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Lieu de passage et carrefour d’échanges important, la Méditerranée est aujourd’hui le premier espace migratoire au monde. Un espace aux contrastes multiples emprunté par des milliers de personnes et de gens déplacés qui fuient leurs pays à cause des violences et des conflits, mais aussi en raison du chômage persistant.

L’Europe riveraine admet chaque année des milliers de migrants réguliers auxquels s’ajoutent les migrants irréguliers et les demandeurs d’asile. La recrudescence de l’immigration clandestine par voie maritime occupe le devant de la scène médiatique à cause des nombreux drames humains qui se déroulent en Méditerranée. De nombreuses interrogations se posent alors à propos de ces mouvements de migrations de plus en plus vifs et mal contrôlables. Ces derniers inquiètent et suscitent des appréhensions négatives, de peurs et de menace sur la stabilité et la cohésion sociale des pays d’accueil.

L’immigration irrégulière est devenue un champ d’études et de réflexions à travers lequel est perçue et débattue toute la problématique de la migration dans son ensemble. Sans trop se focaliser sur l’immigration irrégulière pour ne pas altérer le débat, ne serait-il pas plus judicieux de régler au préalable certaines questions importantes nécessaires à tout dialogue pour élaborer une politique migratoire adéquate, basée sur une approche globale et éclairée en termes de solidarité et de respect des droits de l’Homme?

L’immigration irrégulière, appelée aussi l’immigration du pays de transit ou de destination. Elle implique l’entrée et le séjour d’une personne dans un pays dont elle n’est pas originaire sans y être légalement autorisée. Elle apparaît ainsi comme une procédure alternative d’entrée pour ceux qui ne remplissent pas les conditions requises par les pays d’accueil. Dans pareille situation les possibilités légales d’entrée et de séjour sont restreintes, l’entrée illégale est souvent la seule possibilité qui s’offre aux candidats à l’immigration et aux demandeurs d’asile.

Aujourd’hui, avec la mondialisation économique, le progrès rapide dans les technologies de l’information, de la communication et des transports, on assiste à un développement extraordinaire de la migration internationale qui engendre des drames humains, obligeant les politiques à gérer les flux migratoires afin d’endiguer le phénomène qui prend des proportions inquiétantes à chaque traversée de la Méditerranée. Le bilan est lourd, chiffres à l’appui, émanant d’organismes officiels, d’organisations de la société civile et de médias du monde entier. La migration est un sujet complexe et délicat, elle est devenue une source de préoccupation pour les pays de destination comme pour toute la communauté internationale, d’autant plus qu’elle fait l’objet maintenant d’un « commerce » très lucratif qui génère des revenus considérables pour ceux qui « aident » les candidats à l’immigration. Le basculement de cette activité illicite dans le domaine de la criminalité organisée dans le sens de la conception onusienne du trafic des migrants et la traite des êtres humains[1] constitue une menace pour la sécurité nationale et la stabilité des États.

Le phénomène de la migration irrégulière suppose des politiques de gestion des flux et de contrôle aux frontières dont le caractère est nécessairement imparfait, car ces aspects ne sont abordés que ponctuellement dans les relations interétatiques. Il s’agit le plus souvent d’accords de réadmission bilatéraux liant l’État-source et l’État-cible d’un flux particulier de migrants. Dans sa forme la plus poussée, la prise en charge du phénomène aboutit à des accords de coopération entre États, une coopération opérationnelle sur la base de programmes[2] est déjà lancée par l’Europe, qui est la principale destination auxquels aspirent les migrants et les demandeurs d’asile[3].

La montée de l’immigration irrégulière fait l’objet de nombreuses analyses qui vont de celles qui la considèrent comme un risque potentiel pour la stabilité et la cohésion sociale des pays de réception, en passant par celles qui se penchent sur son caractère criminel, en la prenant pour une menace criminelle transnationale qui justifierait une coopération internationale à l’échelle mondiale des forces de police et des justices des États. Il y a également, celles qui la voient comme une menace externe à la sécurité de l’État, et représenterait alors, un risque au sens de la défense nationale.

Ainsi, au-delà des nombreux questionnements qui se posent à propos de l’immigration irrégulière, nous tenterons d’abord, de cerner la question à travers l’importance qu’elle revêt dans le cadre du changement d’orientation dans les mouvements migratoires qui ont entrainé des drames humains et créé des situations qui échappent à la légalité, pour voir ensuite, comment elle peut être encadrée et contrôlée à l’aide d’instruments et mécanismes juridiques qui lui sont applicables et qui peuvent assurer la protection des migrants.

I. Changement d’orientation dans les mouvements migratoires et irruption du phénomène de l’immigration irrégulière

Les évènements nouveaux concernant les flux et les politiques migratoires montrent les difficultés qu’il y a à gérer la migration dans sa totalité et sa complexité, notamment au regard des faits souvent dramatiques qui se produisent au large des côtes européennes : espagnoles et italiennes particulièrement, où de nombreux migrants « clandestins », ceux du moins qui échappent à la mort, sont refoulés aux frontières, sans compter les dérapages qui se produisent dans les aéroports lors de rapatriements forcés des demandeurs d’asile à la recherche d’un lieu d’accueil[4].

Les désirs d’Europe et les tentatives de prendre d’assaut la « forteresse européenne », ne sont pas les seuls en cause, car malgré la fermeture ou l’entrouverture sélective des frontières[5], les mouvements migratoires continuent d’arriver aux portes de l’Europe. La souveraineté des États est alors mise à mal dans le cadre du contrôle aux frontières par la prégnance d’autres principes et d’autres logiques, comme le principe de la responsabilité, la logique de l’humanitaire et le dialogue qui s’imposent aux États du fait de leur interdépendance. Une autre réalité apparaît, mais qui ne peut être occultée, et doit être prise en compte, c’est celle qui concerne les marchés économiques, médiatiques et culturels transnationaux qui transcendent aujourd’hui la souveraineté des États et se jouent des frontières étatiques. Ceci pousse davantage les migrants à vouloir rentrer en Europe, en bravant tous les dangers au péril de leur vie.

A. Les migrants irréguliers, victimes d’évènements tragiques dans l’espace euro-méditerranéen

Les termes de migrants « irréguliers », « clandestins », « non-documentés » ou « illégaux » sont considérés comme synonymes, leur usage est utilisé indifféremment dans la littérature relative à la migration[6]. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) utilise le terme « clandestin » et définit le migrant clandestin comme celui qui « enfreint les règles d’admission du pays, ainsi que toute personne non autorisée à rester dans le pays[7] ». On qualifie ainsi un migrant clandestin par rapport à l’application territoriale des législations nationales relatives à l’immigration tant qu’il ne relève pas de la juridiction d’un autre État. Celui-ci reste soumis à la législation de son pays et au pavillon du bateau qui le transporte et ne devient « clandestin » que lorsque le pays qui l’accueille le définit comme tel.

La migration irrégulière en Méditerranée constitue depuis un certain nombre d’années un sujet récurrent dans l’actualité qui, par moment, allume les projecteurs sur certains évènements tragiques qui se déroulent en mer. Selon les Nations Unies, plus de 5000 migrants sont morts en Méditerranée en tentant de rejoindre les côtes européennes durant la seule année 2016[8]. Dans son dernier rapport-bilan, intitulé : « Des vies à la dérive. Réfugiés et migrants en péril en Méditerranée », rendu public fin septembre 2014, Amnistie internationale a estimé qu’« en 2001 quelques 1500 personnes avaient trouvé la mort, on en compte environ 500 en 2012, plus de 600 en 2013 et 2500 au 15 septembre 2014[9] ». Quel triste bilan dramatique, qui ne cesse de s’alourdir au fil du temps, puisque des milliers de migrants prennent ce risque presque quotidiennement. Selon un recensement dans un récapitulatif de fin d’année, l’OIM « indique 3771 décès de migrants en 2015[10] » ayant traversé la Méditerranée dans l’espoir d’atteindre l’Europe. La Méditerranée a été ainsi considérée comme le passage le plus meurtrier durant l’année 2014[11]. Cette année-là, a été également reconnue comme une année record, car 219 000 personnes ont traversé la mer Méditerranée. Faut-il encore citer quelques chiffres, même si ces derniers ne parlent pas de drames humains. Il s’agit du nombre important de migrants irréguliers arrivant dans l’île italienne de Lampedusa qui a doublé entre 2005 et 2008, passant respectivement de 15 000 à 30 000. Que disent encore les chiffres du côté italien en 2017, lorsque le ministre italien de l’Intérieur et le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), ont affirmé avoir recensé « 60 447 arrivées de migrants et de réfugiés sur le sol italien[12] ». Faut-il noter au passage que l’Italie occupe le 4e rang mondial en ce qui concerne le nombre de demandeurs d’asile, après les États-Unis, le Canada et la France.

Par ailleurs, plusieurs affaires de migrants « clandestins » ont fait scandale en Italie en 2009, à la suite d’un refoulement vers les côtes libyennes d’un groupe de 75 immigrés clandestins à bord d’une embarcation de type zodiac. Un autre groupe de 73 candidats érythréens à l’immigration partis à la même date de Tripoli sur un zodiac n’ont pas pu traverser le canal de Sicile. Ils ont dérivé, et seuls cinq d’entre eux ont survécu dans un état grave et ont pu rejoindre l’île de Lampedusa. Ce qui signifie que l’immigration clandestine n’a aucun cadre légal, et les personnes qui se trouvent en dehors de la légalité sont en situation irrégulière. Elles sont considérées comme « clandestins », « sans papiers » ou n’ayant pas obtenu le renouvellement de leur titre de séjour, elles tombent, par conséquent, sous le coup d’une interdiction du territoire ou refusées après une demande d’asile.

Dans l’illégalité et la clandestinité, les migrants ne sont pas protégés par la loi, ils prennent des risques importants qui mettent leur vie en danger en voulant rejoindre des pays présentant des conditions de vie qu’ils espèrent meilleures. Ils n’hésitent pas à tout abandonner chez eux pour tenter l’aventure ailleurs. Ils sont souvent aidés dans leur entreprise par des passeurs peu honnêtes leur faisant payer un prix fort pour leur fournir les moyens de franchir les obstacles naturels ou humains dans des conditions de sécurité extrêmement précaires. Chaque année des centaines de jeunes migrants meurent le long des routes, victimes de naufrages en mer comme dans le désert. Le verrouillage des frontières serait à l’origine de l’augmentation du nombre de personnes qui meurent en Méditerranée[13]. Une exigence humanitaire s’impose dans ces cas-là pour les États, qui devraient prendre en charge les migrants dans un cadre légal, tout en poursuivant leurs efforts de lutte contre le phénomène de la migration illégale qui présente de nombreuses situations.

B. La diversité de situations dans l’immigration irrégulière 

L’immigration « irrégulière » désigne divers phénomènes, notamment celui relatif à l’entrée illégale de ressortissants de pays tiers sur le territoire d’un État autre que l’État d’origine, par voie terrestre, maritime ou aérienne, y compris par les zones de transit aéroportuaires. L’immigration irrégulière est l’une des notions qui apparaissent évidentes au sens commun, mais se révèlent plus complexes et problématiques quand on les soumet à une analyse approfondie. C’est seulement dans le cadre de l’interaction avec un appareil normatif qu’un déplacement peut être défini d’« irrégulier ». Il y a quatre aspects principaux de la légalité du statut du migrant : l’entrée, la permanence, la régularisation du statut professionnel et la nature de la profession. Du point de vue des pays d’arrivée, une immigration irrégulière est liée à l’entrée, au séjour, ou au travail illégal. L’Organisation internationale du travail (OIT), dans la Convention (n° 143) sur les travailleurs migrants[14] au paragraphe 1 de son article 2, demande à tout État membre dont la présente Convention est en vigueur de « déterminer systématiquement s’il existe des migrants illégalement employés sur son territoire. » De là, l’organisation considère que les migrants irréguliers « sont soumis au cours de leur voyage, à leur arrivée ou durant leur séjour et leur emploi à des conditions contrevenant aux instruments, ou accords internationaux, multilatéraux, bilatéraux pertinents ou à la législation nationale[15] ». La migration irrégulière recouvre ainsi une diversité de situations semblables, quoique tout à fait différentes, et qui n’appellent pas les mêmes méthodes de présentation et n’obéissent pas aux mêmes règles. Certains migrants présentent de faux documents à la frontière, d’autres tentent de la traverser en dehors des postes frontaliers ou de déjouer les contrôles en s’introduisant illégalement dans les moyens de transport. D’autres entrent au pays légalement munis d’un visa. L’irrégularité de leur séjour n’intervient qu’à une étape ultérieure et découle de raisons diverses, par exemple le non-renouvèlement des visas, l’entrée au pays en tant que touriste suivie d’une prolongation illégale du séjour. S’ajoute aussi à la liste, la situation des déboutés du droit d’asile[16] qui, après le rejet de leur demande, refusent de quitter volontairement le territoire du pays d’accueil. Cette réalité montre que les conditions de vie des étrangers en situation irrégulière sont difficiles, puisqu’ils sont privés de certains droits essentiels, et en particulier, celui de travailler régulièrement. Ils sont exposés, selon les cas, à l’exploitation par les employeurs clandestins dépourvus de scrupules à l’obligation de s’adonner à des activités lucratives, mais illégales. Les étrangers n’étant pas autorisés à exercer une activité salariée régulière, ils constituent un public privilégié pour les employeurs de travailleurs illégaux. Leur défaut de titre de séjour les place dans une situation de dépendance, et ne peuvent avertir les autorités pour protester contre des conditions indignes puisqu’ils seraient menacés d’expulsion.

La question de l’immigration irrégulière s’inscrit ainsi dans un large champ de questionnements qui font apparaître les craintes des populations des pays d’accueil et des autorités, qui estiment que cette immigration constitue une menace pour eux, voire même, un danger pour la cohésion sociale de leur pays. L’immigration irrégulière est aussi un objet d’analyses pour tenter de comprendre le phénomène et sa perception par les populations des pays d’accueil.

C. Les analyses portant sur l’immigration irrégulière

Les analyses portant sur l’immigration irrégulière ont pour but d’étudier le phénomène pour connaitre son impact politique, économique et social sur les sociétés d’accueil qui craignent des bouleversements et des ruptures dans leur tissu social, ce qui pourrait engendrer l’effritement de leur cohésion nationale. Plusieurs analyses investissent des champs différents, mais nous n’en retiendrons que celles qui nous semblent essentielles pour la compréhension et la perception du phénomène.

La première des analyses considère l’immigration irrégulière comme porteuse de risque pour la stabilité et la cohésion sociale du pays d’accueil, c’est-à-dire que par sa simple existence, l’immigration qu’elle soit légale ou illégale, peut modifier le rapport de force au sein d’une société donnée. Elle peut transformer les identités collectives d’une nation, et à ce titre, elle est rejetée systématiquement par le pays récepteur qui dénonce sa présence sur son territoire. Beaucoup de chercheurs, notamment les sociologues[17], soutiennent que les identités collectives ont de l’importance parce qu’elles sont liées à la cohésion sociale, en s’interrogeant sur le devenir des identités nationales dans le processus de la migration. Il est reconnu, en effet, que les migrants contemporains forgent et entretiennent des identités et des liens familiaux, économiques, culturels et politiques au-delà des frontières nationales, à la fois dans leur société d’origine et leur société d’accueil. Tout comme ils peuvent influer sur la cohésion sociale puisqu’ils ne s’identifient pas, de premier abord, à leur nouveau pays d’accueil, parce qu’ils n’ont pas un fort sentiment d’appartenance aux membres de leur nouvelle société.

Une deuxième analyse se penche sur le caractère criminel de la migration irrégulière, considérée comme une menace criminelle transnationale qui justifierait une coopération internationale au niveau des forces de police du monde et des justices des États au-delà des frontières étatiques. Pour illustrer cette tendance à la criminalisation de l’immigration, une directive européenne dénommée « retour[18] » approuvée par le parlement européen, a établi des règles et des procédures communes à l’ensemble des États membres de l’Union européenne concernant le renvoi de citoyens de pays tiers en situation irrégulière qui sont susceptibles d’être assimilés à des criminels, après une période de détention de 6 mois, mais qui peut aller jusqu’à 18 mois. La Directive 2008/115/CE en question a créé une grande inquiétude chez un certain nombre d’experts du Conseil des droits de l’homme, rappelant que « les immigrés en situation irrégulière ne sont pas des criminels ». De nombreuses organisations humanitaires ont également réagi vivement à cette directive, qualifiée de « directive de la honte[19] », très mal ressentie par les députés européens. Elle prévoit l’enfermement de migrants non communautaires pour une durée maximale de 18 mois, en autorisant l’expulsion d’enfants, qui doivent en principe, bénéficier d’un respect supérieur, conformément aux articles 5 et 17 de la Directive, qui plus est, hors de leur territoire d’origine, en instituant une interdiction du territoire européen de 5 ans, à la suite d’une expulsion. Cette directive porte atteinte aux libertés publiques et fait de l’enfermement un mode de gestion courant des populations migrantes, déplore la Cimade[20]. D’autres réactions ne se sont pas fait attendre, et un responsable de l’église catholique dans un entretien qu’il a accordé au journal la Croix, a demandé que les migrants ne soient pas « criminalisés » dans le cadre de la Directive « retour » européenne qui harmonise les modalités de rétention et d’expulsion des étrangers. « Nous ne devons à aucun prix criminaliser les migrants par le seul fait qu’ils soient des migrants », déclare Mgr Agostino Marchetto, Secrétaire du Conseil pontifical pour la pastorale des migrants et des personnes en déplacement[21]. Il ajoute encore, « nous nous trouvons ici devant le même dilemme que celui qui est posé par la lutte contre le terrorisme et les droits de l’homme : la lutte contre le terrorisme peut-elle justifier toutes les violations des droits humains? Et la lutte contre l’immigration clandestine peut-elle justifier toutes les violations des droits humains »[22]? Malgré toutes ces appréhensions, les conditions de rétentions à des fins d’éloignement ont été maintenues dans cette directive européenne.

Face aux problèmes de l’immigration irrégulière notamment par voie maritime, les États membres de l’Union européenne ont renforcé davantage le contrôle et la surveillance de leurs frontières communes, et font appel à la coopération internationale dans le cadre du réseau Frontex[23], une agence européenne de gestion des frontières qui a institué tout un réseau européen des patrouilles visant à renforcer la sécurité des frontières et d’autres opérations avec les pays partenaires d’Afrique occidentale de la Méditerranée afin d’endiguer les flux migratoires en direction des îles Canaries et de l’île italienne de Lempedusa.

La troisième analyse, considère la migration irrégulière comme une menace extérieure à la sécurité des États. De ce point de vue, la migration non contrôlée représente un risque au sens de la défense nationale. Elle soulève des préoccupations de sécurité intérieure et de sécurité extérieure, qui sont traditionnellement distinctes, et qui relèvent pour l’essentiel d’institutions différentes. Il semble maintenant qu’elles se rapprochent, avec tout particulièrement des points de convergence concernant la sécurité des frontières et les possibles menaces qui attenteraient aux identités nationales. L’immigration non contrôlée serait alors à la croisée des chemins sécuritaires de la police et de l’armée. L’action militaire ne peut plus désormais être écartée du fait de la poussée migratoire illégale aux frontières des États. Combattre l’immigration irrégulière, c’est à la fois lutter contre la criminalité et le trafic qu’elle génère, mais aussi contre le terrorisme dont les éléments qui le pratiquent peuvent s’infiltrer à la faveur de l’immigration en mer comme sur terre, les forces armées ont un rôle à jouer dans l’interception des migrants illégaux et les ramener vers les zones supposées d’embarquement initial, quitte à envisager une sécurisation militaire au débarquement. Un conseil européen extraordinaire tenu le 23 avril 2015 suite à la répétition de plusieurs naufrages de bateaux en mer s’est prononcé pour une opération militaire contre les trafiquants de migrants en Libye, responsables des drames humains en Méditerranée[24]. L’action n’a pas été immédiate, parce que cela demande des préparations de plans opérationnels et la réunion de moyens militaires nécessaires pour un engagement. Mais il y a là, déjà une volonté politique qui se manifeste de la part de l’Union européenne qui lance un signal fort pour d’éventuelles « interventions ciblées » contre les trafiquants et les passeurs de migrants.

Toutefois, les insécurités liées à l’immigration irrégulière qu’on évoque à partir de thèmes portant sur les menaces qui lui sont attachées et que les Européens redoutent, et pour qui l’immigration est la cause des problèmes sociaux, politiques et sécuritaires, ne peuvent objectivement être retenues dans l’absolu. Le migrant tend à devenir l’adversaire commun parce qu’il est désigné par tous comme tel, et parce que convergent vers lui tout ce qui est insécurité : « crime, terrorisme, drogue, policière, militaire avec la subversion, les zones grises, économiques avec la crise, le chômage, la démographie, avec la natalité et la peur du mélange, du métissage[25] » avec l’autre. Il est donc évident, et quel que soit, les considérations que l’on peut avancer, il n’est plus possible d’évoquer la sécurité sans se référer à l’immigration dans une de ses connotations. Il y a là, une tendance à sécuriser le thème de l’immigration en, en faisant le domaine par excellence dans lequel les services de renseignements policiers et militaires doivent se redéployer afin de mieux surveiller les frontières du territoire qui sont depuis fort longtemps déjà poreuses et incertaines. Il s’agit en fait d’assurer une surveillance accrue et d’anticiper sur les flux de populations qui risquent d’altérer la sécurité.

Le nouveau contexte de sécurité qui est apparu depuis les années 2000 a des incidences réelles sur les politiques publiques des États en matière d’immigration. Les responsables politiques européens réinventent aujourd’hui des discours sur la menace que constitue l’immigration irrégulière. Les phénomènes transnationaux et la mondialisation aidant, renforceraient les dangers que représente cette immigration. C’est ainsi qu’au niveau politique, il est important de connaitre qui doit s’occuper des questions migratoires, de contrôle des frontières, de surveillance des activités de certaines minorités ou disparus. Qui devrait se charger de suivre et d’anticiper de tels phénomènes? Les politiciens, les militaires ou bien d’autres organismes spécialisés? Les dirigeants politiques ont aujourd’hui l’impression d’être dépassés par les évènements et ne plus avoir un cadre normatif qui leur permettrait de traiter de ces questions qui ont été reprises dans la Déclaration de New York du 19 septembre 2016 relative aux réfugiés et aux migrants[26], dans laquelle les États membres des Nations Unies se sont engagés à entamer des négociations qui mèneraient à une conférence internationale et à l’adoption d’un pacte mondial pour une migration sûre, ordonnée et régulière. Le pacte a été effectivement adopté par l'Assemblée générale des Nations Unies le 19 décembre 2018.

Finalement, les analyses sur la sécurité et les contrôles de l’immigration sont indifférentes aux pratiques sociales des professionnels de la sécurité. Elles relèvent beaucoup plus de rationalités secondaires qui mettent l’accent essentiellement sous la forme d’objet naturel : la sécurité ou l’identité. Il s’agit en fait de trouver la bonne définition de la sécurité et les diverses formes qu’elle peut prendre selon les secteurs et les sphères qu’elle couvre, tant au niveau interne qu’externe. C’est à partir de la sécurisation des identités que l’immigration devient un problème, un défi, notamment pour les sociétés européennes grandes réceptrices de migrants, qui pensent qu’il y aurait une menace pour la survie de la société et de son identité. La question de l’identité est donc au coeur même des questionnements dans le champ de la migration irrégulière. Celle-ci représente un phénomène complexe, qui comprend le passage irrégulier des frontières, le séjour irrégulier sur un territoire, le trafic des migrants et la traite internationale des personnes. Tout ceci soulève des problèmes d’ordre juridique et de protection des droits humains sur le plan international et sur le plan national, car l’immigration irrégulière semble porter atteinte au pouvoir des États, ce qui a obligé ces derniers à revoir leur législation nationale pour durcir davantage la règlementation concernant l’entrée et le séjour des ressortissants étrangers sur leur territoire.

II. Instruments et mécanismes juridiques d’encadrement de la migration

Les tentatives de règlementer l’immigration irrégulière se situent au niveau international et national dans la mesure où la migration irrégulière présente des dilemmes qui préoccupent les dirigeants politiques, aux plans sanitaire, économique, social, démographique, culturel ou relatif aux droits de l’homme. Le problème essentiel est celui de déterminer quel est le meilleur moyen que les États peuvent utiliser pour maximiser les contributions positives de la migration internationale, notamment lorsqu’il s’agit de réduire les écarts de pauvreté et de favoriser le développement, tout en atténuant les risques potentiels que courent les personnes engagées dans l’immigration irrégulière.

A. Le recours au droit international en tant qu’instrument d’encadrement et de protection des migrants

La société internationale est interdépendante, elle incite les États à coopérer entre eux dans de nombreux domaines, mais elle reste fermement attachée au principe sacro-saint de la souveraineté nationale ou territoriale. Un principe du droit international consacré par le paragraphe 1 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies[27] qui stipule que, « l’organisation est fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses membres ». Cela se traduit par l’interdiction de l’ingérence dans les affaires intérieures des États, comme le rappelle justement, le paragraphe 7 du même article qui prescrit, « qu’aucune disposition de la présente charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État ». À partir du moment où la migration régulière et irrégulière constitue le noyau dur de la souveraineté territoriale, les États sont très réservés à l’idée de céder l’exercice d’une partie de leurs pouvoirs dans ce domaine à une institution supranationale comme l’Union européenne qui a du mal à régler les divergences entre ses États membres à propos de l’immigration irrégulière[28]. Ceci indique qu’il est extrêmement difficile de parvenir à un consensus sur ce point entre des pays aux politiques migratoires différentes. Cependant, l’acceptation de la libre circulation des personnes sur le territoire commun européen constitue la première percée dans la souveraineté territoriale, couronnée par l’abandon du contrôle des personnes à l’intérieur de l’espace Schengen, réservé aux seuls citoyens européens.

Par ailleurs, le débat engagé sur les politiques migratoires des États, sur la souveraineté étatique et sur l’impact de la mondialisation, a révélé l’existence d’opinions et de points de vue différents sur la gestion de la migration internationale. Les opinions exprimées par les États sont différentes et s’inscrivent chacune dans des catégories particulières dans lesquelles ils s’engagent selon leur propre vision. Dans la première catégorie, il y a lieu de situer les États qui estiment que la souveraineté est affaiblie, voire menacée par la mondialisation. Le pouvoir de contrôler les flux de personnes au-delà de leurs frontières, de déterminer les conditions de séjour et d’installation des migrants, de définir les conditions d’acquisition de la nationalité qui sont un des éléments constitutifs de l’État ne doit pas leur échapper, puisqu’ils sont au centre de leur inquiétude[29]. Ceux qui se rallient à cette opinion estiment que c’est à eux de déterminer librement et sans contrainte les catégories de personnes qui peuvent entrer ou rester sur leur territoire national. Dans la seconde catégorie, il y a les États qui considèrent que les questions de contrôle des frontières et de nationalité sont de leur ressort, parce qu’elles sont les seuls domaines où la compétence de l’État est requise et demeure intouchable. La troisième catégorie d’opinion rallie les États sur la base de l’idée que les nouvelles exigences de la coopération internationale dans la gestion de l’immigration irrégulière appellent à initier une nouvelle approche plus globale. Celle-ci viserait la transformation des modalités de contrôle étatique et la construction d’un ordre mondial fondé sur la reconfiguration des politiques migratoires susceptibles d’ordonner de nouvelles dynamiques selon les grands principes du droit international. Les États sont ainsi appelés à être plus réceptifs et à assurer pleinement leurs engagements internationaux dans le domaine de la migration internationale qui repose sur les droits humains avancés par les initiatives multilatérales dans les conférences internationales, en les inscrivant de plus en plus comme normes juridiques dans les conventions et traités internationaux adoptés par les États de la communauté internationale.

De nouvelles règles dans le domaine de la migration internationale ont fait leur apparition en droit international. Celui-ci reconnait et énonce des droits pour les réfugiés et les migrants qui doivent être pleinement respectés et appliqués, car les droits humains n’ont pas de frontières. Les règles de droit sont destinées à protéger les droits fondamentaux des personnes migrantes, tout en déterminant les droits et obligations qui sont à la charge des États du fait de leurs engagements régionaux et internationaux. Il n’y a pas encore à l’échelle internationale un instrument juridique global qui institue un cadre applicable à la gouvernance de la migration. Par contre, il existe un ensemble de règles juridiques qui entravent, règlementent et canalisent le pouvoir des États dans le domaine de la migration. Une nouvelle branche du droit international de la migration est née[30], et elle est aujourd’hui en pleine évolution. Cette branche, s’appuie essentiellement sur les droits de l’Homme dont le droit international s’en préoccupe en leur accordant une place particulière, et en les élevant au rang de préoccupation légitime de la communauté internationale, comme le proclame la Charte des Nations Unies[31] dans son préambule, en affirmant que : « les Nations Unies ont proclamé leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme, la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes ». Les droits de l’Homme sont « universels, indissociables, interdépendants et intimement liés[32] ». Ils sont opposables aux États à qui incombe l’obligation de les respecter, de les protéger et de les réaliser en permettant leur jouissance pour toutes les personnes sans exclusion aucune. Certains de ces droits, comme l’interdiction de l’esclavage et du travail forcé (article 8), le droit à la vie (article 6) et l’interdiction de la torture ainsi que les peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (article 7) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966[33] appartiennent désormais aux règles du jus cogens en tant que normes impératives auxquelles on ne peut y déroger[34]. La jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme a explicitement admis l’interdiction absolue de la torture, en disant : « The court has indicated that the torture is strictly prohibited by international human rights law. » Et d’ajouter en conséquence que : « the absolute prohibition of torture, in all its formes, is now part of international jus cogens »[35] .

Des instruments généraux et spécifiques de protection de la personne humaine se sont ainsi multipliés et contiennent de nouvelles règles. La protection des droits humains des personnes impliquées dans la migration est relativement récente, et a connu une progression considérable ces dernières années. Le développement des normes juridiques applicables aux migrants n’a pas cessé d’être affirmé par les États eux-mêmes, qui les ont consacrées dans plusieurs instruments non contraignants et dans des traités multilatéraux et bilatéraux. Malgré cela, les migrants sont confrontés pendant leur transit à la violation de leurs droits de l’Homme dans les diverses étapes de leur voyage vers l’Europe, et risquent avant le départ d’être détenus pendant plusieurs mois dans des installations surpeuplées, ce qui constitue des violations du droit à la liberté et du droit à la protection contre les arrestations et les détentions arbitraires. La traversée de la mer Méditerranée comporte également des risques, et entraine des violations des droits de l’Homme, comme celui du droit à la vie qui demande des secours en urgence pour les personnes en détresse en mer. Le devoir de secourir fait partie du principe de l’extraterritorialité des obligations étatiques. Certes, si la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne reconnait pas explicitement le devoir des États de porter secours, mais en affirmant au paragraphe 1 de l’article 2 que « le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi[36] », elle consacre le droit à la vie. C’est donc de façon indirecte que la Convention reconnait le devoir de porter secours aux personnes en détresse en mer, que le droit international affirme, et que le droit international de la mer précise depuis la Convention internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritimes, convention pour l’unification de certaines règles en matière d’assistance et de sauvetage maritime dans le cadre de l’organisation maritime internationale[37]. On rappelle ici que l’obligation de prêter assistance est une règle coutumière du droit de la mer que transcrit l’article 12 de la Convention de Genève de 1958 sur la haute mer[38], reprise en termes identiques à l’article 92 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982[39].

Autre violation du droit à l’égard des migrants, celui du non-refoulement des clandestins. En effet, si les opérations de refoulement par voie maritime permettent de lutter contre la migration clandestine en réduisant fortement le nombre des individus en situation irrégulière qui atteignent les côtes européennes, il n’en reste pas moins, qu’elles portent gravement atteinte aux droits de l’homme. La Convention de 1951 sur le statut des réfugiés[40] ne consacre pas explicitement le droit d’asile comme les constitutions nationales peuvent le faire, mais elle affirme, au paragraphe 1 de son article 33, le principe de non-refoulement, autrement dit de l’interdiction d’expulser ou de refouler toute personne sur les territoires où sa vie et sa liberté seraient menacées. Si cette reconnaissance internationale du droit d’asile est majeure, elle induit cependant des exceptions comme le confirme au deuxième paragraphe de cet article qui permet aux États de ne pas respecter le principe de non-refoulement pour des considérations inhérentes à la sécurité ou de menaces sur le pays. Les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme peuvent être ainsi compris comme si appliquant à toutes les personnes indépendamment de leur nationalité et de la façon dont elles sont arrivées sur le territoire de l’État. Les migrants en situation irrégulière ont le droit d’être protégés des mauvais traitements et de l’exploitation, de ne pas être soumis à l’esclavage et à la servitude involontaire, ni à la torture. Ils doivent bénéficier également des droits économiques, sociaux et culturels. En considération de tout cela, « l’Union européenne devrait traiter l’ensemble des réfugiés, des demandeurs d’asile et des migrants avec dignité et respect, en respectant et en protégeant leurs droits de l’homme quel que soit leur statut [41]».

D’autres instruments juridiques pertinents protègent légalement les migrants à l’instar de la Convention internationale sur les travailleurs migrants et les membres de leur famille de 1990[42], de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1979[43], de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements, cruels, inhumains ou dégradants de 1984[44], de la Convention sur la traite des êtres humains de 1949[45], de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée[46] et son Protocole contre le trafic illicite des migrants par terre, air et mer[47] de l’année 2000. Parallèlement, il y a d’autres droits qui sont reconnus à la personne humaine[48] et applicables sur les territoires des États, tenus de les respecter et de les mettre en oeuvre, quelle que soit la nationalité ou le statut légal de la personne concernée. Toutefois, dans la pratique, les États limitent certains droits qu’ils réservent à leurs seuls ressortissants, ou font une distinction entre migrants réguliers et migrants irréguliers au bénéfice de ces droits. À cet égard, la Convention des Nations Unies sur la protection des travailleurs migrants et des membres de leur famille de 1990, qui est le texte phare sur le plan international concernant la migration, ne fait pas de distinction. Elle constitue actuellement le principal instrument de protection des migrants réguliers et irréguliers. La Convention tire son origine d’une recommandation issue d’un rapport de 1976 concernant les activités du Conseil économique et social des Nations unies (ECOSOC), à propos de l’exploitation de la main-d’oeuvre au moyen du trafic illicite et clandestin des êtres humains[49]. C’est en 1990 que l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille[50] qui est entrée en vigueur au mois de juillet 2003, après avoir obtenu les vingt ratifications qui lui sont nécessaires pour son application. Curieusement, aucun État développé ne l’a encore ratifiée.

L’objectif premier de la Convention de 1990[51] est de protéger les travailleurs migrants de l’exploitation et de la violation de leurs droits humains. Le texte réaffirme les droits de l’homme déjà garantis par d’autres instruments juridiques internationaux[52], en les appliquant aux travailleurs migrants. L’article 2 de la Convention donne une définition internationale du travailleur migrant, en disposant qu’aux fins de la Convention, « l’expression travailleur migrant désigne des personnes qui vont exercer, exercent ou ont exercé une activité rémunérée dans un État dont elles ne sont pas ressortissantes ». Si la Convention reconnait aux migrants réguliers et aux membres de leur famille un certain nombre de droits, elle n’exclut pas les migrants en situation irrégulière de ces mêmes droits, puisque l’idée fondamentale qui sous-tend cet instrument est que tous les migrants doivent avoir le droit à un minimum de protection. La Convention propose parallèlement la mise en place de mesures adéquates pour éradiquer les mouvements migratoires clandestins, notamment à travers la lutte contre la diffusion d’informations erronées incitant les migrants potentiels à tenter leur chance illégalement et en poursuivant les trafiquants, de même que les employeurs de travailleurs migrants en situation irrégulière[53]. La Convention n’ignore, cependant pas, les travailleurs en situation irrégulière, en reconnaissant même, que « les problèmes humains impliqués par la migration sont encore plus importants dans le cas de la migration irrégulière ». La Convention souligne la nécessité d’encourager les actions appropriées pour prévenir et éliminer la migration irrégulière et le trafic de migrants, tout en garantissant la protection des droits des travailleurs migrants réguliers et des membres de leur famille à travers ses articles 8 à 35. Toutefois, la Convention ne propose pas de droits nouveaux et ne remet pas en cause le pouvoir exclusif des États de définir leur politique migratoire. Elle est d’ailleurs très explicite sur le respect de la souveraineté nationale, et plaide en faveur d’une gestion multilatérale de la migration dans un contexte de coopération entre les États pour la protection internationale des migrants. Son article 79 est formel sur ce point, puisqu’il affirme qu’« aucune disposition de la présente convention ne porte atteinte au droit de chaque État partie de fixer les critères régissant l’admission des travailleurs migrants et des membres de leur famille […] pour le reste la convention s’applique. » Le problème de la Convention demeure, cependant, celui de sa non-ratification par les grands pays d’immigration, notamment les pays membres de l’Union européenne[54], qui pourtant sont très attachés au respect des droits fondamentaux des migrants, en se préoccupant, dans le même temps, de lutter contre le phénomène de l’immigration irrégulière qui leur pose problème[55]. La non-ratification de la Convention de 1990 traduit en fait un malaise au sein des pays de l’Union européenne qui considèrent celle-ci comme n’apportant aucune valeur ajoutée eu égard à d’autres engagements internationaux ou aux cadres juridiques nationaux[56], alors qu’une partie de la doctrine plaide en faveur d’une large ratification de cette Convention[57]. Mais en fait, au-delà du débat juridique sur la ratification de la Convention par les États européens, il faut comprendre le refus de ces derniers d’accomplir un tel acte, dans la mesure où l’Europe considère l’immigration comme une exception de séjour provisoire et peut renvoyer les migrants après la réalisation de ses besoins et de ses objectifs. C’est pourquoi les États européens sont réticents à l’idée d’ouvrir largement leurs frontières aux migrants qui sont perçus comme une menace à la souveraineté nationale et aux capacités de maîtriser la circulation des personnes et des biens sur leurs territoires. C’est pourquoi l’ouverture des frontières européennes n’est pas encore envisageable dans les années à venir.

B. L’adoption de législations nationales restrictives à l’égard des migrants irréguliers

Au niveau national, l’encadrement juridique des migrants irréguliers est balisé par les lois et les règlements adoptés par les États pour fixer les conditions d’entrée et de séjour sur leurs territoires. C’est à l’État de décider qui est autorisé à rentrer, à s’installer ou à travailler sur son territoire. Il le fait conformément aux textes auxquels il a souscrit, et qui l’engagent sur le plan international et régional. Pour mieux se protéger de l’immigration irrégulière, de nombreux États ont renforcé davantage leurs législations nationales relatives aux conditions d’entrée, de séjour et d’emploi des étrangers, autant que pour le droit d’asile, tant en Europe qu’au Maghreb.

1. En Europe

Partout en Europe, les États ont adopté des législations restrictives de plus en plus sévères pour contenir les flux migratoires et lutter contre la migration irrégulière qui devient l’axe central de la politique commune de l’Union européenne. Le Traité d’Amsterdam[58] a créé les compétences communautaires dans le domaine de la migration[59], tandis que le Conseil européen, réuni en octobre 1999 à Tampere en Finlande, a défini « les priorités et les orientations politiques pour la réalisation de la mise en oeuvre d’un espace de liberté, de sécurité et de justice[60] ». Les conclusions de ce sommet ont mis également fin à « l’immigration zéro », tout en préconisant un rapprochement des législations nationales sur l’entrée et le séjour des migrants. Les législations nationales sur l’asile et l’immigration deviennent de plus en plus dures, et axées, beaucoup plus, sur les conditions d’accès restrictifs au territoire, notamment pour les familles dans le cadre du regroupement familial et pour les réfugiés en ce qui concerne l’octroi du statut de réfugié[61]. Ces législations ont institué également, des mesures limitatives à l’intégration dans les sociétés d’accueil[62]. La question de l’asile et de l’immigration en Europe depuis 1999, a fait partie de la construction d’une politique européenne commune essentiellement « intérieure », c’est-à-dire se préoccupant seulement de la gestion des frontières et du sort des demandeurs d’asile arrivant sur le territoire européen, mais elle n’a pas été encore suffisamment abordée dans sa globalité avec une dimension internationale.

Aujourd’hui, la question migratoire est revenue de plus belle au sein de l’Union européenne, elle s’est même traduite en crise[63] qui a éclaté durant les mois de juin-juillet 2018, lorsque des informations erronées avaient annoncé une « invasion migratoire » déferlante sur le continent qui risque pour certains de menacer la survie de l’Union européenne dans sa forme actuelle. En fait, il ne s’agit nullement de « crise », mais seulement d’impasse politique interne à l’Union pour tenter de mettre fin à la controverse sur les quotas de répartition des demandeurs d’asile et d’aplanir les différends entre certains pays membres de l’Union, en l’occurrence, entre l’Italie et Malte à propos de l’accueil dans leurs ports de navires affrétés par des ONG, qui ont secouru et embarqué des migrants en mer. Il s’agit de l’Aquarius et du life line[64], qu’aucun des deux États n’ait voulu qu’ils accostent dans leurs ports. L’Italie justifie son refus par la volonté de « dire non à la traite des êtres humains, non à l’immigration clandestine », en accusant Malte de ne pas prendre sa part suffisante d’assistance. Malte rétorque, en disant qu’elle est en conformité avec ses obligations internationales puisque l’opération de sauvetage des migrants de l’Aquarius a eu lieu dans la zone de recherche et de sauvetage libyenne qui dépend du centre de coordination des secours de Rome. C’est finalement l’Espagne qui a accepté d’accueillir le navire dans son port de Valence après un mois de crise diplomatique, en lui permettant de faire débarquer les 630 migrants secourus au large de la Libye. Le bateau a repris la mer, et il a encore recueilli 141 personnes au cours de deux opérations de sauvetage distinctes. L’Italie a refusé de nouveau l’accès à ses ports aux migrants. Et la galère continue pour l’Aquarius, toujours à la recherche d’un port de débarquement. À la suite de cela, les Européens ont tenu un mini-sommet sur la politique migratoire[65] juste après, pour tenter d’éviter les divisions et apaiser les tensions entre eux, qui n’en finissent plus de se désolidariser et de se diviser sur leur responsabilité dans la prise en charge des migrants et demandeurs d’asile qui veulent rejoindre l’Europe. La chute massive des arrivées sur les côtes européennes depuis 2015 est loin d’avoir calmé les débats, une vive tension persiste au sein de l’Union européenne à propos de ce dossier. La crise européenne de 2018 est à notre avis, beaucoup plus, une suite d’évolutions politiques avec l’arrivée de nouveaux gouvernements populistes en Italie, en Autriche et en Hongrie, hostiles à l’immigration, refusent d’accueillir les migrants, en dénonçant également l’inefficacité de la politique migratoire européenne. En Allemagne, la chancelière qui a ouvert grandement les portes de son pays aux demandeurs d’asile subit, quant à elle, une pression de la part de l’aile droite de sa majorité qui exige un durcissement de la politique migratoire. Il y a donc un désaccord profond entre les États membres de l’Union européenne qui s’écharpe sur la question migratoire et durcit sa ligne vis-à-vis de l’accueil des migrants. Pourtant, la situation n’est plus comparable à celle de 2015, et les chiffres d’aujourd’hui en baisse, peuvent calmer les ardeurs, même s’il reste quelques situations à régler par rapport à la crise précédente. Justement, le Sommet de Bruxelles a engagé le sujet sur la question migratoire qui a été au coeur des débats dans un contexte de fortes tensions entre les États membres, dans le but de parvenir à une solution. Le Sommet a, plus ou moins, réussi aux forceps à trouver un accord qui porte essentiellement sur la création de « plates-formes régionales de débarquement » des migrants sur le sol des États membres de l’Union européenne volontaires et en dehors de l’union qui pourraient se situer dans des pays d’Afrique du Nord. Il faut noter que plusieurs pays refusent déjà la création de ces centres. Le sommet a également décidé de renforcer les frontières extérieures, en octroyant des aides à destination de la Turquie et de l’Afrique du Nord. L’accord est peu contraignant et pose des principes, mais ne définit pas précisément où les plates-formes seront implantées.

2. Au Maghreb

Si l’immigration irrégulière constitue un problème pour l’Europe, elle l’est également pour les pays de la rive sud de la Méditerranée, en l’occurrence pour les pays du Maghreb qui font face, eux aussi, depuis quelques années, à une immigration clandestine. Le cas de l’Algérie, de la Tunisie, du Maroc et de la Libye[66] est assez significatif sur la question pour nous permettre de voir comment les législations nationales de ces États s’appliquent aux migrants irréguliers qui arrivent sur leurs territoires. Auparavant, les pays maghrébins étaient tous exportateurs de main d’oeuvre constituée de migrants dans le cadre d’accords bilatéraux passés avec les pays européens[67], à l’exception de la Libye qui a toujours était un pays d’immigration. Les pays du Maghreb sont donc devenus, à leur tour, des pays d’accueil et de transit pour les personnes qui viennent essentiellement d’Afrique subsaharienne, qui fuient les guerres et l’insécurité, ou à la recherche d’emplois. L’afflux de ces nouveaux venus est une des raisons qui ont poussé les pays maghrébins à adapter, ou à adopter de nouvelles législations compte tenu des exigences de l’heure. Ces législations s’avèrent contraignantes à l’égard des étrangers résidents et non-résidents qui se trouvent sur le territoire de ces pays, qui ont pour objectif de mieux contrôler les flux migratoires. En règle générale, les législations maghrébines sont conformes aux normes des conventions internationales relatives à la protection des droits de l’homme et ne s’en éloignent pas trop quand il s’agit de les appliquer pour l’immigration illégale. Toutefois, l’entrée et le séjour des étrangers sur le territoire de l’État restent du ressort exclusif de celui-ci, en y appliquant ses lois et ses règlements. Chaque État s’emploie ainsi à canaliser et à gérer l’immigration irrégulière, y compris celle qui se développe parmi ses propres résidents nationaux, appelés « les Harraga[68] », c’est-à-dire ceux qui partent clandestinement en traversant la Méditerranée pour aller s’installer en Europe.

Au Maroc, la communauté étrangère résidente au Royaume est assez diversifiée, mais elle est marquée par le nouveau phénomène des migrants illégaux qui viennent pour la plupart d’Afrique subsaharienne, et y transitent pour se diriger vers l’Europe à travers la Méditerranée. Ces migrants sont présents dans presque toutes les villes du Royaume. Le Maroc a établi une nouvelle loi en 2003[69] relative à l’entrée et au séjour des étrangers avec laquelle il règlemente et gère l’ensemble de la question migratoire dans ses deux volets : l’émigration et l’immigration, c’est-à-dire, ceux qui partent et ceux qui rentrent clandestinement au pays. Brièvement, la Loi marocaine du 11 septembre 2003 a été adoptée à la suite des évènements tragiques qui ont frappé les États Unis le 11 septembre 2001, avec la destruction des deux tours jumelles à New York. Cette loi règlemente l’entrée et le séjour des étrangers et contient un certain nombre de dispositions destinées à gérer les flux migratoires illégaux. En cas de non-observation des dispositions de la Loi, des sanctions sont prises à l’encontre des contrevenants qui peuvent être d’ordre administratif, c’est-à-dire le refoulement, l’expulsion et la reconduite aux frontières, et d’ordre pénal. Il faut noter que la réaction des autorités marocaines à l’égard des migrants clandestins était assez souple au départ, mais elle s’est durcie à partir des attentats terroristes qui ont frappé Casablanca le 16 mai 2003[70]. C’est en effet à partir de cette attaque qui a marqué les Marocains que le royaume s’est inscrit dans une lutte multidimensionnelle contre le terrorisme, en adoptant une autre loi antiterroriste[71], car les attaques de Casablanca ont montré que l’immigration clandestine a permis à des personnes impliquées, soit d’entrer, soit de sortir illégalement du pays. En général, les migrants clandestins arrêtés sont pour la plupart expulsés du Royaume, tandis que pour les ressortissants marocains arrêtés pour délit de migration clandestine ou expulsés de l’étranger pour la même accusation, ils sont jugés et sanctionnés par les tribunaux. Il en va de même pour les organisateurs et les passeurs qui sont sanctionnés très sévèrement.

En Tunisie, le cadre juridique concernant la migration comprend la Loi tunisienne relative à la condition des étrangers de 1968[72] qui fixe les peines pour l’entrée, la sortie et le séjour irréguliers ainsi qu’aux personnes qui les facilitent. Cette loi est complétée par la Loi de 1975 relatives aux passeports et aux documents de voyage modifiée par la loi 2004-6 du 3 février 2004[73] qui alourdit les peines en cas d’entrée, de sortie ou de séjour irréguliers. La Tunisie est aussi signataire de la Convention de Genève[74] et de son Protocole de 1968, concernant la protection des réfugiés et des demandeurs d’asile ainsi que la Convention de Palerme[75] criminalisant le trafic de personnes et l’aide, même bénévole au passage irrégulier des frontières. La Tunisie a également ratifié en 1989 la Convention de l’Organisation de l’unité africaine régissant les aspects propres aux réfugiés en Afrique[76]. L’ensemble de ces instruments règlementent l’entrée et le séjour des étrangers en Tunisie. L’administration gère et applique les textes en vigueur, en disposant d’un pouvoir discrétionnaire qui lui permet de délivrer le titre de séjour, mais en cas de refus, les textes ne prévoient pas, pour les étrangers de droit de recours, et il n’existe aucune disposition légale ou administrative pour protéger les réfugiés et leur garantir des droits. En matière d’immigration irrégulière, la Tunisie applique une politique répressive par la Loi tunisienne relative aux passeports et documents de voyage de 2004, considérée comme « une loi d’exception » à cause de la sévérité des peines qu’elle prévoit, notamment pour les personnes qui apportent de l’aide à ceux qui entrent ou sortent clandestinement des frontières. Les peines prévues par la Loi sont différentes de celles plus clémentes de la Loi de 1968. Ainsi, à titre d’exemple, l’article 38 stipule que

est puni d’un à trois ans d’emprisonnement et d’une amende de huit mille dinars quiconque aura renseigné, conçu, facilité, aidé ou sera entremis ou aura organisé par un quelconque moyen même à titre bénévole, l’entrée ou la sortie clandestine d’une personne du territoire tunisien par voie terrestre, maritime ou aérienne, soit des points de passage soit d’autres points.[77]

Les articles suivants de la Loi alourdissent encore davantage les peines et les amendes en fonction de la contribution à la préparation de l’infraction[78]. La Loi tunisienne de 2004 criminalise l’aide apportée aux nationaux tunisiens qui rentrent et sortent illégalement du territoire national. Elle touche ici au « droit de toute personne de quitter son pays et d’y revenir[79] » garanti par la Déclaration universelle des droits de l’Homme. En criminalisant l’aide à la sortie « clandestine » des ressortissants nationaux comme des étrangers, la Loi tend à la répression de l’aide à l’immigration irrégulière en Europe. C’est en ce sens que face à la recrudescence des candidats à l’immigration clandestine qui partent de Tunisie, surtout vers l’Italie, le gouvernement tunisien a signé un accord avec son homologue italien pour la surveillance des frontières et la réadmission des clandestins qui partent de Tunisie, quelle que soit leur nationalité. Ce texte prévoit un accord-cadre pour la gestion des flux migratoires, « afin de lutter contre les migrations clandestines et le trafic d’êtres humains et de renforcer les frontières[80] ». La Tunisie est en effet, un pays qui présente des enjeux importants pour l’Union européenne en matière de contrôle migratoire. Elle se trouve en Méditerranée centrale, qui représente l’un des points d’accès à l’Union européenne par la voie irrégulière. Son espace maritime s’étend dans le canal de Sicile sur les routes migratoires des boat-people qui partent de son territoire. C’est pourquoi la Tunisie intéresse l’Union européenne avec laquelle elle voudrait engager un « Partenariat de mobilité » à plusieurs volets, dont celui de l’immigration dans le but, certes, de soutenir la Tunisie dans ses efforts de protéger les migrants et les demandeurs d’asile, mais en contrepartie, l’Union européenne demande l’ouverture de négociations pour un accord de réadmission des migrants[81]. Il ne s’agit là, évidemment, que d’une demande de sous-traitance de la politique migratoire de l’Europe dans le cadre de l’externalisation du contrôle de ses frontières qui s’est imposée comme mode d’action privilégié[82].

En Algérie, la migration irrégulière a pris de l’ampleur, elle est devenue un phénomène important dont la dimension sociale inquiète désormais les pouvoirs publics. Durant ces cinq dernières années, le nombre des migrants irréguliers a connu une « hausse considérable et inquiétante pour dépasser les 400 000 personnes[83] », avait relevé le directeur au ministère de l’intérieur, des collectivités locales et de l’aménagement du territoire, chargé de la migration, lors d’un entretien avec le journal El Watan, en affirmant que ce phénomène devient « une véritable préoccupation pour les autorités sécuritaires et politiques. » Il a fait observer notamment que l’Algérie « n’est plus dans une situation de flux migratoires, mais de déplacements massifs de populations », tout en se demandant s’il existait un pays dans le monde « qui pourrait accepter un tel flux de clandestins sur son territoire[84] ». Il faut noter que la plupart des migrants qui viennent en Algérie ont pour objectif de continuer leur voyage vers les pays du sud de l’Europe, essentiellement vers l’Espagne et l’Italie, en utilisant divers moyens de transport aussi illégaux que dangereux, allant des embarcations de fortune à la dissimulation dans des navires. L’Algérie est devenue ainsi, au fil du temps, une destination privilégiée pour l’immigration, qui y transite ou qui s’y installe, après avoir trouvé du travail, facilité par la relance économique du pays qui a nécessité un recrutement de main-d’oeuvre étrangère. Cette dernière qui regroupe plusieurs nationalités était jadis inconnue. Elle compte aujourd’hui plusieurs nationalités[85].

Dans sa lutte contre le phénomène de l’immigration irrégulière, l’Algérie a adopté en 2008 une nouvelle loi qui règlemente la situation des étrangers durant leur séjour et leur circulation sur le territoire national, la Loi algérienne sur les étrangers de 2008[86]. Ce nouveau texte constitue une réponse légale à la question relative au degré d’adaptation aux nouvelles formes de la migration et aux flux importants de l’immigration irrégulière. Cette loi intervient justement pour pallier les insuffisances de l’ancienne législation qui avait besoin d’être modifiée, compte tenu des exigences de l’évolution de la situation relative à la migration[87]. La nouvelle Loi a introduit de récentes mesures préventives et pénales ou curatives pour juguler le phénomène de la migration. Par mesures préventives, il faut entendre, les mesures qui permettent de prévenir et de prévoir l’immigration irrégulière. Ce sont principalement les conditions imposées aux étrangers par la Loi à leur entrée, à celles de leur séjour et de leur circulation sur le territoire national qui sont les plus importantes. Le texte a renforcé de manière très significative les prérogatives des autorités en matière de contrôle, en obligeant les étrangers à se présenter aux postes-frontière et en permettant au wali territorialement compétent de donner son avis sur l’accès ou non au territoire algérien. Ce qui permet de mieux contrôler les migrants et de lutter contre les immigrés irréguliers. Il faut savoir que la prérogative la plus exorbitante dont disposent les autorités, c’est la possibilité de saisir le passeport ou les documents de voyage des étrangers en situation irrégulière. Pour mieux asseoir la prévention, le législateur algérien a mis les obligations déclaratives à la charge des employeurs et des logeurs professionnels ou ordinaires des étrangers, ainsi que pour les armateurs de navires qui battent pavillon algérien, et cela dans le but de doter les autorités du pays de moyens adéquats pour contrôler la situation des étrangers dès la naissance de la relation de travail ou à sa rupture. En ce qui concerne les sanctions pénales, la Loi a mis en place des mesures répressives de nature administrative et de nature judiciaire. La première mesure administrative contre l’immigration illégale est l’expulsion du migrant. Elle est justifiée par la menace à la sécurité de l’État, et à celle les intérêts nationaux[88]. Il existe cependant pour le migrant un droit de recours devant le juge des référés contre la décision d’expulsion qui a un effet suspensif[89]. Durant le temps de la suspension, l’intéressé a le droit de contacter les services de représentation diplomatique ou consulaire de son pays, et de bénéficier des services d’un avocat et d’un interprète. Quant aux mesures judiciaires prévues par la Loi, elles concernent les sanctions pécuniaires et les peines privatives de liberté. Ce sont des mesures tendant à réprimer durement la migration irrégulière, en pénalisant également la complicité des personnes qui aident les migrants nationaux et les étrangers en situation irrégulière[90]. Le trait le plus marquant au niveau de l’immigration irrégulière est sans doute, celui de la pénalisation du mariage blanc dans le but d’obtenir une carte de séjour ou la nationalité algérienne. Cette mesure reste inconnue jusque-là en droit algérien, mais elle a été introduite pour la première fois dans la nouvelle Loi. Les peines prévues sont lourdes et aggravantes, quand l’infraction est commise en bandes organisées[91]. Des peines complémentaires s’ajoutent, et celle qui est le plus en rapport avec la lutte contre l’immigration irrégulière, c’est l’interdiction de séjour sur le territoire national. La durée de cette interdiction est de 10 ans maximum[92] pour ceux qui se soustraient à une décision d’expulsion ou de reconduite aux frontières; elle est d’une durée de 5 ans pour contraction d’un mariage blanc[93]. Quant à la complicité, les mesures prévues par la Loi varient selon le degré de gravité de l’infraction commise.

En Libye, l’analyse de la situation de l’immigration irrégulière ne se présente pas de la même façon que dans les pays du Maghreb central que nous avons étudié, car il y a deux périodes à considérer, celle avant la chute de l’ancien régime et celle de la fin de la guerre – après le 23 octobre 2011.

Dans l’ancien régime, l’immigration était régie par des lois et des règlements, plus ou moins fiables et applicables, même si le droit des étrangers, comme d’ailleurs toute la politique migratoire libyenne était un instrument essentiel de la gestion économique et sociale du pays et de la diplomatie aux mains du guide de la révolution[94]. À cette époque encore, on pouvait recenser quelques lois qui se rapportent à la migration. Globalement, le droit libyen érige en infraction pénale l’entrée et le séjour irréguliers dans le pays, ainsi que la sortie illégale du territoire. Les contrevenants s’exposent à une peine d’emprisonnement et à une amende, et peuvent au bout du compte être expulsés. La Loi n° 6 de 1987 définit les conditions générales d’entrée et de séjour des étrangers en Libye et de leur sortie[95]. Elle stipule que « les ressortissants étrangers sont autorisés à entrer sur le territoire libyen, à séjourner ou à sortir s’ils sont en possession d’un visa apposé sur un passeport ou un document équivalent qui donne au porteur le droit de retour dans l’État qui l’a délivré[96] ». La Loi prévoit des exceptions à l’obligation d’avoir un visa pour entrer en Libye, qui n’est pas nécessaire pour les ressortissants arabes qui peuvent rentrer en Libye sur simple présentation de leur carte d’identité[97]. La Loi définit plusieurs sortes de visas[98], et impose des obligations pour les étrangers[99], en prévoyant également des mesures de rétorsion administrative telle que l’expulsion du territoire[100], et des sanctions d’ordre pénal et financiers à travers l’emprisonnement et l’amende financière en cas d’entrée ou de séjour irrégulier[101]. Afin de mettre en oeuvre ladite Loi et faciliter son application, le législateur libyen a pris deux ordonnances, le n° 247 de 1989 et le n° 125 de 2005. Enfin, la grande Charte verte des droits de l’homme de 1988[102], document idéologique de la Libye, et la Loi n° 20 de 1991 sur la promotion des libertés[103], garantissent toutes les deux, la libre circulation des étrangers sur le territoire y compris pour l’entrée et la sortie. Durant cette même période, une autre loi qui a été décriée par de nombreux observateurs[104] fut promulguée par les autorités. Il s’agit, de la Loi n° 19 de 2010 relative à la lutte contre les migrations illégales[105]. Cette loi s’est révélée, une loi déraisonnable qui a renforcé la criminalisation des migrations irrégulières en imposant des peines illimitées d’emprisonnement accompagnées de travaux forcés. C’est aussi durant ce temps-là qu’il y a eu multiplication des centres d’enfermement dans lesquels les conditions de vie sont inhumaines et dégradantes. Ces centres de détention continuent d’exister aujourd’hui après la fin de la guerre. Ils soulèvent actuellement un tôlé général, notamment après la diffusion d’un document choc par la chaîne américaine CNN, sur la vente de migrants en tant qu’esclaves sur un marché non loin de la capitale Tripoli[106].

À la fin officielle de la guerre, la question migratoire en Libye se complique davantage, puisque le gouvernement d’union nationale[107] n’est pas parvenu à asseoir son autorité sur les différents groupes et factions qui ont contribué à faire chuter l’ancien régime. L’ampleur des difficultés engendrées par le lourd passé du pays et certaines dérives préoccupantes font craindre que « le chaos » actuel ne se résorbe pas rapidement. La crise libyenne, déclenchée en 2011 et exacerbée par la reprise de la guerre civile en 2014, a profondément bouleversé l’ensemble de la donne migratoire. La voie reste ouverte à l’emprise et au règne des milices et des groupes armés sur le territoire libyen. Le contrôle des frontières extérieures a échappé à l’autorité de l’État, il est passé aux mains des groupes de miliciens qui agissent en fonction de logiques et d’intérêts locaux, partisans et parfois criminels. Le trafic des migrants et la traite des personnes sont devenus une des ressources de l’économie de guerre, à côté des contrebandes d’armes, de marchandises et de pétrole. Comment dès lors lutter contre l’immigration clandestine dont le nombre s’accroit de plus en plus?

Le gouvernement actuel reconnu par la communauté internationale installé à Tripoli, peine à trouver des solutions et s’oriente vers la coopération avec les États membres de l’Union européenne pour la lutte contre les passeurs de migrants pour arrêter les flux qui partent de Libye. La Libye s’est en effet engagée dans la coopération avec l’Italie en signant un Mémorandum d’entente le 2 février 2017[108] pour, soi-disant « juguler l’afflux de migrants », afin de les empêcher ainsi que les réfugiés de gagner l’Europe par l’Italie via la Méditerranée. L’Italie dont la stratégie s’intègre dans la politique européenne globale a été fortement appuyée dès le lendemain de la signature de l’accord par les dirigeants européens à travers la Déclaration de Malte[109]. Mais faut-il encore que l’accord soit appliqué par la partie libyenne, puisque le Mémorandum a été suspendu par la Cour d’appel de Tripoli, parce qu’il n’a pas reçu la confiance du Parlement libyen[110]. Cet épisode signifie que la Libye n’a pas fini de rencontrer les problèmes liés à l’immigration, notamment à partir du moment où l’Union européenne perçoit la Libye comme une zone de transit des migrants, et qu’elle opère comme barrière migratoire en faveur de l’Europe qui pratique une politique migratoire sélective en sous-traitant un contrôle des frontières à des régions comme la Libye qui servent de transit. Dans la Libye actuelle, les droits des migrants, des demandeurs d’asile et des réfugiés, en particulier originaires d’Afrique subsaharienne sont gravement violés, et l’épilogue de l’immigration clandestine à partir du territoire libyen n’est pas encore de sitôt.

Pour finir, les migrants, même s’ils sont en situation irrégulière, devraient bénéficier d’un certain nombre de droits inhérents à la personne humaine comme l’indiquent les instruments juridiques internationaux relatifs aux droits de l’Homme. C’est dire que l’avenir n’appartient plus exclusivement aux politiques répressives, mais il est de plus en plus axé sur la gestion d’une migration légale. Et c’est autour de la légalité que les recherches devraient s’intensifier pour créer un cadre qui permettrait de doter les migrants irréguliers d’un statut juridique reconnu pour leur insertion.

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Les migrations internationales constituent un sujet de débat important, car les trajectoires, les motifs et les effets de ces migrations sont complexes. Elles ne sauraient se résumer à des mouvements de populations fuyant une vie difficile dans les pays pauvres ou en proie à des difficultés multiples pour rejoindre les pays occidentaux riches de bénéfices économiques. Toutes les régions du monde sont aujourd’hui concernées par ces flux, comme zone de départ, d’accueil ou de transit. L’Europe reste le premier continent d’accueil de migrants à travers la Méditerranée. Hormis les flux traditionnels de migration légale entre les États entrant dans le cadre des accords bilatéraux de main-d’oeuvre, apparaissent aussi de nouveaux flux non règlementés qui posent des problèmes aux États récepteurs. Ne sachant pas comment mettre fin de manière définitive et durable à l’immigration irrégulière, les États européens sont tentés par leur désir d’appliquer fermement leur autorité par des moyens juridiques « exceptionnels » : expulsion aux frontières, rétention dans des zones d’attente ou dans des centres d’accueil, ils refusent aujourd’hui de reconnaitre aux migrants illégaux les droits qui sont reconnus aux migrants qui vivent déjà sur leur territoire, et par conséquent, ils violent les droits fondamentaux de la personne humaine. Il est certes, difficile de supprimer la pression migratoire, voire impossible de la réguler et de la maîtriser unilatéralement, mais il est possible, à partir d’initiatives multilatérales et en coopération, de lutter contre le phénomène. Il s’agit en fait d’élaborer des politiques judicieuses qui prennent en considération tous les aspects qui entrent dans le champ d’études des migrations, et en particulier ceux qui touchent à l’immigration irrégulière qui demande plus d’attention pour éviter les atteintes aux droits de la personne. Il faudrait trouver un juste milieu entre la sensibilité humaine, le respect des droits humains, la solidarité sociale et la nécessité pour l’État de contrôler ceux qui s’installent sur son territoire et pour quelle raison. L’État devrait aussi pouvoir continuer à affirmer sa souveraineté, bien qu’on admette aujourd’hui que les droits humains et les préoccupations humanitaires s’imposent comme référence supranationale. C’est cette vision, nous semble-t-il, qui doit prévaloir dans les politiques migratoires des États européens, qui sont les plus visés par les immigrants. Pour protéger leurs intérêts économiques et sociaux, ces États doivent assumer leur devoir humanitaire sur la base des valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité proclamées par la Charte européenne des droits fondamentaux[111], et qui ne cessent d’être affirmés par les États membres de l’Union européenne.