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Face à un contexte international changeant, cet article explore les effets sur l’équité de l’évolution de la gouvernance de l’environnement et des ressources naturelles vers des approches à la fois normatives et de plus en plus marchandes. Nous avançons que cette évolution pourrait avoir entraîné des points de rupture avec la notion d’équité. L’analyse s’appuie plus particulièrement sur l’expérience malgache en matière de gouvernance des ressources naturelles et s’articule autour d’une question principale : les approches de gouvernance des ressources naturelles observées à Madagascar sont-elles conformes au concept d’équité ? Une telle question nécessite d’abord de cerner la signification du concept d’équité en droit international de l’environnement (I) et de comprendre son importance et ses implications dans la mise en valeur des ressources naturelles (II). Les enjeux d’équité soulevés par le concept de gouvernance environnementale seront ensuite analysés afin de comprendre les liens et les ruptures entre les deux concepts (III). Cette analyse sera illustrée par les approches à la fois normative et intégrée de la gouvernance des ressources naturelles à Madagascar (IV) et sera enrichie par deux exemples concrets puisés dans l’expérience malgache en la matière (V).

I. L’origine et la signification du concept d’équité en droit international de l’environnement

Il est important de noter que le concept d’équité en lui-même a fait couler beaucoup d’encre dans bien des disciplines[1], y compris en droit. Étant donné l’étendue de la matière, les contraintes en termes d’espace, et compte tenu de notre domaine de formation et de recherche, c’est sa signification en droit international de l’environnement et des ressources naturelles qui nous intéresse plus spécifiquement et qui servira de référence dans le cadre de cet article.

Dans ce domaine spécifique du droit, le concept d’équité n’est pas nouveau[2]. Il a toutefois reçu une attention plus marquée de la part de la communauté internationale à partir des années 1970, lorsque la Déclaration de Stockholm a rappelé que : « [l]’homme […] a le devoir solennel de protéger et d’améliorer l’environnement pour les générations présentes et futures[3] ». Par la suite, le Rapport Brundtland en a fait un des piliers du développement durable en affirmant que « le développement durable présuppose un souci d’équité sociale entre les générations, souci qui doit s’étendre, en toute logique, à l’intérieur d’une même génération[4] ».

La Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement, qui s’est tenu à Rio de Janeiro (Brésil) du 3 au 14 juin 1992, finira de consacrer la reconnaissance du concept à travers son inscription dans les instruments, à caractère obligatoire ou non, issus de la conférence[5]. La Déclaration de Rio souligne l’importante à la fois économique, sociale, et environnementale revêtue par le concept en rappelant que « [l]e droit au développement doit être réalisé de façon à satisfaire équitablement les besoins relatifs au développement et à l’environnement des générations présentes et futures[6] ».

L’équité a maintes fois été évoquée lors de conférences internationales et constitue le fondement d’un nombre croissant de décisions et d’instruments internationaux portant sur l’environnement et les ressources naturelles[7].

Selon Jean-Guy Vaillancourt :

L’équité […] peut être de trois types : intergénérationnelle, c’est-à-dire entre les jeunes et les vieux et entre les générations actuelles et futures ; internationale, c’est-à-dire entre le Nord et le Sud et entre les pays riches et les pays pauvres du globe ; et intragénérationnelle et intranationale, c’est-à-dire l’équité sociale entre les hommes et les femmes, les catégories et les classes sociales riches et pauvres, puissantes et faibles, prestigieuses et méprisées, et les groupes ethniques et religieux différents[8].

Ainsi, il s’agit d’un concept à la fois moral[9] et profondément anthropocentriste qui place les humains au coeur des préoccupations environnementales, avec pour finalité des conditions de vie égales au sein d’une même génération (entre les membres d’une communauté au niveau local, entre les différents groupes de la société au niveau national et entre les pays au niveau international) et le maintien (sinon l’amélioration) de ces conditions de vie pour les générations futures[10]. En d’autres termes, la notion d’équité renvoie essentiellement à la recherche sur le long terme de la justice sociale et de la viabilité environnementale, à travers l’élimination des inégalités socioéconomiques entre les générations présentes, inégalités pouvant entraîner la détérioration des ressources, affectant ainsi les choix d’utilisations futures[11]. Elle réfère donc aux modalités d’accès et d’utilisation des ressources naturelles, lesquelles se doivent d’être équitables, tout comme la répartition des coûts et avantages découlant de leur exploitation, entre des sociétés aux besoins et aux capacités différents[12].

II. L’importance de l’équité en lien avec la mise en valeur des ressources naturelles

Lorsqu’il s’agit des mesures portant sur les ressources naturelles, le concept d’équité est important puisqu’il pose les principes de base devant orienter ces mesures. Tout d’abord, il pose à l’égard des États une responsabilité de conservation et de transmission du patrimoine naturel[13] devant être réalisée à travers ce que la Déclaration de Stockholm décrit comme « une planification ou une gestion attentive[14] ». On peut alors considérer que les États assument une fonction d’administrateur des ressources, qu’ils sont chargés d’assurer leur utilisation rationnelle et durable. Ils seraient aussi les garants de la répartition équitable des bénéfices qu’elles rapportent, mais ne peuvent pas les aliéner et doivent s’efforcer de les remettre en état pour les générations (propriétaires) suivantes[15]. Chaque État, au nom de chaque génération, a donc une responsabilité de « fiduciaire » ou de « gardien » en plus d’être usager des ressources[16]. S’agissant des ressources non renouvelables, limitées, difficilement transmissibles aux générations futures et sur lesquelles les activités d’exploitation peuvent avoir des impacts sociaux et environnementaux à long terme, le rôle joué par les États, garants de l’intérêt public, dans la détermination de politiques et de normes, tant au niveau de l’organisation, de l’accès aux ressources, de leur mise en valeur et de la redistribution des coûts et bénéfices qui en découlent revêt une importance toute particulière.

Le concept d’équité suppose que certains principes doivent être observés dans les processus décisionnels et le choix des mesures s’appliquant aux ressources naturelles. Entre autres, le respect des principes de précaution et de prévention peut améliorer la mise en oeuvre du concept d’équité. Le principe de précaution part de l’idée selon laquelle, par mesure de prudence, toute incertitude scientifique quant à l’ampleur des effets pouvant être produits par une activité, par exemple, doit donner lieu à la prise de mesures visant à encadrer adéquatement cette activité, afin de protéger les populations d’aujourd’hui et de demain et sauvegarder leur milieu de vie[17]. En vertu du principe de prévention, les États doivent aussi prendre les mesures environnementales nécessaires, mais cette fois pour éviter la réalisation de risques bien connus[18]. Les normes et les politiques de gestion des ressources naturelles doivent également intégrer des principes opérationnels permettant la mise en oeuvre de l’équité à tous les niveaux. À titre d’exemple, le principe du pollueur-payeur[19] permet d’équilibrer la répartition des coûts liés à la dégradation et à la protection des ressources naturelles entre les acteurs concernés et selon les responsabilités et les capacités de chacun, en ayant recours à des instruments économiques tels que la fiscalité. Par ailleurs, le principe de participation aux processus décisionnels suggère que tous les acteurs à tous les niveaux (communautés locales, minorités visibles, groupes vulnérables, etc.) soient équitablement et activement impliqués, représentés et informés lors de la prise de décisions touchant aux ressources naturelles, notamment dans l’élaboration, la mise en oeuvre et le suivi des normes, politiques et stratégies pertinentes. La participation doit s’étendre à l’accès à des recours et des actions en réparation pour l’ensemble de ces acteurs[20].

Dans la pratique, l’équité peut cependant s’avérer bien plus complexe à réaliser. Édith Brown Weiss[21], l’une des premières à jeter les bases d’une théorie de l’équité entre les générations en droit de l’environnement, affirme qu’à l’origine des problèmes d’équité se trouvent des difficultés liées à la gouvernance des ressources naturelles, notamment la gestion et la règlementation de leur exploitation et de leur mise en valeur qui peuvent contribuer à limiter l’accès à l’utilisation et aux bénéfices des ressources héritées des générations précédentes et favoriser la transmission aux générations futures des inégalités actuelles. Ces problèmes de gouvernance trouvent leur origine, selon elle, dans les actions de certains acteurs qui peuvent empêcher d’autres acteurs de jouir et de bénéficier équitablement de la ressource.

Or, dans un contexte mondialisé, marqué par la montée du pluralisme juridique et du concept de gouvernance[22], la recherche de l’équité peut se heurter à l’émergence de nouveaux acteurs aux intérêts différents, certains plus puissants que d’autres, et soulever plusieurs enjeux au niveau de la production de normes et de la régulation en matière de ressources naturelles.

III. La gouvernance de l’environnement et des ressources naturelles : évolution, conceptualisation et enjeux

Étymologiquement, le mot « gouvernance » est dérivé du grec kubernân signifiant « piloter » ou « conduire[23] ». Depuis les années 1980, dans un monde en pleine mutation et de plus en plus complexe, dont la gouvernabilité est questionnée[24]), le mot a été conceptualisé pour désigner une nouvelle manière de mener les affaires publiques, qui implique les acteurs non étatiques dans la prise de décision, afin d’améliorer l’efficacité et la mise en oeuvre des politiques[25]. Malgré les nuances dans les nombreuses interprétations existantes du concept dans la littérature[26], il y a un consensus qui émerge, renvoyant la gouvernance à un processus qui déborde des limites du gouvernement et qui met l’accent sur l’importance des différents acteurs (publics, privés, société civile, locaux, nationaux, transnationaux) dans la production et la mise en oeuvre des politiques et des normes[27].

Cela pose la question du rôle et de la place des États dans cette gouvernance moderne où ils sont « perçu[s] comme un frein à la pleine réalisation du nouvel universalisme libéral[28] ». Pour certains auteurs[29], le rôle des États s’en trouve diminué, les autres acteurs étant devenus suffisamment puissants pour s’auto-organiser et échapper à leur contrôle. De plus, les États ne sont plus les seuls détenteurs de l’autorité politique sur la scène internationale, cette dernière étant désormais investie par toute sorte d’acteurs (ONG, entreprises, associations, etc.) plus ou moins influents[30]. Pour d’autres auteurs, malgré la réduction de ses pouvoirs, l’État est toujours dominant à travers le contrôle de ressources critiques comme le monopole de l’usage de la force et la légitimation démocratique[31].

Selon Marie Mazalto, il y a lieu de faire la distinction entre la conception de la gouvernance comme cadre conceptuel et la conception normative de la gouvernance. En tant que cadre conceptuel, la gouvernance permet d’apprécier le jeu des acteurs, leurs relations entre eux et leur importance lorsqu’il s’agit de faire émerger une politique ou une norme. Suivant l’approche normative, la gouvernance est réduite à un instrument technique servant à répondre à des problèmes de gestion. La bonne gouvernance reviendrait alors à prescrire des changements institutionnels et normatifs pour régler ces problèmes[32].

La prise de conscience sur le caractère global des problèmes liés à l’environnement, notamment l’épuisement des ressources naturelles, a contribué à en faire un secteur privilégié pour l’application des principes de la gouvernance, qui vont se traduire par des changements dans l’appréhension et la gestion de ces problèmes. En effet, on parle aujourd’hui d’une gouvernance « internationale » de l’environnement, fondée non seulement sur une coopération accrue entre les États, mais aussi sur une participation sans précédent des acteurs non étatiques à la production, la mise en oeuvre et au suivi des politiques environnementales[33]. Ensuite, étant donné le nombre et la diversité des acteurs impliqués, il faut adopter une approche non hiérarchisée pour plus d’efficacité[34]. Par ailleurs, l’incertitude qui est associée au long terme est aussi un aspect important du concept de gouvernance environnementale[35], qui impose aux acteurs d’intégrer la notion de temps dans leurs logiques et dans leurs décisions. Pour Christophe Beaurain[36], la gouvernance environnementale doit redonner « sa place au débat public sur des questions qui engagent à la fois la vie présente et future des habitants de la planète[37] ».

Toutefois, Jacques Theys[38] met en garde contre les imperfections du processus démocratique de cette gouvernance et les enjeux qu’elles soulèvent :

[C]ette redistribution des cartes dans le jeu démocratique s’est, en même temps, accompagnée [d’un autre déplacement] tout aussi important, qui est celui des enjeux politiques de la négociation sur l’environnement. […] [L]e passage à […] « la modernisation politique réflexive » s’est en effet traduit par un recentrage du débat institutionnel et de la problématique écologique autour de nouvelles questions, désormais « dominantes », comme l’intégration dans le marché, les enjeux commerciaux, l’articulation « global » - « local », et, dans un autre registre, la gestion de la précaution et des rapports à la science. Or il n’est pas aujourd’hui évident que ce « recadrage » soit nécessairement favorable à l’implication démocratique du plus grand nombre - ou qu’il débouche sur une prise en compte plus responsable des générations futures. Il pose, en tout cas, un problème majeur qui est celui de l’articulation entre les nouvelles formes de participation de la société civile et les structures de la démocratie représentative - dont la légitimité est simultanément ébranlée. […] On peut croire […] à l’activisme de cette « société civile mondiale ». Mais faut-il, pour autant, surestimer son influence et sous-estimer, inversement, celle […] des intérêts économiques ? C’est la question que se posent ceux pour qui la « bonne gouvernance » est au moins autant, aujourd’hui, le problème que la solution face aux risques écologiques locaux ou globaux[39].

En effet, malgré l’ouverture des processus décisionnels à la participation de divers acteurs, il reste que la possibilité de s’asseoir à la table des négociations n’est pas toujours reconnue à tous ceux qui sont ou se sentent concernés, notamment lorsque certains acteurs sont plus influents que d’autres. De plus, dans ce processus de « marchandage » et « d’adaptation mutuelle », les parties prenantes tendent alors à adopter un même langage, en l’occurrence le langage économique[40] qui peut correspondre aux valeurs privilégiées par les acteurs les plus puissants.

Autre enjeu de la dimension spatiale de la gouvernance de l’environnement et des ressources naturelles : les tensions issues de la transposition au niveau local de normes et d’orientations globales, indifféremment des spécificités des contextes locaux. À ce propos, Beaurain explique que

[…] l’interdépendance entre le local et le global […] se concrétise par des interactions croissantes entre plusieurs territoires, rendant par exemple difficile l’identification de l’origine des dommages causés à l’environnement […] [et posant] également la question de l’équité inter-territoriale[41].

De même, au niveau national, la gouvernance de l’environnement et des ressources naturelles encourage la rupture avec l’approche traditionnelle du « top-down », par la décentralisation des pouvoirs de décision et de gestion de l’État vers les collectivités territoriales[42]. Or, cette mesure a donné peu de résultats, en partie parce que l’implication des communautés échoue à prendre en compte leurs réalités sociales et culturelles, et à leur octroyer spécifiquement des avantages économiques. Pour Jacques Theys,

[…] on est […] le plus souvent dans une logique d’organisation de service où il s’agit de faire participer les usagers à des formes de partenariat public-privé. Et la question de la responsabilité (« accountability ») de ces "communautés d’usagers" ou de ces "co-gestionnaires de biens communs" par rapport au système démocratique légalement élu reste posée[43].

L’étude de cas concrets et spécifiques pourrait permettre une meilleure compréhension de ces enjeux en lien avec l’équité et l’expérience développée à Madagascar en matière de gouvernance des ressources naturelles serait intéressante à plusieurs titres. D’abord, la richesse de l’île en ressources naturelles a favorisé la mise en place d’une multitude de normes et de stratégies à l’initiative de divers acteurs poursuivant des objectifs tout aussi divers, tandis que le contexte d’extrême pauvreté impose un défi particulier en matière d’équité. Ensuite, l’expérience malgache en matière de gouvernance des ressources naturelles a suivi une trajectoire similaire à celle empruntée par plusieurs autres pays d’Afrique depuis les années 1980. Cette direction permettrait, à un niveau plus large, de mieux comprendre les origines et les effets en termes d’équité des approches de gouvernance des ressources naturelles qui ont été mises en oeuvre sur le continent.

IV. La gouvernance des ressources naturelles à Madagascar : quelques repères historiques, principaux acteurs et approches

La gouvernance contemporaine des ressources naturelles à Madagascar s’est construite selon une approche à la fois normative et intégrée, répondant aux orientations de la gouvernance globale de l’environnement et aux attentes d’acteurs internationaux tels que les institutions financières internationales et les organismes de conservation.

A. L’approche normative : entre libéralisation et déréglementation

La Banque mondiale (BM) a joué un rôle important dans la mise en relation entre le concept de bonne gouvernance et la gestion des ressources naturelles. En Afrique subsaharienne, Bruno Sarrasin[44] démontre que les problèmes environnementaux et les stratégies pour y répondre sont conceptualisés par la BM suivant une approche normative correspondant à la logique de l’économie néoclassique. Il appelle cela le « diagnostic de Washington sur les ressources naturelles[45] ». À partir des années 1970, la Banque mondiale a largement diffusé la vision normative du développement qui postule que le niveau de développement est étroitement lié à la croissance économique. La situation précaire des pays en développement trouve son origine dans ce qu’elle appellera la « mauvaise gouvernance[46] », qui se manifeste à travers la corruption, la mauvaise répartition des richesses, la lourdeur de l’appareil étatique ou encore la faiblesse généralisée des institutions[47].

Pour y remédier, la BM a préconisé la mise en place de Programmes d’ajustement structurel (PAS) dans les pays africains dans les années 1980, avec pour objectif d’encourager la croissance à travers la libéralisation du système économique, c’est-à-dire la privatisation progressive des entreprises publiques et le désengagement étatique de la planification et la réglementation économiques[48]. Cependant, ces PAS ont été pointés du doigt pour leurs impacts sociaux et environnementaux, de sorte que pour faire face à la critique, l’institution a adapté son approche en y intégrant une importante dimension environnementale[49].

Pour ce faire, elle s’est inspirée, entre autres, d’une analyse effectuée par le World Resources Intsitute (WRI) en 1985, qui affirme que les populations rurales majoritairement pauvres, leurs coutumes et l’utilisation non rationnelle qu’elles font des ressources naturelles sont principalement à l’origine de la déforestation dans le monde[50]. Dès lors, une continuité avec cette vision normative des causes de la dégradation des ressources naturelles va transparaître dans les discours, les programmes et les stratégies promus par la BM, lorsqu’il s’agira de problématiser les questions d’environnement en Afrique subsaharienne et de proposer des solutions pour y répondre.

Ainsi, la BM va affirmer que c’est la croissance démographique des pays pauvres, liée à plusieurs facteurs comme l’ignorance des femmes rurales lesquelles ne font pas de planification familiale et un secteur agricole vétuste incapable de soutenir la croissance démographique, qui vont faire en sorte que la production agricole n’augmente pas et ne peut donc propulser la croissance, tandis que les ressources naturelles se dégradent de plus en plus[51]. Pour régler la situation, elle prescrit qu’il faut régler la crise de gouvernance  et assainir la gestion des affaires publiques avec plus de libéralisation et de dérèglementation, car le libre accès aux marchés par les producteurs locaux devrait stimuler l’investissement et la production, et donc permettre à la croissance de s’enclencher[52].

Les détracteurs de ce raisonnement reprochent à la BM de traduire la problématique environnementale en termes économiques seulement, alors que les politiques basées sur la croissance économique qu’elle promeut dans les pays d’Afrique subsaharienne seraient, selon eux, les premiers à blâmer pour la dégradation de l’environnement dans ces pays[53]. Pour eux, l’implication des populations concernées dans la conceptualisation des causes et des conséquences de la dégradation de l’environnement est la seule voie vers la mise en oeuvre de solutions efficaces[54]. La BM intègre ces critiques en continuant toutefois à les réinterpréter suivant la logique économique, dans ses publications sur les conditions de la bonne gouvernance, contribuant ainsi à diffuser et promouvoir l’approche normative en matière de gouvernance environnementale[55].

La vision véhiculée par la BM rencontre celle d’autres acteurs globaux qui font la promotion d’une gouvernance intégrée des ressources naturelles à Madagascar, entre conservation et développement.

B. L’approche intégrée de conservation et de développement : une vision de plus en plus marchande de la nature

Depuis les années 1990, on assiste à l’écologisation des politiques nationales et internationales, faisant de la conservation de la nature « un principe légitime de « bien commun » et un référentiel d’action collective et de gestion publique[56] ». Par ailleurs, la globalisation de la problématique environnementale s’accompagne d’une influence croissante des acteurs internationaux de la conservation et des politiques environnementales élaborées au niveau international sur les niveaux national et local. Or, le milieu de la conservation s’imprègne peu à peu des préceptes de l’économie de marché. À l’image de l’instrumentalisation des concepts économiques aux conférences de Rio en 1992 et 2012[57] (économie verte, pollueur-payeur, compensation, marché du carbone, etc.), Hervé Ramiarantsoa et al.[58] avancent que « la domination des représentations issues de l’économie néo-classique comme étalon majeur des problèmes environnementaux laisse entrevoir la fabrication d’un marché financier mondial […] d’actifs naturels[59] », qui peut être perçue par les pays comme une manne financière que l’on ne peut refuser. S’installent alors des politiques parfois répressives en matière de ressources naturelles, qui ne correspondent pas toujours aux représentations du monde rural auquel elles s’appliquent. À Madagascar, Hervé Ramiarantsoa et al. parlent de « ruralité sacrifiée » à l’exceptionnelle richesse de la biodiversité malgache, véritable emblème de conservation. Ici encore, les activités des communautés paysannes, principales utilisatrices des ressources naturelles, sont désignées comme responsables de la dégradation des ressources. Ainsi, « l’écologisation de l’espace rural et des forêts progresse au détriment des populations locales et de leur territoire. […] Le point de vue sur la nature devient un point de vue légitime sur le territoire qui supplante progressivement celui de l’agriculture[60] ».

Il apparaît donc que l’approche intégrée soulève plusieurs enjeux. En premier lieu, avec la globalisation, la conservation de l’environnement est de plus en plus associée à la valorisation par le marché[61]. Ses discours et ses pratiques s’insèrent dans un processus de néolibéralisation, de sorte qu’on peut désormais parler d’« accaparement vert » ou accaparement des terres pour des fins « environnementales » payantes[62] comme c’est le cas, par exemple, des terres agricoles absorbées par les aires protégées ou encore des forêts communautaires transformées en exploitations forestières.

Dan Brockington et Rosaleen Duffy[63] dénoncent ce qu’ils considèrent être une alliance entre le capitalisme et la conservation des ressources naturelles, qui permet à des acteurs comme les entreprises de revêtir une image « verte » à travers le financement d’ONGs de conservation. En retour, ces organisations se sont appropriées les discours capitalistes sur le marché, déviant selon les auteurs de leur mission première qui est de protéger l’environnement des retombées négatives de l’économie capitaliste. Cette forme de conservation, que les auteurs qualifient de « néolibérale[64] », favorise l’expansion du capital global. Elle serait, le nouveau visage du capitalisme. Les véritables problèmes de la protection environnementale s’en trouvent occultés, déplorent-ils. De plus, la légitimité et l’efficacité des activités des organisations de la conservation en sont altérées, car elles sont désormais soumises à l’orientation et au contrôle des pourvoyeurs de fonds. Brockington et Duffy insistent aussi sur l’exclusion du politique des stratégies environnementales, à travers cette alliance d’intérêts entre le capitalisme et la conservation :

there is a common tendency to seek out apparently apolitical conservation fields where the complex politics and social relations can be ignored[65]», « and in new hybrid governance arrangements of “privatised sovereignty” […] [c]onservation strategies can hinge on the deregulation and reregulation of nature based industries and environmental services[66].

En second lieu, cette forme de gouvernance des ressources naturelles présente des enjeux particuliers en termes de participation et d’appropriation par les communautés locales. D’abord, selon Georges Barrett et al., les nouveaux paradigmes au niveau de la conservation reflètent une certaine continuité avec les anciennes pratiques coloniales en Afrique[67]. En effet, les communautés locales sont bien souvent dépossédées et exclues de leurs droits sur leurs terres au nom d’impératifs économiques dictés par des acteurs extérieurs comme les ONG, les bailleurs de fonds, lesquels redéfinissent les règles et conditions d’accès et d’utilisation. Les politiques actuelles en matière de conservation de l’environnement et des ressources naturelles contribuent ainsi à leur insécurité et à la perte de leur identité.

Ensuite, Barrett et al.[68] soulignent que ces politiques prétendent se baser sur la participation des communautés, mais en réalité elles prennent très peu souvent en compte leurs besoins et leurs spécificités sociales, culturelles et historiques. De telles politiques tendent à redéfinir et homogénéiser les identités de groupes bien distincts, par exemple en les fusionnant pour construire une « communauté locale » telle que conçue par les acteurs extérieurs. Elles peuvent ainsi contraindre des groupes culturellement opposés à se côtoyer et à coexister dans un même espace, créant ainsi des tensions pouvant mener à des situations de crise. En outre, selon les auteurs, l’approche de la conservation fait peser sur les populations locales des obligations et des charges parfois excessives, ce qui soulève un sentiment d’injustice et conduit à un manque de légitimité auprès des populations. Les auteurs appellent cela des « ‘hidden’ contestation ».

Steven Brechin[69] et al. font un bon résumé des enjeux que nous venons d’évoquer :

As mechanisms of resource control, conservation programs tie up natural areas that are highly sought after by resource-dependent agrarian communities. A number of other groups also have interests at stake in these areas, including drug cartels, guerrilla factions, pharmaceutical companies, international development banks, the military, tourism agencies, and oil and mining companies, to name just a few. Conservation programs are embedded by default in highly complex social and political settings, and thus practitioners must openly deal with these conditions in order to operate effectively. In order for conservation interventions to successfully handle this degree of complexity, we contend that the process by which nature protection is carried out must be ecologically sound, socially and politically feasible, and morally just. If not, we predict that interventions will most likely generate increasing levels of resistance and conflict at all geographic scales, thus derailing attempts at protection[70].

En d’autres termes, ils recommandent que soient intégrés les enjeux sociaux et politiques dans la construction des stratégies sur les ressources naturelles. Or, pour repenser ces stratégies comme un processus politique et social, il faut reconnaître la participation égale des différents acteurs à tous les niveaux, leur droit d’autonomie, d’autoreprésentation et d’autodétermination. Il faut aussi instaurer un véritable dialogue lors de la prise de décision et jusqu’à leur mise en oeuvre. Par exemple, afin d’améliorer la légitimité des activités, projets ou décisions auprès des populations locales et ainsi en assurer la viabilité à long terme, il est préférable selon eux d’arriver à un véritable consensus avec tous les acteurs, plutôt que d’user de prescriptions et faire face ensuite à des conflits. Selon eux, l’idéal serait un mode de gouvernance basé sur le partage juste et équitable du pouvoir, et comprenant des mécanismes pour évaluer la performance des décisions et garantir l’imputabilité des décideurs, ce qui correspond aux objectifs du concept d’équité que nous avons pu décortiquer plus haut. Cela implique, entre autres, de définir des indicateurs appropriés à la complexité des contextes, de rendre disponibles les données et les connaissances permettant d’analyser les rapports de pouvoir existants, ceci pour mieux équilibrer les négociations et ajuster la prise de décisions[71].

V. Les enjeux d’équité dans la gouvernance des ressources naturelles à Madagascar

A. L’exemple de l’exploitation du saphir à Ilakaka

L’approche normative de la gouvernance environnementale n’est pas sans affecter la recherche de l’équité dans la gestion des ressources naturelles à Madagascar. Par exemple, la dérèglementation et la libéralisation instituées par le Plan d’action environnemental[72], mis en place sous la houlette des institutions financières internationales dans les années 1980 avec pour objectif de ralentir la dégradation environnementale, a eu des répercussions sur l’accès et l’utilisation des ressources naturelles par les populations les plus pauvres, fortement dépendantes de ces ressources. En décrétant le retrait de l’État de la régulation de ses propres ressources naturelles, la libéralisation a eu pour effet de favoriser et d’entretenir des rapports de pouvoir déséquilibrés et des inégalités sociales[73], avec le risque qu’ils se perpétuent jusqu’aux générations ultérieures.

Le cas de l’exploitation illicite de ressources minérales à Ilakaka, dont le saphir, illustre bien cette situation. Ilakaka[74] est un petit village qui a connu une véritable ruée vers l’or et une explosion démographique sans précédent suite à la découverte en 1998 d’un important gisement de saphir. Dans cette localité se manifeste une interconnexion entre le global et le local dans le contrôle de la ressource minérale, entre les acteurs internationaux (dealers et acheteurs étrangers) et l’élite politico-économique du pays. Il se crée alors un marché parallèle échappant à au contrôle du gouvernement central, d’autant plus que celui-ci est déjà considérablement affaibli par la déréglementation, quant à ses moyens et ses pouvoirs de surveillance et de contrôle. Les politiques environnementales libérales adoptées par les États ont ainsi contribué à l’apparition et au maintien de l’exploitation illicite locale et accentué le pillage et la destruction de la ressource :

[T]he Mineral Resources Governance Project (MRGP) […] is a five-year project which runs from 2003 to 2008 and is funded primarily by the World Bank […]. According to the World Bank the main objective of the project is to assist the government of Madagascar in implementing its strategy to accelerate sustainable development and reduce poverty in Madagascar, through the strengthening of governance and transparency in the management of mineral resources […]. However, given that the MRGP provides the framework under which a newly installed network of elites can gain control over revenues from a potentially lucrative gem sector, it remains to be seen whether government control over the gem sector leads to genuine investment in national economic development, or if it will merely be used to provide resources to secure support from a specific and narrow set of patronage networks[75].

D’un point de vue social, les inégalités locales se sont creusées et les problèmes d’insécurité exacerbés. Selon Duffy, lorsque l’État « formel » ou « légal » a été invité à se retirer de la gestion de ses ressources, cela a favorisé la mise en place de « stratégies d’extraversion[76] » (développement des réseaux avec les acteurs extérieurs) par certains de ses représentants et des élites du pays, pour s’emparer du contrôle perdu par l’État. Ces puissantes élites vont alors favoriser l’existence du marché informel et en retirer d’immenses profits au détriment des petits exploitants locaux, qui sont exclus et marginalisés. C’est le cas, explique Duffy, de la famille de l’ancien Président malgache Didier Ratsiraka[77], laquelle aurait organisé le trafic des pierres précieuses d’Ilakaka et en a accaparé les profits, tandis que les petits exploitants n’ont pas leur mot à dire dans les décisions (ex. : la fixation des prix) qui régissent le système, et sont contraints de lui vendre leur production pour une bouchée de pain[78]. De plus, la structuration et la sécurisation de cette économie non réglementée sont assurées par des milices privées, provoquant la montée en force de la violence à Ilakaka. L’accroissement de la prostitution et avec elle des maladies sexuellement transmissibles aurait également causé beaucoup de dommages à l’ordre social préexistant[79].

Enfin, sur le plan environnemental, l’absence de régulation de l’activité constitue une menace pour les aires protégées à proximité, qui deviennent le théâtre de ruées anarchiques des prospecteurs, détruisant sur leur passage des écosystèmes fragiles. La qualité de l’eau potable est aussi affectée par les produits chimiques utilisés par les prospecteurs pour nettoyer leurs pierres, de sorte que les habitants d’Ilakaka doivent désormais acheter de l’eau auprès du village voisin. Également, l’activité accélère l’ensablement des cours d’eau utilisés pour l’irrigation des rizières, causant une diminution de la production et contraignant les habitants à importer du riz[80]. En bref, ce sont les plus pauvres qui supportent les coûts sociaux et environnementaux de l’activité non réglementée, coûts qui risquent de peser sur plusieurs générations.

B. L’exemple de la gestion locale sécurisée (GELOSE)

En termes de participation des communautés et de légitimité, l’efficacité de l’approche intégrée de la gestion des ressources naturelles à Madagascar est tout aussi mitigée. À titre d’illustration, la Loi 96-025 du 10 septembre 1996 relative à la gestion locale des ressources naturelles renouvelables[81] plus connue sous le nom de « Loi GELOSE » a instauré dans tout le pays une politique visant à accroître la « responsabilisation » des communautés locales dans la gestion des ressources naturelles et de l’environnement, partant de l’idée que l’implication de ces communautés constitue le meilleur moyen pour les sensibiliser à la fois à la conservation et à la valorisation des ressources. La politique fut mise en oeuvre à travers la signature de contrats de transferts de gestion des ressources naturelles entre l’État et les communautés locales demanderesses, qui confèrent à celles-ci des droits exclusifs pour gérer la ressource, la mettre en valeur, en percevoir les bénéfices, et par conséquent, le droit d’en exclure les autres utilisateurs.

Cependant, des problèmes sont apparus dans le processus participatif. D’abord, au niveau de la reconnaissance de la communauté bénéficiaire, la Loi GELOSE homogénéise les différents groupes pouvant prétendre à un contrat de gestion. Les collectivités, comme un village ou un hameau, peuvent être considérées comme les représentants exclusifs de la légitimité traditionnelle sur l’ensemble du territoire où se trouve la ressource. Or, des groupes différents aux intérêts différents peuvent occuper simultanément un même territoire, en faire des usages tout aussi divers, ou encore avoir un lien autre que physique avec ce territoire (ex. : lieu de culte, présence de tombeaux). Les rapports sociaux existants sont souvent complexes alors que la loi n’octroie qu’un contrat par ressource, à une communauté locale de base définie comme un « groupement volontaire d’individus unis par les mêmes intérêts et obéissant à des règles de vie commune[82] ».

Par conséquent, la négociation des contrats prend rarement en compte les points de vue de tous les acteurs concernés, en dehors de la communauté demanderesse. Par exemple, les intérêts des « tiers absents » comme les utilisateurs saisonniers et les communes voisines sont occultés de la décision de transfert, alors que celle-ci aura des impacts sur leur accès et leur utilisation de la ressource[83]. Ce ne sont donc pas toutes les parties prenantes qui sont impliquées dans la gestion des ressources, ce qui peut créer des situations conflictuelles pouvant aboutir à la destruction de la ressource elle-même. D’ailleurs, on peut se demander si les communautés demanderesses ne participent pas par nécessité, c’est-à-dire dans le but d’éviter que d’autres communautés ne les devancent et puissent les exclure de leurs droits traditionnels sur la ressource.

Il est aussi intéressant de noter que les membres de ces communautés ne sont consultés que tard dans le processus, lors d’une enquête en Assemblée communale, une formule de participation inopportune à l’expression d’opinions individuelles, éventuellement opposées au projet[84].

Enfin, le discours de la gestion participative cache en réalité le transfert aux communautés de moins de droits et d’avantages que d’obligations et de coûts. Un système de partage équitable des bénéfices devait initialement être précisé par une autre législative postérieure, mais celle-ci tarde à venir[85]. En revanche, le transfert des coûts de gestion est bel et bien effectif, vers des communautés qui vivent pour la plupart déjà dans la précarité. En outre, il leur est demandé d’abandonner leurs pratiques ancestrales considérées comme contraires aux objectifs de conservation de la ressource (culture sur brûlis, chasse, pêche, etc.). L’endossement d’un rôle perçu, comme de « simples gardiens » des ressources, n’encourage pas l’appropriation de la GELOSE par les communautés locales[86].

C. Le partage des rôles et des responsabilités entre les acteurs

Deux éléments importants semblent se dégager : la marginalisation des communautés locales et l’affaiblissement progressif des capacités de l’État en faveur des initiatives d’autres acteurs privés (entreprises, ONG, fondations, etc.) dans la régulation de l’environnement et des ressources naturelles. Par exemple, dans la GELOSE, on prétend transférer les pouvoirs de l’État vers les communautés locales, mais celles-ci sont elles-mêmes privées de leurs droits traditionnels sur les ressources, sans pour autant être mieux impliquées dans les stratégies les concernant. Le résultat en est que l’État et les communautés semblent tous deux exclus de la gouvernance de ces ressources.

D’une manière ou d’une autre, les pouvoirs de l’État sont transférés dans le domaine privé. Son rôle devient alors limité en matière de gestion et de protection de ses ressources naturelles, tout comme ses capacités à orienter sa politique environnementale en vue de l’équité et selon ses propres priorités de développement[87]. La question du partage des rôles et des responsabilités entre les acteurs étatiques et les acteurs privés se pose alors. Pour les ressources minérales, Bonnie Campbell[88] souligne que cette répartition n’est pas claire, ce qui peut conduire à des ambiguïtés et des attentes sociales trop élevées à l’endroit des entreprises qui héritent de certaines capacités cédées par les États.

En effet, elle explique qu’en Guinée, vers le début des années 1990, pour répondre aux problèmes environnementaux engendrés par la déréglementation du secteur minier opérée la décennie précédente, la position des institutions financières internationales fut de promouvoir les initiatives volontaires ou d’autorégulation des entreprises privées[89]. Cette nouvelle approche s’inscrit dans la continuité de la déréglementation quant à ses effets sur l’État. Les fonctions de ce dernier − y compris l’offre de services comme la mise en place d’infrastructures, la formation et la création d’emploi − sont progressivement déléguées aux entreprises[90], légitimées par leur expertise technique, leur spécialisation et leurs moyens financiers.

Il y a une tentative de « dépolitisation », de « privatisation » et d’« internationalisation » de la gouvernance des ressources naturelles et des plans de développement dans ce processus[91], avec pour résultat d’affecter la responsabilisation et l’imputabilité des États vis-à-vis leur population. Cette situation, ajoutée à la multiplicité et à l’hétérogénéité des normes produites par un système de régulation hybride peut créer des confusions (problèmes de compétence, de légitimité, d’accès à l’information, etc.), surtout auprès des communautés locales, et mener à des situations conflictuelles[92]. Pour François Ost[93], la gouvernance en réseau dans un monde globalisé pose un problème d’« opacité des processus décisionnels » et de « dilution de responsabilités », et compromet la capacité à dégager un intérêt général, planétaire et transgénérationnel[94].

D. Les capacités de mise en oeuvre et de suivi

Paradoxalement, alors que leurs capacités institutionnelles et de régulation − y compris de sanction −, ainsi que leurs moyens humains et financiers sont considérablement limités, le suivi de la mise en oeuvre des mesures sociales et environnementales promues par les institutions financières internationales et les standards internationaux incombent aux États. Selon Marie Mazalto, en République démocratique du Congo (RDC), l’affaiblissement généralisé des pouvoirs publics ne fait en réalité qu’accentuer la désorganisation des secteurs concernés et menacer l’application effective de ces normes[95]. Le même constat peut être fait à Madagascar :

Madagascar possède, sur papier un grand nombre de lois, de programmes et de règlements […]. Cependant, le manque de ressources humaines et financières pour assurer le suivi et la mise en oeuvre de ces législations pose un véritable problème, particulièrement sur le plan de la protection de l’environnement. Plus de quinze années d’ajustement structurel ont conduit à une réduction de la capacité institutionnelle de l’État et créent la situation paradoxale où celui-ci est difficilement en mesure de mettre en oeuvre ses législations, même libérales. […] Dans ces conditions, bien que Madagascar possède une législation rigoureuse en matière de protection de l’environnement, sa mise en oeuvre est loin d’être assurée […]. Au-delà des « modèles » et des intentions, dans les faits, cette situation laisse donc aux intervenants privés la responsabilité de leurs actions[96].

D’un autre côté, le transfert des pouvoirs de l’État à des acteurs privés ne résout pas toujours le problème du manque de moyens. En effet, parmi les obstacles à la mise en oeuvre de la Loi GELOSE à Madagascar, il est intéressant de noter qu’au niveau de la procédure de médiation initiée en cas de conflits portant sur une ressource, les frais de médiation sont généralement à la charge des communautés en litige[97], dont les moyens financiers sont souvent limités. Par ailleurs, la Loi GELOSE requiert des communautés locales de base qu’elles respectent les dispositions de l’ensemble des autres lois nationales pertinentes, dans leurs décisions portant sur la ressource. En réalité, peu d’entre elles sont capables de connaître intégralement ces textes, souvent très nombreux et complexes, faute d’accès aux documents juridiques ou de capacités de lecture.

La réduction de l’espace politique et de la marge de manoeuvre dont dispose l’État a également pour conséquence de favoriser son retrait stratégique de certaines sphères relevant normalement de sa responsabilité, laissant la place aux initiatives volontaires du secteur privé[98]. Cette situation court-circuite les processus démocratiques censés être à la base des concepts d’équité et de gouvernance, en privant les communautés locales de leurs moyens pour rendre les acteurs étatiques ou privés imputables des choix de stratégies qui sont effectués, puisque les acteurs privés ne peuvent être tenus responsables de mesures volontaires, donc non contraignantes, tandis que l’État qui devrait lui être responsable est absent du régime. De plus, la multiplication et l’hétérogénéité des systèmes de normes volontaires qui proviennent des acteurs internationaux et transnationaux[99] complexifient le cadre réglementaire de la gouvernance des ressources naturelles, et sont en quête de légitimité auprès des communautés locales.

C’est la raison pour laquelle Brechin et al.[100] soulignent l’importance d’un dialogue entre les différents acteurs pour clarifier les attentes et les engagements de chacun, et convenir de la manière dont seront réalisés les objectifs de protection en lien avec le développement. Une fois les responsabilités clairement délimitées, il faut établir des indicateurs de performance, qui permettent de rendre transparents les résultats des mesures prises par chaque acteur. C’est l’idée de la reddition de compte et de l’accès à l’information, qui sont nécessaires pour prendre collectivement des décisions éclairées sur la meilleure approche à adopter en matière de gouvernance environnementale. Pour Brechin et al., « in the absence of performance accountability, organizations may emphasize self-serving practices such as fundraising to the detriment of their conservation objectives[101] ».

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En définitive, les cas examinés dans cet article tendent à avancer que la perpétuation de modèles de gouvernance répondant à des enjeux non structurels, fondés sur l’exclusion d’acteurs-clés, comme l’État et les communautés locales, et favorisant des rapports déséquilibrés dans l’accès et le contrôle des ressources, ainsi que la redistribution des coûts et des bénéfices découlant de leur utilisation, ne peuvent produire les résultats escomptés en matière d’équité et de durabilité. Pour atteindre ces objectifs, ces acteurs ont un rôle prépondérant à jouer dans la formulation conjointe de politiques appropriées aux différents contextes et aux objectifs communs de développement comme projet de société. Cette responsabilité implique des pouvoirs de négociation, des processus participatifs et des capacités de contrôle et de suivi plus équilibrés.

Par ailleurs, il est apparu que les approches de gouvernance des ressources naturelles observées à Madagascar adoptent des logiques qui refaçonnent l’espace, son utilisation et l’identité culturelle de ses occupants en restructurant jusqu’aux relations sociales et économiques traditionnellement établies. Afin de mettre fin aux phénomènes de marginalisation qui peuvent en découler, il est important de veiller à identifier clairement et intégrer les valeurs, priorités et intérêts de tous les acteurs concernés, dans le but de répondre efficacement aux besoins et d’établir des rapports équilibrés lorsque vient le temps d’élaborer des politiques ou des normes. Cet équilibre implique l’application de principes tels que l’équité, la participation, la transparence, dans la prise de décision.

Enfin, nous avons vu que la notion d’équité en droit de l’environnement repose sur l’idée d’une fracture créée par des modes de production qui épuisent les ressources naturelles et détériorent l’environnement, fragilisant ainsi la qualité de vie des sociétés actuelles et futures, en particulier les plus démunies et vulnérables, lesquelles subissent les conséquences des dégradations environnementales et en supportent les coûts. Au terme de nos réflexions, une question reste posée. Celle de savoir si ce concept implique en droit international de l’environnement que la souveraineté étatique devrait être tempérée pour une gouvernance plus élargie et participative, ou au contraire, si l’équité nécessite une prise en charge de l’environnement et des ressources naturelles par une autorité étatique renforcée, apte à adopter une vision à long terme et pour le bien commun.