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Un grain de maïs a toujours tort devant la poule.

Proverbe africain

Jean-Pierre Bemba Gombo est un sénateur et ancien vice-président de la République démocratique du Congo (RDC) entre 2003 et 2006. Il est surtout le fondateur et président du Mouvement de libération du Congo (MLC), un mouvement rebelle congolais créé au nord-est de la RDC en 1998 et devenu parti politique en 2003. En 2002, pendant qu’il était président du MLC, Bemba a décidé d’envoyer ses soldats en République centrafricaine (RCA) pour prêter main-forte au président centrafricain Ange-Félix Patassé, menacé par une rébellion dirigée par François Bozizé, laquelle rébellion a fini par le chasser du pouvoir. Comme cela arrive souvent lorsqu’on envoie ses forces à l’étranger, les soldats du MLC ont été suspectés d’avoir perpétré de graves exactions contre les populations civiles centrafricaines. Arrêté à Bruxelles depuis le 24 mai 2008 en vertu d’un mandat d’arrêt délivré par la Cour pénale internationale (CPI), Bemba a finalement été déclaré coupable, en tant que « personne ayant agi effectivement comme un chef militaire » en vertu de l’article 28(a) du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (Statut de Rome[1]), des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, par la Chambre de première instance III de la CPI (Chambre III) dans un jugement rendu le 21 mars 2016[2]. Le 21 juin 2016, la même Chambre, après avoir tenu compte de l’ensemble des circonstances de commission des crimes et de la personnalité de Bemba, l’a condamné à dix-huit mois d’emprisonnement[3].

Le jugement ainsi rendu était très attendu tant par les 5 229 victimes centrafricaines autorisées à participer à la procédure, que par les nombreux sympathisants congolais de Bemba, puisque le parti politique de ce dernier reste très actif dans la scène politique congolaise malgré l’incarcération de son leader à La Haye. D’autre part, ce jugement est tombé à une période de fortes tensions politiques en RDC où certains Congolais suspectaient le président Joseph Kabila de vouloir s’éterniser au pouvoir en dehors du cadre constitutionnel. Bemba, qui était le principal rival de Joseph Kabila lors de l’élection présidentielle de 2006 et qui n’a pas pu se représenter à l’élection présidentielle de 2011 en raison de sa détention par la CPI, était alors perçu, à tort ou à raison, comme un contrepoids efficace contre la pérennisation au pouvoir du président Kabila. Sa condamnation par la CPI a eu comme effet de renforcer politiquement le régime du président Kabila et, d’une certaine façon, d’affaiblir l’opposition politique contre ce dernier.

Cependant, au-delà des attentes des uns et des autres par rapport au résultat et aux conséquences politiques de ce verdict, le raisonnement développé par la Chambre III dans ce jugement soulève d’importantes questions relatives d’un côté, à la définition des crimes de droit international, et tout particulièrement les crimes contre l’humanité et, de l’autre côté, aux conditions de la responsabilité des supérieurs hiérarchiques militaires (command responsibility), et plus spécifiquement, lorsque ceux-ci sont issus des groupes rebelles. Dans le présent article toutefois, nous n’aborderons pas ces deux questions de manière égale. L’espace limité pour cet article oblige à s’atteler beaucoup plus aux conditions de la responsabilité des supérieurs hiérarchiques et à n’aborder que de façon sommaire les questions portant sur la définition des crimes contre l’humanité. Nous commencerons ainsi par l’analyse faite par la Chambre III au sujet de la nature juridique de la responsabilité des supérieurs hiérarchiques (I) et nous verrons ensuite la manière dont ladite Chambre III a interprété les conditions de cette forme de responsabilité (II). Notons enfin que l’objectif de cette étude n’est pas de prendre la défense de l’une ou l’autre partie au procès, mais de voir dans quelle mesure le jugement a contribué à la clarification des normes et concepts juridiques ; et que l’analyse du jugement sous examen se fera en parallèle avec les constatations faites par la Chambre préliminaire II de la CPI (Chambre II) et reproduites dans la décision du 15 juin 2009 relative à la confirmation des charges dans la même affaire (décision Bemba[4]), décision commentée dans une précédente étude[5].

I. Nature juridique de la command responsibility : une forme de responsabilité sui generis?

La formulation de l’article 28 du Statut de Rome, qui consacre la command responsibility, invite à se positionner par rapport à ces trois alternatives : s’agit-il (i) d’un crime autonome fondé sur une omission, (ii) d’une forme de participation à la commission d’un crime, ou encore (iii) d’une responsabilité pénale pour fait d’autrui?

La Chambre III pour sa part a observé que l’article 28 du Statut de Rome prévoit une forme de responsabilité par laquelle un supérieur hiérarchique peut être tenu pénalement responsable pour les crimes commis par les forces placées sous son commandement et contrôle. Tout en soulignant le mot « pour », la Chambre III a précisé que cette forme de responsabilité est différente de celle d’une personne qui « commet » un tel crime; et qu'une telle distinction découle des termes employés par l’article 28 du Statut de Rome[6] lui-même où, selon la Chambre III, les crimes pour lesquels le supérieur hiérarchique est tenu responsable sont ceux qui ont été commis par ses subordonnés et non par le supérieur lui-même directement[7].

En présentant ainsi son raisonnement, la Chambre III a écarté la thèse d’un crime à part entière, et a consacré celle d’une forme de participation à la commission d’un crime. Par ce même raisonnement, la Chambre III a aussi implicitement écarté la thèse d’une responsabilité pénale pour omission, en tout cas, telle qu’elle a été présentée par certains auteurs[8] et certaines juridictions internationales. Il découle par exemple de la jurisprudence du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) que la command responsibility est une « responsabilité pour omission[9] »; et que « cette omission est coupable, car le droit international fait obligation aux supérieurs hiérarchiques d’empêcher leurs subordonnés de commettre des crimes ou de les en punir[10] ». Cette même approche est également consacrée en 2010 par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Kononov c Lettonie où cette Cour a vu « dans le principe de la responsabilité individuelle des commandants, un mode de responsabilité pénale qui permet de sanctionner un supérieur ayant manqué à son devoir d’exercer son autorité et non un mode de responsabilité reposant sur le fait d’autrui[11] ». Dans ces approches en effet, l’omission du supérieur hiérarchique à contrôler ses subordonnés est présentée comme un crime autonome.

La Chambre III ayant ainsi écarté la première alternative, il lui restait de trancher entre les deux alternatives restantes : la command responsibility est-elle une forme de complicité, ce qui suppose une certaine contribution du supérieur hiérarchique dans la commission de ces crimes, ou une forme de responsabilité pénale pour fait d’autrui, la culpabilité du supérieur hiérarchique pouvant être retenue même en l’absence de toute contribution de sa part?

Pour répondre à cette question, la Chambre III a commencé par expliquer l’objectif visé par l’institution de cette forme de responsabilité en rappelant que cette dernière vise le renforcement du respect des règles du droit international humanitaire et, par conséquent, la protection des personnes et des biens dans les conflits armés. Elle a ensuite soutenu que, dans le Statut de Rome, cette forme de responsabilité est présentée comme une forme différente de celles qui sont prévues à l’article 25 du Statut de Rome[12], tout en étant liée aux crimes commis par les subordonnés. Sur cette base, elle a estimé que la responsabilité des supérieurs hiérarchiques est sui generis[13].

En argumentant ainsi sa position, la Chambre III ne tranche pas clairement entre les deux alternatives précitées. Certains passages du jugement semblent toutefois trahir le fait que derrière la thèse d’une responsabilité sui generis, se cache en réalité celle d’une responsabilité pour fait d’autrui (sans faute). Ainsi, la Chambre III a déclaré que pour établir l’une des exigences contextuelles des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, à savoir la connaissance d’une attaque lancée contre une population civile ou celle de l’existence d’un conflit armé, le procureur était tenu de prouver uniquement que l’auteur direct de l’acte, et non le supérieur hiérarchique poursuivi, avait connaissance de l’existence d’une telle attaque ou du conflit armé[14]. À suivre un tel raisonnement, un supérieur hiérarchique pourrait être tenu pénalement responsable des crimes contre l’humanité ou crimes de guerre, même s’il ignorait l’existence d’une attaque lancée par ses subordonnés contre une population civile ou l’existence d’un conflit armé dans lequel ses subordonnés étaient impliqués.

Quoi qu’il en soit, nous pouvons craindre que l’invocation de la nature sui generis de la command responsibility soit un prétexte pour ne pas clarifier davantage la nature de cette forme de responsabilité, pour justifier l’extension abusive de son champ d’application et pour l’appliquer à un accusé même en l’absence d’un lien entre son inaction et la perpétration des crimes par ses subordonnés. Comme l’écrit le professeur de la Faculté de droit de la Queen’s University, Darryl Robinson,

[The] problem with placing command responsibility in an ill-defined twilight world between mode of liability and separate offence is that it enables a kind of ‘shell game’. The ambiguity allows the ‘mode’ nature of command responsibility to be downplayed when the culpability principle is being discussed, and then to shift back to a mode of liability just in time for conviction and sentencing. James Stewart has aptly described related arguments as ‘more of a smokescreen to ward off conceptual criticisms than a marked normative change’[15].

Dans la décision Bemba[16], la manière dont la Chambre III a interprété les conditions de cette forme de responsabilité, et tout particulièrement l’exigence de la connaissance du supérieur hiérarchique sur la conduite criminelle de ses subordonnés et du lien entre son inaction et la perpétration des crimes semble confirmer ces craintes.

II. Les conditions de la command responsibility : les pièces du puzzle

Pour établir la command responsibility en vertu de l’article 28(a) du Statut de Rome[17], la Chambre III a posé six conditions[18]. Dans les lignes qui suivent, nous analyserons l’interprétation faite par la Chambre III de chacune de ces conditions.

A. La perpétration de l’un des crimes prévus par le Statut de Rome

La commission de l’un des crimes prévus par le Statut de Rome[19] est la première condition de la command responsibility posée par la Chambre III. Elle se justifie par le fait que cette forme de responsabilité n’est pas prévue pour les crimes de droit commun[20]. La Chambre III l’a bien compris et c’est pourquoi elle l’a ajoutée aux cinq conditions précédemment énoncées dans la décision de confirmation des charges et lui a consacré de longs développements.

Il faut rappeler que, par rapport à cette condition, la Chambre III a conclu à l’existence des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité perpétrés par les soldats du MLC. Pour y arriver, elle a d’abord établi trois actes spécifiques ci-après : les meurtres, les viols et les pillages. Elle a ensuite essayé de les placer dans le contexte propre des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Comme nous le verrons, c’est toutefois dans ces exigences contextuelles que l’argumentation de la Chambre III suscite certaines réserves.

1. Existence des crimes de guerre?

Par rapport aux crimes de guerre, la Chambre III a démontré que les meurtres, viols et pillages ont été commis dans le cadre d’un conflit armé non international, opposant d’un côté les forces armées centrafricaines (FACAs), auxquelles étaient alliées toute une série d’autres forces armées, y compris celles du MLC de Bemba, et de l’autre, le groupe armé organisé dirigé par le général-rebelle François Bozizé soutenu par les forces armées tchadiennes. La Chambre III a également démontré que ces trois actes spécifiques avaient un lien de connexité avec ledit conflit armé puisque les victimes étaient attaquées par les forces du MLC parce qu’elles étaient soupçonnées d’être des sympathisants du général Bozizé, alors qu’elles ne prenaient aucune part active aux hostilités.

De manière générale, cette argumentation est certes convaincante, mais n’appelle pas à beaucoup de commentaires. Notons toutefois que l’établissement du caractère organisé des parties au conflit présente certaines ambigüités. Nous observons, par exemple, que tout en reconnaissant que les parties au conflit centrafricain étaient d’un côté les FACAs auxquelles étaient alliées le MLC et, de l’autre, les rebelles de Bozizé, la Chambre III s’est curieusement attelée à démontrer le caractère organisé du MLC et de sa branche armée[21]. Pourtant, puisque les FACAs étaient la véritable partie dans ce conflit, l’organisation interne du MLC importait peu. C’était donc du côté des FACAs qu’il fallait rechercher le caractère organisé. D'ailleurs, celui-ci n’était pas difficile à établir puisqu’il s’agissait de l’armée gouvernementale. La démarche de la Chambre III donne finalement l’impression que le conflit armé opposait les soldats du MLC aux rebelles de Bozizé, alors qu’une telle image est trompeuse. De même du côté des rebelles de Bozizé, nous constatons que, pour établir leur caractère organisé, la Chambre III a procédé par une méthode inédite consistant à déduire un tel caractère à partir de l’étendue, de la gravité et de l’intensité des opérations militaires dans lesquelles ces rebelles étaient impliqués dans le conflit armé centrafricain[22]. Cette démarche est quelque peu discutable puisque la durée d’un conflit armé peut être due à d’autres facteurs propres au conflit, en particulier lorsqu’il y a des interventions extérieures dans ledit conflit armé, sans nécessairement être lié au caractère organisé de l’une des parties. En réalité, la Chambre III a suivi la tendance observée chez certaines juridictions congolaises qui, confrontées à ce type de question, se sont préoccupées beaucoup plus du caractère organisé de la partie belligérante à laquelle appartient l’accusé et ont négligé, pour ainsi dire, de procéder au même exercice par rapport à la partie contre laquelle l’accusé était opposé[23].

Quoi qu’il en soit, et mis à part ces quelques détails qui ne remettent pas en cause l’existence d’un véritable conflit armé de caractère non international dans le cadre duquel les crimes précités ont été commis, ni le lien de connexité entre les crimes établis et ledit conflit armé, nous pouvons affirmer que la qualification des crimes de guerre est globalement convaincante.

2. Existence des crimes contre l’humanité?

Si la qualification des crimes de guerre ne pose pas de problèmes majeurs, il en est autrement de celle des crimes contre l’humanité. En effet, sur cette question, notons que la Chambre III elle-même a reconnu que pour établir cette qualification, il faut démontrer au moins l’existence d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile (i) et l’élément politique propre aux crimes contre l’humanité (ii).

En commençant par le caractère généralisé ou systématique de l’attaque, il apparaît que la Chambre III s’est gardée d’établir le caractère systématique de l’attaque et qu’elle n’a analysé que le caractère généralisé de celle-ci estimant à juste titre qu’elle n’était pas tenue d’établir les deux caractères en même temps puisque ces éléments sont alternatifs[24].

Cependant, par rapport au caractère généralisé d’une attaque, la Chambre III a rappelé qu’une attaque généralisée tient au nombre des victimes et à l’étendue géographique couverte par les attaques[25] et non uniquement à sa durée totale[26]. Jusqu’ici la Chambre III reste en accord avec la jurisprudence et la doctrine sur cette question. Le problème se pose plutôt dans la manière dont elle a appliqué ce cadre juridique aux faits et tout particulièrement sur le sens à donner à l’exigence des nombreuses victimes.

Par rapport à cette question, nous constatons que la Chambre III ne s’est pas fondée sur le nombre élevé de victimes autorisées à participer à la procédure, à savoir 5 229. D'ailleurs, la Chambre III n’explique pas comment elle est parvenue à un tel chiffre au regard du fait que (i) elle n’a établi, au-delà de tout doute raisonnable, que trois meurtres[27], vingt-huit viols, et vingt-et-un actes de pillage; que (ii) dans la plupart de cas, ces trois actes spécifiques ont porté sur les mêmes victimes, parfois inconnues[28]; et que (iii) la jurisprudence de la CPI est ferme sur la distinction entre les victimes d’une affaire et celles d’une situation de telle sorte que seules les victimes d’une affaire sont admises à participer au procès[29].

Pour démontrer que l’attaque imputée aux soldats du MLC a fait de nombreuses victimes, la Chambre III a procédé par une méthode inédite qui sort pratiquement du cadre auquel la jurisprudence et la doctrine se sont jusqu’ici référées : d’une part, elle a établi, au-delà de tout doute raisonnable, ces quelques actes criminels spécifiques[30]; et d’autre part, elle s’est dite convaincue que ces actes ne constituaient qu’une faible proportion d’un comportement criminel beaucoup plus large rapporté par des sources indirectes, à savoir les revues de presse, les rapports d’organisations non gouvernementales (ONGs), et surtout ceux de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et le procès-verbal d’audition des victimes soumis à la Cour d’appel de Bangui[31].

Pour soutenir cette méthode assez singulière d’établir l’existence des victimes nombreuses, la Chambre III a cité certaines jurisprudences des tribunaux pénaux internationaux qui, selon elle, permettent de se limiter à des « éléments de preuve invoquant de “nombreux” meurtres ou des “centaines” de meurtres sans donner de chiffre précis[32] ». Nous constatons toutefois que ces jurisprudences se rapportent à une situation différente concernant des massacres à grande échelle commis contre des centaines, voire des milliers de personnes, tuées au même endroit et au même moment, massacres rapportés par des témoins oculaires ayant survécu aux massacres par miracle[33]. Ces jurisprudences ne se rapportaient donc pas à des situations, où les juges s’étaient contentés d’établir deux ou trois meurtres à titre illustratif, pour se dire ensuite convaincus, au-delà de tout doute raisonnable, que de nombreux meurtres, rapportés par des sources indirectes, ont effectivement été commis. La démarche de la Chambre III tend à confondre, à tort, la preuve par la déclaration d’un témoin direct qui affirme avoir assisté à des meurtres de masse ou avoir vu de nombreux cadavres sans être en mesure de donner un chiffre exact précisément parce qu’ils étaient très nombreux et la preuve par la production des revues de presse ou du rapport d’ONG qui rassemble les déclarations des personnes ayant perdu chacun, et de façon séparée, un proche dans le contexte d’un conflit armé. Comme nous pouvons le voir, le premier cas se rapporte à une source directe, tandis que le second se rapporte à des sources indirectes qui ne permettent pas d’établir un fait (attaque généralisée) au-delà de tout doute raisonnable.

La Chambre III elle-même ne semble pas avoir tenu compte de ces sources indirectes lors de la fixation de la peine. En effet, elle a condamné Bemba à une peine de seize ans d’emprisonnement pour les meurtres et à dix-huit ans pour les viols[34]. Pourtant, toutes les législations et plus particulièrement le Code pénal centrafricain[35] punissent le meurtre plus sévèrement que le viol. Si nous suivions le raisonnement de la Chambre III selon lequel les meurtres et les vols étaient nombreux et avaient été commis dans les mêmes circonstances, nous ne comprendrions pas pourquoi la Chambre III a puni les viols plus sévèrement que les meurtres. La différence de répression de ces deux actes spécifiques lors de la fixation de la peine ne peut s’expliquer que par le fait que la Chambre III a considéré que le nombre des victimes de meurtre, à savoir trois, était largement inférieur à celui des victimes de viol, à savoir vingt-huit. La Procureure de la CPI semble, elle aussi, avoir compris le jugement dans ce sens puisque dans sa déclaration à la suite du verdict de la condamnation de Bemba, elle a affirmé que « la campagne de terreur perpétrée par les troupes de M. Bemba en Centrafrique a été menée à grande échelle et a visé un grand nombre de civils [et qu'en l'espèce] il y a plus de viols que de meurtres[36] ».

Comme nous pouvons le constater, la méthode employée par la Chambre III conduit finalement à une confusion entre les actes spécifiques et l’attaque généralisée et donne un résultat tel que seuls les actes spécifiques sont établis au-delà de tout doute raisonnable, tandis que l’existence même d’une « attaque généralisée » ne l’est pas puisque pour établir cette dernière, la Chambre III a accordé un poids exagéré à des sources indirectes. Ces sources, si elles peuvent être retenues à la phase de confirmation des charges, ne peuvent, en principe, l’être pour établir une culpabilité au-delà de tout doute raisonnable à la phase du procès.

Certes, le jugement, et même la décision de confirmation des charges dans la décision Bemba, contiennent certains passages dans lesquels les Chambres II et III semblent théoriquement opérer une distinction entre les actes spécifiques et l’attaque et disent, à juste titre, que « seule l’attaque, et non pas les actes individuels de l’auteur, doit présenter un caractère généralisé et systématique[37] ». Cette position est convaincante puisque ces actes spécifiques, qui peuvent ne pas être nombreux, doivent avoir un lien de connexité avec l’attaque qui, elle, par contre, doit être généralisée ou systématique[38]. Sur ce point, la doctrine et la jurisprudence convergent parce que nul ne conteste qu’un seul acte puisse être qualifié de crime contre l’humanité dès lors qu’il présente un lien avec une attaque généralisée[39]. Le professeur Antonio Cassese relate, par exemple, le simple fait de dénoncer un voisin juif auprès des autorités nazies qui, dans le contexte de l’époque, a, à juste titre, été considéré comme un crime contre l’humanité[40]. Toutefois, dans une telle hypothèse, la distinction entre l’attaque généralisée et l’acte spécifique lié à une telle attaque ne doit pas être que théorique. Le problème du jugement Bemba[41] réside précisément dans la difficulté à percevoir concrètement une telle distinction puisque la Chambre III tente de démontrer le caractère soi-disant généralisé de l’attaque au travers des actes spécifiques, cités à titre illustratif, mais dont le caractère nombreux reste finalement douteux.

Le deuxième point de réserve quant à la pertinence de la qualification de crimes contre l’humanité porte sur l’établissement de l’élément politique propre à de tels crimes. Rappelons que cet élément est exigé par la formule « attaque lancée dans le but ou en application de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque » figurant à l’article 7(2)a du Statut de Rome[42]. Comme l’ont expliqué la jurisprudence, la doctrine et les éléments des crimes de la CPI[43], cet élément exige de démontrer que les crimes ont été ordonnés ou encouragés par un État ou une organisation ayant pour but une telle attaque[44].

Dans le jugement Bemba[45], il apparaît que pour établir l’élément politique, la Chambre III a, ici encore, recouru à une méthode inédite qui sort du cadre auquel la jurisprudence et la doctrine se sont jusqu’ici référées. En effet, bien que la Chambre III ait invoqué plusieurs faits pour démontrer cet élément, nous constatons toutefois qu’elle s’est principalement fondée sur le fait que la hiérarchie du MLC avait, selon elle, implicitement encouragé essentiellement les pillages au cours desquels les meurtres et les viols ont été commis pour conclure à l’existence d’une politique au sein du MLC de prendre délibérément les civils pour cible de leur attaque.

Pourtant, cette démarche se heurte au fait que l’élément politique établi se rapporte à l’encouragement aux pillages et non aux meurtres ni aux viols. C’est en effet la Chambre III elle-même qui a déclaré que « the acts of murder and rape were regularly committed together, or during the course of, the commission of acts of pillaging against the civilian population[46] ». Or, si les meurtres et les viols figurent dans l’énumération de l’article 7(1) du Statut de Rome[47], tel n’est pas le cas des pillages sur lesquels le jugement s’est principalement fondé. Il faut rappeler à ce propos que la Chambre III elle-même avait déclaré que l’élément politique dans l’établissement des crimes contre l’humanité ne peut prendre en compte que les actes énumérés à l’article 7(1) du Statut de Rome[48].

Il apparaît ainsi que le problème suscité par la démarche de la Chambre III est qu’elle a tenté d’établir l’élément politique des crimes contre l’humanité en se fondant sur un éventuel encouragement des actes non listés à l’article 7(1) du Statut de Rome. Strictement parlant, cette démarche ne permet pas d’établir un encouragement, même implicite, aux meurtres et aux viols, puisque celui qui encourage les pillages n’encourage pas nécessairement les meurtres et les viols qui seraient commis dans le cadre des pillages. En effet, de même qu’« il y a une différence entre le discours haineux en général (ou l’incitation à la discrimination ou à la violence) et l’incitation directe et publique à commettre le génocide[49] », de même qu'il existe une distinction entre l’encouragement aux pillages et l’encouragement aux meurtres et aux viols qui seraient perpétrés lors de ces pillages. Une approche contraire serait un raisonnement par analogie interdit par l’article 22(2) du Statut de Rome[50]. En distinguant clairement l’encouragement aux pillages et l’encouragement aux meurtres et viols qui seraient commis lors de ces pillages, nous aboutissons finalement à un doute sur l’élément politique propre aux crimes contre l’humanité.

Sur la base de ce qui précède, nous pouvons légitimement douter de la pertinence de la qualification des crimes contre l’humanité et, par conséquent, ce doute entraîne celui de la pertinence du cumul de qualifications des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité pratiqué par la Chambre III sur les mêmes actes spécifiques.

Cela étant, même si nous écartons la qualification des crimes contre l’humanité, celle des crimes de guerre demeure puisque ces derniers n’exigent pas un caractère généralisé ni l’élément politique. Nous en arrivons ainsi à la conclusion selon laquelle, malgré quelques critiques qu’on puisse formuler contre l’argumentation de la Chambre III, la première condition de la command responsibility, à savoir la commission de l’un des crimes prévus dans le Statut de Rome a malgré tout été respectée puisqu’il y a tout au moins les crimes de guerre.

B. La qualité de chef militaire ou assimilé

L’article 28(a) du Statut de Rome[51], qui consacre la responsabilité des supérieurs hiérarchiques militaires, s’adresse au « chef militaire » et à la « personne faisant effectivement fonction de chef militaire ». Sur quoi repose la distinction entre ces deux statuts? Comme nous le verrons plus loin, cette distinction n’est pas sans intérêt lorsqu’il s’agit d’évaluer la capacité du supérieur à prendre des mesures répressives contre ses subordonnés.

Selon la Chambre III, la notion de « chef militaire » couvre deux types d'individus : (i) celui qui est désigné formellement et légalement pour exercer des fonctions de commandement militaire dans la mesure où les chefs militaires et leurs subordonnés font généralement partie des forces armées régulières d’un État et sont nommés et agissent conformément aux lois, procédures et pratiques internes de cet État; et (ii) les individus désignés comme tels dans des forces irrégulières non gouvernementales, conformément à leurs règlements et pratiques internes, qu’ils soient écrits ou non[52]. Quant à l’expression « personne faisant effectivement fonction de chef militaire », la Chambre III a conclu qu’elle renvoyait aux individus qui n’ont pas été désignés formellement ni légalement pour exercer des fonctions de commandement militaire, mais qui l’ont exercé effectivement à l’égard des personnes qui ont commis les crimes[53].

Il faut relever que cette approche s’écarte de celle de la décision de confirmation des charges. La Chambre II a quant à elle conclu que la notion de « chef militaire » renvoie aux personnes qui exercent une responsabilité de commandement au sein des forces armées régulières (chefs militaires de jure); tandis que celle de « personne agissant effectivement comme chef militaire » renvoie aux supérieurs hiérarchiques dont l’autorité et le contrôle s’exercent sur des forces étatiques régulières ou sur des forces irrégulières (non étatiques) comme les groupes rebelles ou des unités paramilitaires (chefs militaires de facto)[54]. La différence entre la décision précitée et le jugement réside précisément dans le fait que celui-ci inclut les supérieurs hiérarchiques issus des forces irrégulières et désignés conformément à l’organisation et à la pratique internes de telles forces dans la catégorie des « chefs militaires » et non dans celle des « personnes agissant effectivement comme un chef militaire ». En interprétant ainsi l’article 28(a) du Statut de Rome, la question qui se pose est celle de savoir dans quelle catégorie nous pouvons situer les rebelles, puisque, d’une certaine manière, Bemba pourrait relever de cette catégorie.

Dans le jugement Bemba, la Chambre III a pris en compte le fait que (i) l’article 12 du Statut du MLC conférait à Bemba de larges pouvoirs dans la direction militaire de l’Armée de libération du Congo (ALC) qui était la branche armée du MLC[55]; (ii) durant la période des faits, Bemba était le président du MLC et le commandant en chef de l’ALC avec le grade de général de brigade; et (iii) il détenait tous les moyens militaires, financiers, disciplinaires pour contrôler ses troupes[56]. Sur cette base, la Chambre III a toutefois conclu que Bemba relevait de la catégorie, non pas des « chefs militaires », mais de celle des « personnes ayant effectivement agi comme chef militaire » à l’égard de ceux qui ont commis les crimes en RCA[57]. Cette conclusion est surprenante puisque si nous appliquions les critères de distinction entre ces deux statuts, tels qu’ils ont été précédemment énoncés par la Chambre III, nous classerions logiquement Bemba dans la catégorie de « chef militaire », et non dans celle de « personne ayant agi effectivement comme chef militaire », puisque Bemba tient ses pouvoirs directement de l’organisation et des pratiques internes du MLC.

En réalité, les ambigüités de l’argumentation de la Chambre III s’expliquent par la difficulté à se positionner par rapport aux rebelles. En effet, si nous nous situions par rapport à l’organisation interne du groupe rebelle, les supérieurs hiérarchiques issus de tels groupes seraient des chefs militaires de jure. Tandis que si nous nous situions par rapport à l’organisation étatique, les rebelles seraient des supérieurs de facto, parce qu’ils ne sont pas reconnus au niveau étatique. Par ailleurs, même si nous semblons nous accorder sur le fait que la notion de supérieur hiérarchique couvre aussi bien les supérieurs de jure que les supérieurs de facto[58], il semble toutefois que derrière cette notion, nous voyions beaucoup plus les supérieurs non officiellement reconnus par le gouvernement, mais agissant pour le compte de celui-ci, comme les milices progouvernementales. Ceux qui ont invoqué cette notion n’avaient pas nécessairement en tête les rebelles.

Dans la décision Bemba, les choses se compliquent davantage puisque Bemba avait le statut de rebelle en RDC, alors qu’en RCA, ses forces combattaient pour le compte d’une armée gouvernementale. Ainsi, il est possible qu’en plaçant Bemba dans la catégorie de « personnes ayant effectivement agi comme chef militaire », c’est-à-dire les supérieurs de facto, et non dans celle de « chef militaire », les juges de la Chambre III aient favorisé la position de la RCA, où les crimes ont été commis, plutôt que celle de la RDC, où l’accusé résidait au moment des faits.

En tout état de cause, il semble plus approprié de classer les rebelles, comme l’a fait la décision de confirmation des charges, dans la catégorie de supérieurs de facto parce que c’est par rapport à l’ordre étatique qu’il faut se situer et non par rapport à l’organisation et la pratique internes du mouvement rebelle. Finalement, la conclusion de la Chambre III, consistant à considérer Bemba comme une personne ayant effectivement agi comme chef militaire » (chef militaire de facto) est valable, quand bien même les prémisses sont loin de l’être.

C. L’exercice d’un commandement et d’un contrôle effectifs

Bemba exerçait-il un commandement et un contrôle effectifs sur les auteurs des crimes en RCA? Le contrôle effectif, pour la Chambre III, renvoie à la capacité matérielle de prévenir ou de réprimer la commission des crimes ou de soumettre l’affaire à une autorité compétente pour enquête et poursuites et exclut le simple pouvoir d’influence, aussi substantiel soit-il[59]. Selon la Chambre III, un tel contrôle n’est pas exclu lorsque les forces sont mises à la disposition d’autres chefs militaires, puisque l’article 28 du Statut de Rome[60] n’exige pas qu’un chef militaire ait un contrôle exclusif sur les forces ayant commis les crimes. N'est ni exclu un contrôle effectif concurrent puisque plusieurs chefs militaires peuvent être tenus concurremment responsables des actions de leurs subordonnés. Enfin, déterminer l’existence d’un contrôle effectif qu’un chef militaire exerce sur les subordonnés est une question de fait à analyser au cas par cas en fonction de plusieurs facteurs[61].

En ce qui a trait spécifiquement à la situation de Bemba, la Chambre III s’est essentiellement fondée sur les éléments qui l’ont amenée à le considérer comme une « personne agissant effectivement comme un chef militaire » pour conclure qu’il avait exercé un tel contrôle sur ses soldats en RCA. La Chambre III a en outre relevé que, contrairement aux propos de la Défense, les soldats du MLC n’ont pas été mis à la disposition des autorités centrafricaines pour être sous leur responsabilité et sous leur commandement. Selon elle, (i) même en étant déployées en RCA et guidées par un nombre limité d'éléments des FACAs, les troupes du MLC ont continué à recevoir des ordres directement de Bemba; (ii) c’est à lui, et non aux autorités centrafricaines, qu’elles adressaient directement leurs rapports; (ii) Bemba répondait de leur comportement en RCA auprès des autorités des Nations Unies en RCA, auprès des médias ou encore auprès des ONG comme la FIDH qui avait rédigé un rapport accablant sur la conduite des troupes du MLC en RCA; (iii) Bemba a continué à exercer sur ses troupes le pouvoir disciplinaire en ouvrant certaines enquêtes et en sanctionnant certaines d’entre elles; et (iv) c’est finalement lui qui a décidé de leur retrait en RCA[62]. Ainsi, au regard de ces éléments, la Chambre III a conclu que, bien qu’étant resté en RDC, Bemba a continué à exercer le commandement opérationnel sur ses forces en RCA, à travers le colonel Moustapha[63].

Ces éléments apportent une précision d’une importance capitale puisque la question du contrôle effectif que Bemba a continué à exercer sur ses troupes en RCA a été traitée de façon plutôt ambigüe dans la décision de confirmation des charges. En effet, cette décision contient des propos qui semblent plutôt indiquer que même si Bemba avait décidé de l’envoi et du retrait de ses forces en RCA, ses soldats étaient apparemment sous le commandement opérationnel des autorités centrafricaines[64]. Dans une telle optique, il aurait été injuste de lui imputer la responsabilité du comportement criminel de ses soldats en RCA, alors qu’ils étaient sous commandement d’autres individus.

D. La connaissance du comportement criminel des subordonnés

Bemba avait-il la connaissance de la conduite criminelle de ses soldats en RCA? Il faut rappeler que l’article 28(a) du Statut de Rome exige d’établir que le chef militaire « savait, ou, en raison des circonstances, aurait dû savoir, que ses forces commettaient ou allaient commettre ces crimes[65] ». Une lecture attentive de cette disposition montre qu’elle consacre deux types de distinctions. La première concerne les deux normes de connaissance « savait » et « aurait dû savoir ». La seconde distinction se rapporte aux deux variantes de la connaissance : la connaissance postérieure (ex post facto) qui est établie lorsque l’accusé savait que les crimes avaient été commis par ses subordonnés; et la connaissance antérieure (ante factum, ou encore prior knowledge) qui se rapporte au fait que l’accusé savait que ses subordonnés allaient commettre des crimes (non encore commis)[66]. Rappelons encore qu’aux termes de l’article 30(3) du Statut de Rome, « il y a connaissance […] lorsqu’une personne est consciente qu’une circonstance existe ou qu’une conséquence adviendra dans le cours normal des évènements[67] »; et que la mesure dans laquelle cet article s’applique à l’article 28 du Statut de Rome demeure toutefois controversée[68].

Il ressort de la jurisprudence et de la doctrine que le débat autour de la connaissance du supérieur hiérarchique s’est jusqu’ici limité à la première distinction (savait/aurait dû savoir), c’est-à-dire au sens et au contenu exacts de ces deux normes de connaissance. Très peu d’auteurs et de jurisprudences se sont, à ce jour, consacrés à la seconde distinction (connaissance antérieure/connaissance postérieure) et surtout à l’incidence que cette seconde distinction a d’une part sur l’appréciation des mesures nécessaires et raisonnables que le supérieur est censé prendre pour prévenir ou réprimer les crimes et, d’autre part, sur l’établissement du lien de cause à effet entre l’inaction du supérieur et la perpétration des crimes comme il est exigé à l’article 28[69]. Comme nous le verrons, le jugement Bemba soulève de façon particulière la nécessité de cette seconde distinction.

1. première distinction : Bemba savait-il ou aurait-il dû savoir?

Par rapport à la première distinction (savait/aurait dû savoir), il apparaît que dans le jugement Bemba[70], la Chambre III a estimé qu’elle avait suffisamment d’éléments pour établir que Bemba « savait » et que par conséquent, il ne lui était pas nécessaire d’examiner la norme « aurait dû savoir »[71]. Pour établir que Bemba « savait[72] », la Chambre III a pris en compte le fait que (i) il disposait d’un contrôle effectif sur tous ses soldats et sur toutes les structures du MLC et de sa branche militaire (ALC) de sorte que rien ne pouvait être fait sans qu’il soit tenu informé; (ii) il avait à sa disposition d’importants moyens de communication pour directement entrer en contact avec ses soldats en RCA et que, dans les faits, il les avait effectivement utilisés à ces fins; (iii) il disposait des services de renseignement internes au sein du MLC par lesquels il pouvait être informé de tous les faits et gestes de ses soldats et que, dans les faits, ces services lui avaient communiqué des informations sur la conduite criminelle de ses soldats en RCA; (iv) le comportement criminel de ses soldats en RCA était régulièrement dénoncé par les médias et un rapport de l’organisation FIDH et que, dans les faits, Bemba s’informait régulièrement par la voie des médias et discutait même de ces informations avec ses proches collaborateurs; et (v) en créant des organes chargés d’enquêter sur la conduite criminelle de ses forces, dans le but non pas d’établir la vérité, mais de contrer ces allégations, Bemba démontrait par-là indirectement qu’il savait que les faits ont eu lieu[73].

L’application ainsi faite de la norme « savait » ne permet pas d’en clarifier le contenu ni surtout de la distinguer avec la norme « aurait dû savoir » que la Chambre III affirme avoir écartée. Rappelons à cet égard que la norme « savait » renvoie à une connaissance effective de la conduite criminelle des subordonnés[74]. Tandis que la norme « aurait dû savoir » est applicable lorsque le supérieur « ne savait pas », mais qu'en raison de sa propre faute (négligence) à s’informer dans un contexte tel, il « aurait dû savoir »[75].

Dans l’argumentation de la Chambre III, il se pose un problème par rapport à la signification exacte de la norme « savait » au regard de l’objet même de la connaissance imputée à Bemba. Qu’est-ce que ce dernier savait précisément? Nous retrouvons ici le problème, déjà invoqué, relatif à l’établissement du caractère généralisé des crimes et plus spécifiquement celui de l’existence des victimes nombreuses. Comme nous l'avons relevé en effet, la Chambre III n’a établi, au-delà de tout doute raisonnable, que quelques actes criminels et s’est fondée sur des sources indirectes (rapports d’ONGs, revue de presse, etc.) pour soutenir que ces actes ne constituaient qu’une faible proportion d’une criminalité plus vaste. C’est donc par cette étrange méthode qu’elle est parvenue à la conclusion selon laquelle de nombreux meurtres, viols et pillages ont été commis par les soldats du MLC.

En employant cette méthode, dont nous avons déjà relevé les limites, la question qui se pose alors quant à la signification de la norme « savait » est celle de savoir si la connaissance de Bemba doit être établie au regard des faits établis par la Chambre III elle-même ou si elle doit être établie sur la base des allégations rapportées par les médias, les ONGs, etc.

Sur ce point, la position de la Chambre III n’est pas claire et par moment, elle manque de cohérence. Nous voyons par exemple la Chambre III soutenir, non sans quelques ambigüités[76], que les services de renseignement de Bemba lui ont rapporté de nombreux meurtres, alors qu’elle n’a établi que trois meurtres en rejetant près d’une dizaine d’allégations de meurtre. En procédant ainsi, la Chambre III tente d’établir la connaissance de Bemba sur des faits dont elle-même n’a pas établi l’existence au-delà de tout doute raisonnable. Concernant par exemple, les meurtres, nous nous attendrions à ce que la Chambre III établisse la connaissance de l’accusé sur les meurtres établis par elle et non sur les allégations de meurtres véhiculées par les rapports d’ONGs ou autres sources indirectes.

Par ailleurs, en affirmant que Bemba « savait » parce qu’il lisait les journaux et écoutait la radio qui rapportaient ces crimes, la Chambre III confond en fait la connaissance d’un fait et la connaissance d’une allégation portant sur ce fait. Pourtant, ce n’est pas parce qu’un fait est allégué par les médias et les ONGs qu’il existe effectivement.

Lorsqu’on s’appuie principalement sur le fait que les allégations des crimes étaient régulièrement rapportées par les médias et les ONGs, et que l’accusé avait connaissance de telles allégations et s’en défendait parfois, cela établit, non pas qu’il savait, mais qu’il « avait des raisons de savoir », ou en tout cas, « aurait dû savoir ». Une telle qualité de connaissance ne fait pas naître chez un supérieur hiérarchique une obligation automatique de sanctionner ses subordonnés. Elle fait naître plutôt une obligation procédurale d’ouvrir une enquête, étant entendu que si cette enquête (menée de bonne foi) ne confirme pas ces allégations, nous ne pouvons plus continuer à dire qu’il « savait » ou « aurait dû savoir ». Comme nous le verrons plus loin, la Chambre III a reconnu que Bemba a pris certaines mesures pour faire face aux allégations des crimes; mais, selon elle, ces mesures étaient largement insuffisantes pour établir la vérité et sanctionner les coupables. Si tel est effectivement le cas, ce n’est pas pour autant que la norme de connaissance « aurait dû savoir » deviendrait alors celle de « savait ». Nous resterons toujours dans l’esprit de la norme « aurait dû savoir », à moins de soutenir, comme l’a fait la Chambre III, que, puisque les enquêtes instituées par Bemba avaient pour objectif, non pas d’établir la vérité, mais de l’étouffer, cela démontre qu’il « savait ». Cette argumentation est séduisante, mais n’est pas soutenue par des éléments de preuve solides. À beaucoup d’égards, elle s’apparente à un simple procès d’intention contre l’accusé.

Finalement, lorsque nous prenons en compte (i) la poignée d’actes criminels établis par la Chambre III, (ii) le fait que la Chambre III s’est principalement fondée sur la connaissance qu’avait Bemba, non pas de cette poignée d’actes criminels, mais des allégations véhiculées par les médias et les ONGs, et (iii) en critiquant les mesures prises par Bemba pour faire face à ces allégations, il semble que la norme qui a été appliquée n’est pas celle de « savait ». Sans l’avouer, la Chambre III a, en réalité, opté pour la norme « aurait dû savoir », adoptant ainsi une démarche qui crée la confusion entre ces deux normes.

2. deuxième distinction : connaissance antérieure ou connaissance postérieure ?

Sur cette question, nous pouvons constater que l’ensemble des éléments mis en avant par la Chambre III tend à établir une possible connaissance postérieure de la commission des crimes puisqu’ils visent à démontrer que Bemba savait que les crimes avaient été commis. Aucun élément mentionné par la Chambre III ne se rapporte à une connaissance antérieure.

L'unique passage où la Chambre III a fait allusion à une éventuelle connaissance antérieure est en rapport avec l’attaque de Mongumba survenue le 5 mars 2003, c’est-à-dire au moment du retrait des forces du MLC en RCA, lorsqu’elle a dit que Bemba savait que ses soldats allaient commettre des crimes contre des civils au cours de cette attaque[77]. Cependant, la manière dont cette connaissance antérieure a été établie (par déduction raisonnable) n’emporte pas entièrement conviction.

Il faut rappeler que l’opération de Mongumba, commandée par le colonel Moustapha du MLC, était une expédition punitive destinée à libérer quelques soldats du MLC (y compris l’épouse du colonel Moustapha) arrêtés et détenus par les FACAs et certains gendarmes centrafricains. Cette opération visait aussi à récupérer les biens (issus des pillages) que détenaient lesdits soldats au moment de leur arrestation[78]. Pour conclure que Bemba savait que cette expédition punitive était imminente, la Chambre s’est fondée sur le fait qu’il avait eu plusieurs contacts téléphoniques avec le colonel Moustapha la veille et le jour même de l’expédition et que c’est à la suite de ces contacts que le colonel précité avait ordonné ladite expédition punitive. Toutefois, bien que n’ayant pas eu accès au contenu de ces contacts téléphoniques, la Chambre III a tout de même soutenu que sa déduction était la « seule » conclusion raisonnable pouvant être déduite des circonstances de fait[79]. En soutenant cela, la Chambre III n’a pas dévoilé les autres hypothèses possibles qu’elle aurait analysées pour aboutir ainsi à la conclusion que sa déduction était la seule qui était raisonnable. Cette démarche intellectuelle était pourtant nécessaire puisque, même en admettant que Bemba sût que l’expédition punitive était imminente, les faits semblent indiquer qu’il aurait logiquement eu en tête une attaque dirigée, non pas contre la population civile, mais contre les FACAs et les gendarmes. Certes, la Chambre III a relevé que le 5 mars 2003, il n’y avait plus aucun soldat des FACAs ni de gendarmes à Mongumba[80]. Toutefois, elle n’a pas précisé si Bemba et Moustapha étaient informés de cette situation ni n’a expliqué pourquoi les soldats du MLC (y compris l’épouse du colonel Moustapha) sont, malgré tout, restés en captivité à Mongumba alors qu’il n’y avait plus aucun soldat des FACAs ni gendarme centrafricain. Ainsi, contrairement à ce que dit la Chambre III, cet élément montre que les FACAs et les gendarmes étaient encore à Mongumba et qu’en tout état de cause, Bemba et Moustapha ne pouvaient pas savoir qu’ils avaient déjà quitté le lieu. Il s’ensuit que si la déduction faite par la Chambre III par rapport à cet élément peut passer pour raisonnable, elle est loin d’être la seule raisonnable. Quoi qu’il en soit, mis à part cet incident de Mongumba, rien d’autre ne permet de dire que la Chambre III a cherché à savoir si Bemba avait une connaissance antérieure de la conduite criminelle de ses soldats.

Plus grave encore, la Chambre III n’a nulle part tenté d’explorer l’hypothèse du lien entre une possible connaissance postérieure de Bemba et sa connaissance antérieure. En effet, s’il était établi que Bemba savait que des crimes avaient été commis par ses soldats au tout début de l’intervention du MLC dans le conflit armé centrafricain (connaissance postérieure), cela impliquait qu’il savait, ou tout au moins, en raison des circonstances, aurait dû savoir que ses soldats allaient commettre des crimes dans la suite ou vers la fin de cette intervention militaire (connaissance antérieure). Cette question, complètement ignorée par la Chambre III, était pourtant d’une importance cruciale puisque, lors de la confirmation des charges, le Procureur avait soutenu que Bemba aurait dû prévoir qu’en envoyant ses soldats en RCA, ceux-ci y commettraient des exactions contre la population civile comme ils l’avaient fait plusieurs fois dans le passé et notamment en RDC[81]. Mais, la décision de confirmation des charges avait rejeté cet argument en soutenant que le Procureur n’avait pas démontré que les unités et leurs commandants envoyés en RCA étaient les mêmes que ceux qui ont, par la suite, été envoyés en RCA[82]. La Chambre II dans sa décision avait surtout déclaré

qu’il n’existe pas de preuves suffisantes donnant des motifs substantiels de croire que Jean-Pierre Bemba était conscient que les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre commis par les soldats du MLC adviendraient dans le cours normal des évènements du fait de l’envoi des troupes du MLC le 26 octobre 2002 ou vers cette date en RCA et de leur maintien sur place jusqu’à leur retrait le 15 mars 2003[83].

En se prononçant ainsi dans la décision précitée, la Chambre II a écarté de façon radicale la possibilité d’une connaissance antérieure de la conduite criminelle de ses soldats en RCA. Cette approche n’a nulle part été remise en cause dans le jugement de la Chambre III.

Certes, sur ce point précis, la décision de confirmation des charges a été critiquée par Kai Ambos, professeur à l’Institute for Criminal Law and Criminal Justice de l’Université Göttingen (Allemagne), qui s’est demandé comment il pouvait être possible qu’une seule et même personne n’ait pas la connaissance des crimes en tant que coauteur, mais qu’elle ait une telle connaissance en tant que supérieur hiérarchique[84]. Il semble toutefois que l’approche de la décision précitée s’explique par la distinction entre connaissance antérieure et connaissance postérieure. La connaissance qu’elle a retenue à la charge de Bemba (en tant que supérieur hiérarchique) est une connaissance postérieure, tandis que celle qu’elle a rejetée en sa faveur (en tant que coauteur) est une connaissance antérieure[85]. La Chambre III a dit exactement que Bemba « savait effectivement que des crimes avaient été commis pendant les cinq mois qu’a duré l’intervention[86] ».

Ce qui est donc certain, c’est que la décision de confirmation des charges avait exclu la connaissance antérieure de Bemba sur la conduite criminelle de ses soldats. Le jugement final, quant à lui, n’a apporté aucun élément nouveau contredisant cette décision de confirmation puisque son attention a été orientée essentiellement vers la connaissance postérieure et non vers la connaissance antérieure. Or, comme nous le verrons bientôt, en se focalisant exclusivement sur la connaissance postérieure, sans se préoccuper d’une connaissance antérieure, l’argumentation de la Chambre III va se heurter à une incohérence évidente par rapport, d’un côté, à l’analyse des mesures nécessaires et raisonnables que devait prendre Bemba et, de l’autre côté, au lien entre l’inaction supposée de Bemba et la perpétration des crimes par ses soldats.

E. L’abstention de prendre les mesures nécessaires et raisonnables

Bemba s’est-il abstenu de prendre les mesures nécessaires et raisonnables qui s’imposaient face à la conduite criminelle de ses soldats en RCA? L’article 28(a)ii du Statut de Rome exige de démontrer que le supérieur hiérarchique « n’a pas pris toutes les mesures nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir pour empêcher [les crimes] ou en réprimer l’exécution ou pour en référer aux autorités compétentes aux fins d’enquête et de poursuites[87] ». Cette disposition consacre deux obligations distinctes à l’égard du supérieur hiérarchique : l’obligation de prendre des mesures préventives et celle de prendre des mesures répressives, celles-ci pouvant couvrir l’enquête, les poursuites ou le renvoi de l’affaire à une autorité compétente aux fins d’enquête et de poursuites. Comme l’a précisé la Chambre III elle-même, soutenue par une doctrine avisée[88], l’obligation de prendre des mesures préventives naît avant la commission des crimes; tandis que celle consistant à prendre des mesures répressives intervient après la commission des crimes[89].

Pour établir que Bemba avait omis de prendre des mesures nécessaires et raisonnables pour prévenir ou pour réprimer les crimes commis par ses soldats, la Chambre a adopté un raisonnement que nous pouvons subdiviser en deux temps. Dans un premier temps, elle a jeté un regard critique sur les mesures prises par Bemba en réaction aux allégations des crimes rapportées par les médias et la FIDH. Elle a, à cet égard, passé en revue la création et l’activité des commissions d’enquête (la Commission Mondonga, la Commission de Zongo, la Mission de Sibut, etc.) instituées par Bemba, le procès de huit soldats du MLC devant la Cour martiale de Gbadolite dans l’affaire Willy Bomengo et consorts[90], les contacts entrepris par Bemba avec le représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies (RSSG) et le président de la FIDH[91], etc. Elle en a conclu que ces mesures étaient largement insuffisantes[92] au regard de la gravité des informations qui parvenaient à Bemba et qu’elles n’ont pas été exécutées de bonne foi puisque leur objectif consistait, non pas à établir la vérité, mais à réhabiliter l’image du MLC[93].

Dans un second temps, la Chambre III a relevé un certain nombre de manquements dans la formation des soldats du MLC dans la mise en oeuvre effective du Code de conduite qui existait au sein du MLC[94]. Elle a également observé que Bemba avait la possibilité de retirer ses forces dès les premiers jours quand il a été informé des allégations portant sur leur conduite criminelle en RCA, mais qu’il s’est abstenu de le faire[95]. Sur la base de ces deux séries d’arguments, la Chambre III a conclu que « [Bemba] n’a pas pris toutes les mesures nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir pour empêcher [les crimes] ou en réprimer l’exécution ou pour en référer aux autorités compétentes aux fins d’enquête et de poursuites[96] ».

Ce qui apparaît dans cette argumentation est que, même si la Chambre III ne le dit pas explicitement, la première série de mesures prises par Bemba (création des commissions d’enquête, le procès de Gbabolite, etc.), et contre lesquelles elle s’est montrée plutôt très critique, se rapporte à des mesures répressives; tandis que la seconde série de mesures (formation de ses soldats, retrait de ses troupes de la RCA, etc.) se rapporte à des mesures préventives. L’approche de la Chambre III suscite toutefois trois problèmes qui en révèlent les limites.

1. Lien entre les mesures exigées et la connaissance établie

Puisque l’obligation de prendre des mesures préventives n’intervient qu’avant la commission des crimes et que celle de prendre des mesures répressives n’intervient qu’après la commission des crimes, il faut se demander s’il n’existe pas un lien entre la nature des mesures à prendre et le type de connaissance dont dispose le supérieur hiérarchique.

Sur ce point, il ne semble pas contesté par la doctrine que l’obligation de prendre les mesures préventives suppose une connaissance antérieure; tandis que celle de prendre les mesures répressives suppose une connaissance postérieure. Otto Triffterer, regretté professeur de la Salzburg Law School, a écrit à cet égard que « the precise awareness of the stage of the crime shapes the measures necessary and reasonable to prevent the crime or further harm[97] ». Sandesh Sivakumaran, professeur de droit international public de l’Université de Nottingham (Angleterre), précise encore que « the time at which the knowledge is to be judged differs for the obligation to prevent a crime and the obligation to punish that crime[98] ». En d’autres termes, les mesures répressives vont de pair avec la connaissance postérieure; tandis que les mesures préventives vont de pair avec la connaissance antérieure. Comme nous pouvons le constater, il existe donc un lien entre le type de connaissance qui a été établi et la nature du manquement à retenir contre un supérieur hiérarchique. Ce lien s’explique donc par le fait qu’il est illogique de retenir à la charge d’un supérieur un manquement à une obligation de prévenir un fait dont il n’a eu la connaissance qu’après coup.

Le problème posé par le jugement Bemba[99] réside ainsi dans la difficulté à établir ce lien. La Chambre III a en effet reproché à l’accusé un manquement aux mesures préventives alors même que, comme nous l’avons vu, elle n’a pas établi une connaissance antérieure par l’intéressé et que toute son attention était orientée vers une connaissance postérieure. Puisque la Chambre III s’est beaucoup plus attelée à établir une connaissance postérieure, c’est donc sur un manquement à l’obligation de prendre des mesures répressives qu’elle aurait logiquement dû se focaliser. Le premier point faible de l’argumentation de la Chambre III réside ainsi dans le fait qu’elle a ignoré ce lien nécessaire et logique entre la nature de mesures à prendre et le type de connaissance dont dispose le supérieur hiérarchique.

2. La « capacité » de Bemba à prendre des mesures répressives dans le respect des droits de l’homme

La question de la « capacité » d’un supérieur hiérarchique à prendre des mesures répressives dans le respect des droits de l’homme appelle à préciser préalablement ce qu’il faut entendre par mesures répressives, tant il est vrai que le jugement n’est pas clair sur la distinction entre les mesures répressives et les sanctions disciplinaires. L’on verra ensuite si le rebelle est obligé de prendre lui-même de telles mesures ou si, au contraire, il est obligé de renvoyer l’affaire à une autorité compétente, lui-même n’en disposant pas.

a)- Mesures répressives : sanctions disciplinaires ou sanctions pénales ?

Par rapport à la signification des mesures répressives, la Chambre III a sous-entendu que le supérieur hiérarchique qui prend des mesures disciplinaires s’acquitte de l’obligation qui lui est imposée par l’article 28(a) du Statut de Rome[100]. Certes, cette invocation des mesures disciplinaires peut trouver une base à l’article 87(3) du Protocole I du Protocole additionnel aux Conventions de Genève[101], article relatif aux devoirs des commandants, et dans la jurisprudence du Tribunal spécial pour la Sierra Léone (TSSL) notamment dans l’affaire Brima et consorts[102] et même dans les écrits de certains auteurs[103]. Elle suscite toutefois la question de savoir si de telles mesures peuvent être considérées comme nécessaires et raisonnables. Les mesures disciplinaires (exclusion ou suspension au sein d’un groupe armé, privation de salaire, rétrogradation, interdiction de porter une arme, privation de certains avantages, etc.), ne doivent pas être confondues avec les mesures répressives (emprisonnement, peine de mort, etc.). Or, il semble que compte tenu de la gravité des crimes prévus dans le Statut de Rome, de simples mesures disciplinaires ne seraient pas suffisantes pour réagir à un tel comportement criminel. Il doit donc s’agir de sanctions pénales (mesures répressives) suffisamment sévères pour décourager ce type de comportement[104].

Puisque les mesures répressives visent de véritables sanctions pénales, la question est alors de savoir si un rebelle, comme Bemba, a la capacité de prendre des mesures de cette nature. Par rapport à cette seconde question, la Chambre III a soutenu que si un supérieur hiérarchique n’a pas de pouvoir de sanction à l’égard des auteurs des crimes, il serait alors tenu de transférer l’affaire à une autorité compétente pour que celle-ci ouvre une enquête et le cas échéant, engage des poursuites[105]. La Chambre III s’est toutefois gardée de trancher la question de savoir si Bemba, en tant que rebelle, était tenu de poursuivre lui-même les coupables, ce qui suppose que la Chambre III l’estimait apte à prendre ces mesures répressives, ou s’il était plutôt tenu de renvoyer l’affaire à une autorité compétente.

b)- Bemba était-il obligé de soumettre l’affaire à des tribunaux institués par son mouvement rebelle?

Pour soutenir que Bemba, en tant que rebelle, avait l’obligation de soumettre les suspects aux tribunaux criminels institués par son mouvement rebelle, il faut préalablement se prononcer sur la légalité et la légitimité de tels tribunaux, tant il est vrai qu’il serait absurde de lui reprocher de n’avoir pas soumis ses soldats à des tribunaux illégaux. Toutefois, le jugement a choisi d’éviter cette question.

La volonté d’éviter cette question est présente d’abord dans les critiques faites par la Chambre III au procès de Gbadolite[106]. Nous remarquons en effet que la Chambre III a émis toute une série de critiques à l’endroit de ce procès[107], mais s’est gardée de se prononcer sur la légalité et la légitimité de celui-ci. Pourtant, cette question était au coeur de la lettre du président de la FIDH adressée à Bemba et à laquelle la Chambre III a fait allusion. Dans cette lettre, la FIDH a décliné l’offre de collaborer avec Bemba dans les enquêtes et les poursuites, l’a informé qu’elle avait transféré l’affaire à la CPI et lui a plutôt recommandé de coopérer avec cette dernière[108].

Il y avait donc là une question fondamentale que la Chambre III a éludée : interpréter l’article 28 du Statut de Rome[109] comme obligeant un rebelle à poursuivre pénalement ses soldats coupables de crimes graves devant un système judiciaire crée par la rébellion est-il conforme aux droits de l’homme internationalement reconnus comme l’exige l’article 21(3) du Statut de Rome[110]? Il était important que la Chambre III tranche cette question au regard de la controverse constatée à travers la doctrine où certains auteurs soutiennent que les Cours et tribunaux créés par les rebelles sont légitimes[111], tandis que d’autres (y compris les Nations Unies) rejettent cette proposition en soutenant que même les individus suspectés des pires crimes comme ceux qui sont prévus dans le Statut de Rome bénéficient aussi du droit au procès équitable et tout particulièrement du droit à un tribunal établi par la loi ou créé en vertu de la loi[112].

Bien qu’il existe une controverse sur cette question, la tendance nettement majoritaire qui semble toutefois se dégager est que les juridictions criminelles instituées par les groupes armés irréguliers n’ont ni légitimité ni légalité. Telle est d’ailleurs la position du président de la FIDH dans sa lettre adressée à Bemba et il semble que c’était la principale motivation ayant justifié le refus de cette organisation de défense des droits de l’homme de coopérer avec le MLC dans les enquêtes sur les allégations de crimes imputés aux soldats du MLC.

Sur cette question, le professeur Sandesh Sivakumaran a écrit un article remarquable dans lequel il démontrait que rien n’interdit juridiquement aux groupes armés irréguliers de créer des juridictions criminelles, et que pour cela, il faut reconnaître leur légalité et leur légitimité. Toutefois, cet éminent auteur a lui-même reconnu le caractère révolutionnaire de sa proposition et que, selon lui, l’opinion publique n’était pas favorable à accorder une reconnaissance à ces juridictions singulières[113].

Certes, l’obligation de prendre des mesures préventives (non répressives) et même celle d’ouvrir une enquête criminelle ou de renvoyer l’affaire à une autorité compétente n’exigent pas que le supérieur hiérarchique dispose d’un pouvoir légal pour le faire[114]. Le statut de rebelle n’est pas un argument pour échapper aux obligations découlant des normes du droit international humanitaire (DIH), et tout particulièrement celles de respecter et de faire respecter ces normes[115]. Toutefois, le problème se pose différemment concernant l’obligation imposée au supérieur hiérarchique (rebelle) de prendre des mesures répressives contre ses subordonnés. Une telle obligation fait nécessairement intervenir les règles relatives au respect du procès équitable qui imposent certaines limites au supérieur hiérarchique. Il est peu convaincant de soutenir que puisque les rebelles ont l’obligation de respecter et de faire respecter les normes fondamentales du DIH, leurs systèmes répressifs seraient reconnus comme valables.

Il devient ainsi surprenant de constater que la Chambre III a conclu à un manquement à l’obligation de réprimer les crimes imputés aux soldats du MLC sans s’être préalablement prononcée sur la question de savoir si Bemba avait la capacité de créer un système répressif ayant la légalité et la légitimité nécessaires à son fonctionnement, système auquel il était tenu de soumettre ses soldats coupables des exactions en RCA.

c)- Vers quelle « autorité compétente » le rebelle peut-il renvoyer l’affaire ?

Dans l’hypothèse où Bemba, en tant que rebelle, n’avait pas le pouvoir de créer des cours et tribunaux au sein de son mouvement rebelle, mais qu’il était plutôt tenu de renvoyer l’affaire à une autorité compétente pour enquête et poursuites, la question est alors de savoir qui pouvait être considéré comme étant cette autorité compétente, compte tenu des circonstances de l’époque.

Sur cette question, la réponse de la Chambre III reste vague une fois de plus. En effet, elle a reproché à Bemba de n’avoir rien fait pour mettre en oeuvre les recommandations du président de la FIDH[116]. Or, comme vu précédemment, ce dernier lui avait recommandé de coopérer avec la CPI. Mais, au moment de cet échange de correspondance (février 2003), le tout premier Procureur de la CPI n’était pas encore élu. Son élection s'est tenue le 21 avril 2003, il n’a prêté serment que le 16 juin 2003 et, une fois en fonction, il avait encore la lourde tâche de recruter ses collaborateurs avant de procéder à des enquêtes et des poursuites[117]. Puisque la Chambre III avait déclaré que le renvoi d’une affaire à une autorité non fonctionnelle ne libérait pas le supérieur hiérarchique de son obligation de renvoyer l’affaire[118], nous nous attendions logiquement à ce qu’elle précisât si elle considérait le Procureur de la CPI en 2003, comme une autorité fonctionnelle à laquelle Bemba pouvait renvoyer l’affaire. Mais, là encore, la Chambre III a esquivé cette question délicate.

Dans tous les cas, même en se situant en 2016, année du jugement Bemba[119], il n’était pas certain que le Procureur de la CPI soit une « autorité fonctionnelle » auquel un rebelle pouvait renvoyer l’affaire. Comme l’écrit encore Sivakumaran, le renvoi au Procureur de la CPI n’est pas une mesure réaliste en raison des limitations de la compétence de la CPI et de ses capacités opérationnelles. En tout état de cause, il n’est pas prudent d’encourager de tels renvois puisque cela permettrait aux supérieurs hiérarchiques issus des groupes rebelles d’échapper à leurs propres obligations lorsqu’ils savent très bien que ce Procureur ne pourra rien faire[120].

La Chambre III a par ailleurs reproché à Bemba de n’avoir pas coopéré avec la Commission internationale d’enquête qui devait être créée par le Tchad et la RCA (et qui n’a plus été créée) ni d’avoir associé le RSSG en RCA dans les enquêtes[121]. Mais ici encore, la Chambre III n’a pas précisé si elle considérait cette Commission d’enquête ou le RSSG comme une autorité fonctionnelle à laquelle Bemba pouvait renvoyer l’affaire. En outre, comme l’ont relevé certains auteurs, le renvoi aux autorités de l’État contre lequel un groupe armé est, ou était, engagé dans un conflit armé, en l’occurrence les autorités centrafricaines, n’est tout simplement pas une mesure raisonnable[122]. Dans le jugement Bemba,[123] cette question se posait puisque ceux contre qui le MLC avait combattu avaient, par la suite, pris le pouvoir et qu’il n’était pas raisonnable de demander à Bemba de leur renvoyer l’affaire.

La Chambre III n’a pas non plus abordé la question de savoir si Bemba aurait pu renvoyer l’affaire aux Cours et tribunaux des États voisins. L’efficacité d’une telle hypothèse dépend d’une part, de la disponibilité dans ces États d’une législation autorisant leurs juridictions pénales à exercer une compétence extraterritoriale sur des crimes commis à l’étranger, contre des étrangers et par des étrangers qui d’ailleurs résident à l’étranger. Elle dépend, d’autre part, de bonnes relations entre le groupe armé précité et l’État en question[124].

Aucune de ces questions n’a retenu l’attention des juges de la Chambre III alors même que le statut de rebelle de Bemba leur imposait de les aborder et clarifier ainsi d’un côté, la signification exacte de l’expression « mesures nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir » figurant à l’article 28(a)ii du Statut de Rome[125]; et, de l’autre côté, ce qu’il faut entendre par une « autorité compétente » vers laquelle un rebelle peut renvoyer l’affaire.

Finalement, nous constatons que (i) la Chambre III a retenu contre Bemba un manquement à l’obligation de prendre des mesures préventives, alors qu’elle avait retenu à sa charge principalement une connaissance postérieure; (ii) qu’elle a également retenu contre l’intéressé un manquement à l’obligation de prendre des mesures répressives, sans avoir démontré que ces mesures étaient en son pouvoir et qu’elles étaient raisonnables compte tenu de sa qualité de rebelle au moment des faits.

F. Le lien de causalité entre l’inaction du supérieur et la perpétration des crimes par les subordonnés

La sixième et dernière condition de la command responsibility est le lien de causalité entre l’inaction du supérieur hiérarchique et la perpétration des actes criminels par ses subordonnés. Cette condition découle de l’article 28 du Statut de Rome qui dispose que le chef militaire est pénalement responsable des crimes commis par ses soldats lorsqu’« il n’a pas exercé le contrôle qui convenait sur ses forces[126] ». Ce lien de causalité est beaucoup plus affirmé dans la version anglaise selon laquelle les crimes doivent avoir été commis « as a result of his or her failure to exercise control properly over such forces[127] ».

Dans le jugement sous examen, la Chambre III a consacré très peu de développement sur l’interprétation qu’elle accorde à cette condition. En effet, elle s’est contentée de déclarer que

la condition qu’il existe un lien est manifestement remplie lorsqu’il est établi que les crimes n’auraient pas été commis dans les circonstances où ils l’ont été si le chef militaire avait exercé le contrôle qui convenait, ou que le chef militaire aurait empêché l’exécution des crimes en exerçant le contrôle qui convenait[128].

Par rapport spécifiquement au jugement Bemba,[129] la Chambre III a estimé que ce lien de causalité était établi. Pour y arriver, elle a mis en évidence l’absence de formation adéquate des soldats du MLC au respect des règles du droit humanitaire. Elle a aussi observé les défaillances du Code de conduite promulgué au sein du MLC où l’interdiction des violences contre la population civile et les pillages n’était pas clairement affirmée. La Chambre III a aussi mis en évidence le fait que les dispositions de ce Code de conduite n’étaient, de toute façon, pas connues de la plupart des soldats du MLC[130] ni appliquées dans la pratique puisque ceux qui se rendaient coupables des actes interdits par le code ne faisaient l’objet d’aucune enquête ni de poursuites au sein du MLC[131]. Elle a aussi mis en avant le fait qu’il régnait au sein du MLC un climat d’impunité qui avait pour effet d’encourager la commission des crimes contre la population civile[132]. Selon la Chambre III, les crimes commis par les soldats du MLC en RCA n’auraient pas été commis, ou en tout cas, pas tel qu’ils l’ont été, si Bemba, en tant que commandant suprême des soldats du MLC, n’avait pas omis de prendre toutes les mesures que la Chambre III lui reproche de n’avoir pas prises. C’est donc sur cette base que la Chambre III a conclu qu’il existait un lien de causalité entre l’omission de Bemba et la survenance des crimes[133].

En y regardant de près, nous pouvons constater que le lien établi par la Chambre III est celui qui existe entre l’omission de prendre des mesures préventives et la perpétration des crimes. Même lorsque la Chambre III invoque l’absence de l’application effective du Code de conduite à travers des enquêtes et des poursuites contre ceux qui le violaient (mesures répressives), cette invocation est faite dans une optique préventive parce que la Chambre III dit aussitôt que si ce Code était effectivement appliqué, les crimes n’auraient pas été commis.

La difficulté dans l’argumentation réside cependant dans la recherche d’un tel lien en l’absence d’une connaissance antérieure du supérieur hiérarchique. Nous avons précédemment vu que pour établir un manquement à l’obligation de prendre des mesures préventives, il faut avoir préalablement établi une connaissance antérieure puisqu’il existe un lien entre la nature du manquement et le type de mesures à prendre; et qu’il est illogique d’établir, comme l’a fait la Chambre III, un manquement à l’obligation de prendre des mesures préventives lorsque nous n’avons établi qu’une connaissance postérieure.

L’obligation de prendre des mesures préventives susceptibles d’engager une responsabilité pénale n’est pas une obligation générale; elle est une obligation spécifique ou particulière par rapport à des crimes précis dont le supérieur avait eu une connaissance antérieure[134]. En d’autres termes, pour établir une responsabilité pénale, il ne suffit pas seulement d’établir que (i) des crimes ont été commis; et (ii) l’absence des mesures préventives a permis la commission de ces crimes. Encore faut-il établir un troisième élément, soit la connaissance antérieure du supérieur hiérarchique par rapport à la commission de ces crimes spécifiques ou, à tout le moins, au risque de leur commission. Sans cette connaissance, il est difficile d’établir un manquement à l’obligation de prévenir ces crimes précis. Et sans un tel manquement, nous ne voyons pas comment nous pourrions établir un lien de cause à effet entre ce qui n’a pas été démontré et la perpétration des crimes.

Comme nous pouvons le voir, il existe deux types de liens qui ont été ignorés par la Chambre III. Le premier lien concerne la nature de la connaissance et le type de manquement à retenir contre un supérieur; tandis que le second lien porte sur le manquement retenu contre le supérieur et la perpétration des crimes. Lorsque le premier lien n’a pas été établi, il devient difficile d’établir le second. Ignorer ces deux liens conduirait à confondre la responsabilité pénale, découlant de l’article 28 du Statut de Rome[135] et la responsabilité morale sans aucune conséquence juridique. C’est en effet par rapport à cette forme de responsabilité qu’une commission parlementaire belge s’était située pour retenir à l’encontre de certains membres du gouvernement belge, une responsabilité morale dans l’assassinat du tout 1er Premier ministre congolais, Patrice Émery Lumumba[136]. Ignorer ces deux liens conduirait également à confondre la responsabilité pénale et la responsabilité civile, sans aucune conséquence pénale, comme celle des maîtres et des commettants pour les dommages causés par leurs domestiques et préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés[137]. Sur ce point d’ailleurs, nous devons relever qu’à beaucoup d’égards, le raisonnement suivi par la Chambre III est beaucoup plus proche de celui du droit de la responsabilité civile des commettants pour les dommages causés par leurs préposés, que de celui du droit pénal qui exige un certain état d’esprit pour retenir la culpabilité d’un accusé.

En raison de l’attention de la Chambre III tournée beaucoup plus vers la connaissance postérieure de Bemba, c’est logiquement vers un éventuel lien entre l’inaction à prendre des mesures répressives et la perpétration des crimes par ses subordonnés qu’elle aurait dû se tourner. Or, sur ce point précis, la position de la Chambre III reste ambigüe : dire qu’un tel lien est établi dès lors que les crimes n’auraient pas été commis tels qu’ils l’ont été, c’est, encore une fois, se situer dans l’approche d’un manquement par rapport aux mesures préventives et esquiver la question du lien par rapport aux mesures répressives.

Lorsque nous analysons la responsabilité pénale d’un supérieur hiérarchique sur la base de son manquement à prendre des mesures répressives à la lumière de l’article 28 du Statut de Rome[138], il est important de distinguer clairement deux situations. Dans la première, nous avons, d’une part, la série des crimes du passé et, d'autre part, celle des crimes ultérieurs. La responsabilité pénale du supérieur est dans ce cas engagée lorsque, par l’impunité qu’il a accordée aux crimes du passé (et dont il n’a eu connaissance qu’après les faits), il a favorisé, et même contribué, aux crimes ultérieurs. Ici, la répression est envisagée comme une composante de la prévention. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les propos de la décision de confirmation des charges de la Chambre II lorsqu’elle affirme :

[L]orsqu’un supérieur manque à ses devoirs [de réprimer l’exécution des crimes ou d’en référer aux autorités compétentes] pendant et après la commission des crimes, ce comportement peut avoir un lien de cause à effet avec la commission des nouveaux crimes. La punition faisant partie intégrante de la prévention de la criminalité, le fait qu’un chef ait omis par le passé de punir des crimes tend à augmenter le risque de commission de nouveaux crimes[139].

C’est également dans ce sens que plusieurs auteurs se sont exprimés[140].

Une conséquence importante à tirer de ce qui précède est que le supérieur ne peut logiquement être tenu responsable que des crimes ultérieurs. L’invocation des crimes du passé (dont il ne peut pas être tenu responsable) ne sert qu’à établir sa connaissance antérieure de la conduite criminelle de ses subordonnés et surtout, comme une preuve de son manquement à l’obligation de prévenir les crimes commis ultérieurement par ses subordonnés[141].

Dans la seconde situation, nous n'avons que les crimes du passé (et dont le supérieur n’a eu connaissance qu’après les faits), qui sont restés impunis, et aucun crime n’a été ultérieurement commis en dépit de cette impunité. Dans cette situation, où l’obligation de punir est complètement détachée de celle de prévenir[142]), la plupart des auteurs soutiennent que l’article 28 du Statut de Rome ne permet pas de tenir le supérieur hiérarchique pénalement responsable pour les crimes passés, simplement parce qu’il ne serait pas possible de démontrer la contribution du supérieur dans la commission de ces crimes et ainsi d’établir ce fameux lien de cause à effet entre son inaction et la perpétration des crimes par ses subordonnés[143]. Certains auteurs ont proposé d’interpréter largement l’exigence de ce lien de manière à ouvrir aussi toute contribution à l’impunité des crimes des subordonnés[144]. Cette proposition est toutefois peu convaincante parce qu’elle tend à faire revenir un concept déjà abandonné, celui du « complice après l’acte », et à confondre la contribution à la commission d’un crime et les actes d’obstruction à la justice[145]. Que nous soyons choqués que le supérieur ne puisse dans ce cas être tenu responsable des crimes commis par ses subordonnés, en particulier lorsque son inaction est perçue comme une forme d’approbation tacite de la conduite criminelle de ses subordonnés, est une chose que nous pouvons comprendre. Toutefois, comme l’a écrit Darryl Robinson, le sens même de la justice commande que nous ne tenions une personne pénalement responsable que des crimes auxquels il a contribué[146].

Dans la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux (TPI) ad hoc, les juges se sont généralement appuyés sur la soi-disant nature sui generis de la command responsibility pour tenir pénalement responsable le supérieur pour les crimes du passé commis par ses subordonnés et qui sont restés impunis en dehors de tout lien entre son inaction et la perpétration des crimes par ses subordonnés. La nécessité d’un tel lien a été rejetée au motif que, selon ces juges, ce lien serait illogique[147]. Ce caractère illogique a également été reconnu dans la décision de confirmation des charges relatives à la décision Bemba lorsque la Chambre II a déterminé qu’« il serait illogique de conclure qu’un manquement [au devoir de réprimer ou de transférer l’affaire aux autorités compétentes] pourrait rétroactivement causer les crimes qui vont être commis[148] ».

Cependant, la jurisprudence des TPI ad hoc a été rendue possible par le silence des statuts de ces tribunaux sur la condition du lien entre l’inaction du supérieur et la perpétration des crimes par ses subordonnés. La transposition de cette jurisprudence dans l’interprétation de l’article 28 du Statut de Rome pose des difficultés précisément parce que cet article exige explicitement le lien précité[149]. Ces difficultés sont d’ailleurs visibles dans la décision Bemba lorsque dans sa décision de confirmation des charges, tout en reconnaissant le caractère illogique de l’exigence d’un tel lien, la Chambre II conclut, malgré tout, qu’il faut l’établir tout en tentant de l’interpréter autrement. Elle affirme, en effet, que ce lien peut être établi lorsque l’impunité a favorisé la commission des crimes ultérieurs. Mais, dans cette interprétation, la décision confond, à tort, la première hypothèse (crimes du passé et crimes ultérieurs) et la seconde hypothèse (crimes du passé, sans crimes ultérieurs) et reste ambigüe sur la nécessité d’un tel lien dans le cas d’un manquement à l’obligation de punir, lorsque celle-ci est détachée de l’obligation de prévenir.

Dans le jugement Bemba, nous constatons que la Chambre III a invoqué elle aussi la nature sui generis de la command responsibility; qu’elle n’a pas opéré de distinction claire entre les crimes du passé et les crimes ultérieurs puisqu’elle a tenu Bemba pénalement responsable de tous les crimes[150]. Pourtant, dès lors que cette même Chambre III a reconnu que la formulation de l’article 28 du Statut de Rome[151], contrairement aux statuts des TPI ad hoc, exigeait d’établir un lien de causalité entre l’inaction du supérieur et la perpétration des crimes, il était important (i) qu’elle distinguât clairement les crimes du passé pour lesquels Bemba avait eu une connaissance postérieure et les crimes commis ultérieurement en raison de l’impunité des précédents; (ii) qu’elle n’envisageât la responsabilité pénale de Bemba uniquement par rapport aux crimes commis ultérieurement; et (iii) qu’elle n’invoquât les crimes du passé uniquement en vue d’établir une connaissance antérieure de Bemba par rapport à ces crimes futurs. Suivant cette logique, Bemba n’aurait pas dû être tenu pénalement responsable de la plupart des crimes commis à Bangui et au Point Kilomètre 12 (PK12). Sa responsabilité pénale n’aurait dû être envisagée que par rapport aux crimes commis ultérieurement vers la fin de leur intervention militaire. En confondant les crimes du passé et les crimes ultérieurs, la logique même de l’argumentation de la Chambre III devient fort contestable.

***

Il est sans doute plus facile de juger un jugement que de juger les faits[152]. Toutefois, en analysant de près la manière dont le jugement Bemba[153] a appliqué la théorie de la command responsibility à un rebelle, nous ne pouvons nous empêcher de formuler tout au moins la remarque suivante.

Nous avons relevé les deux piliers distincts de la command responsibility, à savoir l’obligation de prévenir et celle de punir. S’il est incontestable que la qualité de rebelle n’a aucune incidence sur l’obligation de prévenir la commission des crimes dès lors que nous avons établi à la charge du rebelle une connaissance antérieure, il en est autrement de l’obligation de réprimer, lorsque les juges se sont focalisés davantage sur la connaissance postérieure du rebelle. D’un côté, si nous interprétons l’obligation de réprimer comme englobant celle d’enquêter et surtout de renvoyer l’affaire aux autorités compétentes pour les poursuites, nous ne pouvons retenir un manquement à une telle obligation si nous n’avons pas préalablement précisé qui est concrètement cette « autorité compétente ». Le jugement Bemba[154] met en évidence un contexte tout à fait particulier dans lequel l’identification de cette autorité n’est pas évidente lorsqu’il s’agit spécifiquement des rebelles.

De l’autre côté, si nous entendons l’obligation de réprimer comme renvoyant à celle de soumettre l’affaire au système judiciaire répressif institué par les autorités rebelles, là aussi nous ne voyons pas comment nous pourrions retenir à la charge d’un rebelle un manquement à une telle obligation lorsqu’on a omis de se prononcer préalablement sur la légalité et sur la légitimité d’un tel système répressif. Dans le système du Statut de Rome, plus qu’ailleurs, cette question est incontournable puisque l’article 21 du Statut de Rome[155] dispose que « l’application et l’interprétation du droit prévues au présent article doivent être compatibles avec les droits de l’homme internationalement reconnus ».

Dans tous les cas, en s’appuyant sur un potentiel manquement à une obligation de réprimer, lorsqu’une telle obligation est totalement détachée de celle de prévenir, nous aurions forcément du mal à démontrer le lien entre l’inaction du supérieur et la perpétration du crime par les subordonnés. Pourtant, ce lien est clairement exigé par l’article 28 du Statut de Rome[156]. La nature sui generis de la command responsbility n’est pas et ne doit pas être une justification pour ignorer cette exigence.

Le jugement Bemba[157] constitue ainsi une opportunité manquée de résoudre des problèmes précis que pose l’application de la command responsibility aux rebelles. Lorsque la Chambre III prononce une condamnation tout en faisant l’impasse sur ces problèmes de fond, cela ne peut que contribuer très imparfaitement au renforcement de la crédibilité de la CPI qui est destinée à se prononcer sur des affaires politiquement chargées. Le verdict de culpabilité de Bemba aurait sans doute été plus convaincant si les juges s’étaient focalisés sur le manquement à une obligation de prévenir et sur la connaissance antérieure de Bemba par rapport au risque de la conduite criminelle de ses soldats en RCA.