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L’autrice de C’est dans ta tête. Pourquoi minimise-t-on la douleur des femmes? amorce son essai en exposant les douleurs gynécologiques et les problèmes associés aux menstruations qu’elle a elle-même endurés pendant de nombreuses années, de même que le parcours houleux qu’elle a mené avant d’enfin obtenir un diagnostic d’endométriose et de syndrome de congestion pelvienne. Chaque chapitre s’ouvre sur le récit d’une femme qui raconte son parcours vers la reconnaissance de sa douleur. Ces récits permettent de redonner aux femmes ce dont la médecine semble, selon leurs témoignages, les déposséder : un peu d’humanité. À ces récits s’ajoutent des extraits d’entrevues avec des expertes et des experts de divers domaines de la santé et des sciences sociales sur les questions de la santé gynécologique et des femmes.
L’essai de Valérie Bidégaré met en lumière l’invalidation médicale et le tabou social entourant les douleurs gynécologiques avec l’ambitieux projet de répondre à la question posée en sous-titre : « Pourquoi minimise-t-on la douleur des femmes? » Dans le présent compte rendu, je développerai les lacunes de la médecine mentionnées brièvement par l’autrice mais qui, au-delà du tabou entourant les douleurs gynécologiques, peuvent expliquer la raison pour laquelle les douleurs des femmes sont si peu considérées. Bien que l’essai de Bidégaré ait été rédigé sur la base de témoignages, des liens peuvent facilement être tracés avec la littérature théorique sur le sujet pour bonifier la réflexion. Cet essai donne ainsi vie aux conceptions théoriques de l’invalidation médicale. D’importantes lacunes de cet essai, dont on devrait tenir compte dans les entreprises intellectuelles futures concernant les douleurs gynécologiques et pelviennes, de même que les douleurs des femmes en général, seront aussi discutées, notamment en ce qui a trait à la diversité.
La médecine paternaliste
Dans son essai, l’autrice expose à quel point il est nécessaire de mettre de côté une approche historiquement paternaliste de la médecine pour aller vers une approche ancrée dans le partenariat et la collaboration, au coeur de laquelle les savoirs des patientes sont valorisés. Selon l’autrice, cette approche de la médecine, qui place les médecins (historiquement le plus souvent des hommes) comme l’autorité quant à la santé (Dumez et Pomey 2019), n’est pas étrangère à l’invalidation des douleurs des femmes. Plusieurs préjugés négatifs persistent de nos jours concernant la tolérance à la douleur plus faible des femmes, et des jugements psychologisants sont souvent posés à leur égard pour expliquer des problèmes physiques ou physiologiques (Werner et Malterud 2003). Les attitudes et les comportements favorables à la prise en charge de la douleur des femmes présentés par l’autrice correspondent à l’approche du « partenariat patient » tel qu’il est défini par le modèle de Montréal (Pomey et autres 2015). L’autrice le mentionne clairement : « La patiente doit être partie prenante et partenaire de ses soins » (p. 92).
Bidégaré illustre la montée en compétence des patientes et des patients avec la multiplication et la démocratisation des sources d’information. Il est désormais facile et courant d’effectuer des recherches, de s’informer, de chercher des thérapies complémentaires, de pratiquer certaines formes d’autosoin, de chercher du soutien social en ligne dans des communautés virtuelles, etc. Elle raconte (p. 26-27) :
J’ai consulté une quantité incalculable de documents, navigué sur des sites Internet, tenté de dénicher LE spécialiste qui saurait enfin confirmer que je n’étais pas « folle », discuté sur des groupes virtuels avant de découvrir que je n’étais pas la seule femme à qui on affirmait que ses souffrances étaient le fruit de son imagination. Nous étions plusieurs. Des centaines à batailler pendant des années avant qu’une maigre poignée parvienne à obtenir un diagnostic et un traitement dignes de ce nom. Certaines abandonnaient en cours de route, à bout de ressources et de souffle.
Toutefois, l’autonomisation et la proactivité de certaines patientes peuvent être un couteau à double tranchant. Bidégaré rapporte que, « [s]elon l’historienne Andrée Rivard, des médecins ont ouvertement mentionné être “ irrités ” par la facilité avec laquelle les gens peuvent dorénavant trouver de l’information accessible grâce à Internet » (p. 108). Ce point n’est pas approfondi davantage, mais une approche de « partenariat patient » a pour objet de concilier les savoirs des patientes, tant les savoirs expérientiels que médicaux, et ceux des médecins en misant sur leur complémentarité (Pomey et autres 2015). Une certaine humilité de la part des médecins est donc indispensable pour accueillir et soutenir la montée en compétence des patientes dans une approche de coconstruction (Buchman, Ho et Goldberg 2017). Écouter, accueillir et coconstruire demande toutefois du temps et de l’attention, ainsi que des ressources, qui sont souvent limitées dans le système de santé québécois (Bourgault 2020 et 2023).
Le productivisme : au service des salaires des professionnelles et des professionnels, mais au détriment des patientes?
Le système de santé construit dans une logique (et dans une société) néolibérale semble difficilement pouvoir accommoder ces principes. L’autrice soutient que « les lacunes éducatives [dans la formation des médecins] persistent et se heurtent à notre rythme de vie effréné, où la rapidité d’intervention et de consultation prime la précision du diagnostic » (p. 171). À cet effet, elle soulève un enjeu systémique important dans son essai, à savoir comment la structure de rémunération des médecins au Québec peut influer sur la qualité des soins prodigués. La Dre Sophie Desindes, interviewée par l’autrice, mentionne ce qui suit (p. 104) :
J’ai choisi de prendre plus de temps avec mes patientes, mais il faut savoir que, de cette façon, je ne suis pas rémunérée plus cher. Ce qui est payant, c’est de faire du débit […] Choisir de voir des patientes à un rythme lent comme le mien, ça implique de couper ton salaire, et de beaucoup. Cependant, j’ai choisi de le faire, et c’est tellement valorisant, parce que souvent, je suis en mesure de trouver le petit détail qui change tout.
Ce témoignage invite à repenser non seulement la rémunération des professionnelles et des professionnels de la santé, mais aussi la conception du « prendre soin » dans la société contemporaine et la valeur qui lui est accordée. La Dre Desindes « s’inquiète de la qualité de la prise en charge des patients par des professionnels qui ne peuvent leur allouer que quinze minutes à la fois ». Elle soutient que « [c]e n’est pas vrai que tu peux bien prendre en charge dans ce délai-là » (p. 105). Les médecins qui, comme la Dre Desindes, choisissent d’accorder plus de temps à celles qui les consultent font preuve de ce que Mirjam Pot (2022) nomme la solidarité épistémique, c’est-à-dire que ces médecins reconnaissent la souffrance des patientes et décident de leur consacrer davantage de temps pour mieux les écouter afin de les aider, en dépit des désavantages que cela peut représenter sur le plan financier, comme accepter une rémunération moins élevée pour privilégier la qualité sur la quantité. Une institutionnalisation de cette solidarité pourrait par ailleurs permettre de soutenir collectivement les coûts et d’instaurer une culture du soin différente (ibid.).
Quelques lacunes importantes
Bien que l’essai de Bidégaré offre un éclairage intéressant sur plusieurs facteurs pouvant expliquer la minimisation de la douleur des femmes, il comporte des angles morts importants dont il est nécessaire de discuter.
Au-delà de la douleur gynécologique
D’abord, l’autrice ne répond que partiellement à la question posée en sous-titre. En effet, elle met surtout en lumière la manière dont le tabou entourant les corps dits féminins influence la considération des douleurs gynécologiques. Pourtant, ce ne sont pas que ces douleurs qui sont banalisées et minimisées. Les femmes sont surreprésentées dans bon nombre de conditions douloureuses, y compris la fibromyalgie, la cystite interstitielle ou les troubles de l’articulation mandibulaire (Ballweg et autres 2010), d’où l’importance de dépasser le tabou et d’analyser en profondeur d’autres facteurs, tels que le paternalisme et le néolibéralisme exposés plus haut.
Des récits et des statistiques hétérociscentrées
Une autre lacune importante de l’essai concerne son manque de considération pour la diversité. Tous les témoignages relatent des expériences de femmes cisgenres qui évoluent dans des relations hétérosexuelles. Ce manque d’inclusion ne fait pas qu’invisibiliser les expériences des personnes de la diversité sexuelle et de genre, mais il occulte également des réalités partagées et des apprentissages potentiels qui pourraient être faits en considérant ces expériences.
À remarquer cependant, une notice à cet effet a été ajoutée au début du livre (p. 8) :
Avertissement : Les femmes dont il est question dans ce livre sont cisgenres, mais les problèmes qui sont abordés peuvent être expérimentés par toutes les personnes nées avec une anatomie féminine. Aussi, cet essai a été rédigé dans une perspective essentiellement hétérosexuelle. On associe souvent la douleur vécue durant les relations sexuelles à la pénétration, et cela a teinté non seulement l’échantillonnage de témoins, mais aussi le discours de l’autrice et des personnes interrogées. Évidemment, les femmes homosexuelles, de même que les personnes trans ou non binaires, peuvent tout à fait souffrir des enjeux de santé physique et psychologique abordés dans cet ouvrage, et nous espérons qu’elles y trouveront malgré tout l’information pertinente et du réconfort.
Cet avertissement semble pour le moins curieux. Le simple fait d’interroger des personnes de la diversité sexuelle et de genre et de mener quelques recherches dans la littérature scientifique à ce sujet auraient suffi à rendre cet essai beaucoup plus inclusif. Par ailleurs, les couples hétérosexuels dans lesquels la femme vit des difficultés associées aux douleurs gynécologiques et dont la sexualité est centrée uniquement autour de la pénétration ont possiblement beaucoup à apprendre des couples lesbiens. Comment ces derniers composent-ils avec la douleur chez l’une des partenaires? Si l’autrice dénonce la vision androcentrée de la médecine dans le deuxième chapitre de son essai, cette omission de la diversité sexuelle et de genre ne peut être réparée par un simple avertissement au début de l’essai. Par exemple, on ne parle pas de la manière dont les hommes trans qui ont un utérus expérimentent les douleurs gynécologiques. Pourtant, la littérature soutient qu’une majorité de ces hommes voient apparaître une douleur abdominale-pelvienne à la suite du début d’une thérapie hormonale d’affirmation de genre (Grimstad, Boskey et Grey 2020). Par ailleurs, les hommes trans font face à des obstacles importants dans l’accès aux soins gynécologiques et liés à leur santé reproductive, en particulier de la discrimination et un manque de connaissances de la part du personnel soignant (Sbragia et Vottero 2020). Le manque de prise en considération des femmes qui ont des douleurs gynécologiques et qui sont en relation avec d’autres femmes est également un angle mort majeur de l’essai.
Par ailleurs, l’une des expertes interrogées discute de la culpabilité qui peut naître chez les femmes vivant avec des douleurs gynécologiques (p. 121) :
Ça fait vivre beaucoup d’émotions et de culpabilité de ne pas pouvoir satisfaire son conjoint sur tous les plans, note [Guylaine Gélinas-Martel, sexologue]. Parfois, devant l’ampleur de la pression, des femmes vont se demander si elles ne seraient pas mieux d’être célibataires pour arrêter de souffrir et de ressentir ces émotions très désagréables.
Ce passage n’est pas banal. La pression et la culpabilité ressenties par les femmes illustrent à quoi l’appropriation matérielle du corps des femmes (Guillaumin 1978), possiblement même inconsciente, peut ressembler aujourd’hui. Certes, ces émotions sont tout à fait valides, mais elles dénotent tout de même des rapports de pouvoir toujours présents dans les sociétés actuelles. L’inclusion de la diversité sexuelle parmi les personnes interrogées pourrait offrir une vision différente de la relation amoureuse en contexte de douleurs gynécologiques.
Un même combat pour toutes les femmes?
Enfin, l’autrice n’aborde pas du tout la diversité ethnoculturelle. Lorsqu’il est question de sujets aussi importants que les douleurs gynécologiques, il est pourtant essentiel d’inclure les expériences des femmes racisées et autochtones qui sont plus à risque de vivre des violences gynécologiques et obstétricales, y compris les stérilisations forcées et les expériences sur les Noires aux États-Unis pour le développement de la médecine gynécologique (Ryan, Ali et Shawana 2021; Hill 2020). Par ailleurs, les femmes racisées sont également moins crues lorsqu’elles rapportent leurs douleurs (Pryma 2017; Shavers, Bakos et Sheppard 2010).
En somme, l’essai de Bidégaré soulève des enjeux importants relativement aux douleurs gynécologiques, par exemple celles qui sont liées à l’endométriose, mais il omet des aspects fondamentaux de l’expérience de la douleur chez les femmes en présentant une expérience unidimensionnelle, alors que la douleur, tout comme les personnes qui la vivent, est plurielle. Il semble donc nécessaire pour les recherches féministes futures qui veulent mieux comprendre la douleur des femmes d’adopter une approche intersectionnelle pour mettre en évidence ces expériences diverses.
Parties annexes
Références
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- BOURGAULT, Sophie, 2023 « Attention, injustices épistémiques et humilité », Politique et Sociétés, 42, 3 : 135-161, [En ligne], [doi.org/10.7202/1097253ar] (25 février 2024).
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