Résumés
Mots-clés :
- Márta Grabócz,
- Franz Liszt,
- musique contemporaine,
- narratologie,
- sémiotique musicale
Keywords:
- contemporary classical music,
- Márta Grabócz,
- Franz Liszt,
- musical semiotics,
- narratology
Corps de l’article
Pour le départ à la retraite de Márta Grabócz, Laurence Le Diagon-Jacquin et Geneviève Mathon ont réuni de prestigieux auteurs et autrices afin de lui rendre hommage. Cette généreuse initiative prend la forme d’un livre de près de 500 pages, en français et en anglais, travail éditorial remarquable réunissant et prolongeant les principaux sujets de recherche de la musicologue et professeure à l’Université de Strasbourg : l’univers lisztien, la signification musicale et les musiques contemporaines. Ces grandes catégories – auxquelles s’ajoute un recueil intitulé « hommages » – déterminent le plan de l’ouvrage. Ces « mélanges » (p. 11) de textes variés offrent une forme de cohérence. Ils témoignent d’une pensée transversale accordant sagesse et musique, et d’une richesse questionnant le bien-fondé des traditionnelles frontières entre les musicologies systématique, historique et analytique[1]. La grande diversité des publications démontre à quel point « la plus hongroise des musicologues françaises » (p. 12) a su marquer sa discipline, au-delà même des prismes narratologique et sémiotique. Certes, sa thèse[2] et ses ouvrages collectifs[3] pourraient laisser penser que le spectre de Márta Grabócz ne se manifeste que sur fond d’intonations, de carré greimassien, de programmes narratifs, de topoï, de stylèmes et d’isotopies. Ce livre – son héritage – est la preuve de l’exact contraire. Les idées de narration et de signification musicales essaiment manifestement dans d’autres domaines que la narratologie et les sciences du langage. Si la musique nous parle, si elle semble parfois raconter notre existence, en peignant en nous les images qui nous sont si chères et familières, c’est parce qu’en elle résident un sens et une histoire. Cela, quelle que soit la discipline depuis laquelle on l’observe. Après tout, la musicologie serait-elle digne d’intérêt, si son objet – la musique – ne racontait rien et ne voulait rien dire ?
Un bel hommage, disions-nous. Márta Grabócz jouit manifestement de la reconnaissance de ses pairs. La présence des textes-dédicaces de Robert Hatten et d’Eero Tarasti en atteste. Ce dernier décrit la dédicataire de l’ouvrage comme une sémioticienne avant-gardiste, rare et accomplie. Mais par-delà les louanges bien légitimes émane une émotion véritable imprégnant les textes de musicologues (Rossana Dalmonte, Institut Liszt de Bologne), de compositeurs[4] (Peter Eötvös) et d’anciennes élèves (Julie Walker) ayant, comme de nombreux chercheurs français et internationaux, croisé la route de Márta Grabócz[5]. Un tel hommage pour une « vraie sémioticienne » (231 et sqq.) partant à la retraite interroge : où en est la signification musicale aujourd’hui ? Près d’un demi-siècle après les Fondements de la sémiologie de la musique (1975) de Jean-Jacques Nattiez, quel visage affiche la sémiotique musicale actuelle ? La cause est entendue : l’école de Paris, la sémiotique européenne et l’école américaine ne rayonnent plus autant qu’autrefois. Mais elles semblent avoir été salutairement phagocytées et digérées par l’analyse musicale. C’est ce que nous apprennent certaines pages de l’ouvrage. Leurs fonds théoriques ont sédimenté, et quelques gènes sémiotiques font désormais partie de l’adn du discours musicologique commun. D’ailleurs, de nos jours, le musicologue parle volontiers de signifiant et de topiques musicales sans être sémioticien ni narratologue, comme le psychologue parle fréquemment de transfert, d’inconscient, de pulsion, de libido et d’« objet a » sans être freudien ni lacanien. Márta Grabócz a sans nul doute largement contribué à faire passer les outils de la narratologie dans l’arsenal musicologique courant. Pour cela, nous devons lui rendre grâce. Mais quel avenir pour sa discipline ? Plus de 40 ans après Classic Music. Expression, Form, and Style (1980) de Leonard Ratner, que devient, par exemple, la théorie des topiques musicales[6] ? À en juger par les textes des collaborateurs, confrères, consoeurs et amis de Márta Grabócz, cette préoccupation n’est plus aussi vive qu’autrefois[7]. Même les sphères de la signification musicale contemporaine semblent douter. Pour Nicholas McKay, la théorie de topiques « ne parviendra à maturité qu’en s’appuyant avec plus de sensibilité sur les contextes culturels en jeu, à partir desquels elle pourra inspirer des actes d’interprétation créative orientés vers le lecteur avec toujours plus de finesse » (dans Grabócz 2021, p. 101). L’analyse formaliste (en général) aurait donc toujours droit de cité, mais au prix d’une refondation. Elle devrait – toujours selon McKay – se débarrasser de ses derniers restes d’insensibilité par un « rééquilibrage minutieux de l’herméneutique et de l’histoire » (ibid.). À certains égards, la science de la signification musicale déployée dans l’Hommage à Márta Grabócz est en quête d’un tel idéal. Emblématique à ce titre, la contribution de Philippe Lalitte propose une analyse formelle de Sopiana de François-Bernard Mâche à travers l’étude sonore comparée de trois versions de l’oeuvre. Réintégrant la dimension émotionnelle et sensible de la musique par l’approche tensionnelle, l’article démontre que divers choix interprétatifs sont à même d’éloigner ou de rapprocher l’auditeur de la préoccupation formelle de l’oeuvre (ici, une forme rondo-sonate).
Le livre dirigé par Laurence Le Diagon-Jacquin et Geneviève Mathon observe une certaine retenue vis-à-vis du formalisme et de la part linguistique de la « musicologie du sens[8] ». Pour le dire autrement, les chercheuses n’ont pas ressenti la nécessité de faire de cet ouvrage un livre de narratologie formelle et thématique[9], n’hésitant pas à donner une tribune à des pensées diverses, ouvrant largement la porte à l’histoire de la musique dans la première partie (Zsuzsanna Domokos, Agnès Watzatka, Nicolas Dufétel, Patricia Ruiz, etc.), mais également, plus loin dans l’ouvrage, à la sociologie musicale et à la psychologie cognitive (Ester Pineda). Par moments, le livre se mâtine d’école de Genève, comme si la linguistique devait refaire surface afin de reprendre son souffle. Mais le signe saussurien – croix de Lorraine des anciennes sciences du langage musical – ne se manifeste que pour être contesté par Violaine Anger, à travers l’importance capitale de la matérialité du signe, oubliée bien confortablement par Saussure selon elle. Cette intéressante lecture laisse rapidement place à une grande variété de regards musicologiques (tout aussi passionnants) : un débat d’Alessandro Arbo sur la perception des musiques enregistrées et la valeur documentaire des enregistrements, et un texte sur les résonances interdisciplinaires des travaux de Márta Grabócz par la professeure de psychologie clinique et musicothérapeute Édith Lecourt. Ce grand écart est réalisé sans heurts, de part et d’autre d’une colonne vertébrale résolument interdisciplinaire.
La plus grande cohérence du livre s’érige autour de la musique de Liszt[10]. L’ami fidèle de George Sand ayant occupé une part importante[11] de l’activité littéraire de la chercheuse franco-hongroise, il est normal de retrouver de nombreuses contributions sur ce thème. Mais Laurence Le Diagon-Jacquin et Geneviève Mathon ont eu à coeur de traiter sur un pied d’égalité la musique hongroise – dont le titre d’ambassadrice devrait être décerné à Márta Grabócz, selon Peter Eötvös (p. 209 sqq) – et la musique européenne du xxe siècle. En conséquence, on trouvera de très belles pages sur Liszt, Kurtág et Eötvös comme sur Mahler, Ravel, Risset, Mâche et Xenakis. Mais parlons du compositeur de la Sonate en si mineur. L’univers lisztien est exploré dans ses multiples dimensions (historique, analytique…). On se perdra avec plaisir dans la correspondance – inédite pour partie – de Liszt avec sa mère et sa fille aînée Blandine, dévoilant « le solide socle familial qui, dans l’ombre, a pu le porter » (Christiane Bourrel, p. 103). On redécouvrira l’âme goethéenne de Liszt dans l’article de Laurence Le Diagon-Jacquin, « Liszt’s Music Inspired by Goethe’s Faust », à travers l’étude du figuralisme à l’oeuvre dans la ballade Es war ein König in Thule et les stratégies narratives déployées dans sa Faust Symphonie. On plongera dans les enfers de la Dante Symphonie avec la contribution de la musicologue hongroise Adrienne Kaczmarczyk, trouvant des similitudes avec la Neuvième symphonie de Beethoven – Liszt remplaçant d’une certaine manière Virgile par son « héros » (p. 152), le Maître de Bonn. Ceci fera écho à un bel article retraçant cette fois-ci l’itinéraire d’une admiration de Ravel pour Liszt. Selon Danièle Pistone, « Ravel aime ce compositeur, et le défend volontiers » (p. 203). On appréciera, enfin, un commentaire sur les Technische Studien du virtuose hongrois, écrit de la main de Bruno Moysan, chercheur associé à l’IReMus – ravissant au passage l’amateur de jazz, en lui apprenant qu’Oscar Peterson fut l’élève de Paul de Marky, lui-même élève d’István Thomán[12], lui-même élève de Franz Liszt (p. 175).
Liszt n’est pas le seul compositeur hongrois à l’honneur. Grégoire Tosser utilise la métaphore du chemin pour caractériser « l’inachèvement propre à l’oeuvre de Kurtág » (p. 350), « thème obsédant » et poétique prenant parfois la forme d’un labyrinthe sans fil d’Ariane (Sept chants, op. 22/5), parfois la forme d’une ascension (Sept chants, op. 22/7), dans une dialectique constante entre délimitation et illimitation (p. 360). Geneviève Mathon insiste quant à elle sur la mise en musique de la pièce Fin de partie de Samuel Beckett par György Kurtág, nous offrant de nombreuses clés d’écoute.
Un compte rendu doit les meilleurs exemples et un regard honnête, mais ne peut évaluer avec justesse et pertinence toutes les contributions d’un livre collectif, à plus forte raison lorsqu’il s’annonce sous forme de spicilège. Nous pouvons toutefois émettre un jugement global, en inférant – et ceci ne surprendra personne – que l’intérêt scientifique et la portée philosophique des articles sont variables. Par exemple, le dernier texte de l’ouvrage écrit par Pierre-Albert Castanet et intitulé « Continuum versus disruptum. Pour une approche poético-philosophique de l’oeuvre instrumentale et vocale de Xenakis » (p. 429-452) se présente comme une synthèse de la musique de Xenakis, de sa science, de la poétique de son discours et de la philosophie de son art, articulée autour de la dialectique continuité/discontinuité. L’article est habité d’une authentique âme musicologique ; l’écriture puise dans les grands textes philosophiques ; la plume se glisse dans un écrin littéraire. De fait, ces trente pages pourront détonner avec certaines dédicaces plus légères – aux yeux des lecteurs et lectrices effrayés par ce genre de disparité. Mais selon nous, De Franz Liszt à la musique contemporaine réussit le pari de la diversité, quitte à articuler des textes n’ayant pas nécessairement la même chimie. Le croisement d’une culture musicale riche et diversifiée avec le profil « interdisciplinaire iconoclaste » (4e de couv.) des contributions fait de cet Hommage à Márta Grabócz la parfaite métaphore de sa dédicataire.
Parties annexes
Note biographique
Maître de conférences en musicologie à l’Université Jean Jaurès de Toulouse (UT2J) depuis 2022, professeur agrégé, Mathias Rousselot a enseigné à Aix-Marseille Université entre 2007 et 2018. Ses recherches concernent principalement l’improvisation, la sémiotique musicale et la philosophie musicale. Auteur d’un livre sur l’improvisation musicale (2012) et d’un livre sur le sens de la musique (2016), il a préfacé et codirigé la traduction de Semiotics of Classical Music. How Mozart, Brahms and Wagner Talk to Us d’Eero Tarasti, parue aux Presses Universitaires de Provence (2016). Il cherche à publier en ce moment un ouvrage sur l’épreuve du commentaire d’écoute.
Notes
-
[1]
Déjà questionnées par Márta Grabócz dans Sens et signification en musique (2007), Paris, Hermann.
-
[2]
Márta Grabócz (1986), Morphologie des oeuvres pour piano de F. Liszt. Influence du programme sur l’évolution des formes instrumentales, Budapest, mta Zenetudományi Intézet (Institut de Musicologie de l’Académie des Sciences de Hongrie).
-
[3]
Par exemple : Grabócz 2007 ; Márta Grabócz (2021), Narratologie musicale. Topiques, théories et stratégies analytiques, Paris, Hermann.
-
[4]
Dans ce compte rendu, l’emploi du masculin pour désigner des personnes n’a d’autres fins que celle d’alléger le texte.
-
[5]
Pour moi, c’était en avril 2013. Quelques mois avant ma soutenance de thèse, je rencontrais pour la première fois Márta Grabócz au xiith International Congress on Musical Signification dirigé par Eero Tarasti et organisé par Costantino Meader et Mark Reybrouck à l’Université catholique de Louvain. En décembre, elle nous accueillait, Bernard Vecchione, Christine Esclapez et moi-même, pour un colloque sur la narrativité musicale à Strasbourg (Deuxième rencontre internationale sur la narratologie et les arts. L’art comme texte : approches narratologiques, sémiotiques, trans-médiatiques).
-
[6]
C’est dans l’ouvrage dirigé par Grabócz en 2021 que se trouve la réponse à cette question (op. cit.). Voir notamment les articles de Kofi Agawu, Nicholas McKay et Raymond Monelle (publié de manière posthume). Voir également The Oxford Handbook of Topics Theory (Oxford University Press, 2014) dirigé par Mirka Danuta.
-
[7]
Sur les 32 contributions du livre, une seule mobilise explicitement le concept. Si les travaux de Márta Grabócz sont naturellement mentionnés à de nombreuses reprises, on ne trouvera aucune référence à Kofi Agawu, Wye Jamison Allanbrook, et seulement quelques rares références aux travaux de Raymond Monelle, par exemple.
-
[8]
Mathias Rousselot (2016), Le sens de la musique. Ontologie et téléologie musicales, Paris, L’Harmattan, p. 17.
-
[9]
Voir Gérard Genette (1972), Figures iii, Paris, Seuil, p. 12.
-
[10]
Jusqu’à la couverture du livre, présentant le sonagramme de la Vallée d’Obermann.
-
[11]
À titre d’exemple : Grabócz 1986 ; Márta Grabócz (2018), Les grands topoï du xixe siècle et la musique de F. Liszt, Paris, Hermann ; Márta Grabócz a également codirigé (avec Laurence Le Diagon-Jacquin) le numéro spécial de la revue d’Analyse Musicale (n° 65) pour le 200e anniversaire de F. Liszt en septembre 2011.
-
[12]
István Thomán fut également le professeur de Béla Bartók.