Corps de l’article

Depuis les années 70, les mouvements féministes reconnaissent la violence conjugale comme un problème structurel (Delage 2017). Elle est conceptualisée comme une violence envers les femmes, induite par le fonctionnement des structures patriarcales. Selon une perspective féministe radicale, la violence conjugale s’inscrit dans un continuum de violences masculines ayant pour objet de maintenir un contrôle social sur les femmes en vue de garantir leur subordination (Hanmer 1977). Toutefois, l’institutionnalisation du problème de la violence conjugale s’est soldée par une remise en cause de cette lecture féministe. En France, la fin des années 80 marque un tournant discursif dans la lutte contre ce type de violences, passant d’une lecture sociopolitique défendue par les mouvements militants à une lecture sanitaire et psychique portée par le monde professionnel (Herman 2016). Les concepts développés par les psychiatres, les psychologues et les psychanalystes représentent depuis des savoirs dominants pour agir sur cette question, ce qui a conduit nombre de féministes à interpréter la psychologisation des violences comme une occultation de ses causes structurelles.

Selon Stéphanie Pache (2016), la critique féministe de la psychologisation a notamment été lancée par des psychologues féministes dénonçant l’androcentrisme et le sexisme de leur propre discipline (par exemple, Susan Sturdivant (1983), Naomi Weisstein (1971) ainsi que Sue Wilkinson et Celia Kitzinger (1995)). Cherchant à créer un contexte théorique et clinique plus favorable pour les victimes de violences masculines, ces psychologues ont entamé une critique de notions telles que le masochisme féminin et l’idée de personnalité dépendante, souvent utilisées comme des facteurs explicatifs de la violence. Pour les psychanalystes Thamy Ayouch et Leila Salomão de la Plata Cury Tardivo (2013), ces notions sexistes constituent des « violences théoriques » qui perpétuent sans les questionner les rapports de domination fondés sur le genre. Pour la psychologue sociale Patrizia Romito (2006), la psychologisation des violences masculines est une tactique d’occultation qui empêcherait toute conscientisation de l’oppression patriarcale et tout risque de dissidence en se focalisant sur des causes psychologiques plutôt que sociopolitiques. La psychologisation consiste donc à ramener un phénomène social à des causes strictement individuelles.

La psychologisation, selon Romito, s’opère en grande partie à un niveau institutionnel à travers un ensemble de discours et de pratiques qui contribuent à atténuer la portée des violences masculines, tout en inversant les relations de cause à effet, la prévention, la santé et la justice constituant des domaines privilégiés où se déploient ces stratégies psychologisantes. Un constat également partagé par Didier Fassin et Richard Rechtman (2007) qui parlent du caractère hégémonique des savoirs psychologiques dans la victimologie et la traumatologie, ainsi que du rôle de ces savoirs pour légitimer les interventions des psychologues de même que des travailleurs sociaux et des travailleuses sociales (Fassin 2004). Le succès de cette « nouvelle culture psy » (Castel, Enriquez et Stevens 2008) illustre la manière dont la société répond à des problématiques sociales telles que la violence conjugale, c’est-à-dire en plaçant la responsabilité sur les individus qui la composent plutôt que sur son organisation même.

Si la critique féministe de la psychologisation a surtout concerné les discours et les pratiques des institutions, la littérature s’est peu intéressée à la façon dont le grand public en général et les victimes en particulier se saisissent des explications psychologiques pour donner un sens à la violence conjugale. Cet enjeu, qui consiste à penser la psychologisation des violences à l’articulation des discours institutionnels et des personnes, nous apparaît d’autant plus important que les savoirs experts constituent l’une des sources du sens commun (Moscovici 2013). Notre but dans le présent article est de répondre à cette problématique à partir d’une approche psychosociale. Après avoir exposé l’intérêt et la spécificité de cette approche, nous ferons une analyse secondaire et croisée des résultats issue de trois recherches empiriques sur la violence conjugale (Lelaurain et autres 2018a et 2018b; Lelaurain, Restivo et Apostolidis 2021). Trois objectifs ont guidé notre réflexion :

  1. Explorer la place et l’importance des explications psychologisantes dans la façon dont le grand public et les victimes en particulier rendent compte de la violence conjugale, tout en considérant les régulations sociales dont elles font l’objet;

  2. Analyser la manière dont les victimes sont susceptibles de se réapproprier ces explications pour se subjectiver et donner un sens à leur situation de violence;

  3. Réfléchir aux fonctions sociales et psychologiques qui permettent de maintenir les explications psychologisantes au détriment des explications féministes.

La démarche épistémologico-théorique

Les trois recherches que nous présentons s’inscrivent dans un programme plus large dont l’objet consiste à étudier, dans le contexte français, les processus de légitimation de la violence conjugale et leur effet sur les survivantes (Lelaurain et Fonte 2022). Bien que ces recherches aient fait l’objet de précédentes publications, nous proposons ici de nous focaliser sur les résultats portant sur la psychologisation. Cette focalisation nous permet de restituer les analyses secondaires susceptibles de révéler les fonctions psychologiques et sociales de la psychologisation des violences. Précisons que ces travaux n’étaient initialement pas pensés autour de la psychologisation, cette thématique étant apparue spontanément comme une catégorie saillante dans les résultats de chaque recherche. Par notre « réanalyse » de ces résultats de manière articulée, nous cherchons à rendre compte des enjeux psychosociaux liés à la psychologisation en générant de nouvelles questions de recherche. La démarche méthodologique associée à chacune des trois recherches est présentée en détail dans leurs publications respectives. Les objectifs initiaux de ces recherches, leurs méthodes et les analyses secondaires sont synthétisés dans la figure 1.

Figure 1

Démarche méthodologique liée à chaque recherche

Démarche méthodologique liée à chaque recherche

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Afin de penser la relation entre victimes et autrui en croisant différents niveaux d’analyse, nous utilisons le modèle du regard psychosocial (Moscovici 1998) adapté à notre objet d’étude. Ce regard permet de penser l’existence d’un alter qui médiatise en permanence la relation entre les victimes et l’objet « violence conjugale » (figure 2, voir Lelaurain et Fonte 2022). Plus précisément, la manière dont les autres expliquent la violence conjugale et se représentent les protagonistes de la situation de violence devrait influencer la façon dont les victimes expliquent et se représentent leur propre situation. Cependant, cette dynamique relationnelle n’opère pas dans un vide social. Elle est également déterminée par un contexte plus large que le féminisme matérialiste nous aide à spécifier. En effet, selon cette approche, le patriarcat se caractérise par une double condition : matérielle, d’une part, à travers l’exploitation du travail domestique des femmes (Delphy 1998) et les violences conjugales comme un moyen de maintenir cette organisation sociale (Guillaumin 1992); symbolique, d’autre part, avec un ensemble d’idéologies socialement partagées en vue d’occulter ces violences.

Figure 2

Regard psychosocial appliqué à la violence conjugale

Regard psychosocial appliqué à la violence conjugale

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Notre travail a consisté à mobiliser l’approche des représentations sociales (Moscovici 1976) pour investiguer la dimension symbolique susceptible de jouer un rôle idéologique dans l’occultation des violences conjugales. Une représentation sociale peut être définie comme « un ensemble organisé d’opinions, d’attitudes, de croyances et d’informations se référant à un objet ou une situation. Elle est déterminée à la fois par le sujet lui-même (son histoire, son vécu), par le système social et idéologique dans lequel il est inséré, et par la nature des liens que le sujet entretient avec le système social » (Jodelet 1989 : 188). Cette approche cherche à comprendre les fonctions sociales et symboliques de la pensée de sens (Moscovici 1986). Dans notre cas, elle permet d’interroger les motivations qui sous-tendent l’utilisation de la psychologisation plutôt que de simplement disqualifier cet usage.

La psychologisation de la violence et la légitimation de l’ordre patriarcal

La première enquête par questionnaire que nous examinons a été réalisée en deux temps (Lelaurain et autres 2018a) : elle visait à explorer les représentations des causes de la violence conjugale et leurs régulations sociales chez des femmes victimes et les tout-venant, c’est-à-dire l’association de ces causes aux appartenances genrées ainsi qu’à l’adhésion à des idéologies patriarcales des répondantes et des répondants. Pour recueillir ces attributions causales, nous avons eu recours à la technique d’association verbale utilisée en psychologie sociale (Abric 2003). Suivant les principes de cette technique, les personnes interrogées devaient imaginer les causes permettant d’expliquer l’émergence de la violence conjugale. Les victimes, quant à elles, étaient invitées à répondre deux fois à cette question : la première fois en leur nom propre et la seconde en imaginant les réponses des personnes qui n’ont pas vécu ces violences.

Dans le contexte de cette analyse secondaire portant sur la psychologisation, nous avons réalisé une analyse factorielle des correspondances[2] sur les causes attribuées à la violence conjugale dans le but de montrer les correspondances entre ces causes, le sexe des personnes tout-venant et les effets de la consigne pour les victimes (figure 3). Elle révèle la prégnance d’explications psychologiques, organisées autour de deux axes. Tout d’abord, nous voyons un axe vertical. Il semble opposer, d’une part, les tout-venant qui associent davantage les causes psychologiques de la violence au couple et à l’agresseur[3] et, d’autre part, les victimes qui se focalisent sur la psychologie des victimes, et ce, tant lorsqu’elles répondent en leur propre nom que lorsqu’elles imaginent les réponses de personnes qui n’ont pas vécu la violence. Par ailleurs, nous observons que les explications psychologiques n’ont pas le même effet en fonction de la cible psychologisée en ce qu’elles conduisent à inverser la charge de la responsabilité entre victimes et agresseurs. En effet, la psychologie des agresseurs associée à l’origine de la violence conjugale est replacée dans le contexte d’une consommation de substance, d’une précarité financière ou d’une histoire familiale violente, soit autant de paramètres contextuels susceptibles de présenter le conjoint violent comme un individu qui agirait en raison de forces qui lui sont extérieures et qui provoqueraient la violence malgré lui.

La psychologie associée aux victimes, quant à elle, présente certes quelques éléments de contextualisation tels que les difficultés vécues durant l’enfance et l’emprise de la situation de violence. Elle semble cependant se référer majoritairement à des traits de personnalité indépendants de tout contexte social, par exemple le manque de confiance en soi et l’excès d’empathie. Notons une certaine correspondance entre ces traits et les stéréotypes de genre féminins qui décrivent les femmes comme des êtres naturellement faibles et passifs (Héritier 2005), voire masochistes en ce qu’elles retireraient du plaisir de leur soumission (Bourdieu 1998). L’ancrage de la psychologie des victimes dans ces stéréotypes renvoie à l’idée qu’elles subissent des violences en raison d’un caractère consubstantiel de la féminité, ce qui accentue ainsi la responsabilité qui leur serait attribuée dans la situation de violence (figure 3).

Figure 3

Analyse factorielle des correspondances sur les causes associées à la violence conjugale en fonction du statut des personnes interrogées et de la consigne

Analyse factorielle des correspondances sur les causes associées à la violence conjugale en fonction du statut des personnes interrogées et de la consigne

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Par ailleurs, l’axe horizontal de l’analyse factorielle suggère que les causes psychologiques associées aux victimes tendent à se diviser en deux catégories : celles qui sont évoquées en son nom propre et qui concernent l’emprise et l’incapacité d’agir, et celles qui le sont au nom des autres et qui présentent une vision plus exacerbée et active du rôle de la victime dans l’émergence ou le maintien de la violence. Comme le montre la littérature sur les freins du recours à l’aide, ces jugements que les victimes perçoivent à leur encontre sont symptomatiques du climat d’hostilité dans lequel elles vivent. Solveig Lelaurain et autres (2017) montrent ainsi qu’il existe un certain nombre de croyances socialement partagées qui tiennent les victimes pour responsables de leur situation, tout en contribuant à leur faire ressentir un sentiment de honte, de peur et de culpabilité. Par référence au modèle du regard psychosocial, la façon dont la pensée de sens commun conçoit la violence conjugale jouerait en effet un rôle déterminant sur leur expérience de la violence et sur les stratégies qu’elles mettent en place pour y faire face.

Ces nouveaux résultats sont intéressants à mettre en perspective avec nos précédentes analyses qui soutiennent l’idée d’une régulation sociale de la psychologisation en fonction de certaines idéologies. Sur la base d’un questionnaire construit pour le second temps de l’enquête, nous voulions, d’une part, quantifier le niveau d’adhésion aux attributions causales dégagées par les associations verbales et, d’autre part, étudier les corrélations entre ces attributions et l’adhésion aux deux idéologies que sont le sexisme ambivalent et les mythes légitimateurs de la violence conjugale. La première idéologie renvoie au fait de chercher à maintenir les femmes dans leur rôle de genre conditionnel et à légitimer les inégalités entre les sexes (Glick et Fiske 2001), tandis que la seconde concerne des croyances stéréotypées sur la violence conjugale ayant pour fonction de minimiser et de justifier les agressions à l’encontre d’une partenaire intime (Peters 2008). Les résultats produits sont allés dans le sens de nos attentes en montrant l’existence d’une corrélation positive entre la psychologisation et les niveaux d’adhésion au sexisme ambivalent et aux mythes légitimateurs.

Cette première recherche soutient donc l’idée que la psychologisation constitue une notion importante pour analyser les tactiques d’occultation de la violence masculine (Romito 2006). Elle permet de sortir des écueils d’une simple critique de la psychologisation comme individualisation d’un fait social. Comme le rappelle Stéphanie Pache (2019), l’étude de la psychologisation nécessite aussi de prendre en considération les déterminants sociaux et historiques qui sont en jeu dans sa régulation et dans la mise en forme de ses contenus. En somme, la psychologisation relève bel et bien d’un mécanisme social dont nous avons cherché à approfondir les processus et les enjeux dans des contextes discursifs et expérientiels.

La psychologisation comme stratégie discursive

La première recherche offre une première exploration de la façon dont les personnes expliquent la violence conjugale et lui donnent un sens, celle-ci ayant fait apparaître la psychologisation comme une catégorie prégnante. L’analyse secondaire d’une recherche par entretiens auprès de personnes tout-venant (Lelaurain et autres 2018b) nous a permis d’approfondir la question de la psychologisation. Les objectifs initiaux de la deuxième recherche consistaient à explorer les représentations spontanément mobilisées pour penser une situation concrète de coercition au sein du couple. Après la lecture d’une situation dans laquelle un homme commet une violence physique contre sa petite amie parce qu’il lui reproche d’avoir séduit un autre homme à une soirée, les personnes étaient interrogées sur les idées qui leur venaient spontanément à l’esprit pour décrire cette situation, notamment sur les causes possibles qui permettraient de l’expliquer.

Nos résultats montrent que les discours sont structurés autour d’une ambivalence normative (Roux 2009). En effet, lorsqu’elles ont la vignette sous les yeux, la majorité des personnes interrogées oscille constamment entre le rappel de normes proscrivant toute forme de violence (par exemple : « on ne frappe pas une femme ») et la négociation de ces normes sur la base d’éléments conditionnels autorisant leur transgression (par exemple : « si elle est infidèle… », « s’il est amoureux… »). Les discours sont ainsi organisés par une mise en récit de différents scénarios possibles qui permettraient de statuer sur le niveau de responsabilité de chaque protagoniste de la situation de violence en fonction de certaines conditions psychologiques et sociales. Plus précisément, ces scénarios reposent sur des logiques conditionnelles de type « oui, mais… » ou « si… alors… » ainsi que sur des explications psychologisantes, ce qui conduit à évaluer la violence comme étant plus ou moins grave et plus ou moins légitime selon les conditions et les causes imaginées. Les deux extraits qui suivent illustrent ces stratégies discursives et montrent notamment comment les conditions psychologiques s’ancrent dans des stéréotypes de genre (ici, la séduction est associée au féminin, tandis que la fierté et l’impulsivité sont liées au masculin)[4] :

Si vraiment la fille, ouvertement, tu vois, elle commence à être vraiment séductrice, tu vois, je ne sais pas si c’est justifié mais, comme je t’ai dit tout à l’heure, c’est un truc, après c’est peut-être une tendance, tu vois, il y a peut-être des femmes qui ont plus tendance à être séductrices que d’autres, et – si c’est une tendance – l’homme qui la connaît un peu va peut-être à un moment craquer et la gifler pour ça et là, je me dis, c’est peut-être moins injustifié.

S23, Anissa, 25 ans

Un homme de 20 ans, on a l’impression que c’est plus une impulsivité, que c’est pas forcément quelqu’un qui va faire ça souvent, donc ça ne me paraît pas si grave […] Un homme de 20 ans, on imagine plus une personne frêle, ça peut être, dû à l’alcool ou à sa fierté. Alors qu’un homme de 40 ans, ça va me faire plus étrange, ça me choquerait plus dans le sens où on a l’impression que c’est quelqu’un de violent.

S5, Claire, 22 ans

La deuxième recherche permet de mieux comprendre la façon dont les explications psychologisantes sont mobilisées dans les discours lorsqu’il est question de négocier l’aspect plus ou moins grave et injustifié de la violence masculine. Les attitudes ambivalentes en jeu dans cette négociation apparaissent de manière spontanée et récurrente dans l’ensemble des discussions, ce qui témoigne de leur caractère socialement partagé et « naturel ». En outre, ces ambivalences, avec lesquelles les personnes semblent vivre au quotidien, puisent dans des systèmes de pensée plus larges associés à la définition des rôles de genre. Elles illustrent les considérations de Serge Moscovici (1976) lorsqu’il conceptualise les psychologies de sens commun comme des représentations socialement construites et historiquement situées, celles-ci étant donc nécessairement constitutives des identités sociales et des appartenances groupales. Dans notre cas, les personnes interrogées paraissent ancrer les explications psychologisantes sur la violence conjugale dans des stéréotypes de genre de manière à pouvoir leur donner une signification familière et une utilité correspondant à leurs propres pratiques et valeurs.

En outre, les stratégies discursives qui mobilisent ces explications psychologisantes pour négocier la condamnation de la violence peuvent être rapprochées de la notion de « dilemme idéologique » (Billig et autres 1988; Towns et Adams 2018). Cette notion décrit les complexités morales que les personnes expriment plus ou moins implicitement de par leur adhésion à des valeurs culturelles contradictoires. Elle reflète les ambivalences observées dans nos résultats entre deux idéologies concurrentes qui se distinguent par leur historicité et par la manière dont chacune peut être vécue au quotidien. Les discours sur la violence conjugale semblent en effet structurés par une opposition entre, d’une part, une condamnation se référant à un principe républicain d’égalité juridique entre les sexes – soit une idéologie relativement récente dans le contexte français – et, d’autre part, une remise en cause de ce principe à travers le recours à des idéologies patriarcales en jeu dans la définition des rôles de genre et la légitimation des violences masculines. Les personnes sont donc toujours susceptibles d’être placées devant un dilemme idéologique lorsqu’elles évaluent une situation de violence conjugale, les logiques conditionnelles basées sur la psychologie constituant ici des stratégies discursives efficaces pour les résoudre. La deuxième recherche permet donc d’éclairer le fonctionnement de certaines logiques de raisonnement, ce qui laisse entrevoir l’effet qu’elles pourraient avoir sur le rapport que les victimes entretiennent avec la violence et sur la façon dont elles y font face.

L’expérience de la violence et la psychologisation

Dans les deux recherches précédentes, nous avons montré que les personnes tout-venant tendent spontanément à psychologiser la violence conjugale et que cette psychologisation produit des effets sur la responsabilité perçue des victimes et des agresseurs. Nous avons aussi observé que les victimes partagent la même lecture interprétative de la violence, qui les conduit à psychologiser elles-mêmes leur propre situation. Ces résultats suggèrent que les survivantes donnent un sens à l’expérience de la violence en puisant dans des systèmes de pensée socialement partagés au sein de leur contexte socioculturel de référence. Notre troisième recherche porte sur des entretiens réalisés avec des femmes victimes de violence conjugale (Lelaurain, Restivo et Apostolidis 2021).

Les résultats montrent que les victimes interrogées recourent à la psychologisation de manière récurrente lorsqu’elles questionnent les causes, les conséquences et les significations de la violence conjugale (« Pourquoi cela arrive-t-il à certaines plutôt qu’à d’autres? »). Les savoirs psychologiques et psychanalytiques offrent alors un système d’interprétation et de compréhension pour y répondre. Ces femmes font appel à des théories implicites de la personnalité (Beauvois 1982) pour se décrire elles-mêmes et leur agresseur en mobilisant des catégories comme « stress post-traumatique », « névrose » ou « pervers narcissique ». Cette dernière est particulièrement saillante dans les discours. Elle est soit mentionnée directement, soit évoquée à travers la référence à des caractéristiques typiquement associées, afin de décrire le conjoint violent et les auteurs de violence conjugale plus généralement. Tel est par exemple le cas de deux victimes qui, employant plusieurs fois l’expression « pervers narcissique » dans leur entretien, soulignent la disposition des auteurs de violence à mentir, à manipuler et à persuader, disposition amenant les victimes à douter d’elles-mêmes en ce que les agresseurs interpréteraient la réalité à leur avantage de sorte à se faire passer pour victimes :

Il arrivait malgré tout à me faire douter de moi quoi, il était très bon menteur, très bon manipulateur, très bon… il m’embobinait complètement, il me faisait douter de moi, et j’en arrivais à me dire, c’est moi qui ai un problème.

S1, Marie, 36 ans

Il arrivait à retourner toutes les situations, pour faire en sorte que tout me retombe sur le coin du nez. Il retournait tout, et c’est là que je lui ai dit que c’est un manipulateur, parce qu’il manipule toute la vérité pour faire croire que tout était de la faute de l’autre ou qu’en tout cas lui il n’y est pour rien.

S3, Sylvie, 40 ans

Les victimes interrogées soulignent le décalage entre les comportements du conjoint violent en public et en privé, ce qui illustre bien, selon elles, le « double visage » caractéristique de la psychologie du pervers narcissique : « devant les autres, c’était charmant, et à la maison j’étais la pire de toute », « en public, il savait se contrôler quand il était pas alcoolisé… le paraître, c’était hyper important pour lui ». Cette ambivalence entre le comportement public de l’agresseur, qui montre aux autres une image positive de lui-même, et la manière dont il agit en privé constitue une préoccupation importante pour les victimes : plusieurs d’entre elles rapportent la crainte de ne pas être crues et d’être exposées au jugement négatif d’autrui. En outre, cette crainte peut être exacerbée par le fait que certaines victimes décrivent la violence comme la résultante d’une rencontre entre deux profils psychologiques qui s’attirent mutuellement : une personne possédant des « failles » et des « faiblesses » et une personne qui cherche à les repérer et à les exploiter. Comme nous l’avons observé dans les deux recherches précédentes, la description de ces profils par les victimes repose sur des stéréotypes de genre. Lorsqu’elles décrivent leur propre psychologie et celle des autres victimes, il est question d’une personnalité malléable et soumise, fragilisée par le manque de confiance en soi et la sensibilité, tournée vers le bien-être d’autrui plutôt que vers le leur. Les agresseurs sont plutôt dépeints à travers des traits personnologiques caractéristiques de la masculinité hégémonique (Connell 2022), tels que le machisme, la possessivité, l’absence de remise en question de soi, l’autoritarisme, la domination ou l’égoïsme. L’extrait ci-dessous est prototypique de cette coloration genrée de la psychologisation :

Ce type de personnalité-là, eux ne sont pas malléables comme nous on peut l’être, nous les personnes qui allons vers ce genre de personnes-là. C’est un binôme, nous on attire ce genre d’hommes-là. Enfin, je vais parler au féminin parce que je suis une fille. Et eux sont attirés par le genre de personne que l’on peut être, nous ces femmes-là […] Ce qui fait que moi je suis tombée dans ce genre de situation-là, c’est la malléabilité, et puis de toujours vouloir essayer de faire plaisir à l’autre donc du coup voilà, à force de vouloir faire plaisir, s’oublier soi pour se conforter dans l’image que l’autre aurait envie de voir, que l’autre nous renvoie, de ce qu’il aimerait qu’on soit.

S5, Sophie, 36 ans

Le recours récurrent à la notion de « pervers narcissique » pourrait s’expliquer par le fait qu’elle a été l’objet d’une forte diffusion médiatique et sociale depuis ces dernières années (Joly et Roquebert 2021). D’abord théorisée par Paul-Claude Racamier (1986), cette notion a été popularisée par des ouvrages publiés par Marie-France Hirigoyen, de la fin des années 90 jusqu’à aujourd’hui. Dans des productions culturelles telles que des films et des romans, le pervers narcissique apparaît comme la figure négative par excellence de la conjugalité. Une figure par ailleurs abondamment décrite par la presse féminine. Comme le souligne Pauline Delage (2021), ces supports s’appuient sur des ouvrages de psychiatres, de psychologues ou de psychanalystes pour aider les lectrices à connaître le phénomène et à repérer les pervers narcissiques autour d’elles – instaurant une véritable grille d’analyse du couple définissant les limites de l’acceptabilité des pratiques conjugales. La figure 4, que nous avons réalisée à partir de la consultation d’europress.com, illustre la présence de plus en plus marquée de l’expression « pervers narcissique » dans la presse.

Figure 4

Articles de presse employant l’expression « pervers narcissique » en fonction de la période temporelle

Articles de presse employant l’expression « pervers narcissique » en fonction de la période temporelle
Source : europress.com.

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Dans notre cas, la forte médiatisation de l’expression « pervers narcissique » se reflète dans le discours puisque les victimes disent avoir pris connaissance de cette notion grâce à des ouvrages de psychologie et à des articles trouvés sur le Web. Ces lectures ne sont pas toujours à l’initiative des victimes, plusieurs d’entre elles rapportant avoir découvert cette expression par l’intermédiaire d’une personne proche ou de groupes de parole entre survivantes de violence ayant lu sur le sujet des pervers narcissiques. S’offre alors une nouvelle grille de lecture permettant de mieux comprendre les raisons de la violence à travers la psychologie de l’agresseur : « j’ai compris le cheminement, la psychologie de ces personnes-là. Moi, c’est un pervers manipulateur » (S5, Sophie, 36 ans); « pervers narcissique, c’est le trait de caractère qui ressort toujours dans les groupes de parole quand on s’entend parler comme ça. Oui, c’est le pervers narcissique, c’est exactement son profil » (S18, Lola, 35 ans). Cette meilleure compréhension amène ainsi à mieux percevoir les signes d’une relation dysfonctionnelle, et donc à être capable de les reconnaître pour les relations amoureuses à avenir :

Je pensais pas un jour rencontrer un homme comme ça. En plus, c’est vrai qu’ils cachent bien leur jeu alors, du coup, c’est dur à… enfin au début quand on connaît pas le… enfin, moi, je connaissais pas ça le pervers, le manipulateur pervers. Pour moi, il avait juste un problème, voilà les violences tout ça. Mais je me disais pas qu’il avait un problème comme ça quoi, qu’il me manipulait. Quand on connaît pas, on peut pas savoir. C’est ma soeur qui l’a vu de suite parce que, quand elle a vu comment il était, elle a fait des recherches sur Internet, sur comment il se comportait avec moi et après elle a lu le document et elle s’est rendu compte que c’était exactement le même comportement que lui. Après, du coup, elle me l’a fait lire, j’ai lu, et c’est vrai que ça ressemblait beaucoup à lui.

S14, Odile, 36 ans

En continuité avec la logique selon laquelle le pervers narcissique fonctionnerait de pair avec un profil type de victime, certaines femmes interrogées affirment avoir joué un rôle actif dans l’émergence et le maintien de la situation de violence. L’emploi de termes comme « être partie prenante », « être complice », « participer » ou « aller vers » traduisent leur sentiment d’occuper cette position active. Ainsi certaines victimes en viennent-elles à se subjectiver en faisant de la violence une coconstruction entre elles et leur agresseur, ce qui implique par-là l’idée d’un partage des responsabilités au sein de la relation :

Cette histoire, on l’a faite ensemble, c’est pas que lui qui… y’a plein d’autres personnes qui l’ont rencontré, au bout d’une semaine elles sont parties parce que très vite les femmes ont compris que ça les intéressait pas. On a fait cette histoire ensemble […] Bien sûr on est partie prenante, je l’ai dit tout à l’heure, des deux côtés on est victime […] On est la proie l’un de l’autre. J’aurais pas pu vivre cette histoire-là si j’avais pas été partie prenante dans tout ça […] Y’a une interaction qui se fait entre deux êtres humains qui fait qu’on en arrive à ce point-là, mais y’en a pas un qui cherche plus que l’autre.

S5, Sophie, 36 ans

Un résultat notable consiste en ceci que le sentiment d’une responsabilité partagée semble traduire la recherche d’une reprise de pouvoir sur leur propre existence. Il est question de prendre du « recul » sur sa situation et d’effectuer un « travail sur soi » permettant de lui donner du sens et donc de la maîtriser : « j’ai compris, le processus à l’intérieur de moi, je suis consciente que c’est toute la façon dont je me suis autopunie » (S9, Dominique, 60 ans). Des discours qui interrogent ici le rôle de la prise en charge psychologique et des thérapies de groupe auprès des survivantes, ces modalités d’accompagnement risquant d’encourager et de renforcer leur subjectivation par l’entremise du recours à la psychologisation plutôt qu’à des explications sociostructurelles. Dans ce contexte, certaines victimes en viennent à interpréter la violence comme une épreuve purgatoire répondant à ce qu’elles perçoivent comme leurs besoins psychologiques. Il est question du « besoin de se faire souffrir […] d’être dans la souffrance pour être aimée », ou bien encore de surmonter des failles « qui reviennent du passé » et d’en « finir avec certaines choses à l’intérieur de soi ». La relation violente n’apparaît donc pas toujours comme un événement négatif, mais peut aussi être resignifiée comme un événement positif permettant le développement et la reconstruction de soi :

J’ai retrouvé qui je suis, mais je pense que j’ai jamais su qui j’étais de toute façon déjà à la base, et je découvre à peine aujourd’hui grâce à tout ça. C’est pour ça que rien n’arrive par hasard dans la vie. Aussi, grâce à tout ça, je suis en train de découvrir qui je suis, et au lieu d’avoir juste une façade de vie qui fait que, cette façade, elle est facile à détruire, ben là je suis en train de créer ma vie et de vraiment être, et pas juste paraître. Ce qui fait que ce genre de personnes-là se tiennent à distance, c’est qu’on n’est pas que dans le paraître et dans la surface du « oui, oui je vais bien », alors qu’au fond on va pas bien.

S5, Sophie, 36 ans

Ce sont des choses qui reviennent du passé de toute façon c’est sûr, mon père était très, très, très autoritaire, y’a des échos, et pour en finir avec certaines choses à l’intérieur de soi, parce que je suis sur un chemin d’évolution et de compréhension de moi, depuis toujours, et je veux être lucide, donc forcément je peux que rencontrer les choses qui me fassent avancer, quelle que soit la souffrance que ça devait programmer, quelque part on se programme les mêmes choses, certaines choses jusqu’à ce qu’on comprenne et que ça s’arrête.

S9, Dominique, 60 ans

La psychologisation des violences les fonctions sociales et psychologiques

Les résultats des trois recherches analysées montrent que la psychologisation occupe une place importante dans les représentations de la violence conjugale. Ils permettent aussi de constater que ces explications font l’objet d’une régulation sociale, dans le sens où elles se construisent à partir de stéréotypes de genre. Une telle manière de psychologiser les violences concerne également les victimes lorsqu’elles tentent d’expliquer leur propre situation. Ces résultats interrogent donc les fonctions sociales et psychologiques qui assurent l’enracinement de la psychologisation dans la façon de penser et de parler de la violence conjugale.

La distinction entre fonction sociale et fonction psychologique est empruntée à Jay Peters (2008) lorsqu’il questionne le rôle des mythes légitimateurs de la violence conjugale. La fonction sociale renvoie ici au fait que ces croyances serviraient à justifier collectivement les violences inhérentes au système patriarcal, tandis que la fonction psychologique ramène à l’idée que les mêmes croyances peuvent offrir un rôle défensif devant le sentiment de menace que représente la violence conjugale. Comme le notent Jean-Christophe Giger et autres (2016), le rôle défensif de cette dernière fonction ne s’exprime pas de la même façon selon le genre des personnes. Pour les hommes, les mythes légitimateurs permettent de ne pas se percevoir comme de potentiels agresseurs, tout en réduisant le sentiment de culpabilité lié au fait d’appartenir à un groupe dominant. Les femmes, quant à elles, trouveraient dans ces mythes un moyen de réduire le sentiment de danger que représentent les hommes violents et ainsi de se sentir protégées du risque de devenir victime. Dans notre cas, la distinction entre ces deux fonctions donne à déployer une lecture multiniveau des enjeux liés à la psychologisation des violences, plus particulièrement à la catégorie de « pervers narcissique » qui constitue l’une des formes contemporaines de psychologisation les plus emblématiques.

La fonction sociale de la psychologisation, tout d’abord, a été fortement investiguée par la critique féministe. Cette dernière permet de saisir les discours sur le pervers narcissique comme une stratégie d’occultation (Romito 2006). Catégoriser les agresseurs comme des pervers narcissiques produit à la fois une pathologisation et une euphémisation de la violence conjugale : une pathologisation, parce qu’ils sont associés à des individus déviants du groupe des hommes et non à des individus genrés dont la violence est l’aboutissement d’un processus collectif de socialisation masculine; une euphémisation, puisque la grammaire de la perversion narcissique tient des discours flous et détournés sur la violence conjugale par des « évitements linguistiques » (Romito 2006) occultant toute référence à la violence et à la masculinité. Alors que les féministes accordent une attention importante au langage pour faire exister dans les discours la réalité sociopolitique du patriarcat, la pathologisation et l’euphémisation ont pour effet de masquer cette réalité. Ces stratégies d’occultation conduisent à dégenrer le problème de la violence conjugale, ce qui empêche ainsi de s’en donner une représentation politiquement efficace pour déconstruire l’imaginaire patriarcal faisant obstacle à la lutte féministe.

La fonction psychologique de la psychologisation, quant à elle, a été relativement peu discutée par la littérature féministe. Pourtant, cette fonction est importante à articuler avec la fonction sociale puisqu’elle permet de retracer les dépendances entre les intérêts individuels et leur utilité structurelle dans le maintien du statu quo. L’articulation entre l’individuel et le social donne à comprendre les raisons psychologiques des usages de la psychologisation, sans pour autant tomber dans les apories d’une explication psychologisante de ces usages. Si nous revenons aux réflexions de Peters (2008) sur les mythes légitimateurs, nous formulons l’hypothèse que la psychologisation pourrait offrir une « protection symbolique » contre le sentiment de menace induit par la violence conjugale. Nous poserions en effet l’hypothèse selon laquelle les discours psychologisants répondent à un contexte où la prise de conscience grandissante de la société à l’égard du problème de la violence conjugale génère une certaine inquiétude.

Les usages médiatiques de la perversion narcissique permettraient d’illustrer la façon dont la psychologisation peut répondre à ce climat social anxiogène. Comme nous l’avons mentionné, nombre d’articles issus du Web ou de la presse féminine proposent aux femmes d’identifier les signes qui leur permettraient de reconnaître la présence d’un pervers narcissique en contexte amoureux. Ainsi ces articles leur présentent-ils une représentation moins abstraite des hommes violents, car ils deviennent identifiables par des éléments concrets du réel sur lesquels il serait possible d’avoir une prise. Se représenter ces hommes comme des pervers narcissiques donnerait alors le sentiment de pouvoir agir et se protéger devant le risque de victimation violente. Toutefois, si cette grille de lecture offre aux femmes un sentiment de contrôle et de maîtrise des situations amoureuses, elle contribue également à les rendre responsables des violences qu’elles pourraient subir, selon Delage (2021 : 249) :

[Il s’agit] pour les femmes d’éviter ces figures exceptionnelles. Telle qu’elle est présentée dans les magazines, la quête d’autonomie des femmes est non seulement limitée et encadrée par la conjugalité hétérosexuelle, mais elle est également individualisée. Avec les avertissements, les conseils et les listes de signes que fournissent les articles, la responsabilité de trouver un bon conjoint et donc de former une bonne union incombe toujours aux femmes.

Autrement dit, la notion de pervers narcissique fait de la violence conjugale un problème pour lequel on enjoint aux femmes de se protéger par elles-mêmes.

Qu’en est-il du côté des hommes? L’asymétrie des rapports sociaux de genre invite à penser la fonction psychologique chez les femmes et chez les hommes d’une manière non symétrique. Pour eux, la psychologisation leur permettrait d’individualiser la problématique de la violence conjugale afin de ne pas avoir à remettre en question leur identité masculine ni leur position en tant qu’hommes. Ce fonctionnement n’est pas sans évoquer la notion de masculinité complice (Connell 2022), qui renvoie au fait que la majorité des hommes peuvent très bien dénoncer les plus visiblement violents d’entre eux, sans pour autant reconnaître le système social qui produit ces violences en raison des dividendes qu’ils en tirent. Selon Léo Thiers-Vidal (2013), le refus des hommes de penser la façon dont ils participent à la reproduction des inégalités de genre se traduit par la projection du patriarcat hors de soi en l’incarnant dans une figure d’altérité radicale. L’amoureux jaloux, l’alcoolique impulsif et le pervers narcissique représentent des points d’ancrage récurrents de cette projection défensive parmi les figures qu’offrent les productions culturelles et savantes pour objectiver l’auteur de violences conjugales. Cette posture désincarnée empêche, dit Thiers-Vidal (2013 : 165), de porter un regard politique sur ses propres pratiques en tant qu’homme et contribue, de ce fait, « à produire une masculinité hétérosexuelle qui ne s’interroge pas, qui ne doute pas de soi et surtout qui ne tolère pas le fait d’être interrogée par des membres de groupes sociaux subordonnés sur ce qui pose problème dans ses actes, autant au sein de la sphère privée que publique ». Ainsi, la psychologisation apparaît pour les hommes comme un moyen efficace de réduire l’inconfort psychologique induit par les discours féministes qui les incitent à s’interroger sur les violences faites aux femmes depuis leur position oppressive.

Qu’il soit question pour les femmes de réduire le sentiment de danger ou pour les hommes de diminuer le sentiment de culpabilité devant la violence conjugale, les fonctions sociales et psychologiques de la psychologisation doivent être pensées simultanément. L’exemple de la perversion narcissique suggère bien que la psychologisation incite à une responsabilisation individuelle de toutes les femmes et à une déresponsabilisation politique de tous les hommes. Il s’ensuit que les intérêts individuels à la psychologisation des violences s’inscrivent dans des intérêts collectifs ayant trait à la légitimation de la domination masculine. En retour, cette légitimation sociale tire son efficacité des préoccupations psychologiques qu’elle exploite. Ainsi, des fonctions psychologiques aux fonctions sociales, il n’y a ni rupture, comme s’il était question de deux niveaux totalement distincts, ni unité, comme si les unes n’étaient que la version miniaturisée ou grossissante des autres.

Ce dernier point semble d’autant plus important que, ainsi que nous l’avons vu avec les victimes interrogées, la psychologisation peut produire des modes de subjectivation très différents. Les survivantes de violence conjugale ne doivent pas être considérées comme les simples ventriloques d’un discours patriarcal qu’il suffirait de « déconstruire » pour leur faire prendre conscience de ce qui serait dans leur propre intérêt. Les explications psychologisantes qu’elles mobilisent pour penser la violence se mêlent de manière intime avec leurs expériences de vie et leurs aspirations. Par exemple, pour certaines victimes, l’idée de perversion narcissique permet de créer une dichotomie entre des « hommes sains » et des « hommes pathologiques » pour maintenir une idéalisation du couple et de l’amour plutôt que de remettre en question la fonction patriarcale de cet idéal dans le maintien des violences (Lelaurain, Restivo et Apostolidis 2021). Pour d’autres, la pathologisation de l’agresseur amènerait à moins remettre en question les sentiments que ce dernier aurait pu ressentir envers elles dans la mesure où la perception d’une intentionnalité malveillante pourrait mettre à mal la valeur portée à soi-même en tant que personne digne d’être aimée. Pour d’autres encore, le fait de catégoriser l’agresseur comme un pervers narcissique offrirait une légitimité à la rupture dans un contexte où les femmes sont tenues responsables du bon fonctionnement et du maintien de la relation amoureuse (Myra et Jackson 2001), cette catégorisation donnant à chacune la possibilité d’être reconnue comme victime par autrui et donc de bénéficier d’un soutien social.

Pour les psychologues, les psychiatres ou les psychanalystes qui entendent fonder leur pratique clinique sur des valeurs féministes, la reconnaissance de la complexité qui se noue entre l’individuel et le collectif constitue un point de tension. Alors que l’incarnation de ces valeurs dans la pratique clinique devrait se traduire par une plus grande attention quant au risque de psychologiser les causes de l’oppression, la psychologisation des victimes par elles-mêmes interroge les réponses thérapeutiques qui pourraient leur être apportées. C’est là un enjeu essentiel puisque les discours psychologisants sont valorisés socialement et qu’ils constituent, dans le contexte culturel actuel, la principale source explicative à la disposition des individus pour donner un sens à leur existence et à leurs relations interpersonnelles. Si l’objectif d’une approche féministe de la thérapie est d’accompagner les femmes et les autres minorités dans un travail de conscientisation de l’oppression sociale (Sturdivant 1983), il est nécessaire de prêter attention tout particulièrement à la façon dont on entend dépsychologiser les violences. La remise en cause des systèmes de pensée auxquels adhèrent les victimes risquant toujours de les fragiliser, la mise en évidence des fonctions psychologiques que remplit la psychologisation selon le vécu propre à chacune représente un aspect essentiel du travail thérapeutique. Il faut espérer un réel intérêt de la part des thérapeutes féministes pour réfléchir à ces questions.

Notons, enfin, deux limites importantes à notre article. La première est que notre exploration des fonctions de la psychologisation des violences conjugales prend appui sur une analyse secondaire de résultats d’enquêtes dont l’objectif n’était pas aussi spécifique. Il nous paraît donc nécessaire de poursuivre ce travail en réalisant de nouvelles études empiriques afin d’approfondir la question. Les discours féministes étant de plus en plus prégnants dans la société, un enjeu intéressant pourrait être de comprendre la façon dont les personnes peuvent faire coexister des explications psychologisantes avec des explications sociologiques et, notamment, de préciser les facteurs contextuels conduisant à privilégier l’une ou l’autre de ces explications. La seconde limite concerne l’absence de perspective intersectionnelle articulant le genre et la race pour penser le processus de psychologisation. Une question intéressante à investiguer consisterait à voir dans quelle mesure les agresseurs sont psychologisés selon leur position sur l’axe des rapports de race. Nous faisons l’hypothèse que la psychologisation est davantage mobilisée envers les agresseurs blancs parce qu’elle conduirait à les percevoir comme des individus déviants du groupe majoritaire. À l’inverse, les travaux sur la racialisation du sexisme (Hamel 2005) nous invitent à penser que les agresseurs non blancs sont moins exposés à la psychologisation puisqu’un contexte raciste cherche à renforcer le lien entre leur groupe d’appartenance et la violence masculine.