Résumés
Résumé
Le contexte de l’enseignement instrumental présente des spécificités au niveau de la forme. Souvent dominé par un enseignement prescriptif, cette forme d’enseignement exige néanmoins une grande autonomie de l’élève et le développement de compétences autorégulatives. L’objectif de cette recherche est d’analyser et confronter les représentations du concept d’autonomie des professeurs et les stratégies qu’ils mettent en place pour développer cette compétence avec leurs élèves. Inscrite dans une perspective compréhensive et exploratoire, l’analyse des données s’appuie sur le modèle du processus de subjectivation d’Étienne Bourgeois (2018) et sur la taxonomie de Robert J. Marzano et John S. Kendall (2007). Les résultats montrent que les professeurs interrogés définissent le développement de l’autonomie comme un élément clé de l’enseignement instrumental, mais demeurent plus vagues lorsqu’il s’agit de décrire des stratégies pédagogiques permettant de les développer. Ceci nous conduira à formuler des pistes pour des recherches ultérieures et quelques éléments indicateurs pour la formation des professeurs de musique.
Mots-clés :
- autonomie,
- élève,
- enseignement,
- instrument,
- stratégies
Abstract
Music teaching is a type of education with specific features, where the teacher-musician holds a large part of the knowledge. Most often, the student practices alone. This kind of prescriptive teaching requires significant autonomy from the student and the development of self-regulatory skills. Because of this apparent contradiction between autonomy development and teaching methods, this study interviewed twenty music teachers, to analyze and compare their representations of autonomy and the strategies used to develop these skills in their students. This exploratory data analysis is supported by Étienne Bourgeois’ model of subjectivation (2018) and uses Robert J. Marzano and John S. Kendall’s taxonomy (2007). Results show that teachers define autonomy development as a key element of music teaching, but struggle to pinpoint the pedagogical strategies for developing it. This leads us to propose some directions for further research and some benchmark elements for training music teachers.
Keywords:
- autonomy,
- instrument,
- strategies,
- student,
- teaching
Corps de l’article
Introduction
L’enseignement instrumental, comme tout enseignement, est constitué de trois éléments fondamentaux : un professeur, un élève et un savoir (Houssaye 2014). L’élève apprenti musicien rencontre son professeur une fois par semaine pour une leçon individuelle. Le savoir à acquérir est à la fois la connaissance et la maîtrise du fonctionnement de l’instrument, et la connaissance et le respect des codes musicaux. Dans le domaine musical, jouer ou interpréter une oeuvre répond à des critères précis faisant référence à un idéal interprétatif. L’enseignement est orienté vers le savoir, la maîtrise de l’instrument, le respect et l’exécution des codes (Coen 2018, Marchand 2011). Ce modèle d’enseignement est réactif à l’erreur : une fausse note, un phrasé mal conduit, une nuance oubliée seront relevés, améliorés, corrigés.
L’enseignement est organisé en référence à une pratique autonome : l’élève devra exercer son instrument individuellement pendant la semaine, chez lui. Les leçons hebdomadaires se tiennent sur plusieurs années et impliquent une relation enseignant-enseigné marquée par leurs personnalités. Cette longue cohabitation au sein d’un modèle oral de l’apprentissage établit une relation où prédomine la connaissance-du-tout attribuée à l’enseignant et la connaissance-du-rien attribuée à l’enseigné. Le professeur sera l’exemple de la maîtrise de l’instrument, l’interprète- décodeur du sens de la partition, le guide méthodologique et le mentor qui connaît l’élève et ses caractéristiques personnelles (Lartigot 1999). On pourrait supposer qu’il contrôle donc l’intégralité du processus tout en exigeant une importante autonomie de l’élève. À notre connaissance, cette apparente contradiction entre enseignement prescriptif et autonomie de l’élève est peu thématisée dans la littérature scientifique. Notre recherche s’intéresse donc à la représentation du concept d’autonomie et aux stratégies mises en place par les professeurs pour développer l’autonomie de leurs élèves dans le cadre de l’enseignement instrumental.
Dans l’enseignement instrumental, quelle place l’interaction professeur-élève donne-t-elle au développement de l’autonomie de l’élève ? Cette question joue un rôle fondamental dans notre travail. Pour y répondre, nous abordons le problème du point de vue des enseignants. En effet, des travaux antérieurs (Ursin et Palionemi 2019) ont montré que la manière dont le professeur se représente son propre rôle est importante pour le choix de ses stratégies d’enseignement, tout en sachant qu’il peut exister une différence entre ce que l’enseignant dit et ce qu’il fait en réalité, ainsi qu’une interaction entre pratique et représentations de l’enseignant. Dans la suite de cet article, le cadre théorique présente d’abord la prescription qui régit dans le domaine musical pour ensuite exposer brièvement les concepts d’autonomie et d’autorégulation (Zimmermann et Pons 1990) et enfin s’intéresser au récent travail d’Étienne Bourgeois (2018) autour du processus de subjectivation. Les étapes du processus ainsi que ses composantes et l’important rôle attribué au maître et à la transmission nous permettront de comprendre les représentations des enseignants à propos du développement de l’autonomie de leur élève. Ce cadre très récent a, selon nous, l’avantage d’intégrer une certaine vision de l’autonomie telle qu’elle se construit dans l’apparente contradiction de la situation interactive avec un maître. La partie méthode présente ensuite l’analyse qualitative et la taxonomie de Robert J. Marzano et John S. Kendall (2007) pour analyser les données récoltées auprès de 21 professeurs d’instrument, ainsi que les outils et processus d’analyse utilisés. Enfin, nous développerons les résultats des analyses, suivis d’une discussion de ces résultats et d’une ouverture sur des pistes pour des recherches ultérieures ainsi que des clés pour soutenir la formation des enseignants.
Partie théorique
Le cadre prescriptif
L’enseignement instrumental détient aujourd’hui encore la trace de caractéristiques historiques, à l’époque où l’objectif principal était le « développement de haut niveau d’aptitudes musicales » (Hargreaves 1995, p. 174). Bien que les écoles de musique actuelles ne soient plus réservées à une élite, cet enseignement a conservé sa logique prescriptive de transmission du savoir et répond à des éléments spécifiques, des invariants particuliers. Par exemple, émettre un son avec une clarinette nécessite une position correcte de l’embouchure (position idéale de la lèvre inférieure sur l’anche) ou encore le respect d’une certaine inclinaison de l’instrument par rapport au corps du musicien, de même qu’interpréter une oeuvre de Mozart répond à des critères esthétiques et des conventions historiques (Kémâl 2009).
Le contenu, la musique, est extrêmement valorisé et respecte des critères esthétiques variés (historique, de style, de nationalité). Par exemple, l’indication « dolce » d’une sonate de Brahms n’aura pas la même signification chez Mahler (Christensen 1995). Ce contenu, représenté par la partition, est le pivot autour duquel s’organise la leçon (Marchand 2009). La partition sert de référence pour le professeur afin d’évaluer les résultats de l’élève. Le professeur enseigne à l’élève comment maîtriser son instrument pour pouvoir interpréter la partition et entrer dans l’essence de l’art musical. Aux yeux de l’élève, le professeur est le spécialiste de l’instrument, chargé d’enseigner les aspects techniques et surtout le musicien, détenteur du savoir musical : l’exécution musicale experte est la finalité de l’apprentissage. Les compétences professionnelles sont essentiellement axées sur les compétences instrumentales (Lartigot 1999). L’enseignant a un statut dominant et détient le pouvoir du sens (Jorro 1999). L’élève « influençable et désireux d’imiter » (Marchand 2009, p. 215) s’approprie les gestes du musicien, guidé par son professeur. Par de nombreuses répétitions, l’élève pratique son instrument seul, en suivant les conseils de l’enseignant. Ce cadre d’apprentissage formel répond à un ensemble de règles (Lahire 2001, Coen et Zulauf 2015, Coen 2018) régi par la prescription et qui nécessite malgré tout une certaine forme d’autonomie.
Les concepts d’autonomie et d’autorégulation
Développer l’autonomie est une des finalités de l’éducation. Le concept d’autonomie est présenté tantôt comme une fin, tantôt comme un moyen (Bourreau et Sanchez 2006). L’apprenant autonome définit ses propres objectifs, décide des critères de réussite, adopte et met en place des stratégies qu’il a choisies pour atteindre ses objectifs, puis contrôler ses actions et s’autoréguler (Zimmerman 2008). L’élève détermine si sa performance musicale est satisfaisante ; si elle ne l’est pas, il utilise des stratégies de travail pour y remédier (Carey, Harrison et Dwyer 2016). Apprendre un nouveau morceau, le présenter à son professeur pour la leçon suivante est une tâche complexe : éviter de travailler avec des erreurs, intégrer les nuances, trouver un phrasé, jouer au tempo indiqué sont autant d’épreuves nécessitant persévérance, stratégie, motivation et capacités d’autorégulation.
Quelle est donc la place de l’enseignant dans ce devenir autonome de l’élève ?
Comment devenir sujet – au sens de pouvoir trouver sa propre voie, de pouvoir penser, parler et agir en je– dans une situation de formation ? La question est difficile, car la transmission, qui est au coeur de toute entreprise éducative ou formative, est toujours, par nature, asymétrique, fondée précisément, au moins au départ, sur un rapport d’autorité et de dépendance.
Bourgeois 2018, p. 67
Pour répondre à ces questions, la description par Bourgeois du processus de subjectivation livre quelques pistes à propos du développement de l’autonomie. Bien qu’il l’étudie dans le cadre de la formation des adultes, nous allons pouvoir le transposer à l’enseignement instrumental grâce à quelques exemples d’élèves musiciens.
La subjectivation
Une personne autonome a le sentiment d’exister, elle se différencie des autres, elle a une réflexivité personnelle, elle fait des choix, se positionne et devient sa propre création. Elle se construit elle-même, contribue à sa propre identité. Elle devient sujet. Ce processus de construction identitaire, finalité de toute formation, est décrit par Bourgeois (ibid.) comme processus de subjectivation. Cette construction intègre à la fois l’apprentissage et le développement de la personne, ainsi que le rôle du professeur. Il s’agit d’une construction identitaire pour devenir un acteur autonome. Bourgeois mentionne un « va-et-vient » entre le sujet et « l’Autre » au fur et à mesure des étapes traversées et rappelle que le parcours n’est jamais terminé. Fondamentalement, l’apprenant autonome, élève musicien, est ouvert, a le désir d’apprendre et de se développer ; il devient sujet en cinq étapes (figure 1).
Bien que le schéma soit représenté de manière linéaire par les flèches, il faut considérer ces cinq étapes comme un phénomène en spirale, permettant d’ouvrir plusieurs processus de subjectivation en parallèle.
« L’appropriation de connaissances nouvelles » : appropriation, apprentissage classique, assimilation du savoir, « entrer dans le monde de “l’Autre” », qui maîtrise des savoirs et des savoir-faire que l’apprenant s’approprie progressivement. Considérons l’exemple de Marco, élève musicien débutant, qui apprend un nouveau doigté ;
« La mise au travail des connaissances acquises » : la deuxième étape permet au sujet de mettre à l’épreuve les connaissances acquises, de faire seul en respectant les règles, dans son espace existentiel, de reproduire un modèle et mobiliser une pensée réflexive en cours d’apprentissage. Par exemple, Marco exercera le nouveau doigté dans différents exercices pour l’appropriation du geste musical ;
« Le Vide médian » : le sujet n’arrive pas à synthétiser, à reconstituer les diverses connaissances qui sont parfois contradictoires. Pour passer cette difficulté, il faut faire une pause, lâcher prise. Présent ou non, le professeur doit autoriser cette distance. Avec l’exercice et la compréhension, Marco a intégré cognitivement et physiquement le nouveau doigté. Cependant, il doit pouvoir se faire confiance et oser se lancer pour pouvoir intégrer de manière détendue ces nouvelles combinaisons techniques. Cette troisième étape est une amorce d’écart entre le sujet et le modèle. L’apprenant s’est plongé dans le monde de l’autre, a acquis des connaissances, des savoirs (étape 1), les a exercés (étape 2) et arrive au moment crucial de l’apprentissage. Il prend de la distance et adopte une posture de « passivité intérieure » qui lui permettra de structurer sa pensée et ses nouveaux apprentissages en un tout cohérent ;
« La réflexivité critique » sur la performance, la connaissance : l’apprenant habite ses apprentissages et développe une pensée réflexive critique. Cette démarche de pensée combine analyse et évaluation. Marco joue son morceau avec le nouveau doigté et évalue sa performance. Est-ce que cela correspond à ce qu’il souhaite ? Cela permettra au sujet de présenter son apprentissage assimilé et digéré à « l’Autre ». La production ou la présentation de son savoir à « l’Autre » permet au sujet de s’affirmer et de se détacher, il gagne en autonomie, se construit et assume sa propre voie ;
« Affirmation publique », du je au nous, reconstruction d’une oeuvre personnelle : la cinquième étape est l’obtention d’une « reconnaissance d’exister » dans lequel le sujet se confronte au regard des autres, s’affirme par un engagement public et une interaction avec les autres. Marco présente son morceau en petit concert privé à un public.
Quatre composantes font partie de cette construction :
Le sentiment d’exister : présenté comme un concept relationnel avec son estime de soi, son identité, la relation aux autres. L’élève musicien a choisi son instrument et existe à travers sa pratique instrumentale en construction ;
L’agentivité : concept dans lequel le sujet, par son action intentionnelle, son sentiment d’efficacité personnelle, ses motivations, son autodétermination permettront d’agir et réagir de manière autoréflexive. L’élève musicien est fier de ce qu’il peut déjà interpréter avec son instrument, il est capable de se motiver pour atteindre un but ;
L’indépendance du sujet : la capacité de se détacher du modèle, la capacité d’être seul. L’élève musicien, bien qu’influencé par son professeur, aura le courage de s’affirmer dans son interprétation, dans sa production musicale ;
La réflexivité : acte fondateur du sujet, outil d’émancipation, modalité d’apprentissage et d’orientation. L’élève musicien réfléchit à ce qu’il joue, analyse sa production, émet un jugement et s’autorégule (composante métacognitive).
Le rôle du professeur devient très intéressant dans ce processus de subjectivation. L’Autre peut être tantôt expert (transmetteur du savoir), normatif (donne les indications de respect du texte musical), tantôt guide ou mentor (encourage, accompagne l’élève). On comprend les dangers de cette relation professeur-élève. Le désir de transmettre, la passion et l’enthousiasme du professeur peuvent devenir une entrave à la subjectivation. Il peut se créer une relation de dépendance entre les deux personnes. Selon Bourgeois, il ne faut pas la refuser, car elle nourrit le processus, mais le professeur doit veiller à orienter l’action vers l’apprentissage. Puis, peu à peu, par le retrait progressif de ses interventions, il permet à l’élève de se responsabiliser et de « faire seul ».
Il est intéressant de constater que l’enseignement instrumental s’intègre bien au processus de subjectivation décrit par Bourgeois. La principale difficulté relevée concerne la motivation de l’élève et la proactivité que nécessite l’apprentissage musical. Puisque l’accès à ce savoir savant musical est fortement géré par le professeur, l’élève peut rencontrer plusieurs types de difficultés à « faire seul ». Dans ce contexte instrumental, « faire seul » pose un problème, car il peut être interprété à différents niveaux taxonomiques (Marzano et Kendall 2007). Il peut exister une tension entre le « faire seul-débrouille-toi » et le « faire seul-exactement-comme-je-te-dis » du professeur.
Rôle du professeur
Considérant l’autonomie de l’élève comme un processus d’acquisition, quelle est la place du professeur dans ce processus ? S’agit-il d’un apprentissage de l’autonomie guidé par le professeur ou une autonomie de l’apprentissage géré par l’élève ? Nous nous interrogeons sur la manière dont l’enseignant voit la situation et les stratégies utilisées. L’élève instrumentiste travaille souvent seul, mais, selon Bourgeois, le sujet n’est jamais seul. Durant la première phase (appropriation), il acquiert des connaissances, des outils, un cadre. Le professeur a la fonction de transmetteur de savoir, pour un enseignement qui se peut être transmissif, voire prescriptif. Dans la deuxième phase (mise au travail), le sujet mobilise ses nouvelles connaissances, les assimile progressivement. Cette mise en oeuvre des savoirs est indispensable pour la formation d’automatismes du sujet. Ces automatismes vont renforcer le niveau de maîtrise du sujet, lui fournir des outils et des stratégies sur lesquels il peut s’appuyer et ainsi soutenir son autonomie. Durant ce processus, le professeur a une posture de guide méthodologique, peut servir de soutien émotionnel, mais doit surtout permettre au sujet de se différencier progressivement. Cela ouvre des portes vers l’innovation et la créativité (Bourgeois 2018, p. 155). Durant le Vide médian, le professeur peut inciter à la rêverie, à la passivité, suggérer à l’élève de faire des pauses, prendre du recul. Vient ensuite la phase de réflexivité pendant laquelle le professeur peut offrir des pistes d’analyses, de réflexions au sujet. Ce développement de la pensée critique peut porter sur des actions, des sentiments, des émotions ou des manières de travailler et est un aspect fondamental du processus dans lequel le questionnement du professeur trouve toute sa place. Enfin, durant la dernière phase du processus de subjectivation, le sujet se présente au regard des autres. Le musicien interprète sa pièce et vit une affirmation de soi. Cela demande du courage et une prise de risque.
Tout au long du processus, la posture du professeur s’adapte au moment de l’apprentissage et a des fonctions contextuelles, émotionnelles et cognitives. Il donne du sens à l’apprentissage, enseigne les savoirs, faire vivre l’expérience de ce savoir, gère les affects, les difficultés. Il construit un accompagnement cognitif adapté, de l’étayage au « desétayage » (Bourgeois 2018, p. 221). Il impose un cadre normatif favorable à la subjectivation (négociations de règles, fixer des limites, contrat pédagogique). Le professeur est présent, accompagne, mais il ne force pas : il laisse le temps et respecte les rythmes du processus. Il s’agit d’un travail d’expert, de transposition didactique des savoirs enseignés et d’accompagnement pédagogique du processus d’appropriation. Guidé par ses propres conceptions, ses convictions personnelles et son expérience, le professeur occupe une place importante dans ce processus d’acquisition de l’autonomie, mais doit savoir également se retirer de la relation enseignant-enseigné pour permettre le processus de subjectivation.
Recherche sur les stratégies d’enseignement de l’autonomie
Les recherches et les résultats à ce jour confirment que le développement de l’autonomie est lié aux compétences et aux stratégies d’autorégulation de l’élève (Zumbrunn, Tadlock et Roberts 2011). Ainsi, l’utilisation concrète de stratégies qui interviennent à différents instants du processus d’apprentissage favorise la performance de l’élève. À cet égard, les recherches actuelles nous informent que deux aspects sont essentiels au développement de l’autonomie : a) la verbalisation et l’explicitation des processus cognitifs (Runtz-Christan et Coen 2017), et b) les compétences et le degré d’expertise de l’apprenant (Hadji 2012, Cosnefroy 2010).
a) La verbalisation est fondamentale pour favoriser une prise de conscience de l’élève. Dans le cadre de l’enseignement instrumental, Chrystel Marchand (2011) relève que l’élève a peu de possibilités de verbaliser ses stratégies. De son côté, Jean-Pierre Astolfi (2017) souligne que la verbalisation permet à l’élève de participer à la construction de ces compétences et acquérir de nouvelles connaissances. Susan Hallam (2011) s’est, quant à elle, intéressée aux types de stratégies que les musiciens professionnels adoptent (identifier les passages difficiles et se concentrer sur ces passages pour le travail, par exemple) et elle confirme que les élèves qui adoptent des stratégies cognitives pour assister leur travail ont un meilleur niveau d’expertise, indépendamment de leur développement en maturité. Les stratégies de musiciens professionnels, plus complexes que les capacités des élèves, sont révélatrices du moment ultime de la subjectivation. Considérer leur parcours est éclairant pour la formation. La connaissance de ces stratégies appropriées peut réduire légèrement la quantité de travail, mais ne remplace pas les heures d’exercice personnel, soit la phase d’incorporation selon Bourgeois. Cependant, dans cette phase d’incorporation, il est essentiel pour l’élève de développer des connaissances métacognitives pour contrôler, évaluer et réguler son apprentissage. Afin de cerner la problématique de l’activation cognitive dans l’enseignement, Jere Brophy (2000), Christian Harnischmacher et Jens Knigge (2017) et Étienne Bourgeois (2018) relèvent une composante importante : contextualiser et appréhender la musique dans son environnement.
b) L’utilisation de stratégies d’apprentissage dépend du développement d’expertise de l’élève (Hadji 2012). Si l’élève n’a pas assez de connaissances musicales, ses stratégies seront limitées. La pratique efficace dépend des connaissances musicales et métacognitives de l’apprenant instrumentiste et des compétences (Cantwell et Millard 1994). Au sujet de la pratique musicale, l’exercice quotidien de l’élève implique de s’exercer avec une fonction de consolidation et de flexibilisation du processus d’apprentissage. Frank Lipowsky (2017) confirme l’évidence empirique : l’exercice et la répétition renforcent le succès d’apprentissage. S’exercer, répéter une tâche renforce l’apprenant dans son apprentissage et la routine lui permet de trouver un chemin plus rapide (neurologiquement). Ainsi, le degré d’expertise atteint par l’élève est déterminé par le temps qu’il investit à travailler son instrument et les stratégies mobilisées (Ericsson, Tesch-Romer et Krampe 1990, Sloboda et al. 1996, Davidson 2004).
Synthèse et question de recherche
Dans ce cadre prescriptif, et selon la logique de subjectivation de Bourgeois, nous interrogeons dans cette étude les conceptions éducatives de cet apprentissage instrumental ainsi que les différentes postures de l’enseignant (guide, accompagnant, modèle…). Ce système est en recherche d’équilibre entre transmission du savoir (héritage d’un passé culturel prestigieux) et constructivisme éducatif. La leçon hebdomadaire incite l’élève à une apparente autonomie, mais exercer son instrument seul peut parfois être une réelle difficulté pour l’élève. Nous avons donc interrogé 21 professeurs pour répondre aux questions suivantes :
Quelles sont leurs représentations du concept d’autonomie et de l’élève autonome ?
Quelles sont leurs stratégies pour transmettre les connaissances et compétences musicales, guider l’apprentissage tout en favorisant le travail autonome et proactif de l’élève ?
Quels liens peut-on identifier entre leurs représentations de l’autonomie et les stratégies déclarées ?
Quelle est la place de la transmission et de la subjectivation décrites par Bourgeois ? Comment le maître, l’Autre, accompagne-t-il le sujet dans ce processus ?
Méthode
Cette recherche de type herméneutique (Van der Maren 1996) vise une démarche compréhensive : donner un sens au phénomène en analysant le contenu. L’implication du chercheur dans tout le processus (Charlier 1998) est donc importante : élaboration de questions de recherche basées sur l’expérience et la littérature, récolte des données en entretien et analyse-interprétation des données (Miles et Huberman 2003). De plus, cette construction de sens reste locale. La complexité et la multitude des conditions liées au phénomène et aux résultats sont limitées dans le temps, le lieu et l’action.
La méthode empirique d’analyse de contenu est de type qualitatif (Mayring 1993, L’Écuyer 1990, Bardin 2001, Miles et Huberman 2003). Le chercheur relève les significations données par les personnes interrogées en rapport aux actions dans lesquelles elles sont impliquées. Ces significations sont le produit d’un processus d’interprétation, des inférences qualitatives (Erickson 2012).
La collecte de données a été réalisée par un entretien individuel (enregistré, puis retranscrit) de 21 professeurs de musique. D’une durée d’environ 40 minutes, ces entretiens ont eu lieu entre janvier et mai 2018. Les professeurs, hommes et femmes de six nationalités différentes, ont de 8 à 40 années d’expérience d’enseignement et sont représentatifs des principales familles d’instruments (cordes, bois, cuivre, percussion). Ils ont répondu à une série de 20 questions de type semi-ouvertes, ont été interrogés sur la définition de l’autonomie et de l’élève autonome, ainsi que sur l’importance qu’ils consacrent à cette autonomie dans leur enseignement. Ils ont également pu s’exprimer par rapport aux stratégies, aux outils ou attitudes qui pourraient soutenir, développer cette autonomie chez leurs élèves.
Le protocole d’entretien a été élaboré à partir de la littérature étudiée et séparé en trois parties. La première partie porte sur les termes associés à l’autonomie, la définition de l’autonomie et de l’élève autonome et également sur l’importance donnée au développement de l’autonomie chez leurs élèves. La deuxième partie s’intéresse aux stratégies, outils et attitudes utilisés par l’enseignant pour développer et soutenir cette autonomie. La troisième partie invite les professeurs, à partir d’un exemple d’élève concret, à décrire les stratégies utilisées pour soutenir le développement de son autonomie.
Le processus d’analyse s’est construit en plusieurs étapes. Après de nombreuses lectures des données, une première catégorisation des entretiens a été réalisée avec le logiciel HyperResearch. Cela a permis une extraction et une analyse sémantique des termes liés à l’autonomie ainsi qu’une analyse de tous les éléments donnant une définition de l’autonomie ou de l’élève autonome. Les termes spontanément associés à l’autonomie ont été dénombrés et représentés graphiquement (figure 2) selon leur occurrence.
Dans un deuxième temps, toutes les définitions de l’autonomie ont été classifiées selon le « quoi » ou le « comment » (figure 3). Nous avons remarqué que les professeurs, en parlant de l’autonomie, ont utilisé des verbes très différents, allant de « se débrouiller » à des niveaux de complexité élevés tels que « résoudre des problèmes et des difficultés ». Pour associer ces niveaux de complexité aux stratégies déployées par les enseignants, nous avons croisé deux analyses. D’une part, les définitions données par les professeurs concernant les concepts d’autonomie et d’élève autonome ont pu être reliées aux différents niveaux de difficulté et de complexité de la taxonomie de Marzano-Kendall (2007) (figure 4). Le fait de hiérarchiser les données récoltées selon la taxonomie permet d’évaluer l’importance que les professeurs donnent à certaines actions pédagogiques. D’autre part, les stratégies énoncées ont été à leur tour analysées selon la même taxonomie, ce qui permet de mettre en exergue certains éléments présentés dans le processus de subjectivation de Bourgeois (2018). Ensuite, les résultats de ces deux analyses ont été juxtaposés et ont permis de ressortir des éléments essentiels pour l’interprétation.
Résultats
Les résultats sont présentés en trois parties : les termes associés à l’autonomie que nous dénombrons en fonction de leur occurrence, la définition de l’autonomie ainsi que le lien avec la taxonomie, et enfin les compétences, aptitudes, caractéristiques et stratégies des enseignants ainsi que les conditions de support. Ce sont là autant d’éléments qui permettront de décrire les représentations du concept d’autonomie et de l’élève autonome par les professeurs ainsi que les stratégies qu’ils favorisent afin de guider l’élève vers cette acquisition d’autonomie.
Termes associés à l’autonomie
Pour les enseignants (cf. figure 2), l’autonomie est reliée principalement à des aspects motivationnels et à des caractéristiques de personnalité (« confiance en soi », « fierté », « sûreté », « maturité ») agissant comme preuve d’indépendance et indicateur d’engagement :
L’autonomie comme facteur agissant sur d’autres dimensions et comme preuve de l’indépendance du sujet ;
L’autonomie comme une qualité personnelle, une compétence cognitive et un marqueur de responsabilité ;
De moindre importance : l’autonomie comme un indicateur d’engagement, un moyen possible à mobiliser, une finalité à atteindre.
Dans la figure 2, les termes liés à l’autonomie sont regroupés sémantiquement. Chaque ligne est désignée par un mot générique, le nombre de verbatims récoltés ainsi que les termes précisément mentionnés par les professeurs (écrits en petit, à droite).
Les professeurs font un lien très fort entre autonomie et « motivation ». La « confiance » et le « sentiment de maîtrise » sont des éléments également fréquemment mentionnés. Les progrès et la fierté qui en découlent permettront à l’élève de grandir et de gagner en maturité et indépendance. Les professeurs mentionnent ensuite les compétences cognitives et les qualités personnelles requises. L’élève doit être « sérieux, discipliné et avoir une certaine rigueur ». L’autonomie est faiblement liée à une finalité ou à des actions engagées telles qu’utiliser son savoir-faire, avoir de l’initiative. Chez Bourgeois (2018), nous retrouvons ces éléments de motivation, de confiance ou encore de fierté non pas dans les différentes étapes de subjectivation (appropriation, mise au travail, vide médian, affirmation publique), mais plutôt dans ses composantes (sentiment d’exister, agentivité, indépendance du sujet). Les professeurs soulignent les qualités d’autoévaluation et de réflexivité. La réflexivité est présentée doublement par Bourgeois, tout d’abord comme une dimension indispensable au processus de subjectivation et également comme la quatrième étape du processus. C’est autant un acte fondateur du sujet, un outil d’émancipation, qu’une capacité métaréflexive (le sujet se considère lui-même comme sujet qui réfléchit). Cette pensée réflexive crée un lien entre l’expérimentation et les conséquences qui en découlent. Ces inférences s’expriment par l’activité mentale du sujet, preuve d’indépendance, de qualité personnelle et marqueur de responsabilités. Ces éléments se retrouvent dans notre recherche de manière significative.
Définition de l’élève autonome et de l’autonomie par l’enseignant
Les données récoltées et analysées permettent de présenter les résultats selon trois points. Le premier se consacre à la définition de l’élève autonome et plus précisément aux adjectifs utilisés par les professeurs. Le deuxième point porte sur le quoi et le comment du processus d’acquisition de l’autonomie. Le dernier point s’intéresse aux différents niveaux taxonomiques du « faire seul », qui peut varier entre « se débrouiller avec une partition » et « être son propre professeur ».
1. L’élève autonome
Une des questions de recherche porte sur la représentation de l’élève autonome par le professeur. Les définitions récoltées ont été analysées sémantiquement. Tous les adjectifs et éléments caractéristiques ont été regroupés, associés, dénombrés. Suite à cette analyse par traitement lexico-métrique, l’élève autonome apparaît principalement « motivé », « curieux », « proactif » et « responsable ». Bien qu’il « aime les solutions toutes prêtes » proposées par le professeur, il a son propre chemin, « prends des décisions », « travaille seul » et « s’autoévalue ». Il a « le courage de montrer ce qui ne va pas » et « demande de l’aide ». Il sait ce qu’il veut et « doit parfois obéir à ce qu’on lui demande de faire ». Cette obéissance rappelle le cadre prescriptif.
Les enseignants mettent d’abord l’accent sur les éléments liés à la motivation, à la personnalité de l’élève. Ils mentionnent ensuite les caractéristiques idéales de l’apprenant autonome : définir ses buts, élaborer des stratégies, décider des critères de réussite, contrôler son comportement, ses pensées et ses émotions pour s’autoréguler et améliorer ses performances. Il peut puiser dans ses ressources, ses propres compétences et capacités et a accès à une formation, un cadre et un professeur-guide.
2. Définitions de l’autonomie
Nous avons extrait du corpus des entretiens toutes les définitions et tous les éléments de définitions de l’autonomie afin d’en extraire le sens et chercher des liens avec le processus d’acquisition de l’autonomie. Les éléments portent sur le quoi (2) et sur le comment (1) (cf. figure 3).
Le comment de l’autonomie : les professeurs expliquent l’autonomie soit en rapport à la leçon (« le prof va guider l’élève »), soit par des éléments métacognitifs (réflexion sur son propre mode de pensée) liés à l’évaluation, la gestion ou l’apprentissage. Dans le rapport à la leçon, il est intéressant de s’interroger sur la part d’implication et d’importance donnée au professeur (« le prof va guider l’élève ») et à l’élève (« gérer ce qui a été fait durant la leçon ») ou au deux (« ça se décide à deux »). Parmi les éléments métacognitifs, l’importance est donnée aux fondements de l’autorégulation (« définir ses objectifs d’apprentissage », « évaluer/contrôler son propre travail », « chercher de l’aide et résoudre des problèmes »). La notion d’apprentissage de l’autonomie est peu évoquée (deux verbatims).
Dans la catégorie quoi, on relève la présence systématique du mot « seul » ou « soi-même » précédé d’un verbe. En s’appuyant sur la taxonomie de Marzano- Kendall (2007), nous avons analysé l’importance de ces verbes selon leur degré de complexité, allant de « se débrouiller », d’un faible niveau taxonomique, à des niveaux de complexité élevés tels que « résoudre des problèmes et des difficultés ».
3. L’élève autonome « fait seul »
En analysant, classifiant et dénombrant les définitions récoltées dans le quoi, on observe que les données se classent principalement dans les niveaux de difficulté élevés : niveau 4 / utilisation de connaissance (18 verbatims : « faire au plus proche de ce qui lui a été enseigné », « comprendre et faire soi-même », « gérer ce qui a été fait durant la leçon »), niveau 5 / métacognition (25 verbatims : « se poser des questions », « il arrive à apprendre seul », « définir ses objectifs d’apprentissage », « contrôler son propre travail »), niveau 6 / pensée systémique (12 verbatims : « faculté de réagir en indépendance », « confiance et conscience d’être un prof pour soi-même », « penser de manière autonome », « être son propre professeur »).
Pour répondre à la question des représentations du concept d’autonomie, les données analysées indiquent que, pour les professeurs, les actions autonomes sont complexes et relèvent de la métacognition, de l’utilisation de connaissances et de la pensée systémique. Ce sont des processus complexes de haut niveau taxonomique qu’on retrouve chez Bourgeois (2018), essentiellement dans les composantes indispensables du processus que sont l’agentivité, l’indépendance du sujet et la réflexivité. Nous pouvons supposer que dans les phases d’appropriation et de mise au travail du processus de subjectivation, ces actions autonomes complexes interviennent. Cependant, elles ne sont pas explicitement mentionnées par les professeurs. Il sera donc intéressant de poursuivre la réflexion en s’intéressant aux stratégies des professeurs et plus particulièrement en fonction des différents stades du processus d’apprentissage.
De quelle manière le professeur peut-il amener l’élève à devenir autonome ? Puisque les actions autonomes dépendent d’une activité cognitive complexe, est-il possible de les développer chez l’élève ?
Compétences, aptitudes, caractéristiques et stratégies des professeurs
En accord avec la deuxième partie de notre question de recherche, nous nous sommes interrogée sur les stratégies des professeurs pour transmettre, guider et favoriser le travail autonome et proactif de l’élève. Les professeurs sont unanimes : l’autonomie est essentielle et indispensable à l’apprentissage de l’instrument. D’ailleurs, ils relèvent la difficulté de faire développer cette autonomie. Les stratégies qu’ils utilisent pour développer l’autonomie sont de type étayage, cadrage, propositions d’outils et de manières de travailler : « Il faut être clair de ce que l’élève veut. Ça se décide à deux. On va se fixer un objectif, et ensuite on donne des moyens, avec des clés (comment travailler, comment s’écouter...) ». L’autonomie semble donc être un sujet vif, réflexif, mais difficile à cerner pour les enseignants. Développer l’autonomie d’un élève dépendra, selon les professeurs interrogés : a) de certaines conditions de support, b) de caractéristiques clés de l’élève, et c) d’un arsenal d’outils, de compétences et de stratégies de la part du professeur.
Les professeurs mentionnent que ces stratégies dépendent de conditions de support et des caractéristiques de l’élève. Les conditions de support sont principalement des compétences favorables (créativité, discipline), un cadre (familial, social, économique), la possibilité de pratiquer son instrument avec des pairs (musique de chambre, société de musique, petits ensembles) et un professeur passionné.
Les caractéristiques clés de l’élève autonome sont les suivantes : il est motivé, proactif, responsable ; il s’autorégule et demande de l’aide si nécessaire (cf. p. 14-16). Les compétences et stratégies des professeurs sont nombreuses. Reposant sur des qualités telles que patience, respect et confiance, le professeur adopte des stratégies de structuration du travail, de démonstration de la méthode de travail. Il guide l’élève, l’incite à essayer et à travailler seul, à s’autoévaluer. Souvent, l’enseignant donne des outils, des moyens, des clés de travail. « La capacité à s’appuyer sur les savoirs, savoir-faire (et éventuellement savoir-être) pour développer ses propres pratiques dans le champ de compétences visé. La capacité à gérer soi-même des difficultés, des apprentissages, en recourant à ce qui est du déjà appris, déjà connu, en faisant des liens avec ça et en les plaçant dans des contextes différents. »
Voici une synthèse des résultats au sujet des stratégies des professeurs (figure 5).
Les enseignants ont plutôt tendance à faire avec l’élève, à l’accompagner, en supposant et en espérant que l’élève comprendra la manière de procéder afin de pouvoir le gérer peu à peu. « Quand on parle d’autonomie de l’élève, il s’agit du fait de réussir à étudier aussi sans l’enseignant. L’élève arrive à gérer ce qui est fait durant la leçon lorsqu’il est seul. Un élève de n’importe quel âge peut être autonome sans une aide fixe de l’enseignant. »
Cet apprentissage de l’autonomie n’est ni conscient ni explicite. « Un élève ne peut pas être autonome. C’est petit à petit, avec l’apprentissage et la pratique, que quelque chose émerge. »
Si l’on considère la phase de transition entre étayage et désétayage mentionnée par Bourgeois (2018), on observe que l’enseignant, dans sa posture de guide, conduit l’élève jusqu’à un certain point. Il espère que l’élève, par tâtonnements et expériences, fera le transfert à sa propre pratique. Les enseignants mentionnent de nombreux éléments nécessaires à l’acquisition de cette autonomie, mais n’en expliquent pas le processus.
Discussion
Pour les enseignants consultés dans notre étude, l’autonomie est un sujet important et son développement chez l’élève dépend de nombreux facteurs. D’ailleurs, il leur est difficile d’en décrire le processus d’acquisition. Nous observons que les professeurs, pour parler d’autonomie, se centrent sur l’élève et décrivent le phénomène par rapport à lui. Cela pourrait être attribué à la qualité caractéristique de l’engagement du professeur d’instrument dans sa relation avec l’élève. Quatre constats émergent de cette étude : en premier lieu, les professeurs font des liens très forts entre autonomie, motivation de l’élève et compétences d’indépendance requises. Un deuxième constat est que les professeurs sont conscients que l’autonomie nécessite de l’autorégulation et des qualités personnelles. Un dernier constat est que l’implication des professeurs pour développer l’autonomie est faiblement mentionnée ; leur rôle se situe en marge du processus d’acquisition, d’un éventuel projet pédagogique pour révéler, stimuler et accroître cette autonomie.
La motivation, la confiance en soi, la discipline ou les qualités personnelles requises selon les professeurs pour l’élève autonome : présentées par les professeurs, ces qualités dépendent essentiellement de l’élève, de son parcours éducatif, de son environnement social. Elles sont intégrées par Bourgeois (2018) dans les composantes de la subjectivation sur lesquelles le professeur n’a pas nécessairement un impact direct. Serait-il possible d’envisager un enseignement musical où l’élève se responsabilise pour fixer ses propres buts, décider de ses stratégies, choisir les critères et contrôler ses performances de manière autorégulatrice ? Cela suppose une posture de guide de la part du professeur : montrer parfois l’exemple, soutenir la curiosité de l’élève pour la découverte de son instrument et de la musique, proposer des pistes de travail, mais surtout pas avant que l’élève le demande et en nécessite le besoin. Sortir de la prescription implique de quitter un certain confort pour le professeur : confort du contrôle de l’apprentissage, élément rassurant qui permet au professeur de suivre la méthode, de ne rien oublier, d’avoir la conscience de faire son travail ; confort de l’apparent gain de temps, donner l’explication, présenter les possibilités et solutions à l’élève afin d’avancer dans l’apprentissage.
Si l’on observe toutes les données récoltées, on constate que les professeurs ont tous les outils pour le faire. Ils mentionnent (cf. figure 3) les éléments métacognitifs d’évaluation, de gestion et d’apprentissage (« fixer un objectif et se donner les moyens », « se poser des questions ») ainsi que l’intégration de ces éléments dans la leçon (« ça se décide à deux », « gérer ce qui a été fait durant la leçon »). Une piste serait de prendre le risque mesuré de lancer des défis à l’élève (mais des défis qu’il peut relever !), le laisser expérimenter ses apprentissages, en discuter avec lui et à l’observer pour favoriser ses découvertes, son sentiment d’indépendance et développer ainsi son autorégulation.
« L’autonomie se développe et s’apprend petit à petit » (cf. figure 3). Cette autorégulation et les qualités personnelles requises nécessitent du temps, de l’expérience et un bagage technique du « savoir comment ». Selon Bourgeois (2018), ce bagage se construit par l’exercice, la répétition, un cadre, un étayage et désatayage progressif. La phase délicate du « lâcher-prise » est un point essentiel du processus : le moment où le professeur laisse l’élève explorer, prendre sa route, à l’image du parent qui regarde son enfant lâcher la main et faire ses premiers pas seuls. Retarder cet instant n’est pas favorable. Par l’émergence de toutes les ressources de l’élève au profit de cette autorégulation et de son autonomie seront favorisées par une prise de conscience métacognitive de ses actes, par de courts moments de verbalisation et d’échanges avec le professeur, dès le début de son parcours d’élève musicien.
Et finalement, point essentiel : l’implication du professeur (cf. figure 5), importante pour les tâches de faible niveau taxonomique telles que la récupération ou la compréhension, devient rarement mentionnée pour les actions de haut niveau taxonomique. Le professeur guide les actions d’exécution (répéter un passage, apprendre un doigté), de compréhension (explication théorique des règles musicales), très fréquentes dans l’apprentissage musical. Inciter l’élève à expliquer sa démarche sont des actions plus complexes qui sont très faiblement mentionnées dans les données. Est-ce suffisant de guider l’élève sur les actions exécutives afin qu’il développe ses propres stratégies de travail autonome ? L’élève se retrouve vite seul face au comment. Les professeurs semblent caractériser l’autonomie par l’aptitude à réaliser des tâches complexes seuls et définissent l’autonomie de l’élève par des actions de haut niveau taxonomique. Ils supposent que l’apprenant qui réalise une tâche plus complexe a moins besoin du professeur, ce qui est vrai comme finalité. Mais l’apprentissage du comment ne serait-il pas précisément le point de départ de cette autonomie ? Guider l’élève dans les tâches métacognitives d’analyse et de synthèse, l’inciter à expliciter ses actions vont lui permettre de développer en conscience son autonomie et « marcher seul » musicalement.
Conclusion et pistes
Cette recherche a pour but d’analyser les représentations et stratégies des professeurs d’instrument pour développer l’autonomie de l’élève en considérant la particularité majeure de la situation : la solitude de l’élève dans son travail individuel quotidien. Les principaux résultats montrent que pour les professeurs, l’autonomie est un précieux mélange entre motivation, autorégulation et acquisition de savoirs. Dans l’idéal, l’élève autonome fixe ses buts, élabore des stratégies et s’autorégule selon les critères fixés, à son niveau d’aptitude et de compétences. Ces dernières sont le fruit d’un travail guidé par un expert : trouver sa propre voie implique une maîtrise de savoirs et techniques préalables que l’on reçoit de « passeurs » (Bourgeois 2018, p. 209).
Dans les résultats analysés, nous constatons que le paradoxe entre transmission du savoir et développement de l’autonomie n’apparaît pratiquement pas. Le grand écart entre la nécessité de transmettre l’art musical et le développement du travail autonome de l’élève n’est pas explicite dans les données, peu exprimé par les enseignants. Une nouvelle cohérence reste à créer pour répondre à la nécessité de la transmission des connaissances par l’enseignant tout en développant l’autonomie de l’élève.
C’est pour cette raison que nous poursuivrons la recherche par une analyse de l’action enseignante en filmant la leçon suivie par une autoconfrontation en entretien avec le professeur expliquant ses actions. Le but est de comprendre comment le professeur harmonise son rôle de transmetteur de normes tout en aidant à développer l’autonomie. Observer, analyser l’activité du professeur durant la leçon et l’inviter à expliciter ses choix et décisions permettra de mieux cerner les différentes actions pouvant soutenir le processus. La question sera de savoir si l’apprenant, invité à la verbalisation des actions d’apprentissage, développe de nouvelles compétences sur le comment, qui nourriront son autonomie.
S’agit-il simplement d’une autonomie du faire ou d’une autonomie de l’apprendre ? La tension entre faire et apprendre devrait trouver un chemin médian entre production visée et processus de réalisation, tout en permettant la transmission de l’art musical.
Parties annexes
Remerciements
Mes chaleureux remerciements sont adressés à mes codirecteurs de thèse Madame Prof. Bernadette Charlier et Monsieur Prof. Pierre-François Coen.
Note biographique
Pédagogue et musicienne, Sarah Chardonnens Lehmann a étudié à Fribourg, Zürich-Winterthur et s’est également formée au Royaume-Uni, en Allemagne, en Belgique et en Italie. Actuellement clarinettiste de l’Orchestre de chambre fribourgeois, elle enseigne la clarinette au Conservatoire, la didactique de la musique à l’Institut de pédagogie curative de l’Université et à la Haute École pédagogique de Fribourg. Auteur de plusieurs ouvrages de pédagogie musicale publiés aux Éditions Van de Velde, Lemoine et Dom, elle réalise actuellement une thèse en Sciences de l’éducation à l’Université de Fribourg portant sur le développement de l’autonomie de l’élève en contexte d’apprentissage instrumental.
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