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La recherche en musique a subi d’importantes transformations au cours des dernières décennies. La musique n’est plus considérée seulement comme une « oeuvre d’art » se matérialisant sous la forme d’une partition, mais aussi comme un « processus » révélant les rôles cruciaux que jouent l’interprète, l’auditeur et la manifestation sonore de la musique. Plus particulièrement, la recherche consacrée à l’interprétation musicale s’est enrichie de nouvelles perspectives disciplinaires couvrant l’ensemble du spectre des sciences, des sciences humaines aux sciences naturelles et aux technologies. En complément de l’étude historique et analytique des oeuvres qui soutient le travail de l’interprète en amont, ces perspectives scientifiques permettent d’aborder les multiples dimensions de l’art de l’interprétation musicale, et en particulier à la créativité de l’interprète dans le processus de la « mise en son » d’une oeuvre musicale. Des projets de recherche interdisciplinaires favorisent aussi des transferts de connaissances issues de disciplines connexes, comme la médecine des arts, la biomécanique ou la psychologie sportive.

Ce dossier thématique concerne ainsi le phénomène de l’interprétation musicale en général, et le « rapport geste-son » en particulier. De façon à cerner toute la richesse du système complexe formé par l’instrumentiste et son instrument, de la création du son instrumental par le geste jusqu’à sa réception par les musiciens ou le public, différentes perspectives disciplinaires complétant les approches musicologiques classiques (histoire et analyse de la musique) sont adoptées pour analyser le processus de la création sonore par l’interprète.

Le dossier s’ouvre sur une étude menée par Nicolas Donin et Jacques Theureau sur l’activité du chef d’orchestre, un sujet peu exploré par le domaine des études de l’interprétation musicale, à l’aide d’un cadre méthodologique inspiré de l’ergonomie cognitive et de l’analyse de l’activité. Cette étude de l’activité de lecture de la partition et de direction des répétitions d’une oeuvre contemporaine permet de prendre la pleine mesure de la complexité de la phase de préparation d’une interprétation musicale particulière.

Ensuite, Ariana Pedrosa explore le rôle de la musique populaire brésilienne, et en particulier le choro, dans le contexte de la formation du répertoire de la musique de concert brésilienne pour le basson. Sur le plan méthodologique, une démarche d’interprétation historiquement informée – concept que l’on retrouvera dans plusieurs articles de ce dossier –, se combine à une démarche pédagogique et de médiation.

À la suite de ces deux articles, l’interdisciplinarité s’étend du côté des sciences et des technologies du son et de la musique. Se basant sur un modèle théorique de l’expression des émotions issu du domaine de la psychologie cognitive et sur l’analyse acoustique des paramètres sonores de l’enregistrement, Sylvain Caron nous présente une analyse détaillée de l’interprétation du poème « Les hiboux » de Baudelaire mis en musique par Louis Vierne, tout en la mettant en regard avec l’analyse de la partition elle-même.

L’article de João Costa Ferreira nous emmène du côté des mathématiques, en proposant un système de quantification de la complexité de réalisation pianistique des oeuvres du compositeur et pianiste portugais José Vianna da Motta.

Les trois derniers articles ont en commun le sujet de la musique de Jean- Sébastien Bach et de son interprétation au clavier.

L’article de Christophe d’Alessandro illustre comment la recherche sur les sources historiques peut nourrir une étude expérimentale sur le jeu du clavicorde s’inscrivant dans le domaine de l’acoustique musicale, et qui, en retour, permet de confirmer la gestuelle à appliquer à l’instrument, telle qu’elle est décrite dans ces sources.

Viktor Lazarov et ses coauteurs présentent une étude interdisciplinaire sur l’interprétation de la musique de J.-S. Bach visant à caractériser trois styles d’interprétation – baroque, romantique, moderne, tant du point de vue de l’intention musicale (de la part du musicien) et de sa perception (par l’auditeur) que par une analyse quantitative du jeu instrumental capté par un piano enregistreur.

Finalement, ce dossier se clôture sur la contribution libre de Konstantinos Alevizos dont l’objectif est de connecter les techniques compositionnelles que Bach a employées (la distance d’entrée, la technique d’inversion, le positionnement des dux et comes, l’utilisation d’éléments rythmiques) afin de créer les différentes possibilités de stretto dans le Contrapunctus 5 de L’art de la fugue.

En lien avec la thématique du dossier, on retrouve la note de terrain de Jean- Christophe Valière et ses coauteurs, décrivant l’étape de collecte des données pour une étude expérimentale visant à mettre en évidence le rapport entre la gestuelle du pianiste et la production sonore qui en résulte. Les méthodes employées et les cadres théoriques qui leur sont associés, comme les techniques de captation de mouvement par caméras infrarouges, la modélisation biomécanique et l’analyse acoustique des extraits sonores, complètent le panorama des disciplines qui peuvent être invoquées pour l’étude de ce phénomène complexe qu’est l’interprétation musicale.

Le dossier thématique est complété par une autre note de terrain de Margaux Sladden qui signe ici le deuxième chapitre de la section Mots clés de la série « Anthologie du phem », consacré au « bergsonisme ». Quatre comptes rendus terminent ensuite ce numéro : Sophie Renaudin s’intéresse à L’oreille divisée. Les discours sur l’écoute musicale aux xviiie et xixe siècles (2010) de Martin Kaltenecker ; Jean-Jacques Nattiez propose une lecture du volume-hommage à sa conception de la musicologie, The Dawn of Music Semiology. Essays in Honor of Jean-Jacques Nattiez (2017), dirigé par Jonathan Dunsby et Jonathan Goldman ; Gabrielle Prud’homme pose un regard critique sur l’étude consacrée au Lac des cygnes de Tchaïkovski par Laurence Le Diagon-Jacquin (2018) ; enfin, Stefano Alba se penche sur l’ouvrage de Kimberly A. Francis, Teaching Stravinsky. Nadia Boulanger and the Consecration of a Modernist Icon (2015), qui, comme son titre l’indique, retrace le rôle qu’a pu jouer Nadia Boulanger dans la carrière du compositeur russe.