.

Kate Millett a proclamé la « socialisation » comme le fondement idéologique du pouvoir patriarcal. Sans « la formation de la personnalité humaine selon des lignes stéréotypées de catégories sexuelles », affirmait-elle, il serait impossible d’obtenir le consentement à un système de « politique sexuelle » dominé par les hommes (1973 : 366). Une telle insistance sans compromis sur les dimensions sociales de l’expérience subjective était un thème courant dans les premières années du mouvement des femmes. La féministe socialiste Meredith Tax (1973 : 26), par exemple, a écrit :

Nous n’en sommes pas arrivées là par hérédité ou par accident. Nous avons été façonnées dans ces postures déformées, été poussées vers ces emplois de service, été obligées de nous excuser d’exister, appris à être incapables de faire quoi que ce soit qui demande la moindre force, comme ouvrir des portes ou des bouteilles. On nous a dit d’être stupides, d’être idiotes. Nous avons les pieds liés mentalement et émotionnellement depuis des milliers d’années. Et le fait que certaines des pièces qui ont été coupées en nous sont de celles que nous ne pourrons jamais remplacer ou reconstruire – l’ego, la confiance en soi, la capacité de faire des choix – est le plus difficile à gérer[11].

Tax exprimait la rage et la douleur que de nombreuses femmes ressentaient face aux « morceaux qui ont été coupés de nous ». Mais l’argument selon lequel l’identité féminine avait été déformée par des programmes sociaux et des relations interpersonnelles sexistes avait un côté très positif. L’identité pourrait être modifiée par des décisions et des actions sociales.

À long terme, les modifications des pratiques d’éducation des enfants se sont révélées particulièrement prometteuses en tant que méthode de réforme de la socialisation de genre. Élever les enfants différemment offrait la possibilité d’éliminer les rôles, les traits et les comportements polarisés et d’encourager les filles et les garçons à explorer un plus large éventail de possibilités humaines. Nancy Chodorow, étudiante au doctorat en sociologie à la fin des années 60, s’intéressait à la manière dont la division du travail éducatif reproduisait des personnalités genrées. Inspirée par les travaux des anthropologues de la culture et de la personnalité, elle a remarqué que, même si de grandes variations interculturelles existaient dans les comportements et les traits classés comme masculins ou féminins, les femmes étaient toujours les principales socialisatrices des nourrissons et des jeunes enfants. La prise en charge féminine était apparemment un « universel culturel[12] ». Elle a émis l’hypothèse qu’un processus de développement exigeant que les filles et les garçons se séparent de leur mère afin d’acquérir une identité psychologique indépendante était à l’origine de la différenciation problématique des sexes.

Dans sa critique, comme dans les autres critiques féministes examinées ci-dessus, le thème central était que la plupart des psychologues, anthropologues et autres experts sociaux et comportementaux avaient rendu un très mauvais service en transposant des exploits culturels malléables en des faits naturels soi-disant à toute épreuve. L’analyse de Chodorow offrait une autre perspective. La division marquée du travail de socialisation entre hommes et femmes en raison de la prétendue adéquation entre la procréation et l’éducation des enfants s’est révélée être une construction profondément culturelle ayant d’importantes implications pour la production de personnalités genrées et le maintien de la suprématie masculine. Chodorow a tenté d’illustrer comment la construction de l’identité de genre pouvait être traitée comme un processus social tout en conservant l’attention particulière de la tradition psychanalytique à l’importance de la petite enfance et de l’environnement familial.

Choqués d’apprendre qu’ils étaient différents des femmes qui prennent soin d’eux, a-t-elle spéculé, les garçons devaient en fait faire quelque chose pour atteindre la masculinité, ce qui impliquait souvent de se distancier du féminin en attribuant pouvoir et prestige à toutes les activités définies culturellement comme masculines. Le développement des filles était plus fluide, mais les résultats étaient plus autodestructeurs. Parce qu’elles n’étaient pas différentes de celles qui s’occupaient d’elles, leur identité ne devait pas nécessairement être acquise par une activité les distinguant de leur mère. L’identité féminine était, tout simplement. Considérée comme un produit de la nature, l’identité des femmes était facilement intériorisée par les filles comme une donnée, pour ensuite être recréée au cours du cycle générationnel suivant d’éducation des enfants.

Tant que « l’identité » masculine ne dépendra pas de la capacité des hommes à faire leurs preuves, leur « action » sera une réaction à l’insécurité, et non un exercice créatif de leur humanité, et l’« être » des femmes, loin d’être une acceptation facile et positive de soi, sera une résignation à l’infériorité.

Chodorow 1971 : 286

Chodorow n’était ni la seule théoricienne impressionnée par la responsabilité exclusive des femmes en matière de soins aux enfants, ni la seule à souligner que les filles et les garçons gagneraient à grandir auprès d’hommes et de femmes dont la créativité parviendrait à englober l’éducation des enfants et un plus large éventail d’activités que celles généralement autorisées par la masculinité ou la féminité. Une division égale du travail domestique entre hommes et femmes, de la vaisselle aux couches, est devenue l’une des revendications centrales du mouvement. Des projets d’organisation ont été formés pour recruter des hommes qui prendraient soin des enfants, pour promouvoir du matériel éducatif non sexiste et pour alléger les responsabilités domestiques des femmes. L’égalité pratique, soutenaient les féministes, était une simple question de justice sociale pour les femmes. Mais c’était aussi, comme Chodorow l’avait suggéré, une question de santé mentale pour chacun·e. Si les hommes et les femmes étaient représenté·e·s de manière égale en tant que personnes socialisatrices et si les enfants étaient exposés à une diversité de possibilités adultes, le résultat pourrait être une expérience de soi nouvelle et améliorée. Les filles et les garçons deviendraient des femmes et des hommes plus intégré·e·s, plus sûr·e·s et pleinement humain·e·s.

La sensibilité psychothérapeutique dans le féminisme

Imaginer des réaménagements culturels suffisamment durables pour produire des personnalités non genrées dans les générations futures était un projet à la fois radical et très optimiste, car il exigeait en même temps beaucoup de patience et de coopération des hommes. Le mouvement des femmes a également préconisé des approches à court terme moins dépendantes de l’obtention d’un consensus culturel. Les femmes, par exemple, pourraient simplement abandonner les subtilités des attentes liées au genre. Si suffisamment de femmes refusaient de modifier leur comportement, se mettre en colère constituerait une stratégie politique efficace. « Une femme devrait être fière de déclarer qu’elle est une bitch », souligne une phrase typique, car « les connasses recherchent leur identité strictement à travers elles-mêmes et ce qu’elles font. Ce sont des sujets, pas des objets » (Joreen 1973 : 51).

Les bitches sont agressives, assertives, dominatrices, autoritaires, indépendantes d’esprit, méchantes, hostiles, directes, brutales, candides, odieuses, coriaces, têtues, vicieuses, dogmatiques, compétentes, compétitives, insistantes, bruyantes, indépendantes, obstinées, exigeantes, manipulatrices, égoïstes, motivées, accomplies, écrasantes, menaçantes, effrayantes, ambitieuses, fortes, impertinentes, masculines, bruyantes et turbulentes. Entre autres choses, une connasse occupe beaucoup d’espace psychologique. Vous savez toujours qu’elle est là. Une bitch ne prend la merde de personne. Vous ne l’aimez peut-être pas, mais vous ne pouvez pas l’ignorer.

Joreen 1973 : 50-51

Beaucoup de femmes ont découvert qu’être une bitch était plus facile à apprécier en théorie qu’à réaliser en pratique. Les couches de socialisation féminine ne pouvaient pas être supprimées aussi facilement ni confortablement, et les actes de volonté féministe, aussi résolus soient-ils, étaient insuffisants. Celles qui réussirent découvrirent que leur désobéissance, qu’elle soit exprimée chez elles ou en public, rencontrait une réaction rapide et certaine, souvent sous la forme d’une intervention psychologique punitive, comme Weisstein, Phyllis Chesler [(1972)], Pauline B. Bart [(1971)] et d’autres l’avaient minutieusement démontré. D’un côté, cette situation frustrante a rendu le paternalisme des expert·e·s en psychologie encore plus exaspérant pour les féministes. D’un autre côté, cela a confirmé le caractère central à la fois de « l’oppression psychologique » dans le statut subordonné des femmes et de la « libération psychologique » dans la conceptualisation de l’égalité des sexes. Dans ses premières années, le mouvement des femmes s’est adressé explicitement et continuellement à l’expérience subjective des femmes, en en faisant la pierre angulaire de l’organisation du mouvement, le fondement de la théorie féministe et la justification d’une réforme de l’entreprise psychothérapeutique.

Ce n’est pas une coïncidence si les groupes de prise de conscience[13] étaient parfois appelés « séances de bitch[14] » (Sarachild 1970). La pratique de discussion en groupe et de soutien qui formait le noyau organisationnel de l’aile radicale du mouvement au cours de ses premières années incarnait une attention respectueuse à l’émotion et un désir de communiquer le ressenti subjectif de la vie quotidienne des femmes, qui couvrait toute la gamme de la colère à l’angoisse. Les groupes sont nés avec le collectif New York Radical Women (NYRW), un groupe féministe radical formé à l’automne 1967. Après une réunion au cours de laquelle des femmes ont essayé de faire le tour de la pièce pour décrire leurs propres sentiments d’oppression, Kathie Sarachild, membre de NYRW, a choisi le terme « prise de conscience » pour décrire la pratique et les idées qui en résultent. En tant que militante du mouvement des droits civiques et de la gauche étudiante, Sarachild a compris que cette pratique typiquement féministe était inspirée par le récent militantisme pour les droits civiques ainsi que par des modèles plus lointains parmi les révolutionnaires chinois et les guérilleros guatémaltèques (figure 1)[15].

Figure 1

Groupe de prise de conscience

Groupe de prise de conscience
Source : Women’s Movement Archive. Cambridge, Women’s Educational Center[16].

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Les groupes étaient petits, se réunissaient régulièrement et recrutaient souvent des membres via des réseaux d’amitié ainsi que des organisations féministes. Ils ont mis l’accent sur l’introspection, l’exposition émotionnelle et le partage de témoignages personnels et expérientiels. « Free Space » de Pamela Allen [(1973)], l’un des témoignages les plus connus sur la prise de conscience, décrit quatre étapes du processus de groupe féministe. « L’ouverture » dans un contexte sans jugement était la première, suivie par « le partage », « l’analyse » et « l’abstraction ».

Il est impératif pour notre compréhension de nous-mêmes et pour notre santé mentale, a-t-elle expliqué, que nous maintenions et approfondissions notre contact avec nos sentiments. Notre première préoccupation ne doit pas être de savoir si ces sentiments sont bons ou mauvais, mais plutôt de savoir ce qu’ils sont. Les sentiments sont une réalité.

Allen 1973 : 273

La pratique égalitaire consistant à encourager chaque femme à parler, le refrain de l’acceptation émotionnelle inconditionnelle ainsi que la valeur accordée à la conscience émotionnelle et à la santé mentale ont fait de la prise de conscience une réminiscence des tendances psychothérapeutiques humanistes telles que la psychothérapie centrée sur la personne de Carl Rogers. « Nous restons toujours en contact avec nos sentiments », commençait l’une des descriptions de Sarachild (1971 : 158) de la place de la prise de conscience au sein du féminisme.

Mais les objectifs déclarés de la conscientisation – développer une théorie féministe et construire un mouvement de femmes – la distinguaient nettement de la psychothérapie, comme de nombreuses féministes ont pris la peine de le souligner. Le caractère crucial de cette distinction ressort clairement des nombreux avertissements répétés contre « l’idée selon laquelle la libération des femmes est une thérapie » et contre « l’idée que la suprématie masculine n’est qu’un privilège psychologique » (Peslikis 1970 : 81). « Notre oppression n’est pas dans nos têtes », a déclaré avec véhémence Jennifer Gardner (1970 : 232). « La thérapie suppose qu’une personne est malade et qu’il existe un remède », rétorque Carol Hanisch (1970 : 76). La psychothérapie insulte les femmes en les apaisant, alors que les séances de prise de conscience « sont une forme d’action politique » (ibid.). « La conscientisation n’est pas une forme de groupe de rencontre ou de psychothérapie », a réfléchi Barbara Susan (1970 : 240). « J’ai été impliquée dans les deux et je peux vous dire que ce sont deux choses très différentes » (ibid.).

Pourtant, des questions persistaient. « La libération des femmes est-elle un groupe thérapeutique? » (Zweig 1971). À tous les niveaux du spectre politique féministe, les femmes ont répondu par un non catégorique. Réduire le statut des femmes à un statut psychologique entravait la conscience individuelle et le changement social en banalisant la possibilité que les femmes puissent agir collectivement sur la base d’une politique du genre. Faire miroiter l’illusion d’une « solution personnelle » devant les femmes était une forme futile de « séparatisme individualiste », selon la féministe radicale Kathie Sarachild, dont les lignes directrices influentes pour diriger de petits groupes féministes incluaient une liste de formes classiques de résistance sous le titre « How to Avoid the Awful Truth [Comment éviter l’horrible vérité] » (1970). Les militantes de gauche intéressées par le potentiel radical de la politique culturelle ont également essayé de rester attentives à la différence entre « révolution de style de vie » et « révolution sociale ». Dans son article sur ce sujet, Gail Kelly (1970 : 24) mettait en garde : « Nous nous sommes tellement enlisé·e·s dans notre façon de vivre que nous perdons la possibilité de devenir pertinent·e·s pour la façon dont vivent d’autres personnes ». Pour sa part, Betty Friedan (1976 : 163) craignait que les groupes féministes puissent se dégrader en « nombrilisme et prise de conscience qui ne mènent nulle part ». La prise de conscience a peut-être commencé avec le ressenti, mais elle était censée conduire à la réflexion et à l’action.

La passion des qualifications féministes a montré que les différences entre la prise de conscience et la psychothérapie étaient aussi insaisissables qu’importantes. Il n’y avait tout simplement aucun moyen d’éviter les problèmes psychologiques urgents que les femmes apportaient avec elles dans les groupes et, pour la plupart, les militantes du mouvement n’ont pas essayé. L’esprit de guérison et le système de soutien communautaire proposé par la prise de conscience figuraient parmi les caractéristiques les plus manifestes et les plus attrayantes du nouveau mouvement.

La croissance rapide du féminisme grâce à de petits groupes n’a pas non plus échappé aux psychothérapeutes en exercice, en particulier aux psychothérapeutes ayant des sympathies féministes. Une multitude d’études ont tenté d’analyser systématiquement le processus groupal de prise de conscience féministe[17]. Certain·e·s clinicien·ne·s et chercheur·se·s clinicien·ne·s sont allé·e·s jusqu’à suggérer que la libération des femmes était en réalité un terme inapproprié, déguisant un mouvement consacré à l’entraide et à la subsistance personnelle sous une rhétorique politique frauduleuse[18]. Beaucoup d’autres, cependant, étaient sensibles aux différences entre le féminisme et la psychothérapie ainsi qu’aux similitudes frappantes. Le guide expert, symbole d’une autorité malvenue, avait été banni du groupe, mais les groupes de prise de conscience avaient toujours des résultats thérapeutiques et étaient « idéalement adaptés à l’exploration des questions d’identité personnelle » (Brodsky 1977 : 300)[19]. Il était possible de considérer la pratique féministe à la fois comme une contestation et une alternative à la psychothérapie conventionnelle.

Agacées par tous les propos sur la psychothérapie, qu’elles trouvaient méprisants, de nombreuses féministes ont redoublé d’efforts pour faire comprendre l’urgence de leurs objectifs politiques. Mais la confusion entre changement psychologique et changement politique a perduré. Les féministes elles-mêmes en étaient en partie responsables. Pratiquement toutes les femmes qui ont parlé ou écrit sur la conscientisation ont mentionné ses résultats thérapeutiques, car il était évident que le partage collectif réduisait le fardeau de l’autoculpabilisation et permettait aux femmes de se sentir beaucoup mieux. Dans nos groupes, écrit Pamela Allen (1973 : 278), « nous commençons à construire (et dans une certaine mesure, à expérimenter) une vision de notre potentiel humain ». Même les féministes qui craignaient que les groupes « ne dépassent jamais le niveau des séances de thérapie » pour réaliser leur « potentiel révolutionnaire » ont dû admettre que « la dichotomie rigide entre oppression matérielle et oppression psychologique ne tient pas » (McAfee et Wood 1970). Carol Payne (1973 : 283) était l’une des nombreuses personnes à décrire comment son propre groupe s’était débattu avec la relation déroutante entre les besoins individuels et l’action collective.

Nous en avons discuté [du but du groupe]. Un groupe de femmes ne devrait pas être une thérapie de groupe, avons-nous décidé. Mais il y avait des éléments de thérapie de groupe dans ce que nous essayions de faire, pour nous entraider à résoudre nos problèmes personnels… Nous n’avons jamais résolu la question de savoir ce qu’un groupe de libération des femmes était censé faire. Il y avait toujours un conflit entre celles qui favorisaient l’approche personnelle et psychologique, et celles qui estimaient qu’un groupe de femmes devait jeter un pont entre la connaissance personnelle acquise en faisant partie d’un petit groupe et l’action politique avec un plus grand nombre de femmes.

Il était tout simplement impossible de séparer les plaintes des femmes concernant leur vie et leurs aspirations au changement d’une évaluation globale du statut des femmes en tant que catégorie de genre et, en fin de compte, c’était précisément là le problème. Les féministes ont été confrontées à ce dilemme parce qu’elles traitaient l’expérience des femmes comme des données brutes, refusant de séparer le « personnel » du « politique ». Barbara Susan (1970 : 242) l’a dit simplement : « La prise de conscience est un moyen de formuler une analyse politique sur des informations dont nous pouvons être confiantes qu’elles sont vraies. Ces informations sont notre expérience ».

Cette double conviction selon laquelle l’expérience était véridique et méritait une place de choix dans la compréhension des problèmes publics a certainement été l’une des contributions les plus éclairantes du féminisme. Elle était également profondément erronée, comme l’a soutenu Alice Echols dans son histoire des premiers groupes et idées féministes radicaux. Echols documente le factionnalisme interne, qui est né logiquement de l’hypothèse erronée que les féministes les plus radicales ont émise sur la nature de cette expérience, à savoir que les femmes constituaient une classe de sexe et de genre cohérente (1989a). Kathie Sarachild, l’une des architectes des pratiques de prise de conscience, a souligné que la pratique de groupe du mouvement et l’idée que le genre unifiait nécessairement les femmes étaient inséparables. Ces pratiques supposaient « que la plupart des femmes étaient comme nous, pas différentes », ce qui signifiait par là qu’elles étaient blanches, bien éduquées et issues de la classe moyenne (1971, citée par Echols 1989a : 90).

Lorsque les organisations du mouvement se sont retrouvées face aux défis internes majeurs soulevés par les femmes de la classe ouvrière et les lesbiennes, nombre d’entre elles se sont tout simplement effondrées, comme l’a montré Echols, incapables de digérer la réalité de « différences » entre les femmes. Un féminisme fondé sur l’hypothèse d’une expérience commune ne pourrait pas survivre longtemps si cette hypothèse était révélée fausse. « Le rêve d’un langage commun » a été remplacé par « des mensonges, des secrets et des silences », et les divisions et les conflits que les féministes (blanches, de la classe moyenne) craignaient le plus sont passés au premier plan[20].

Bien que la notion de classe de sexe/genre soit devenue suspecte au cours des années suivantes, la foi dans la vérité de l’expérience est restée au coeur du mouvement des femmes. La conviction que « l’expérience » était « une information à laquelle nous pouvons faire confiance » a continué d’inspirer la production de théories et l’orientation du militantisme à la fin des années 70 et dans les années 80, lorsqu’un choeur de nouvelles voix féministes a décrit à quel point cette expérience pouvait être variée et a mis le mouvement des femmes au défi de rendre compte de la différence que cette « différence » faisait[21].

La « thérapie féministe » est apparue très tôt dans le mouvement comme une solution possible à la pratique sexiste des thérapies traditionnelles, comme nous l’avons déjà vu. Ce dont il s’agissait exactement et en quoi elle différait de la prise de conscience était notoirement difficile à déterminer, mais la persistance des discussions à ce sujet et la forte demande de la part de client·e·s potentiel·le·s montrent une fois de plus la place constante de la sensibilité psychothérapeutique au sein du féminisme.

Comme on pouvait s’y attendre, les pratiques de prise de conscience étaient un modèle important pris en considération par les féministes qui étaient également des psychothérapeutes en exercice intéressées à offrir des services adaptés à leurs clientes. « Les groupes du mouvement des femmes ont des répercussions sur le traitement des problèmes d’identité des femmes en thérapie », a conclu un examen de la relation entre les deux, qui a également noté que de nombreuses membres des groupes avaient apparemment eu une expérience antérieure en psychothérapie (Brodsky 1981 : 577)[22]. « Je préfère considérer la thérapie comme un processus de conscientisation », a écrit Anne Kent Rush, l’une des autrices de Feminism as Therapy, un livre superficiel qui confondait féminisme et psychothérapie et estimait que tout ce qui était « soulageant » et respectueux devait être à la fois thérapeutique et bon pour les femmes (Mander et Rush 1974 : 37)[23].

La plupart des premiers efforts visant à définir la thérapie féministe ont commencé et se sont terminés par la proposition selon laquelle l’environnement social des femmes, plutôt que leur constitution intrapsychique, était la principale source de problèmes psychologiques individuels. Des questions plus spécifiques et pratiques sont restées sans réponse. La psychothérapie était-elle plus susceptible d’être féministe sous forme individuelle ou de groupe? Qu’est-ce que la thérapie féministe pourrait offrir aux hommes, le cas échéant, et pourraient-ils également la pratiquer? L’orientation théorique du ou de la clinicien·ne a-t-elle fait une différence? Les psychothérapeutes rogériennes étaient-elles plus féministes que les psychanalystes orthodoxes? En l’absence de lignes directrices sur la forme et le contenu thérapeutiques, le sentiment général semblait être que pratiquement n’importe quels école ou style de psychothérapie pouvaient être qualifiés de féministes – depuis la reprogrammation cognitive jusqu’au psychodrame et à la gestalt – à condition qu’une féministe la pratique (Howell 1981; Rawlings et Carter 1977).

Cette pensée confuse n’a guère interféré avec l’intérêt populaire croissant pour les services thérapeutiques à orientation féministe. L’un des premiers projets de l’AWP [Association for Women in Psychology], par exemple, consistait à compiler un répertoire national des thérapies féministes comme service à la communauté féministe dans son ensemble (Tiefer 1991 : 15-16). Un bref commentaire dans le bulletin d’information de l’AWP sur les personnes qui devraient être incluses reflétait le caractère nébuleux de la thérapie féministe elle-même : « Si elles ne savent pas ce que c’est [la thérapie féministe], alors nous ne voulons pas d’elles » (AWP 1971). Afin de les répertorier, l’AWP a demandé aux psychothérapeutes de préciser leurs références, de décrire leurs services et de rédiger une « déclaration de leur position sur le féminisme[24] ». La première édition du répertoire ne comptait que douze pages et ne comprenait que quarante-cinq ressources listées dans tout le pays, un effort très modeste en effet comparé à l’industrie florissante de la thérapie féministe qui apparaîtrait à la fin des années 70 et dans les années 80[25].

Tandis que les féministes déclaraient la guerre au sexisme des expert·e·s en psychologie, elles étaient également disposées à s’approprier les aspects de la théorie et de la pratique psychologiques perçus comme potentiellement libérateurs pour les femmes ou stratégiquement utiles au mouvement des femmes. J’ai essayé de montrer qu’il n’est pas adéquat de comprendre la culture de la psychologie comme une concurrente pour le coeur et l’esprit des femmes, vantant des ajustements alors que le féminisme promettait un véritable changement. L’expertise psychologique a fonctionné comme amie et ennemie, les deux rôles facilitant la mobilisation féministe et donnant du crédit à la pensée féministe.

Le fait que les féministes aient discrètement accueilli certains aspects de la psychologie tout en en dénonçant haut et fort d’autres a produit un paradoxe – mais peut-être s’agissait-il simplement d’une sagesse sous une forme paradoxale – au coeur du féminisme. Les connaissances psychologiques pouvaient être féministes ou antiféministes. Elles pouvaient promouvoir la conscience féministe et inspirer le changement social. Elles pouvaient inciter à la haine de soi et justifier le statu quo. Cet état de choses était parfois extrêmement déroutant. Le mouvement des femmes devait-il soutenir activement les stratégies de développement personnel, ou insister sur le fait que le seul espoir des femmes résidait dans l’élimination des barrières systémiques telles que les inégalités juridiques et la discrimination? Quelle importance cela aurait-il si les femmes obtenaient des gains institutionnels, mais que leur expérience subjective restait embourbée dans la dépendance et l’impuissance? Une ligne de démarcation pouvait-elle même être raisonnablement tracée entre l’expérience psychologique et l’expérience sociale?

La curieuse séduction entre la psychologie et la libération des femmes récapitule ainsi la dynamique politique ambivalente dont les chapitres précédents ont démontré qu’elle était si cruciale pour l’orientation historique globale de l’expertise psychologique après la Seconde Guerre mondiale. Capables d’apaiser et d’exacerber les ruptures sociales et politiques, les expert·e·s en psychologie furent tantôt technologues de la pacification, tantôt prophètes du renouveau. Pour les féministes, qui comprenaient parfaitement le danger de réduire le statut social des femmes à la psyché, le défi était de relier les points entre le soi et la société, entre le personnel et le politique, sans que l’un d’entre eux apparaisse comme un sous-produit de l’autre.

« L’expérience » était ce que le mouvement des femmes offrait comme tissu conjonctif. La saisir, c’était ancrer la vérité, sonder la validité des formulations théoriques et tester l’efficacité de l’action collective contre la mesure incontournable de la subjectivité. Historiquement enracinée, mais en mouvement constant, l’expérience était la preuve ultime du féminisme. Elle certifiait que la psychologie était un piège pour les femmes, mais laissait également entendre qu’elle pouvait offrir un moyen de sortir du piège. L’expérience était glissante et utile, démoralisante, libératrice et terriblement déroutante. Il n’est pas étonnant que des femmes cherchant à comprendre leur passé, à tracer leur avenir et à réaliser leur propre humanité aient aspiré parfois à une manière plus claire et plus rassurante de comprendre leur vie. Elles n’en ont pas trouvé.