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« [U]ne reconnaissance juridique est-elle suffisante pour conférer une identité culturelle? Autrement dit, peut-on revendiquer l’appartenance à une culture qui nous est étrangère lorsqu’on a été assimilé? » (p. 10) C’est la question de départ que pose Daphnée Poirier dans son essai Pourquoi je ne suis pas une Indienne. Native de Saint-Jean-sur-Richelieu, l’autrice est maintenant directrice du Centre d’action bénévole de Sutton, après avoir obtenu un doctorat en sociologie en 2005. À travers ce premier essai, Poirier fait l’état de sa quête d’ancrage identitaire : elle met en doute sa légitimité à revendiquer son appartenance à l’autochtonie et tente d’éviter de l’essentialiser. C’est un malaise individuel qui, pose-t-elle, pourrait être partagé par plusieurs personnes. L’objectif très (peut-être trop) large que l’autrice se fixe est d’éclairer les rapports entre les Blancs et les Autochtones. Pour elle, l’écriture de cet essai représente son « remède bien personnel pour tenter un petit pas vers [la] réconciliation » (p. 34).

La première partie de l’ouvrage, intitulée « Chemins identitaires », est liée à un séjour de l’autrice en Allemagne. Celui-ci a été le point de départ de ses réflexions sur les enjeux environnementaux liés à l’extractivisme ainsi que sur les enjeux de mémoire et de réconciliation, qu’elle relie à ceux de son territoire d’origine. Poirier se tourne ensuite vers le lieu où elle a choisi de résider, Sutton, et son sentiment « d’être avec ce territoire » (p. 40). Elle trouve une explication à ce sentiment profond dans le fait que certain·e·s de ses ancêtres w8banakiak[1] y auraient habité. À travers cinq « histoires anecdotiques », elle retrace une ascendance w8banaki basée non pas sur une recherche généalogique mais sur des bribes d’histoires familiales orales. En résumé, son arrière-grand-père, sur lequel elle ne révèle rien, pas même le prénom, aurait été w8banaki. Cela aurait fait l’objet d’un tabou familial, occasionnant une sorte d’auto-assimilation. De plus, la mère et l’oncle de l’autrice ont obtenu des papiers leur reconnaissant une identité ou un statut autochtone, mais aucun membre de sa famille n’a été reconnu par une bande ni par une communauté. Cela mène finalement Poirier à réitérer ses questionnements et leurs enjeux : puisque son identité autochtone « repose sur un socle fragile et fissuré » (p. 45), elle met en doute sa légitimité à utiliser des moyens génétiques, généalogiques et légaux pour à son tour revendiquer une identité autochtone et, ainsi, se sentir en droit d’en parler.

La deuxième partie de Pourquoi je ne suis pas une Indienne, homonyme à l’ouvrage, est divisée en cinq sous-parties dont tous les titres débutent comiquement par « Vous ai-je dit que je ressentais un malaise? » Dans cette section, l’autrice tente de comprendre, d’apprivoiser et d’assumer son sentiment de malaise. Elle débute en en identifiant l’origine, soit une nouvelle législation quant au statut d’« Indien », qui lui permettrait de le revendiquer. Elle digresse ensuite légèrement pour expliquer son malaise par rapport aux mises en scène culturelles que peuvent devenir les pow-wow. Poirier poursuit en fournissant une définition de l’identité comme une construction sociale qui prend du temps à se bâtir, se reconnaissant par le fait même privilégiée de pouvoir se permettre de prendre ce temps. À la suite de cette mise au point, elle oppose ses questionnements identitaires au manque d’actions concrètes pour améliorer les mauvaises conditions dans lesquelles vivent plusieurs communautés autochtones. Elle s’emploie ensuite à exposer les conséquences de la dépossession coloniale et dénonce l’indifférence des sociétés canadienne et québécoise à l’égard du génocide culturel autochtone. Poirier affirme finalement la nécessité d’une « cosmovision » autochtone, qu’elle relie à l’écoresponsabilité, et en déplore la perte.

La troisième partie de l’essai, intitulée « Pourquoi j’aurais aimé être une Indienne », se détourne de la quête identitaire de l’autrice pour plutôt s’attarder à des enjeux environnementaux. Pour ce faire, Poirier fait appel aux concepts de care et de buen vivir, c’est-à-dire à la « construction collective d’une vie basée sur la réciprocité, la coopération et la complémentarité » (p. 113). Ces idéaux de connexion et de responsabilité au monde la mènent à revenir sur l’extractivisme, cette fois-ci en notant les impacts de l’extraction sur les communautés et les femmes autochtones. Sous la forme d’une liste de remerciements, elle met de l’avant le rôle joué par les Premières Nations dans la lutte contre les changements climatiques. D’après elle, la préservation de l’environnement ne peut se faire sans un recours aux savoirs autochtones, ce qu’elle voit comme une clé de valorisation identitaire de ces peuples. Cette troisième partie se termine par la reproduction d’un extrait d’une lettre écrite par Angele Alook, sociologue crie, sans qu’il y ait de mention de la traduction vers le français ni des droits de reproduction.

Dans son épilogue, Poirier conclut sur l’idée que, si elle venait à revendiquer une identité autochtone, elle le ferait pour protéger l’environnement et pour renouer avec son humanité. Elle ouvre finalement sur un appel à un mouvement collectif vers la transition écologique.

Dans cet essai, Daphnée Poirier s’attarde à des questions complexes, notamment celles de l’identité, de la revendication de l’autochtonie et de la crise climatique. Outre son courage d’aborder de tels enjeux, une des grandes forces de l’oeuvre de Poirier est d’être très nuancée et d’adopter, sans l’expliciter, une posture pédagogique en donnant beaucoup de contexte à son lectorat. Elle définit la majorité des concepts auxquels elle fait référence et s’assure généralement de donner accès à plusieurs points de vue sur les enjeux qu’elle aborde. Un sujet qui aurait cependant bénéficié de plus de contextualisation est celui du « climat de méfiance » (p. 16) qui entoure les prétentions à l’identité autochtone. En effet, il aurait été intéressant de décortiquer ce contexte social particulier qu’elle qualifie de « chasse aux sorcières » (p. 15) puisqu’il est central à son sentiment de malaise. Ce climat de tension est inconfortable, certes, mais à quoi peut-on l’attribuer? Pourquoi tente-t-on de démasquer les fraudes identitaires? Quel effet ces impostures ont-elles sur les Autochtones et sur le grand public?

Par ailleurs, l’objectif que se donne l’autrice d’éclairer les relations ambiguës entre les Blancs et les Autochtones est trop large et finalement peu représentatif du propos beaucoup plus circonscrit de son essai : celui de sa quête identitaire personnelle. Malheureusement, et peut-être justement à cause de l’absence d’une problématique claire, la progression de la réflexion manque de cohésion.

Le changement radical de propos entre la deuxième et la troisième partie de l’essai s’accompagne d’un changement de ton qui donne un effet de déséquilibre et d’absence de fil conducteur fort qui relierait les trois parties par le style ou les idées. Alors que, dans les deux premières parties de l’oeuvre, Poirier place sa subjectivité au centre de ses réflexions en mentionnant ses différentes émotions et sensations, l’autrice est visiblement plus à l’aise et plus en contrôle de son sujet dans la troisième partie, où elle s’écarte de ce « fouillis affectif et identitaire » (p. 46) pour adopter un ton plus journalistique et par moments revendicateur. L’émotion qui occupe le plus de place dans son discours est certainement le malaise, qu’on peut également sentir par son écriture parfois maladroite, par l’hésitation du ton à adopter ainsi que par la multiplication des adverbes dans les extraits qui se veulent plutôt littéraires. L’autoréflexivité, voire la surconscience du texte, contribue également à cet effet d’inconfort : Poirier évoque fréquemment ses maladresses et la manière dont certains de ses propos pourraient être reçus ou interprétés. Malgré ses efforts, elle ne semble pas tout à fait parvenir à déplier son malaise ni à assumer sa position subjective et son écriture personnelle.

Un accompagnement de l’autrice pas à pas dans son cheminement identitaire aurait pu constituer un fil conducteur pertinent dans cette oeuvre. Cependant, et contrairement aux attentes posées par Poirier au début de l’essai, très peu de repères nous sont donnés afin de comprendre l’évolution de ses réflexions. Plutôt que de développer un propos, l’essai se présente parfois comme une suite de résumés de lectures, et il est difficile de comprendre en quoi certaines informations ou longues citations servent les idées avancées. L’autrice relève elle-même que ses connaissances sur les Autochtones reposent majoritairement sur des lectures et le visionnement de documentaires, et il semble en être de même pour son processus identitaire. Des références ponctuelles à des échanges ou à des rencontres qui l’ont fait cheminer ou ont nourri sa réflexion auraient grandement servi le propos : une identité ne se réfléchit pas en vase clos. Malheureusement, Poirier semble garder une distance ou une réserve lorsqu’elle devrait donner son avis ou offrir des pistes de réponses aux questions qu’elle soulève. Cela laisse l’impression que la réflexion fait du surplace : les questions qui avaient été soulevées d’entrée de jeu sont réitérées au fil du texte, l’historique familial de l’autrice et les connaissances sur des enjeux autochtones et environnementaux venant s’y ajouter sans activement contribuer à les déplier.

Ne parvenant pas à résoudre ses questionnements identitaires, Poirier adopte une posture hésitante : elle parle de son ascendance w8banaki en utilisant parfois l’indicatif, parfois le conditionnel. Alors qu’elle adopte un « nous » qu’elle identifie comme les « non-Autochtones » (p. 35) et affirme clairement ne pas être Autochtone, elle reste ambivalente quant à sa légitimité à revendiquer cette identité et se définit parfois comme assimilée. L’ambivalence n’est pas un défaut en soi; elle peut même faire l’objet d’une réflexion riche et d’une esthétique littéraire créative. Dans le cas de cet essai, le noeud identitaire de l’autrice motive le projet d’écriture, mais c’est aussi précisément ce qui, dans les faits, le freine.

L’épilogue procure à l’ouvrage une certaine cohérence rétrospective, puisqu’il offre une justification à la troisième partie, celle de donner un ancrage écologiste à l’identité de l’autrice. Celle-ci demeure malgré tout ténue, car cette conclusion est maladroite : Poirier tombe dans le piège qu’elle a elle-même énoncé, celui d’« encenser les Premières Nations, comme si nous avions le devoir de réhabiliter un savoir, une manière de faire partie de la nature, de respecter des rites » (p. 78). Que changerait l’éventuelle revendication d’une identité autochtone quant à sa capacité à militer pour la protection de l’environnement? Ce n’est cependant pas là la première occurrence d’un propos à tendance essentialiste : elle s’aventure à quelques reprises au cours de son essai dans des interprétations de certains motifs familiaux comme des « bribes d’autochtonie » (p. 52) avant de s’en excuser en les qualifiant de « romantiques », sans pour autant les récuser tout à fait.

Bien que plutôt inégal dans l’ensemble, Pourquoi je ne suis pas une Indienne de Daphnée Poirier aborde, de manière nuancée et accessible, des questions difficiles mais non moins importantes à décortiquer. Le ton changeant de cet essai rend l’identification de son public cible difficile, mais il pourrait permettre à plusieurs personnes de se reconnaître dans le malaise de l’autrice et de s’initier à plusieurs enjeux environnementaux et autochtones, notamment grâce aux généreuses annexes qui complètent cet ouvrage.