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Dans son ouvrage Lesbiennes et gays au charbon. Solidarités avec les mineurs britanniques en grève, 1984-1985, publié en 2023, Marie Cabadi aborde l’histoire du groupe Lesbians and Gays Support the Miners (LGSM) avec nuance. Alors que la création d’un groupe de soutien spécifiquement gai et lesbien pour soutenir les mineurs en grève peut sembler improbable et relayée au rang d’exception, l’autrice éclaire habilement, au fil de ses chapitres, le contexte qui se prête à la mise sur pied d’un tel groupe et l’insère, par le fait même, à l’intérieur d’un réseau de soutien tout aussi vaste que diversifié.
Située au croisement entre histoire des mouvements sociaux, histoire ouvrière et histoire des sexualités et du genre, l’autrice a « [c]herché dans ce livre au moins autant à combler certains vides laissés par les témoignages les plus diffusés qu’à rendre accessible le contenu de ceux-ci en français » (p. 12). Car si la sortie du film Pride en 2014 a permis non seulement de faire connaître l’histoire de ce groupe à un large public, mais aussi de raviver l’intérêt des chercheur·es, comme Marie Cabadi, à en faire leur sujet d’étude, peu de sources sont disponibles en français.
Le romantisme historique qui entoure par ailleurs l’existence de ce groupe en fait un sujet d’étude délicat qui nécessite une rigueur particulière. Non seulement la grève des mineurs de 1984-1985 en Grande-Bretagne est inscrite dans les mémoires comme fort symbole de résistance contre le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher mais, avant même la fin du groupe LGSM, les membres se disaient avoir réussi un pari improbable, celui du soutien gai et lesbien aux mineurs. Cette idée d’une rencontre improbable et victorieuse, si elle a été nuancée par l’historiographie, teinte néanmoins autant les sources de première main que les mémoires militantes (Tate 2017).
En s’appuyant sur des entretiens ayant été effectués à partir de 1984 avec les actrices et acteurs historiques liés à la grève, Cabadi ne s’est pas facilité la tâche. Comme elle l’avance, « [c]es sources orales produisent elles-mêmes un discours historique et analytique que j’accueille » (p. 21). La qualité et la précision des documents internes conservés par LGSM puis légués à un centre d’archives communautaires sur l’histoire ouvrière témoignent de la conscience historique des membres du groupe. « Lorsque LGSM se forme, le mouvement est donc encore en train d’écrire sa propre histoire, et oeuvre à la préservation de son passé et de son présent, déjà pensés comme historiques » (p. 18).
Malgré cette conjoncture, autant en ce qui a trait au potentiel romantique de l’histoire de LGSM, notamment propulsé par le film Pride en 2014, qu’à son corpus de sources, Cabadi relève le défi d’une histoire humaine et touchante sans toutefois se limiter à l’auto-histoire et s’appuie sur un corpus de sources externes qui donnent à son étude toute son originalité.
Partant du constat que la grève des mineurs de 1984-1985 a été le catalyseur de soutiens variés et continus, Cabadi explore comment LGSM et, dans une moindre mesure, d’autres groupes de soutien se sont identifiés à cette cause et par quel moyen ils se sont solidarisés. Son livre est divisé en cinq chapitres d’une trentaine de pages. Entre histoire interne du groupe, liens intersyndicaux, scène gaie londonienne et tensions idéologiques et identitaires, Cabadi structure son ouvrage autour de deux thèmes : les solidarités et les sociabilités.
Le premier chapitre, « D’une marche des fiertés à l’autre », se concentre en détail sur la première et seule année d’existence du groupe. L’exploration des principales activités de LGSM, de son mode de fonctionnement ainsi que de ses débats internes rend compte de ce que « signifie cette solidarité dans le cadre spécifique de l’organisation de soutiens lesbiens et gais à une grève en cours » (p. 26). Si la construction du discours de LGSM permettant de joindre les luttes homosexuelles et ouvrières repose sur l’idée de deux mondes séparés qui se retrouvent liés par la répression des politiques néolibérales et conservatrices de Margaret Thatcher, Cabadi présente plus des mondes qui s’entrecroisent. Elle évoque notamment le fait que l’appartenance des membres fondateurs à des organisations politiques de gauche est déterminante dans l’histoire de LGSM et a joué un rôle important dans le succès du groupe, entre autres en facilitant les rencontres entre certaines personnes influentes du National Union of Mineworkers (NUM) au pays de Galles et les membres de LGSM.
Le second chapitre, « Solidarités : pourquoi se rapprocher? », explore les solidarités intersyndicales, nationales et transnationales qui ont laissé des traces, notamment dans les archives de LGSM, et aborde les stratégies d’alliances entre différents groupes comme le résultat d’une nécessaire solidarité face à l’expérience commune de la répression menée par le gouvernement de Margaret Thatcher. Dans ce chapitre, on saisit bien le vaste réseau d’appui aux mineurs dans lequel un groupe comme LGSM s’intègre. L’existence de groupes tel Labour Campaign for Gay and Lesbian Rights permet de faire valoir que LGSM n’est pas une figure d’exception, mais bien la manifestation d’un désir grandissant d’allier luttes des travailleurs et droits homosexuels. La politisation des identités gais et lesbiennes est d’ailleurs située par l’autrice dans un contexte transnational de solidarités et de mise en commun des expériences de luttes pour la justice sociale.
Après un survol des réseaux de solidarité intersyndicale et de la présence des gais et lesbiennes dans les luttes ouvrières, le troisième chapitre, « Danser pour Dulais : homosociabilités, scènes gaies et pratiques festives », s’intéresse au monde lesbien et gai londonien au milieu des années 80. Le soutien qu’apporte LGSM aux mineurs est principalement basé sur les collectes de fonds menées dans les bars et espaces gais et lesbiens de Londres. Les archives internes de LGSM permettent à l’autrice de brosser un portrait des principaux lieux où les membres du groupe ont fait coexister l’engagement politique et la fête tout en centrant le groupe LGSM comme un terrain d’homosociabilité à part entière. On saisit donc que la nature même du soutien aux mineurs par LGSM est intrinsèquement liée aux infrastructures économique et sociale de la scène gaie londonienne, voire en dépend.
La valorisation de la rencontre étant centrale dans le discours sur la solidarité de LGSM (p. 163), le quatrième chapitre, « Politique de la rencontre », aborde les interactions entre les membres de LGSM et le groupe de soutien des vallées de la Neath, de la Dulais et de Swansea, avec lequel il a été jumelé. Les témoignages étudiés par l’autrice soulèvent que ce n’est pas l’orientation sexuelle des membres de LGSM qui a bouleversé les femmes du groupe de soutien des vallées, mais bien leur végétarianisme. En ce sens, ce chapitre s’attarde à nuancer l’idée « d’une rencontre “ improbable ” en germe dans les discours produits par LGSM et par le groupe de soutien des vallées, puis largement diffusé grâce au film Pride [et qui] participe à l’invisibilisation de toutes traces historiques d’homosexualité au pays de Galles » (p. 179).
Bien que le contact privilégié des habitant·es des villages soit à souligner comme un accomplissement important du groupe et qui aura permis que le soutien aux mineurs dépasse l’aspect économique et s’incarne dans des liens interpersonnels, Cabadi interroge les rendez-vous manqués de LGSM dans la vallée galloise et nous invite à prendre en compte les limites de ses discours et de ses actions.
Dans son dernier chapitre, « Le genre de la solidarité », Cabadi explore les liens complexes et parfois conflictuels entre féminismes, lesbianismes, femmes de mineurs, gais et luttes ouvrières. Alors que le discours de LGSM articule principalement son soutien aux mineurs autour d’une appartenance à la masculinité blanche, l’autrice en fait un levier et s’intéresse à l’expérience des femmes durant la grève. Malgré ce que laisse croire le nom du groupe LGSM, Cabadi rapporte que la présence des lesbiennes est marginale et que, si certaines s’impliquent à priori dans le groupe mixte, elles se regrouperont rapidement sous la bannière Lesbian Against Pit Closure (LAPC). Cette trajectoire est également celle des femmes des vallées galloises qui, face à l’invisibilisation de leur travail au sein du groupe mixte et à leur exclusion des piquets de grève, se constitueront un groupe non mixte pour organiser leur soutien.
Lesbiennes et gays au charbon. Solidarités avec les mineurs britanniques en grève, 1984-1985, de Marie Cabadi, doit naviguer entre, d’une part, le romantisme historique qu’incarne l’histoire du groupe LGSM et, d’autre part, la blancheur et le caractère masculin de cette histoire. Tout au long de son ouvrage, l’autrice cherche particulièrement à nuancer l’idée d’une rencontre improbable. Car si, à priori, cette alliance peut surprendre, elle s’appuie néanmoins sur des trajectoires biographiques, des positions sociales et l’inscription dans des réseaux qui permettent de la comprendre (p. 235).
Chacun de ses chapitres sert à visibiliser le contexte social et historique dont LGSM tire ses racines et assises. Si cet ouvrage démontre que l’organisation entre gais et lesbiennes n’est pas courante en 1984 à Londres et que des ponts sont à construire entre ces mondes qui évoluent en parallèle, Cabadi réussit à donner de la visibilité au travail de longue haleine qui a dû être fait avant qu’un groupe comme LGSM existe.
Malgré les limites de son sujet d’étude, qui pose nécessairement l’expérience masculine comme point de départ, Cabadi a réussi à mobiliser les angles morts du groupe et à en faire les pierres angulaires de cette histoire. De plus, son intérêt marqué tout au long de ces chapitres pour trouver les femmes de cette histoire permet d’illustrer, par exemple, l’importance des centres de femmes qui, comme celui de King’s Cross, encouragent depuis 1972 les féministes à se solidariser avec les grèves des mineurs sur la base d’une vision féministe alliant réflexions sur le travail, antiracisme et lesbianisme (p. 205).
L’attention que Cabadi porte à ce centre valorise l’apport fondamental des femmes noires lesbiennes, telles que Wilmette Brown, au discours et à la pratique de solidarités s’appuyant à la fois sur la différence et l’expérience commune d’oppression. Alors qu’elle doit une bonne partie de sa réflexion aux archives communautaires et à celles de l’histoire militante, il aurait été plus que pertinent d’aborder la question du racisme dans la construction du récit historique et des mémoires militantes. Cela dit, l’ouvrage de Cabadi a tout le potentiel d’inspirer de nouvelles recherches.
Bien qu’ayant comme sujet principal le groupe LGSM, Lesbiennes et gays au charbon. Solidarités avec les mineurs britanniques en grève, 1984-1985 est aussi une contribution importante à la littérature portant sur des groupes qui, depuis des positions peut-être moins visibles, ont eux aussi marqué cette histoire.
Parties annexes
Références
- KELLIHER, Diarmaid, 2014 « Solidarity and Sexuality: Lesbians and Gays Support the Miners 1984-5 », History Workshop Journal, 77, 1 : 240‑262.
- TATE, Tim, 2017 The Unlikely Story of the True Heroes of the Miner’s Strike. Londres, John Blake.
- TROUILLOT, Michel-Rolph, 2002 Silencing the Past: Power and the Production of History. Boston, Beacon Press.