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Ancré dans l’univers artistique, l’entretien constitue depuis le xixe siècle une pratique répandue au sein de la population auctoriale (Yanoshevsky 2018 : 20), largement soumise à une exigence d’existence publique. Se situant entre la littérature et le médiatique, l’entretien littéraire « suppose en effet une négociation qui touche non seulement aux modalités de l’interaction verbale […] mais aussi aux enjeux qui découlent de la rencontre entre différents types de discours, en l’occurrence les discours journalistique et littéraire » (Martens et Meurée 2014). Faisant directement face à une instance externe incarnée par l’intervieweur ou l’intervieweuse, l’auteur ou l’autrice qui répond à ses questions s’expose toutefois au « pouvoir des discours à “ faire violence ” aux personnes, une violence matérielle et physique, bien qu’elle soit produite par les discours abstraits et scientifiques et par les discours des médias de masse » (Lauretis 2007 : 74). À cet égard, plusieurs médias de masse contemporains relaient, malgré la démocratisation de la parole permise par la multiplication des canaux et des idéologies qui teintent le discours social, la voix de l’hétéronormativité. En effet, Monique Wittig rappelle ce qui suit dans La pensée straight, paru en 2001 (p. 71) :

Bien qu’on ait admis ces dernières années qu’il n’y a pas de nature, que tout est culture, il reste au sein de cette culture un noyau de nature qui résiste à l’examen, une relation qui revêt un caractère d’inéluctabilité dans la culture comme dans la nature, c’est la relation hétérosexuelle ou relation obligatoire entre « l’homme » et « la femme ».

À partir de l’essentialisation des catégories binaires de genres masculin et féminin, l’hétéronormativité érige donc l’hétérosexualité en modèle.

En contrepartie, selon Sandrine Bourget-Lapointe, libraire à L’Euguélionne et spécialiste de la littérature de la communauté lesbienne, gaie, bisexuelle, trans, queer ou deux esprits ou plus (LGBTQ2+), de plus en plus de maisons d’édition publient des oeuvres queers de tout genre et en font la promotion dans les médias, ce qui offre une visibilité accrue aux autrices et aux auteurs queers (Larochelle 2020). Si les maisons d’édition font, entre autres, paraître ces oeuvres au sein de collections précisément destinées à ce lectorat – c’est notamment le cas de Triptyque, maison d’édition montréalaise qui fonde en 2019 la collection « Queer » –, Luc Pinhas (2022 : 161) précise tout de même ceci :

Il n’en reste pas moins que les principaux ouvrages littéraires remarqués de ces derniers temps à dimension LGBTQ+ (mais pas que, justement) ont été publiés par des éditeurs plus diversifiés qui les ont retenus d’abord pour leurs qualités d’écriture, comme Kevin Lambert chez Héliotrope.

Dès lors, il importe de se demander comment, dans l’horizon actuel, l’écrivaine ou l’écrivain queer, qui bénéficie d’une fenêtre médiatique croissante, se présente dans les médias. Quelles images auctoriales, soit « la représentation imaginaire d’un écrivain en tant que tel » (Amossy 2009 : § 5) produite dans et par le discours, se forment dans les médias, espace discursif à la frontière de l’expression individuelle et de la « violence » normative? Comment s’articulent, chez les auteurs et les autrices queers, les topoï traditionnellement décelés dans la construction de la figure auctoriale? Quelle est la participation de quiconque s’engage dans un processus de médiation entre la personne invitée et le public à la construction de l’image des gens de lettres queers?

Le présent article a pour objet de circonscrire les modalités de fabrication d’une image auctoriale queer par la dyade composée de l’auteur ou de l’autrice et de l’intervieweur ou de l’intervieweuse en entretien dans l’espace médiatique québécois. Plus précisément, j’ai pour objectif d’évaluer dans la présente étude l’apport respectif de l’auteur ou de l’autrice queer et de la personne qui l’interviewe, parfois extérieure à la communauté LGBTQ2+, dans la construction de l’image auctoriale. Pour ce faire, deux entretiens accordés en 2020 par Simon Boulerice, auteur québécois revendiquant son appartenance à la communauté LGBTQ2+ en tant qu’homme cisgenre homosexuel, seront analysés. S’inscrivant dans la nouvelle génération littéraire québécoise arborant une image « décomplexé[e] » (Marie-Louise Arsenault, citée par Jean-Simon Desrochers (2015 : 72)), Boulerice multiplie depuis 2009 les interventions médiatiques, ce qui fait de lui un sujet privilégié à l’étude posturale proposée[1]. En outre, le corpus, composé d’un entretien télévisuel et d’un entretien radiophonique, permet non seulement de relever les modalités de fabrication de la figure auctoriale propres à chaque canal médiatique, mais également de comparer les différentes images auctoriales se dégageant d’émissions qui occupent deux positions distinctes dans le champ culturel. En effet, la première, Salut Bonjour Week-end, s’adresse à un public élargi, tandis que la seconde, Plus on est de fous, plus on lit!, est une émission littéraire présentée sous forme de talk-show afin de démocratiser l’accès à la littérature et à la culture. Malgré cette visée inclusive, l’émission radiophonique n’en demeure pas moins une production culturelle qui rejoint une audience plus restreinte que celle de Salut Bonjour Week-end.

Si plusieurs topoï comme l’originalité, la solitude et la filiation modèlent l’image auctoriale de Boulerice, laquelle, rappelons-le, n’est qu’une construction, j’étudierai plus particulièrement celui de l’indétermination, topos qui est apparu nodal dans les entretiens sélectionnés. J’analyserai donc le discours de l’auteur et de ceux et celles qui l’ont interviewé en regard du topos retenu afin de relever les mécanismes de négociation discursive déployés par chaque interlocuteur ou interlocutrice lors des entretiens.

Déjà, quelques hypothèses prennent forme. Je soumets l’idée que Boulerice met stratégiquement en exergue sa « singularité » (Heinich 2000) pour servir un double propos : attribut récurrent dans les entretiens littéraires, la singularité permettrait non seulement à l’auteur ou à l’autrice queer de promouvoir son oeuvre, mais également de s’opposer à l’hétéronormativité en instaurant un portrait de l’artiste se dégageant des schèmes identitaires préexistants et dominants. Bien que les représentations tendent davantage à légitimer les personnes homosexuelles et bisexuelles – « on est rendu plutôt bien avec les premières lettres de l’acronyme LGBTQ+ », précise Boulerice (cité par Mathieu Roy (2020 : 2:57)) –, certaines résistances se font encore ressentir au Québec. En effet, la nuance apportée par l’auteur par l’emploi de l’adverbe « plutôt » qui, dans le langage courant, signifie « passablement » traduit bien l’acceptabilité sociale queer au Québec qui, sans être négligeable, ne se révèle pas non plus totale : « Si le queer provient des marges, il contamine bientôt toute la sphère de représentations – perdant il est vrai parfois son pouvoir de contestation » (Boisclair, Landry et Poirier Girard 2020 : 25). Le milieu artistique québécois se fait le porteétendard de cette mouvance, offrant une voix de plus en plus importante aux personnes marginalisées. Il suffit d’un regard au palmarès de ventes du 12 août 2022, la journée « J’achète un livre québécois », pour prendre le pouls des changements qui s’opèrent : se côtoient dans le top 20 des auteurs et des autrices douze femmes, sept hommes – dont un auteur autochtone – et une personne non binaire (Paré 2022). Toutefois, l’ouverture du champ littéraire québécois aux nouvelles subjectivités se fait lente, voire problématique : « force est de constater que la diversité tarde encore à s’installer durablement dans le paysage littéraire du Québec, qui est plus prompt à perpétuer ses vieilles habitudes qu’à se remettre en question[2] » (Noël 2022 : 147).

Devant ces représentations, l’auteur ou l’autrice queer doit négocier son image auctoriale : il peut donc être tentant d’entériner les identités hétéronormatives que produisent les médias pour négocier son acceptabilité sociale ou, au contraire, de les déconstruire afin de s’affirmer comme singularité dans le champ littéraire. C’est dans cette seconde optique que s’inscrit Boulerice, qui revendique une flexibilité, voire une pluralité identitaire, dans son discours médiatique. Après avoir présenté les deux entretiens analysés et établi les contextes d’énonciation, je me pencherai sur deux déclinaisons de l’indétermination telle qu’elle se présente ici : la multiplicité des activités professionnelles et la figure d’« homme-enfant ». Pour ce faire, je m’appuierai sur les travaux de Nathalie Heinich, de Ruth Amossy et de Jérôme Meizoz, de même que sur plusieurs spécialistes de la théorie queer, afin de montrer en quoi la posture de Boulerice renégocie l’indétermination auctoriale dans une perspective queer.

Les entretiens à l’étude

De prime abord, je veux offrir une synthèse des entretiens étudiés, qui se déroulent respectivement dans le contexte des émissions Salut Bonjour Week-end, quotidienne grand public qui entrecroise chroniques et information diffusée sur la chaîne TVA, et Plus on est de fous, plus on lit!, émission de radio culturelle qui conjugue entretiens de fond et divertissements littéraires diffusée sur la chaîne ICI Radio-Canada. Il importe de soulever les différences entre les deux plateformes : si TVA, chaîne de télévision populaire, peut avoir tendance à reproduire des schèmes hétéronormatifs pour courtiser une très large audience, ICI Radio-Canada, société d’État s’adressant à une fraction plus congrue de la population, témoigne en contrepartie d’une plus grande ouverture à la diversité[3].

En ce qui a trait plus précisément aux entretiens, l’équipe de Salut Bonjour Week-end reçoit Boulerice en studio le 9 août 2020 afin de traiter de sa plus récente oeuvre, La grève des câlins (Éditions de la Bagnole, 2020), et de sa coprésidence d’honneur à l’Édition 360 du festival Fierté Montréal. L’entretien comporte un second segment, signalé par une pause publicitaire, où Boulerice est invité à partager des suggestions de lectures. D’une durée de 16 minutes 13 secondes, l’entretien est dirigé par l’animateur, Mathieu Roy, homme blanc cisgenre hétérosexuel.

Le 6 octobre 2020, Marie-Louise Arsenault, animatrice blanche cisgenre hétérosexuelle à la barre de Plus on est de fous, plus on lit! de 2011 à 2022, interviewe Boulerice, qui collabore régulièrement à l’émission, et ce, dans différents segments. D’une durée de 18 minutes 27 secondes, l’entretien porte d’abord sur le plus récent livre de l’auteur, Pleurer au fond des mascottes (Québec Amérique, 2020), mais bifurque ensuite sur l’image médiatique énergique et extravertie de Boulerice, en apparente inadéquation, selon l’animatrice, avec les thèmes graves et obscurs de l’oeuvre, tels que l’intimidation et la souffrance. Ainsi, cet entretien provoque une véritable discussion, là où l’entretien à Salut Bonjour Week-end relève davantage de la promotion médiatique auctoriale.

Quoiqu’elle donne le ton à certains échanges, l’orientation sexuelle de Boulerice demeure implicite dans les deux entretiens. Bien sûr, la conversation sur la coprésidence d’honneur de Boulerice lors de l’Édition 360 du festival Fierté Montréal à Salut Bonjour Week-end signale fortement l’appartenance de l’auteur à la communauté LGBTQ2+, mais Roy n’évoque pas explicitement l’homosexualité de son invité. Dans un même ordre d’idées, les catégories de lectures déterminées par l’équipe de Salut BonjourWeek-end pour lesquelles Boulerice doit présenter des suggestions gravitent largement autour du queer; les deux premières questions portent sur « une lecture qui célèbre la différence » (Roy 2020 : 9:12) et sur un « auteur de la communauté LGBTQ+ qui est à découvrir » (ibid. : 9:31). Similairement, Arsenault souligne que Boulerice discute régulièrement dans ses oeuvres et dans les médias de sa « souffrance d’être un enfant disons marginalisé, parce que [il est] excentrique, parce que [il est] différent » sans toutefois spécifier en quoi constitue cette différence (Arsenault 2020 : 5:27). En fait, la posture queer de Boulerice se manifeste autrement dans les entretiens, dépassant la simple question de l’orientation sexuelle pour s’articuler autour de l’indétermination identitaire, vecteur essentiel du régime de singularité.

L’indétermination : un double propos queer

Depuis la constitution d’un champ littéraire autonome, « le monde de la création littéraire est particulièrement soumis à l’exigence de singularité, dont une déclinaison essentielle est le don – imprévisible, exceptionnel, personnel, passif et foncièrement inéquitable » (Heinich 2000 : 181). C’est le constat auquel mènent les 30 entretiens conduits par Nathalie Heinich et relatés dans son ouvrage Être écrivain (2000), où la sociologue formule la théorie du régime de singularité : censément proportionnelle à la grandeur et à l’authenticité de l’oeuvre, la singularité d’un auteur ou d’une autrice agit comme un gage de distinction au sein de la communauté littéraire.

Ironiquement, plusieurs lieux communs se dégagent des réponses des personnes interrogées dans ce contexte, ce qui trahit une ambivalence « entre les valeurs de singularité portées par ces témoignages et leur nature objectivement stéréotypée » (Heinich 2000 : 345), dont l’un, l’indétermination, est central dans les entretiens de Boulerice (ibid. : 82) :

[L’]indétermination est une caractéristique récurrente en régime de singularité, où il importe d’échapper aux standards et aux normes communes, à la prévisibilité et aux déterminations. C’est pourquoi elle est commune au monde vocationnel des écrivains et des artistes à l’époque moderne, où prime une exigence d’authenticité qui va souvent de pair avec le refus de l’attachement.

En fait, l’indétermination prémunit l’auteur ou l’autrice contre les normes et les définitions susceptibles de circonscrire sa singularité, cette dernière évacuant sémantiquement tout rapport commun, et préserverait donc un ou une artiste d’éventuelles réductions symboliques en calquant un flottement identitaire. Sans contredit « moteur de création » (Maingueneau 2004 : 90), l’indétermination revêt plusieurs formes : si elle porte, entre autres, sur les frontières confuses du devenir « écrivain » ou « écrivaine » – le devienton lorsqu’on écrit? lorsqu’on publie? –, l’indétermination auctoriale s’opère plus récemment, selon Dominique Maingueneau (ibid. : 83), sur les questions « des choix sexuels, du sport, du loisir, de la confession religieuse, de l’engagement politique ». Les entretiens sélectionnés reflètent ces deux incarnations de l’indétermination qui, nourrie par l’ensemble des interlocuteurs et interlocutrices, se voit exacerbée. Dès lors, l’indétermination telle que Heinich la théorise recèlerait un fort potentiel queer, puisque c’est « à la déconstruction de ces dispositifs visant à produire des sujets normatifs que s’emploie la pensée queer » (Boisclair, Landry et Poirier Girard 2020 : 11).

Une « chorale de Simons » : l’indétermination artistique et la multiplicité

Connu avant tout pour son oeuvre littéraire, Boulerice cumule également les métiers de comédien, de chroniqueur et de conférencier. Roy et Arsenault soulignent d’emblée l’hétérogénéité de sa trajectoire, qui traverse également son oeuvre littéraire, cette dernière comprenant « de la poésie, du théâtre, du roman, des livres jeunesse » (Arsenault 2020 : 1:00). La diversité des genres et des activités que pratique Boulerice contient un premier type d’indétermination, puisqu’elle traduit une négation du label classique et rompt avec le système de classification de l’institution artistique où dominent les rapprochements biographiques entre l’artiste et sa production. À ce propos, l’introduction de Roy (2020 : 0:01) se fait probante :

Notre invité est à la fois auteur, comédien, metteur en scène, conférencier… Il est un nouveau collaborateur aussi de Sucré Salé. Comme s’il n’était pas assez occupé, il est aussi coprésident d’honneur de l’Édition 360 du festival Fierté Montréal. Voici [hésitation] l’inclassable Simon Boulerice.

La pluralité des activités de l’auteur déconcerte l’animateur de Salut Bonjour Week-end, comme le dénote l’hésitation qu’il laisse échapper avant de qualifier Boulerice d’« inclassable » (Roy 2020 : 0:41) : « Généralement, on n’aime pas le flou, on aime, t’sais, catégoriser, on aime savoir qui fait quoi. Mais c’est difficile de te placer dans… dans un cadre », ajoute-t-il ensuite à l’intention de son invité. Dans la même veine, l’animateur demande à Boulerice de choisir entre deux de ses passions, ce que ce dernier, tergiversant nerveusement, avoue être incapable de faire. Ce faisant, Roy relaie la voix de la norme, constitutive de la chaîne télévisuelle populaire sur laquelle est diffusé l’entretien. L’inclination normative de l’intervieweur se rapproche à plusieurs égards de la pensée straight théorisée par Wittig (2001 : 71), selon laquelle « les catégories […] fonctionnent comme des concepts primitifs dans un conglomérat de toutes sortes de disciplines, théories, courants, idées ». En effet, l’animateur cherche constamment à réduire l’identité artistique de son invité afin d’insérer ce dernier dans des schèmes préétablis, facilement reconnaissables. La répétition de telles interventions discursives perpétue une violence symbolique à l’endroit de Boulerice, assujetti à un système binaire qui catégorise une personne en fonction de son activité, ici professionnelle : « Je ne peux que souligner […] le caractère oppressif que revêt la pensée straight dans sa tendance à immédiatement universaliser sa production de concepts, à former des lois générales qui valent pour toutes les sociétés, toutes les époques, tous les individus » (ibid.). Considérant que Roy agit comme médiateur entre son invité et le public de TVA, cette propension à « placer dans un cadre » peut s’expliquer par le rôle discursif de l’animateur[4], qui laisse néanmoins Boulerice développer sur son identité.

Affirmant que « l’écriture, c’est tellement, c’est vraiment intrinsèque en [lui] […], mais que tout le reste le rend tellement heureux, qu’[il] aime ça être à la télévision, qu’[il] aime ça être sur scène » (Boulerice, cité par Roy 2020 : 1:16), l’interviewé résiste en contrepartie à cette tentative de classification. Outre qu’elle contrecarre de possibles réductions symboliques, l’« inclassibilité » que souligne Roy confère une certaine latitude à Boulerice, qui s’inscrit simultanément dans plusieurs domaines artistiques. James Dickson (2018 : 35), qui a étudié la posture qu’édifie Boulerice à même son oeuvre littéraire, formule la conclusion suivante :

Cette posture « à cheval » entre le roman et le théâtre pourrait aussi être lue comme une posture queer. L’écrivain, qui crée plusieurs genres de littérature, refuse en quelque sorte la notion d’étiquette. Ainsi, nous ne pouvons considérer Boulerice ni comme dramaturge, ni comme romancier, ni comme essayiste, ni comme poète (car oui, il écrit de la poésie aussi!). Il remplit, en fait, tous ces rôles d’écrivain en même temps. L’ethos catégoriel, qui nous aide à classer les écrivains selon leur « exercice du discours », est donc brouillé à l’égard de Boulerice.

Se comparant à Jean Cocteau, artiste tout aussi polyvalent qu’il admire, Boulerice dit apprécier ce flou qui déstabilise Roy. Aimant « essayer des choses » (Boulerice, cité par Roy (2020 : 1:02)), il affirme se définir avant tout comme un « créateur » : « Je pense que le mot créateur résume bien l’amplitude de tout ce que j’aime faire, pis tout ce que je veux faire dans la vie, et j’aime la multiplicité. Pis moi, je trouve toujours qu’on peut être multiple. Moi, je me sens multiple » (ibid. : 0:29). La résistance à la détermination artistique de l’auteur se double ainsi d’une seconde forme d’indétermination, cette fois identitaire. Si la pratique de plusieurs genres constitue traditionnellement un critère de canonisation et, donc, de normativité de l’institution littéraire, la pluralité des activités artistiques de l’auteur agit davantage comme une volonté de s’affranchir des cadres littéraires pour revendiquer une liberté qui apparaît queer, dans la mesure où elle permet de répondre à des enjeux personnels. En effet, l’ensemble des pratiques de l’auteur lui permet d’abord et avant tout d’explorer ses différents désirs et possibles auctoriaux et de préserver, par conséquent, une large flexibilité identitaire. Autrement dit, l’hétérogénéité de la trajectoire de Boulerice repose sur la multiplicité de son identité, topos récurrent dans les deux entretiens analysés.

Mentionnée rapidement dans l’entretien avec Roy, la question de la multiplicité identitaire, associée à la posture queer de l’auteur, occupe en contrepartie une place prépondérante dans l’entretien avec Arsenault, car l’animatrice dirige la discussion sur la posture médiatique de Boulerice. Ainsi, la dernière oeuvre de Boulerice, pourtant raison de la présence de l’auteur à l’émission, est peu mentionnée. En fait, l’animatrice adopte une perspective biographique à la lecture des oeuvres de ceux et celles qui participent à son émission, ce qui l’amène à questionner Boulerice sur l’écart entre son image médiatique, qui « brill[e] dans la lumière » (Arsenault 2020 : 3:24), et les thèmes plus sensibles de son roman Pleurer au fond des mascottes. Au terme de l’entretien, qui s’articule autour de la déconstruction des dichotomies légèreté/profondeur, lumière/obscurité, introversion/extraversion, Boulerice déclare ceci (ibid. : 17:15) :

C’est pas une double personnalité, c’est un juste clivage, une multiplicité dans mon identité. D’ailleurs, j’aime beaucoup le verbe choraliser. Je me sens vraiment choralisé, comme s’il y avait une chorale de Simons à l’intérieur de moi […] Et quand la lumière… et qu’il y a un quiz, ben il y a un des Simons qui se garroche pis qui fait tout, tout ce qu’on voudrait qu’il fasse, il y en a un autre qui se garde une petite gêne et qui prend en note ce qui se passe et qui se dit : « Mon Dieu, ça va faire du beau matériel ça pour un texte. » Donc il y a cette conscience, toujours.

À plusieurs reprises, l’animatrice interroge Boulerice à propos de ce « clivage ». Ces interventions permettent notamment de rapporter les réactions du public, qu’Arsenault tire des réseaux sociaux pour se conformer à la typologie de l’entretien selon laquelle l’intervieweur ou l’intervieweuse se fait porteparole du public (Héron 2014). Toutefois, l’animatrice, qui évolue dans l’univers littéraire québécois depuis plus de 20 ans, connaît l’oeuvre de son invité de même que ce dernier pour l’avoir reçu sur le plateau à maintes occasions. Elle nuance donc l’image médiatique frivole qui précède Boulerice, ethos préalable[5] en apparente inadéquation avec l’image que projette ce dernier lors dudit entretien. En fait, l’intervieweuse opère une scission entre médias et littérature, opposition qui s’enchâsse dans la rupture public/privé que Boulerice (cité par Arsenault (2020 : 4:40)) met en avant :

Maintenant, quand je me définis, j’ai l’impression que, j’aime beaucoup l’image d’une douche de lumière qui est plongée dans un, t’sais dans un cube noir et sur lequel je serais rentré à moitié, t’sais qu’on verrait juste mon nez pis, euh, mon menton poindre dans la lumière pis le reste serait dans la pénombre. Je suis assez à l’aise avec cette idée de, de, d’avancer un peu le visage pour capter complètement la lumière et irradier à ma mesure et m’en… m’en retirer pour être tellement confortable dans la noirceur.

Outre qu’elle pose des questions plus personnelles – « Qu’est-ce qui se cache derrière ce sourire-là? » (Arsenault 2020 : 6:53) – afin de creuser l’identité plurielle que revendique Boulerice, l’animatrice exploite sa position discursive supérieure pour entériner les dires de son invité, à l’inverse de Roy qui remet en question le même aspect. À titre d’exemple, Arsenault prononce un fort « ben non » (ibid. : 13:16) d’acquiescement lorsque Boulerice affirme qu’il se conduit autrement dans la vraie vie qu’à la télévision, signalant au passage qu’elle connaît son invité hors du cadre médiatique. Dès lors, l’animatrice et l’auteur se corroborent, nourrissant d’une même voix la métaphore qu’énonce Boulerice (ibid. : 9:14) : « Paul Valéry disait qu’il fallait être léger comme l’oiseau, et non comme la plume. Et je trouve que ça me va bien cette phrase-là, c’est-à-dire de… la légèreté peut avoir une profondeur du moment qu’elle a… qu’elle est dans… qu’il y a une densité. » Confirmant la multiplicité de son invité, Arsenault lui permet ultimement d’entretenir une indétermination identitaire justifiant le ton parfois plus sérieux de son oeuvre qui pourrait, selon l’auteur lui-même, être « décrédibilis[ée] » (Boulerice, cité par Arsenault (2020 : 15:48)) par sa posture médiatique. De cette manière, l’animatrice met en avant l’omniprésence d’une « conscience » – terme qui traduit la coexistence de plusieurs entités – que l’auteur exposait plus tôt : sans insister sur l’hétérogénéité de la production littéraire de son invité comme Roy, elle privilégie un discours biographique qui actualise l’ensemble des devenirs de Boulerice. Ce dernier, en réitérant sa multiplicité hors de la sphère littéraire, s’oppose ultimement à la détermination de son identité, qui serait vécue comme une négation de son pluralisme.

Bref, Boulerice maintient une première forme d’indétermination « queerisée » doublement artistique et identitaire. Dans cette optique, le qualificatif « inclassable » employé par Roy traduit pertinemment la subversion des codes à laquelle se prête l’auteur, qui déroge à un système binaire de catégorisation. En insistant sur le caractère hétéroclite de sa carrière, Boulerice signale par le fait même sa propre versatilité : les catégories, autant artistiques qu’identitaires, deviennent perméables, s’entrecroisent, cohabitent. Pour reprendre les termes de Gloria Anzaldúa (2015 : 4), Boulerice adhère « à une pensée divergente, caractérisée par un mouvement qui s’éloigne des schémas et des buts préétablis pour aller vers une perspective plus entière, qui inclut au lieu d’exclure ». L’auteur revendique alors une posture queer, dans la mesure où cette indétermination artistique, cette « inclassabilité » traduit un « refus de toute étiquette » (Dickson 2018 : 35) qui heurterait sa multiplicité identitaire.

« L’homme-enfant » : l’indétermination genrée

Malgré cette multiplicité, les animateurs ou les animatrices instaurent une hiérarchisation dans l’oeuvre de leur invité et, par extension, au sein de son identité. La production littéraire de Boulerice comptant plusieurs oeuvres pour ou sur la jeunesse, il va sans dire que la littérature jeunesse agit comme étiquette générique qui influence la réception des oeuvres. Or, ici, c’est à la fois l’identité sexuelle de l’auteur et le genre de l’oeuvre qui interviennent dans la réception de ses propos. En effet, de nombreuses ressources exploitées par les médias étudiés trahissent l’ethos préalable que Roy et Arsenault ont assimilé à l’endroit de Boulerice, soit celui d’auteur jeunesse.

Par exemple, lorsque Roy présente Boulerice, un montage défilant à l’écran projette une image auctoriale plus univoque que celle qui sera construite à même le discours de l’animateur. Si des extraits vidéo montrent l’auteur faisant une lecture en ligne, possiblement pour un public jeunesse considérant sa gestuelle et son habillement, ou animant des chroniques à l’émission de variétés Sucré Salé – images qui concordent jusque-là avec la description qu’offre Roy –, un extrait occupant le tiers du montage montre en contrepartie la comédienne québécoise Bianca Gervais faisant la lecture d’un livre à deux jeunes filles. Diffusé dès les premières secondes de l’entretien, cet extrait – duquel Boulerice est absent – inculque d’emblée une dimension jeunesse à l’image de l’auteur, invité à l’émission pour non seulement discuter de sa nouvelle oeuvre jeunesse, mais également promouvoir ses autres projets, telle sa coprésidence du festival Fierté Montréal. Ce procédé visuel est plus tard réitéré alors que Boulerice traite de sa collaboration à l’émission Sucré Salé : un extrait où il danse plaisamment avec l’actrice québécoise Léane Labrèche-Dor compose plus de la moitié d’un montage vidéo projeté à l’écran, revendiquant cette fois non pas la production littéraire jeunesse de l’auteur, mais plutôt son image auctoriale ludique, débarrassée d’une certaine prétention. Bien que la radio prive l’audience d’une dimension visuelle, la même adéquation auteur-enfant se dessine dans l’entretien à Plus on est de fous, plus on lit! dès l’introduction également. Arsenault mentionne en guise d’ouverture la première apparition de Boulerice à son émission le 31 octobre 2011, l’auteur s’étant présenté sur le plateau déguisé en chauvesouris pour l’Halloween. Par conséquent, Arsenault dépeint résolument son invité comme un éternel enfant. Plus encore, l’animatrice assimile entièrement l’auteur au personnage de Pleurer au fond des mascottes, livre dans lequel Boulerice (cité par Arsenault (2020 : 2:21)) revisite ses souvenirs d’enfance, mais dont il défend néanmoins la part d’autofiction : « Ce sont des récits qui dérapent dans l’autofiction, donc la porte était grande ouverte pour que je puisse emprunter la fiction. J’y suis allé d’ailleurs, à plusieurs reprises ». L’auteur revendique une certaine distance par rapport à son personnage d’enfant, ce qui crée de nouveau une identité parallèle.

Or, il serait faux de croire que cette image juvénile est le seul fait des médias, puisque Boulerice l’alimente parallèlement. Outre les traits traditionnellement associés à l’enfance que relèvent les animateurs ou les animatrices chez Boulerice, comme son énergie et sa légèreté, son ethos discursif[6] cultive de plusieurs façons cette image d’éternel enfant. Par exemple, l’auteur emprunte un ton jovial, troquant certains termes pour des expressions infantiles telles que « f[aire] pipi au lit » (Boulerice, cité par Roy (2020 : 15:18)) au lieu d’uriner, et fait preuve de beaucoup d’humour. Dans la même optique, l’auteur se dit parfois gouverné par une « pulsion d’enfant » (Boulerice, cité par Arsenault 2020 : 13:15), voire par un « côté très scolaire » (ibid. : 14:14) qui le pousse à « se conformer à ce qu’on attend de [lui] » (ibid. : 14:07) lors d’apparitions médiatiques. De surcroît, l’entretien à l’émission Salut Bonjour Week-end atteste que l’apparence physique de Boulerice participe de la construction de sa posture, qui se décline autant dans le discours que dans la présentation corporelle (Meizoz 2007) : l’auteur, vêtu d’une paire de shorts cyan et de souliers de course, détonne foncièrement par rapport à l’animateur, vêtu d’un complet aux couleurs sobres.

Boulerice adopte ce que Dickson (2018 : 20) nomme une posture d’« homme-enfant ». Associée à l’authenticité, vertu cardinale du régime de singularité, la posture d’« homme-enfant » octroie non seulement à Boulerice une autorité sur son oeuvre jeunesse, mais recèle également une seconde forme d’indétermination consolidant la posture queer de l’auteur. Si Dickson (ibid. : 20) avance que « [l]‘importance d’entretenir ces souvenirs et de les revivre dans sa vie adulte donne une espèce d’autorité, quasi parentale, à Boulerice au moment de l’écriture des histoires qui abordent la jeunesse », la posture queer de Boulerice semble jouer un tout autre rôle dans les entretiens analysés. En fait, elle permet à nouveau à l’auteur de conserver sa multiplicité car, « [e]n jouant ce rôle d’“ homme-enfant ”, il s’en prend aux moeurs de genre et d’âge imposées par et sur la société » (ibid. : 36).

En premier lieu, cette indétermination participe à la réforme des technologies du genre. Lauretis définit dans une perspective constructionniste les médias comme des technologies du genre, c’est-à-dire comme des producteurs de représentations du genre et, dans la mesure où « le genre est (une) représentation » (Lauretis 2007 : 41), comme des producteurs du genre. Dans les entretiens analysés, Boulerice déconstruit par sa posture d’« homme-enfant » les représentations traditionnelles et dominantes d’une masculinité virile et hétérosexuelle (Schiess 2005 : 35) :

[D]ans tout le processus de construction de la masculinité, les hommes apprennent ainsi à ne pas être des femmes. Se faisant, ils apprennent à être littéralement impénétrables. Impénétrables par leurs propres sentiments et par ceux des autres, entraînant un renoncement de l’empathie.

En endossant une posture jugée enfantine en ce qu’elle s’éloigne de la sobriété attendue de l’adulte, l’auteur peut concilier des traits jugés masculins et féminins, puisqu’il se soustrait aux représentations hétéronormatives de l’identité masculine qui repose, selon Élisabeth Badinter (1992 : 57) sur une triple injonction : ne pas être « femme », « bébé » ou « homosexuel ». Sous le visage de l’enfance, Boulerice projette dans l’espace médiatique une nouvelle conception de la masculinité qui admet son empathie (Boulerice, cité par Roy (2020 : 11:17)), sa « sensibilité » (Arsenault 2020 : 15:33), bref une masculinité dénuée de virilité. Boulerice brouille ainsi la binarité des systèmes de représentation (Lauretis 2007 : 45-46) :

Les conceptions culturelles du masculin et du féminin comme catégories complémentaires mais mutuellement exclusives par rapport auxquelles se situent tous les êtres humains constituent un système de genre, un système symbolique ou un système de significations, qui mettent en corrélation le sexe avec des contenus culturels selon des valeurs et des hiérarchies sociales dans toutes les cultures.

Par sa posture d’« homme-enfant », Boulerice soutient que les attributs genrés s’inscrivent dans un continuum plutôt que dans un strict schéma binaire et se dérobe à des prescriptions hétéronormatives discriminant les membres de la communauté LGBTQ2+.

En second lieu, Boulerice défie la chrononormativité en demeurant lié à son enfance, tandis qu’il approche la quarantaine. Ce faisant, l’auteur s’inscrit simultanément dans des moments que l’on considère habituellement comme distincts : « En gardant ses souvenirs si proches de lui, Boulerice semble ne pas vouloir laisser le passé derrière lui, comme s’il voulait maintenir à jamais cet état d’enfant ou d’adolescent tout en jouissant de l’expérience de l’adulte qu’il est devenu » (Dickson 2018 : 20). Boulerice s’inscrit par conséquent dans une logique temporelle queer, dans la mesure où il rompt avec « la continuité qui est au coeur de la temporalité hétéronormative […] Il y a ainsi une continuité, et cette continuité, cette séquence, suit une ligne temporelle : du passé au présent jusqu’au futur » (Ducharme 2015 : 216). En faisant constamment des allersretours entre son enfance et sa vie adulte, Boulerice ne se plie pas au trajet imposé par l’hétéro-patriarco-capitalisme : il suit une trajectoire non linéaire qui assoit sa multiplicité identitaire, tout en freinant le mouvement de transmission hétéronormative, soit un mouvement de reproduction intergénérationnelle (ibid.). Dans cette optique, l’auteur conteste le processus de maturation promu par l’hétéronormativité ou, plutôt, y échoue pour mieux le subvertir (Halberstam 2011 : 3) :

Perhaps most obviously, failure allows us to escape the punishing norms that discipline behavior and manage human development with the goal of delivering us from unruly childhoods to orderly and predictable adulthoods. Failure preserves some of the wondrous anarchy of childhood and disturbs the supposedly clean boundaries between adults and children, winners and losers. And while failure certainly comes accompanied by a host of negative affects, such as disappointment, disillusionment, and despair, it also provides the opportunity to use these negative affects to poke holes in the toxic positivity of contemporary life.

Si l’autoreprésentation comme enfant est monnaie courante chez les auteurs et les autrices jeunesse, son investissement épisodique par Boulerice dans le reste de sa carrière peut sembler incohérent. « [G]uidoun[ant] » (Boulerice, cité par Arsenault (2020 : 12:50)) sur les plateaux, l’auteur se réapproprie en fait l’âge adulte en déconstruisant « the adult/youth binary » (Halberstam 2005 : 2). Ce faisant, il déplace l’indétermination, longtemps dirigée vers les classes sociales, sur l’âge et évolue ainsi dans une temporalité malléable lui permettant d’être multiple. Autrement dit, la flexibilité identitaire de Boulerice en recèle une autre, celle de l’intemporalité queer.

La posture d’« homme-enfant » de Boulerice témoigne d’une agitation et d’un bouillonnement qui se reflètent autant dans ses apparitions médiatiques que dans sa production littéraire foisonnante; « Quelqu’un d’énergique comme toi trouve plaisir et facilité dans la lecture? », lui demande à ce propos Roy (2020 : 8:44), ce à quoi Boulerice répond que la lecture lui permet de « trouve[r] équilibre ». À la lumière de ce qui précède, la posture d’« homme-enfant » de Boulerice revêt un caractère fondamentalement queer qui agit à plusieurs égards. Si cette posture résiste à la rigidité des catégories genrées, elle récuse plus encore la conception de l’adulte qu’impose l’hétéronormativité et qui repose sur une rupture entre les différents âges de la vie. Cette idée infléchit ainsi la linéarité chrononormative : elle implique une rupture temporelle et un doublement de l’identité.

Conclusion

L’indétermination s’avère centrale dans l’édification de la posture auctoriale queer de Boulerice, puisque ce motif, récurrent dans les entretiens analysés, sert un double propos, à la fois artistique et identitaire. Bien que ce topos soit constitutif du régime de singularité, il revêt dans les entretiens de Boulerice un caractère foncièrement queer : en plus du fait de préserver la liberté artistique de l’auteur, l’indétermination bouscule les systèmes de classification binaire, la pensée straight et les représentations du genre. La diversité de la trajectoire de Boulerice réside dans la multiplicité de son identité, promue à plusieurs reprises dans le corpus étudié. Cette multiplicité le protège de possibles réductions identitaires et symboliques, d’où ce « sourire protection » (Boulerice, cité par Arsenault (2020 : 6:27)) qu’il affiche lors de ses apparitions médiatiques et qui s’inscrit dans la complémentarité avec les thèmes plus sensibles de son oeuvre. En un mot, Boulerice rejette les étiquettes en maintenant la pluralité de sa trajectoire et, par extension, de son identité, négociant de ce fait son acceptabilité artistique, tout en se posant comme singulier dans le paysage culturel québécois. Dans la même optique, il adopte une posture d’« homme-enfant » qui nourrit tout autant son indétermination. Non seulement cette posture assoit la multiplicité identitaire de l’auteur, mais elle lui permet également de se soustraire aux représentations du genre induites par l’hétéronormativité. En se situant dans l’enfance, l’auteur offre une nouvelle représentation de la masculinité qui s’écarte du « rapport causal entre le sexe, le genre et le désir » (Butler 2005 : 93). « Ce qui est en jeu, c’est comment résister ou comment détourner des formes de subjectivation sexopolitiques », soutient Paul [Beatriz] Preciado (2003 : 23) en regard de la « multiplicité des corps qui s’élèvent contre les régimes qui les construisent comme “ normaux ” ou “ anormaux ” ». C’est précisément cette dynamique que recèlent les entretiens de Boulerice, qui proteste sous le visage de l’enfance contre les dispositifs d’assujettissement identitaire.

Le refus de l’assignation de genre artistique et d’âge apparaît donc comme une des caractéristiques d’une posture queer chez Boulerice, qui engage une réflexion nécessaire sur les violences identitaires qu’exerce l’hégémonie hétéro-patriarco-capitaliste en exploitant le dispositif de l’entretien. L’expression oxymoronique « homme-enfant » témoigne par ailleurs des limites de la sociologie littéraire à interroger les postures queers. En fait, considérer l’expression « homme-enfant » comme un oxymore relève du paradoxe en soi, sousentendant qu’« homme » et « enfant » représentent des catégories opposées et opposables, tandis que la pensée queer invite à « pens[er] de façon axiologique plutôt que catégorielle, […] pens[er] la fluidité contre le fixisme » (Boisclair, Landry et Poirier Girard 2020 : 14). Boulerice fait donc migrer l’expression d’oxymore à une réalité singulière, plus large que l’addition de deux identités distinctes et étanches. L’auteur ne pouvant être catégorisé, et ne souhaitant vraisemblablement pas l’être, il tombe dès lors dans le grand domaine de la posture de singularité, remise en question sous l’oeil de l’indétermination.

Bien sûr, les intervieweurs et les intervieweuses participent à la construction de l’image auctoriale de Boulerice, mais différemment : par exemple, si Arsenault collabore avec son invité en récupérant la rupture public/privé que promeut l’auteur pour préserver à la fois sa propre indétermination et la qualité de son oeuvre, Roy tente en revanche de catégoriser Boulerice, qui résiste aux réductions identitaires de cet animateur. Roy agit donc comme vecteur d’hétéronormativité, plaçant Boulerice en marge. Malgré les contextes discursifs différenciés dans lesquels Boulerice est interviewé, l’appartenance queer reste presque toujours soulignée, ou marquée selon le terme de Colette Guillaumin (1972 : 176) : « [e]n retour la norme sexuelle, évidemment, n’est jamais indiquée; la catégorisation, comme dans les autres cas, ne joue que dans un seul sens ».

Considérant l’intersubjectivité sur laquelle s’érige l’entretien, la persona queer de Boulerice recèle un fort potentiel de réforme du dispositif de l’entretien : elle permettrait de refaçonner les subjectivités, autant chez l’audience que chez les interlocuteurs ou les interlocutrices, en traçant de nouvelles subjectivations qui déconstruiraient les conceptions hétéronormatives projetées sur les artistes qui participent à une entrevue. Encore fort de sa dimension biographique, l’entretien d’auteurs ou d’autrices queers renégociera, peut-être, les façons d’enquêter sur l’identité, puisque « c’est d’ailleurs au départ le but que poursuit le journaliste : retracer le portrait de l’écrivain, ou plutôt provoquer ses confidences jusqu’à l’autoportrait » (Royer 1986 : 118).