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Comme le titre de son ouvrage l’indique, Gilbert Gagné – professeur titulaire en relations internationales à l’Université Bishop’s et membre du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM) de l’Université du Québec à Montréal – s’attaque à un enjeu crucial pour nos sociétés contemporaines. Ce projet scientifique ambitieux fait état du traitement à accorder aux biens et services culturels dans des accords de libre-échange (ALE) des États-Unis et par conséquent, celui des transformations dans la stratégie de la diplomatie commerciale des États-Unis depuis les années 1990. Ces deux problématiques reliées – qui soulèvent des questions sociales, économiques et identitaires – sont ainsi analysées tenant compte de l’arrivée des technologies numériques qui ont profondément transformé la production, la distribution, la consommation des contenus culturels, ainsi que la façon dont les autorités publiques interviennent dans le secteur culturel.

Les industries culturelles sont inéluctablement vouées à osciller entre la sphère artistique et la sphère marchande et leur nature double, entre la production matérielle et la production symbolique, suscite un débat politique virulent sur la scène internationale. En effet, depuis la fin des années 1980, les règles du commerce international ont servi de catalyseur en vue de remettre en question la légitimité de l’intervention publique dans le domaine culturel et de contester la position de certains acteurs relative à la nature spécifique des biens et services culturels. Une littérature scientifique abondante[1] a notamment abordé deux aspects de l’enjeu « commerce-culture » : d’un côté la confrontation multilatérale autour de la place des biens et services culturels dans l’agenda de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et, de l’autre, les discussions multilatérales entourant l’adoption et la mise en oeuvre de la Convention sur la diversité des expressions culturelles et ses effets sur l’interface « commerce-culture ».

À cet égard, alors que la littérature scientifique existante met en lumière l’aspect multilatéral de l’enjeu, l’originalité de l’ouvrage du Professeur Gagné réside dans le nouvel angle bilatéral et plurilatéral à travers lequel il cherche à traiter la thématique « commerce-culture ». Adoptant une approche pertinente fondée sur plusieurs perspectives disciplinaires, dont celles du droit, de la science politique et des relations internationales, l’auteur met alors l’accent sur le revirement stratégique de la diplomatie commerciale des États-Unis qui a eu lieu depuis l’arrivée de l’administration de George W. Bush. Par conséquent, il traite des répercussions importantes des nouvelles pratiques bilatérales et plurilatérales sur la capacité financière et règlementaire des États à intervenir dans le secteur de la culture – et plus concrètement celui des industries culturelles. Fort bien documenté, l’ouvrage analyse le traitement des biens et services culturels dans la totalité des accords commerciaux négociés depuis le début des années 2000 par les États-Unis – premier exportateur mondial des produits culturels et pays qui a favorisé une libéralisation du secteur culturel de plus en plus poussée. L’auteur examine, d’une part, onze accords de libre-échange (ALE) conclus et entrés en vigueur avec seize pays : Singapore, le Chili, l’Australie, le Maroc, Bahreïn, Oman, le Pérou, la Colombie, le Panama, la Corée du Sud, ainsi que six pays de l’Amérique centrale, à savoir le Costa Rica, la République dominicaine, le Salvador, le Guatemala, le Honduras et le Nicaragua. Il analyse d’autre part, les enjeux majeurs autour des négociations plurilatérales sur le Partenariat transpacifique (PTP), le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (mieux connu sous le sigle anglais T-TIP) et l’Accord sur le commerce des services (mieux connu sous le sigle anglais TiSA), lequel met en jeu 23 économies, dont celle des États-Unis, de l’Union européenne et du Canada.

L’objectif de Gagné est triple : mettre en lumière les résultats de la diplomatie commerciale des États-Unis en vue de libéraliser le secteur culturel ; évaluer les implications des ALE des États-Unis sur la capacité des États de poursuivre des politiques culturelles ; tirer des conclusions à propos des évolutions récentes du débat « commerce-culture ».

Son analyse se décline en cinq chapitres. Le premier retrace la trame politique du débat « commerce-culture » et comment les évolutions normatives au sein des forums multilatéraux, tels que l’OMC et l’UNESCO, ont été un facteur considérable qui a incité les États-Unis à favoriser la voie bilatérale en vue de satisfaire ses intérêts commerciaux en matière de culture. Le deuxième chapitre se penche sur quatre principaux éléments de la nouvelle stratégie des États-Unis en matière de culture : une approche libérale sur des engagements commerciaux fondée sur la méthode de la liste négative [2]; l’acceptation de la part des États-Unis des mesures financières dans le secteur culturel ; le maintien des politiques règlementaires à condition que ces dernières concernent les biens et services culturels traditionnels ; le rejet strict du « protectionnisme culturel » dans les services numériques.

Dans les troisième et quatrième chapitres, l’auteur vise à saisir comment cette nouvelle stratégie s’est traduite par des ALE conclus avec des pays développés et en voie de développement. Gilbert Gagné constate que, même si le nombre et la portée de réserves adoptées dans le secteur culturel varient considérablement d’un signataire à l’autre, les États-Unis ont largement réussi à mettre en oeuvre leur nouvelle stratégie dans le cas des ALE conclus avec plusieurs pays en développement, remettant en question la capacité financière et règlementaire de ces derniers, notamment dans le secteur des services numériques qui représentent l’avenir du secteur culturel. En ce sens, ces pays se privent de la possibilité d’adopter des dispositifs relatifs aux services numériques, tels que des quotas de contenu culturel national, des exigences de capital national dans les industries culturelles du numérique, des exigences pour favoriser le contenu local dans la publicité aux canaux numériques de diffusion, des exigences de contribution financière à la production de contenu culturel national. En revanche, dans le cas des ALE négociés avec des pays développés, tels que l’Australie et la Corée du Sud, l’auteur observe que ces derniers jouissent d’une marge de manoeuvre considérable en vue de maintenir leurs mesures règlementaires et financières dans le secteur culturel et sauvegarder leur capacité future à intervenir dans les services numériques. Cela révèle ainsi les limites politiques de la nouvelle stratégie commerciale des États-Unis.

Enfin, le cinquième chapitre est consacré aux négociations commerciales plurilatérales menées par les États-Unis depuis 2010. L’auteur propose une analyse soigneuse du texte du PTP signé en février 2016 et incluant douze pays du Pacifique, à savoir les États-Unis, le Japon, le Canada, le Mexique, le Pérou, le Chili, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Singapour, Brunei, le Vietnam et la Malaisie. Si l’auteur souligne que les réserves introduites par les pays signataires du PTP concernent surtout les services culturels traditionnels – tels que les salles obscures, la vidéo physique ou la radiodiffusion conventionnelle –, il met également l’accent sur un cas intéressant qui nécessiterait une étude plus approfondie : le Vietnam. Ce pays en voie de développement a réussi à sauvegarder en grande partie sa capacité règlementaire et financière d’intervenir dans tous les types de biens et services culturels. Selon Gagné, cela pourrait s’expliquer par la stratégie de négociation rigide adoptée par le régime communiste vietnamien et par la flexibilité relative de l’administration Obama qui s’était fixée comme priorité majeure la conclusion de l’accord.

D’ailleurs, il convient de mentionner que dans le contexte suivant l’élection de Donald J. Trump, il est probable que les nouvelles priorités commerciales des États-Unis seront guidées par une tactique plus transactionnelle et une radicalisation du commercialisme libéré des entraves de la réciprocité et du multilatéralisme. Dans ce nouveau cadre, la confrontation autour de la place des services numériques reviendra avec plus de force et par conséquent, l’ouvrage de Gilbert Gagné se révèle un outil précieux pour appréhender les continuités et les discontinuités du débat « commerce-culture ».

Pour finir, avec sa thématique originale, son approche multidisciplinaire et son analyse empiriquement riche, l’ouvrage de Gilbert Gagné brosse un portrait éclairant des évolutions récentes du débat « commerce-culture ». Il a sa place dans les bibliothèques des spécialistes de l’économie politique internationale, du droit international et de la politique étrangère. En outre, il s’agit d’une étude fascinante pour le grand public qui s’intéresse à la façon dont la diplomatie commerciale des États-Unis est susceptible de remettre en question les politiques culturelles et représenter une menace pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles dans le contexte de la révolution numérique.