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L’objectif de Femmes incarcérées. Inertie institutionnelle dans l’emprisonnement au Canada et au Québec est de démontrer (et de dénoncer) l’inertie des systèmes correctionnels québécois et canadien quant à l’incarcération des femmes. L’autrice fait état, à partir de la théorie de la dépendance au sentier, des raisons qui maintiennent l’incarcération des femmes malgré un constat d’échec. Si l’on sent que la critique vise les systèmes tant provincial que fédéral, on sent une critique beaucoup plus acerbe des derniers choix du gouvernement du Québec quant aux femmes incarcérées, notamment quant à la décision de les loger dans l’établissement de détention Leclerc.

Issue des sciences économiques et managériales, la théorie de la dépendance au sentier soutient qu’une institution « se situe dans un processus de dépendance au sentier lorsqu’elle s’enferme dans cette même trajectoire dont elle ne peut sortir qu’avec l’intervention de forces ou de chocs exogènes » (p. 11). Utilisant différents mécanismes de rétroaction comme renforcement, elle peut ainsi « se trouver affectée par la trajectoire qu’elle a elle-même tracée dans le passé, notamment en préconisant que ses actions passées soient définies comme la norme à suivre » (p. 10). L’autrice montre ainsi que la prison comme dispositif pénal suit une trajectoire et que toute tentative de changement ou de réforme est rabattue vers ce sentier, connu et presque immuable.

Comme elle le mentionne, les frontières étant poreuses entre les systèmes correctionnels provincial et fédéral, elle commence sa démonstration par l’historique de l’enfermement des femmes au niveau fédéral. Elle relate ainsi l’histoire de la prison, en précisant les événements charnières, ou du moins ceux qui avaient le potentiel de faire dévier la trajectoire de l’enfermement. C’est le cas notamment du rapport La création de choix, déposé en 1990 et ancré dans les perspectives féministes, qui proposait des principes novateurs de gestion correctionnelle pour les femmes. Relatant le glissement de ces principes vers des idéaux bureaucratiques et organisationnels, l’autrice explique comment cet événement aurait pu contribuer à faire évoluer la situation et à répondre aux besoins des femmes qui sont incarcérées au Canada. Elle aborde ensuite la fermeture de la Maison Tanguay, prison provinciale vétuste, qui aurait pu représenter un autre moment critique, ou choc exogène, potentiellement catalyseur de changements. L’autrice explique comment le transfert des femmes de la Maison Tanguay à l’établissement de détention Leclerc, pénitencier désuet à vocation masculine que le ministère de la Sécurité publique a acquis pour diminuer temporairement la surpopulation masculine, représentait une entreprise bâclée et mal planifiée, entreprise qui a vu les droits fondamentaux des femmes incarcérées bafoués.

Le chapitre 4, intitulé « Les prisons du Québec destinées aux femmes : un acharnement carcéral » (p. 101) est particulièrement éloquent et, surtout, dérangeant. En tant que chercheuse sur la réalité des femmes incarcérées, je connaissais les conditions difficiles de l’établissement Leclerc, ces constats s’étant même frayé un chemin dans mes données de recherche, dans des entretiens avec des femmes dans la collectivité, mais qui avaient été incarcérées à cet endroit et qui ne pouvaient pas se retenir de les aborder. J’étais aussi au courant des dénonciations dans les médias et de l’action collective entreprise par des femmes incarcérées à la prison Leclerc. Pourtant, j’ai été profondément bouleversée par les descriptions de ces conditions de détention… L’autrice montre, par des récits de femmes qui y ont été détenues, une atteinte aux droits des personnes en soulignant des manquements sur les plans de la nourriture, de l’accessibilité aux installations sanitaires et des produits hygiéniques, des sorties dans la cour (dont l’irrégularité est vécue péniblement par les femmes), etc.

Enfin, l’autrice souligne l’absence de conclusion dans son livre, laissant supposer, j’ose croire, qu’il s’agit là d’une amorce d’une réflexion à entreprendre (ou à refaire), d’un commencement vers un nouveau moment critique, susceptible de faire changer les choses. En rappelant les choix auxquels font face les décideurs québécois quant à la nouvelle prison pour femmes, dont la construction a été annoncée il y a maintenant plusieurs années, on a l’impression que l’autrice tente une touche d’optimiste (p. 174) :

[L]’infrastructure dédiée [pour les femmes incarcérées] pourrait impliquer que le ministère 1) emprunte essentiellement au passé et opte pour une prison inspirée du modèle auburnien ou d’une prison plus en harmonie avec les principes de la création de choix, 2) duplique le présent en reproduisant les conditions carcérales actuelles dans la future prison ou 3) choisisse l’avenir et imagine une « infrastructure dédiée » pour les femmes qui ne soit pas une prison, mais plutôt des appartements satellites, des services professionnels et communautaires, des centres de jour multidisciplinaire, ou autres.

Cette même impression se dégage lorsqu’elle mentionne que les perceptions sociales à l’égard des femmes incarcérées ont changé et se sont adoucies avec la diffusion de l’émission Unité 9 à Radio-Canada.

Néanmoins, cette impression d’optimisme laisse plutôt place à des inquiétudes certaines sur ce qui est nécessaire, alors que des événements chocs auraient été susceptibles d’instiller un changement de trajectoire, pour changer la façon dont on conçoit l’incarcération des femmes. L’autrice suggère un effet George Floyd, une sorte d’électrochoc faisant gronder la colère et l’indignation sociales. Peut-être, mais hormis pour certaines chercheuses et pour les personnes intervenant auprès des femmes incarcérées tant le milieu correctionnel que communautaire, on reste avec l’impression que, pour la majorité des gens, ces femmes sont too few to matter (expression qui est, par ailleurs, le titre en anglais du livre).

Récemment retraitée, la professeure Joane Martel laisse une réflexion riche, poignante et qui stimule la discussion quant au sort des femmes incarcérées.