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L'exécution des arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l'homme a suscité et suscite toujours chez les praticiens du droit de la Convention européenne des droits de l'homme[1] (CEDH) un intérêt moindre que celui qui s'attache au droit interprété par la Cour européenne. Du point de vue des principes concernant l'exécution des décisions de justice, la Cour européenne a affirmé à plusieurs reprises que la phase de l'exécution de ses décisions fait partie intégrante de la « cause » qui doit être « entendue » par le juge. En d'autres termes, tant que la décision rendue quant au fond n'a pas été exécutée, un contentieux ne saurait être considéré comme ayant été vidé conformément aux prescriptions de l'article 6 de la CEDH[2].

Or, dans le sillage de ce principe, qu'en est-il des arrêts rendus par la Cour européenne au terme d'une procédure judiciaire supranationale, compte tenu notamment des pouvoirs conférés au Comité des Ministres du Conseil de l'Europe (ci-après, le Comité) en matière d'« exécution » de ces arrêts?

Afin d'essayer de répondre à cette interrogation, les aspects suivants doivent être explorés : contexte structurel et normatif relatif au cadre institutionnel envisagé par la CEDH; procédures prévues pour le Comité en matière de « surveillance » des arrêts; défis auxquels le Comité est confronté dans l'exercice des tâches qui lui incombent dans le cadre de l'« exécution » des arrêts de la Cour européenne.

I. Contexte structurel et normatif relatif au cadre institutionnel

Par une déclaration adoptée en 1947, l'Institut de Droit International (session de Lausanne) déclarait ce qui suit : « Affirmer le respect des droits de la personne humaine sans en assurer l'efficacité par des mesures effectives de garantie et de contrôle est insuffisant aussi bien dans l'ordre international que dans l'ordre interne »[3]. C'est ainsi que deux ans plus tard, en 1949 et dans le cadre du Conseil de l'Europe, le thème de l'effectivité de la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales a été tout naturellement placé au centre des préoccupations des concepteurs d'un système de contrôle où un organe judiciaire à caractère international, la Cour européenne, allait être chargé de veiller à la garantie des droits au moyen de décisions définitives et obligatoires. En effet, aux termes de l'article 19 de la CEDH, la Cour européenne a pour tâche « d'assurer le respect des engagements » résultant pour les États de la CEDH (y compris ses protocoles). Par cette formulation extrêmement large, la Cour européenne apparaît ainsi comme le véritable pivot de tout le système européen de contrôle. Ce d'autant plus que, comme cette juridiction l'a relevé, la CEDH doit être comprise comme étant un « instrument constitutionnel d'un ordre public européen pour la protection des êtres humains »[4]. À cet égard, l'on doit observer aussi que la Cour européenne interprète largement sa compétence contentieuse en estimant que ces arrêts

servent non seulement à trancher le cas dont elle est saisie, mais plus largement à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention et à contribuer de la sorte au respect par les États, des engagements qu'ils ont assumés en leur qualité de Parties contractantes[5].

Dans le sillage de ce qui vient d'être indiqué, la Cour européenne a précisé qu'en sus de sa fonction strictement contentieuse, visant à trancher un cas d'espèce, elle est appelée à clarifier, dans l'intérêt général, des questions relevant de l'ordre public européen « en élevant les normes de protection des droits de l'homme et en étendant la jurisprudence dans ce domaine à l'ensemble des États partis à la Convention »[6]. Il s'ensuit qu'après avoir indiqué, dans la partie « en droit » de ses arrêts son argumentaire juridique pour conclure à une violation de la CEDH, la Cour européenne est tenue d'en tirer toutes les conséquences, comme le prévoit l'article 41 de la CEDH. Il doit être souligné, à cet égard, que la formulation de cette dernière disposition semble être le résultat d'un compromis entre deux options afin de préciser les contours du système de garantie : l'une maximaliste (les arrêts de la Cour européenne pourraient comporter l'annulation d'une loi nationale ou la mise à néant d'un jugement interne); l'autre minimaliste (fondée sur le principe d'une simple réparation à accorder à la partie lésée par la violation constatée). L'article 41 de la CEDH dispose, en effet, que

si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable[7].

Pourtant, la Cour européenne devrait, en premier lieu, s'assurer que le droit interne permet d'effacer les conséquences de la violation dans leur totalité; en deuxième lieu, évaluer les conséquences d'une réparation par hypothèse seulement partielle (« imparfaitement ») et, dans ce cas accorder et s'il y a lieu, une satisfaction équitable. Comme on peut le déduire aisément de la lettre de cette disposition, la première solution envisagée par la CEDH en cas de violation est celle d'une réparation intégrale du préjudice subi du fait d'actions ou omissions imputables à l'État défendeur.

Une fois devenu définitif, l'arrêt de la Cour européenne est transmis au Comité « qui en surveille l'exécution »[8]. La CEDH a donc prévu d'ériger l'organe politique et exécutif du Conseil de l'Europe en un organe décisionnel, non pas en ce qui concerne le contenu de la requête sur laquelle la Cour européenne s'est prononcée par un arrêt, mais sur la question de l'exécution de ce dernier.

Au demeurant, la CEDH ne précise pas en quoi doit consister l'oeuvre de « surveillance » confiée au Comité. C'est donc à travers la pratique développée par ce dernier que l'on peut esquisser un cadre à la fois juridique et politique de l'activité d'un organe dont l'originalité peut surprendre; et cela, en tenant compte notamment de ce qui est prévu au paragraphe premier de l'article 46, lequel consacre le caractère obligatoire des arrêts de la Cour européenne (les États s'y « engagent à se conformer aux arrêts définitifs dans les litiges »[9] auxquels ils sont partis).

Il est vrai que les pouvoirs que le Comité tient de la CEDH se situent, en un certain sens, dans le prolongement de l'activité judiciaire de la Cour européenne, dont les arrêts représentent la prémisse nécessaire. Il n'en demeure pas moins que c'est en fait la « résolution » que le Comité est appelé à adopter qui met fin à un contentieux qui ne se termine pas, pour une part non négligeable du contentieux décidé, avec l'arrêt au fond de la Cour européenne. Il faut noter aussi que les arrêts ne semblent pas avoir, en tant que tels, force exécutoire en droit interne, bien que la CEDH leur attribue un caractère contraignant pour l'État[10]. Pareil caractère, cependant, n'aurait d'effet qu'au plan international.

Sur la base des principes affirmés à plusieurs reprises dans la jurisprudence de la Cour européenne quant à l'exécution de ses arrêts en général, la nature du contrôle découlant de la CEDH ainsi que le cadre institutionnel entourant la question de l'exécution d'un arrêt reposent partant sur les principes suivants.

L'un des traits les plus significatifs du système de la Convention réside dans le fait qu'il est doté́ d'un mécanisme de contrôle du respect de ses dispositions. Ainsi, la Convention n'impose pas seulement aux États partis le respect des droits et obligations qui en découlent, mais elle met également sur pied un organe juridictionnel, la Cour, habilitée à constater des violations de la Convention dans le cadre d'arrêts définitifs auxquels les États partis se sont engagés à se conformer (article 19, combiné avec l'article 46 par. 1). De surcroît, elle institue un mécanisme de surveillance de l'exécution des arrêts, sous la responsabilité du Comité des Ministres (article 46 par. 2 de la Convention). Ce mécanisme démontre l'importance que revêt la mise en oeuvre effective des arrêts[11].

Cela étant, quant aux conséquences à tirer d'un contrôle se matérialisant par un arrêt au fond sur la question de la violation de la CEDH, une certaine ambiguïté subsiste depuis que la Cour européenne a cru devoir affirmer le caractère déclaratoire « pour l'essentiel » de ses arrêts.

La Cour a maintes fois souligné que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l'essentiel et qu'en général il appartient au premier chef à l'État en cause, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens à utiliser pour s'acquitter de son obligation au regard de l'article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l'arrêt de la Cour[12].

Après avoir souligné́ la nature obligatoire de ses arrêts au sens de l'article 46 paragraphe 1 et l'importance de leur exécution effective, de bonne foi et compatible avec les « conclusions et l'esprit » de l'arrêt, la Cour européenne rappelle les principes que voici :

L'État défendeur reconnu responsable d'une violation de la Convention ou de ses Protocoles est tenu de se conformer aux décisions de la Cour dans les litiges auxquels il est parti. En d'autres termes, l'inexécution ou l'exécution lacunaire d'un arrêt de la Cour peut engager la responsabilité internationale de l'État parti. Celui-ci est tenu non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi de prendre des mesures individuelles et/ou, le cas échéant, générales dans son ordre juridique interne, afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d'en effacer les conséquences, l'objectif étant de placer le requérant, autant que possible, dans une situation équivalente à celle dans laquelle il se trouverait s'il n'y avait pas eu manquement aux exigences de la Convention. Dans l'exercice de son choix des mesures individuelles, l'État partie doit garder à l'esprit que son but premier est de réaliser la restitutio in integrum[13].

Les obligations qui pèsent sur l'État défendeur en cas de constat de violation de la CEDH comportent notamment les aspects suivants.

Ces obligations font écho aux principes de droit international selon lesquels un État responsable d'un acte illicite a le devoir d'assurer une restitution, laquelle consiste dans le rétablissement de la situation qui existait avant que l'acte illicite ne fût commis, pour autant que cette restitution ne soit pas « matériellement impossible et « n'impose pas une charge hors de toute proportion avec l'avantage qui dériverait de la restitution plutôt que de l'indemnisation ». En d'autres termes, si la restitution est la règle, il peut y avoir des circonstances dans lesquelles l'État responsable se voit exonéré – en tout ou en partie – de l'obligation de restituer, à condition toutefois qu'il établisse dûment l'existence de ces circonstances[14].

Quant à la procédure de « surveillance » diligentée par le Comité, les principes suivants doivent être respectés en matière d'information à fournir au Comité, de choix de moyens offert à l'État et du contenu de la satisfaction équitable. Ainsi :

Les États défendeurs sont tenus de fournir au Comité́ des Ministres une information complète et à jour au sujet de l'évolution du processus d'exécution des arrêts qui les lient. À cet égard, la Cour souligne l'obligation qui incombe aux États d'exécuter les traités de bonne foi, comme le rappellent notamment l'alinéa 3 du préambule ainsi que l'article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969[15].

L'État défendeur reste libre en principe, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s'acquitter des obligations qui lui incombent au titre de l'article 46§1 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l'arrêt de la Cour. Cependant, dans certaines situations particulières, il est arrivé́ que la Cour ait estimé utile d'indiquer à un État défendeur le type de mesures à prendre pour mettre un terme à la situation – souvent structurelle – qui avait donné lieu à un constat de violation. Parfois même, la nature de la violation constatée ne laisse pas de choix quant aux mesures à prendre[16].

Bien que la Cour puisse dans certains cas indiquer la mesure précise, compensatoire ou autre, que l'État défendeur devra prendre, c'est au Comité des Ministres, en vertu de l'article 46 par. 2 de la Convention qu'il revient d'apprécier la mise en oeuvre de ces mesures[17].

Compte tenu de la variété des moyens disponibles pour parvenir à la restitutio in integrum et de la nature des questions en jeu, dans l'exercice de sa compétence découlant de l'article 46 par. 2 de la Convention, le Comité des Ministres est mieux placé qu'elle pour déterminer précisément les mesures à prendre. C'est donc à lui qu'il appartient de vérifier, à partir des informations fournies par l'État défendeur et en tenant dûment compte de l'évolution de la situation du requérant, qu'auront été adoptées en temps utile les mesures réalisables, adéquates et suffisantes pour réparer dans toute la mesure possible les violations constatées par la Cour[18].

Le but des sommes allouées à titre de satisfaction équitable est uniquement d'accorder une réparation pour les dommages subis par les intéressés dans la mesure où ils constituent une conséquence de la violation ne pouvant en tout cas pas être effacée. La logique générale de la règle de la satisfaction équitable (énoncée à l'article 41 et auparavant à l'article 50 de la Convention), voulue par ses auteurs, découle directement des principes de droit international public régissant la responsabilité de l'État et doit être interprétée dans ce contexte. C'est ce que confirment les travaux préparatoires de la Convention[19].

II. Procédures prévues pour le Comité en matière de « surveillance » des arrêts

En ce qui concerne le cadre juridique général de la procédure d'exécution, les activités du Comité, organe exécutif du Conseil de l'Europe et responsable de la surveillance de l'exécution des arrêts de la Cour européenne, revêtent évidemment un caractère politique. La Cour européenne a tenu toutefois à préciser que le Comité « lorsqu'il surveille l'exécution d'un arrêt, il accomplit une tâche particulière qui consiste à appliquer les règles de droit pertinentes »[20]. Toujours par rapport audit cadre juridique, la Cour européenne a tenu à préciser ce qui suit :

Le mécanisme de surveillance qui a été instauré par l'article 46 de la Convention fournit donc un cadre complet pour l'exécution des arrêts de la Cour, renforcé par la pratique du Comité des Ministres. Dans ce cadre, le travail de surveillance continue du Comité a généré un ensemble de documents publics qui englobent les informations soumises par les États défendeurs et d'autres parties prenantes dans la procédure d'exécution, et qui consignent les décisions prises par le Comité dans les affaires en attente d'exécution[21].

Afin de s'acquitter des tâches de plus en plus complexes auxquelles il est astreint au titre de l'exécution des arrêts, le Comité a dû procéder à la rédaction d'un véritable code de procédure en adoptant les Règles du Comité des Ministres pour la surveillance de l'exécution des arrêts et des termes des règlements amiables[22] modifiées en profondeur le 10 mai 2006. Ces règles ont trait aux modalités de fonctionnement et à la saisine de l'organe; à la procédure d'examen relevant du contentieux proprement dit; aux règlements amiables dont la procédure de contrôle se situe, en principe, dans un cadre non contentieux; et ne porte que sur la vérification de ce qui a été prévu par les termes desdits règlements. Pour ce qui est des modalités de fonctionnement de la « surveillance », des réunions spécifiques « droits de l'homme » sont prévues[23], au cours desquelles le Comité siège en une formation spécialisée dont font partie des membres expressément désignés par les gouvernements des États partis.

Une première constatation s'impose concernant l'origine « étatique » de l'organe de contrôle : celui-ci est composé de représentants des États partis à la CEDH et donc, dans une affaire donnée, également de celui de l'État intéressé. Une autre particularité vient appuyer le côté politique de l'organe : en l'absence de dispositions précises prévues par les règles de procédure spécifiques pour le contrôle, ce sont les règles générales de procédure pour les réunions du Comité des Ministres qui s’appliquent[24].

Quant à la saisine du Comité, il est prévu que lorsqu'un arrêt lui est transmis, l'affaire « est inscrite sans retard à l'ordre du jour »[25]. On peut noter que ce qui est inscrit à l'ordre du jour ce n'est pas un arrêt, mais une « affaire » qui tire, il est vrai, son origine de l'arrêt qui a été transmis, mais qui a désormais une portée autonome. La pratique actuelle des « arrêts pilotes », motivée, il est vrai, par des considérations d'efficacité et d'économie telles que celles évoquées par le Comité par la Résolution du 12 mai 2004, offre un cadre institutionnel qui élargit considérablement les pouvoirs de la Cour et amplifie singulièrement ceux du Comité. Pourtant, il a été prévu que la priorité doit être accordée « à la surveillance des arrêts dans lesquels la Cour européenne a identifié ce qu'elle considère comme un problème structurel »[26]. De même, l'examen prioritaire pourra être décidé, notamment, pour les affaires « dans lesquelles la violation constatée a produit des conséquences graves pour la partie lésée »[27]. Il est à noter ici que l'appréciation des conséquences graves d'une violation peut comporter de la part du Comité une évaluation de la situation personnelle et actuelle du requérant.

Ainsi, la procédure débute par un premier examen du contenu de l'arrêt, suivi de l'invitation adressée à l'État en cause de l'informer des mesures qu'il envisage de prendre à la suite de l'arrêt[28]. Cette information doit porter sur les questions de savoir : si l'éventuelle satisfaction équitable accordée par la Cour européenne[29] a été payée; le cas échéant, en tenant compte de la discrétion dont disposent les autorités nationales pour choisir les moyens nécessaires pour se conformer à l'arrêt, si

des mesures individuelles ont été prises pour assurer que la violation a cessé et que la partie lésée est placée, dans la mesure du possible, dans la situation qui était la sienne avant la violation de la CEDH; si des mesures générales ont été adoptées, afin de prévenir de nouvelles violations similaires à celles constatées ou de mettre un terme à des violations continues[30].

On notera ici que la compétence matérielle du Comité à la suite d'un arrêt de la Cour européenne, après s'être assuré que la somme indiquée dans le dispositif a bien été versée au requérant, concerne deux volets : d'une part, il se penche sur les mesures individuelles en faveur de la « partie lésée » c'est-à-dire la victime de la violation constatée, pour qu'elle obtienne une forme de restitution in integrum dont l'adéquation à la nature de la violation sera évaluée par le Comité; d'autre part, il apprécie souverainement, en s'appuyant parfois sur les indications fournies par la Cour européenne dans les très rares cas où celles-ci s'expriment sur les aspects structurels d'une situation contraire à la CEDH, si des mesures générales s'imposent non « à la suite », mais « à partir » du contenu de l'arrêt. Le caractère juridictionnel de l'examen par le Comité est mis en relief, d'abord, par une publicité de la procédure qui assure une transparence plus que satisfaisante. Par exemple, les règles prévoient que, sauf décision contraire du Comité, sont accessibles au public les informations fournies non seulement par les parties (État et partie lésée) mais aussi par des organisations non gouvernementales ou par des institutions pour la promotion et la protection des droits de l'homme[31]. De plus, l'ordre du jour annoté pour chaque réunion du Comité est, aussitôt après, accessible au public et est, sauf décision contraire, publié conjointement avec les décisions qui y ont été prises[32]. Il est à préciser que cet ordre du jour contient, notamment, l'indication des mesures prises par le Comité, de même qu'un résumé des évaluations qui les ont motivées.

La procédure d'examen du contentieux se ressent désormais du caractère juridictionnel de l'activité de contrôle. S'il vrai que l'examen semble être, dans un premier temps, délimité par l'arrêt de la Cour européenne, il n'en reste pas moins que la compétence du Comité déborde le cadre strict de ce que prévoit l'article 46 de la CEDH. Il en résulte une compétence ratione materiae élargie à des aspects de l'affaire sur lesquels la Cour européenne s'est peut-être exprimée de façon incidente ou superfétatoire, mais qui peuvent apparaître importants aux yeux du Comite, voire même à des aspects basés sur des faits nouveaux, non examinés par la Cour européenne. Ensuite, le caractère juridictionnel résulte clairement d'un respect du contradictoire tout à fait novateur pour les procédures de contrôle à caractère supranational. Ainsi, le Comité doit prendre en considération « toute communication transmise par la partie lésée concernant le paiement de la satisfaction équitable ou l'exécution de mesures individuelles »[33]. Il s'agit là des communications se rapportant au contentieux tel qu'il a été décidé, ratione materiae, par l'arrêt de la Cour européenne. En outre, il est prévu que le Comité « est en droit », c'est-à-dire qu'il en a la faculté, de prendre en considération toute communication émanant des organisations non gouvernementales et autres institutions actives dans le domaine des droits de l'homme[34]. Ce dernier type de communication vise en fait une procédure originale qui a trait à des aspects dépassant le cas individuel et qui s'inscrit, par le truchement des mesures générales, dans le cadre du respect de l'« ordre public européen » en matière de droits de l'homme.

Quant aux modalités d'examen d'une affaire à la suite de la transmission d'un arrêt au fond de la Cour européenne, la procédure suivie par le Comité́ s'articule principalement autour de deux types de procédures.

La première, appelée « surveillance soutenue », est réservée aux affaires impliquant des mesures individuelles urgentes, aux arrêts pilotes, aux arrêts soulevant des problèmes structurels et/ou complexes tels qu'identifiés par la Cour et/ou le Comité́, des Ministres, et aux affaires interétatiques. Cette procédure est destinée à permettre au Comité́ de suivre de près l'avancement de l'exécution d'un arrêt, et de faciliter les échanges avec les autorités nationales destinés à soutenir l'exécution. La seconde procédure, appelée « surveillance standard », est appliquée à toutes les affaires sauf si, en raison de sa nature spécifique, une affaire justifie qu'elle soit examinée dans le cadre de la procédure soutenue[35].

La procédure standard se fonde sur le principe fondamental selon lequel la responsabilité́ de veiller à l'exécution effective des arrêts et décisions de la Cour européenne incombe aux États partis à la Convention. Dès lors, dans le cadre de cette procédure, l'action du Comité se limite normalement à s'assurer que les plans/bilans d'action adéquats ont été́ présentés et à vérifier l'adéquation des mesures annoncées et/ou prises. Les développements dans l'exécution des affaires sous surveillance standard sont suivis de près par le Service de l'exécution des arrêts, qui présente les diverses informations reçues au Comité́ des Ministres et soumet des propositions d'action si les développements dans le processus d'exécution nécessitent une intervention spécifique du Comité[36].

III. Les défis de nature fonctionnelle et politique

L'effectivité du système de contrôle de la CEDH, hautement souhaitée et fermement proclamée par les organes du Conseil de l'Europe, peut se heurter à des formes d'autosatisfaction qui tendent parfois à minimiser les difficultés que rencontre le Comité en matière de « surveillance » de l'exécution des arrêts. Ces difficultés concernent, d'une part l'exercice normal des fonctions attribuées au Comité par la CEDH et, d'autre part le rôle éminemment politique d'une partie du contentieux qui est traité par un organe exprimant la volonté de la collectivité des États membres du Conseil de l'Europe.

Parfois, l'exécution des arrêts est rendue plus ardue du fait du « caractère déclaratoire » que la jurisprudence de la Cour européenne attache, « pour l'essentiel » à ses arrêts. Cela veut dire que, par eux-mêmes, ces arrêts n'ont donc pas d'incidence directe sur le droit national[37]. Il s'ensuivrait dès lors que la Cour européenne, qui ne tranche que des cas d'espèce, ne saurait abroger une loi interne ni annuler la mesure faisant grief au requérant, même si celle-ci est considérée contraire à la CEDH.

Il semble y avoir, là, plus qu'une incohérence. Soutenir d'une part que les arrêts de la Cour européenne n'ont qu'un caractère essentiellement déclaratoire et, d'autre part, affirmer la compétence du Comité à « imposer », en quelque sorte, à l'État concerné l'adoption de mesures précises visant à la fois la situation du requérant et éventuellement un cadre législatif et réglementaire plus large que celui qui a été examiné par la Cour européenne (laquelle ne tranche, faut-il le rappeler, que des cas d'espèce) semble relever d'une logique passablement contradictoire. À cet égard, il doit être relevé par exemple qu'à la demande expresse du Comité[38], la Cour européenne a été invitée à identifier dans ses arrêts les problèmes structurels susceptibles de donner lieu à un contentieux de type répétitif, ce qui veut dire en fait que le Comité peut jouer un rôle dépassant le cadre strict qui lui a été assigné par les États au départ. Pourtant, sur la base d'une pratique en l'apparence consensuelle des États, le Comité apparait comme un véritable organe à caractère juridictionnel dans la mesure où il semble disposer, pour la solution d'un contentieux pouvant être souvent déconnecté de l'affaire soumise à la Cour européenne, de compétences autonomes par rapport à celles de la Cour européenne.

Quant aux défis de nature fonctionnelle, force est de constater que le Comité a réussi à amalgamer diplomatie, efficacité et fermeté. En effet, pareils défis se caractérisent par un contenu qui vise à adapter le « droit interprété » par la Cour européenne à des situations devant être réglées de façon harmonisée selon les « standards » européens que la jurisprudence de la Cour européenne dégage au fil des affaires qui lui sont présentées. Et cela dans des domaines aussi variés que peuvent l'être, par exemple, le droit à la vie et à l'intégrité physique de la personne, la liberté personnelle, le procès équitable, la vie privée et la liberté d'expression.

Il est vrai que si, pour la grande majorité des arrêts à « surveiller », les États intéressés ont fait et font preuve d'une coopération certaine à trouver les solutions idoines à « exécuter », c'est-à-dire à atteindre le résultat voulu ou impliqué par un arrêt donné, dans un petit nombre d'affaires cependant la recherche de pareilles solutions a été tributaire d'efforts dont le mérite revient, en grande partie, au service de l'exécution des arrêts de la Direction générale des Droits de l'Homme et de l'État de droit. Le problème pour ces affaires a consisté à concilier le but impliqué par l'arrêt et une solution pratique aussi satisfaisante que possible, tout cela dans un contexte où des prérogatives de souveraineté de l'État ont pu paraître indument affectées par une décision de justice « supranationale ».

Le 13e rapport annuel concernant l'année 2019[39], rendu public en mars 2020, constitue une étape importante dans l'appréciation des progrès accomplis par le système de contrôle à partir des décisions prises, depuis une dizaine d'années, par les différentes conférences étatiques qui se sont penchées sur les réformes qu'il convenait de proposer (processus d'Interlaken) en vue de résoudre les problèmes touchant à l'efficacité du système, tout cela à l'aune de l'expérience acquise dans le cadre de l'exécution des arrêts de la Cour européenne[40].

Le rapport relève en particulier que

De manière plus générale, le nombre d'affaires de référence pendantes sous surveillance soutenue diminue très lentement, et il en est de même pour les affaires de référence sous surveillance standard depuis plus de cinq ans. Beaucoup d'entre elles ont pour origine des problèmes bien connus et fortement enracinés, tels que les préjugés persistants à l'encontre de certains groupes dans la société́, ou une organisation nationale inadéquate, ou encore l'absence de ressources nécessaires[41].

Surtout, selon le rapport, la résistance à l'exécution reste un sujet de préoccupation. De ce fait, le Comité « s'est vu contraint à de nombreuses reprises de rappeler aux États défendeurs l'obligation inconditionnelle de se conformer aux arrêts de la Cour »[42]. Les difficultés qui en résultent semblent être liées « à la capacité des acteurs nationaux, à l'insuffisance des ressources ou de la volonté politique, voire à un désaccord manifeste avec un arrêt spécifique de Strasbourg »[43].

En ce qui concerne les défis de nature politique, on doit souligner que ces derniers sont évidemment, en large partie, consubstantiels à la mise en oeuvre d'une justice supranationale en matière de respect des droits de l'homme. La CEDH n'échappe pas à cette évidence et ses travaux préparatoires, de même que toute son histoire au cours de 70 ans de son existence, démontrent qu'en définitive ce sont bien des compromis « acceptables » entre réalités nationales et exigences supranationales qui ont permis des avancées notables en Europe en matière des droits de l'homme.

Cependant, comme le souligne à bon escient le rapport précité, si l'on peut constater, à travers la « surveillance » par le Comité, une efficacité accrue du système quant à l'exécution des arrêts de la Cour européenne, des problèmes persistants affectent toujours son contrôle, ce d'autant que de nouveaux défis émergent continuellement. Cela concerne en particulier les affaires interétatiques et les affaires individuelles liées à des conflits non résolus (« frozen conflicts »), à des situations de post-conflit, ou d'autres affaires présentant des caractéristiques interétatiques. Le rapport souligne à cet égard qu'en 2019 « il n'y a eu que très peu d'avancées, si ce n'est aucune, dans l'exécution de telles affaires »[44].

Quant aux affaires interétatiques, dont le caractère politique est plus qu'évident, la pratique suivie par le Comité, en ce qui concerne le suivi des arrêts rendus par la Cour européenne, montre bien que la « politique réaliste » (realpolitik) influe sensiblement sur la procédure ainsi que sur la phase de l'exécution des décisions prises au niveau judiciaire. Par exemple, l'arrêt rendu au fond par l'actuelle Cour européenne dans une affaire interétatique (Chypre c. Turquie) le 10 mai 2001 n'a fait l'objet d'un arrêt sur la satisfaction équitable qu'en date du 15 mai 2014. Entre temps (le 7 juin 2005), le Comité avait adopté une résolution à caractère intérimaire concernant les différents aspects de l'arrêt rendu au fond le 10 mai 2001. Dans l'arrêt du 15 mai 2014, la Cour européenne a rappelé avoir conclu au fond, entre autres, à la violation continue de l'article 1 du Protocole no 1 au motif que les Chypriotes grecs, possédant des biens dans la partie nord de Chypre, se sont vu refuser l'accès à leurs biens, la maîtrise, l'usage et la jouissance de ceux-ci ainsi que toute réparation de l'ingérence dans leur droit de propriété[45].

Sur le point considéré, la Cour européenne a affirmé ce qui suit.

Pourtant, il incombe au Comité des Ministres de veiller à ce que le gouvernement défendeur donne son plein effet à cette conclusion, contraignante en vertu de la Convention et à laquelle il ne s'est pas encore conformé. Pour la Cour, la mise en oeuvre de ladite conclusion est incompatible avec toute forme de permission, de participation, d'acquiescement ou de complicité à l'égard d'actes illégaux de vente ou d'exploitation de logements ou autres biens de Chypriotes grecs dans la partie nord de Chypre[46].

La terminologie utilisée par la Cour européenne à cet égard (« il incombe au Comité des Ministres de veiller à ce que le gouvernement défendeur donne son plein effet à cette conclusion… »[47]) est le signe, semble-t-il, d'un malaise évident face aux réticences de certains États à donner pleine « exécution » à des arrêts où l'aspect politique est prédominant.

Dans le même ordre d'idées, la Cour européenne semble se rendre à l'évidence de la « politique de réalité » dans certaines situations politiquement délicates et où une intervention extérieure, fût-elle de nature judiciaire par une Cour européenne comme celle de Strasbourg, n'est pas de nature en principe à modifier substantiellement le cours des événements.

Dès lors, ce qui est possible et envisageable consiste à réparer, autant que faire se peut, les dommages d'ordre matériel et moral subis éventuellement par les requérants. C'est le cas, par exemple, pour ce qui est du conflit opposant l'Arménie et l'Azerbaïdjan au sujet de la région du Haut-Karabakh.

Ces affaires se sont soldées par deux arrêts au fond, constatant diverses violations de la CEDH, arrêts relatifs à deux séries de requêtes individuelles. Ces requêtes, s'inscrivant dans un contentieux à caractère interétatique et visant les deux pays impliqués dans le conflit, ont concerné des milliers de requérants. Au sujet de la question de la satisfaction équitable, la Cour européenne a tenu à rappeler l'importance du principe de subsidiarité, ce principe en l'occurrence revêtant à la fois une dimension politique et une dimension juridique[48]. Quant à la dimension politique, la Cour européenne s’est ainsi exprimée.

En ce qui concerne la dimension politique, la Cour a déjà rappelé qu'avant leur adhésion au Conseil de l'Europe l'Arménie et l'Azerbaïdjan s'étaient engagés à régler pacifiquement le conflit du Haut-Karabakh. Il s'est désormais écoulé une quinzaine d'années depuis que les deux États ont ratifié la Convention, sans qu'une solution politique ne soit encore en vue. La Cour ne peut que souligner qu'il est de leur responsabilité de trouver un règlement politique au conflit dans lequel ils sont impliqués[49].

Cette affirmation précise, à n'en pas douter, les contours des limitations implicites à l'action supranationale. Cela, même dans la cadre d'une organisation groupant des États qui se sont engagés à respecter la prééminence du droit et à assurer la garantie collective des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

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Toujours au regard d'une dimension politique, présente à l'arrière-plan de tout contrôle de nature internationale, deux autres procédures ont en quelque sorte accentué pareille dimension du système de contrôle européen, en en accentuant singulièrement les défis. Il s'agit des procédures prévues par le Protocole n° 14[50], la première[51] se rapportant à la possibilité pour le Comité de demander à la Cour européenne des précisions sur l'interprétation d'un arrêt; la seconde[52] ayant trait au refus de l'État défendeur de se conformer à un arrêt définitif. Dans ce dernier cas, il s'agit en fait d'une procédure en « manquement » qui, dans le cadre de l'exécution d'un arrêt, peut être diligentée contre un État défaillant.

Le premier arrêt rendu par la Cour européenne sur la procédure prévue à l'article 46.4 de la CEDH[53] revêt une importance dépassant largement la situation examinée dans le cas d'espèce. L'argumentaire développé par la Cour européenne tend à baliser un terrain des plus ardus s'agissant, par hypothèse, d'un État rétif à tirer les conclusions qui s'imposent à la suite d'un constat de violation de la CEDH. Dans son arrêt au fond, la Cour européenne avait en substance critiqué le détournement abusif des procédures et des mesures prises à l'encontre du requérant, un opposant politique du pouvoir en place dans son pays, à la suite desquelles il avait subi une détention injustifiée et, dès lors, illégitime pour une longue période. La Cour européenne a précisé d'abord que la procédure en manquement n'a pas pour but de rouvrir devant la Cour européenne la question de la violation tranchée par le premier arrêt. Elle vise plutôt à ajouter une « pression politique », destinée à assurer l'exécution de l'arrêt initial au fond et visant à accroître l'efficacité de la procédure de surveillance, de l'améliorer et de l'accélérer. La Cour européenne a souligné, ensuite, que les activités du Comité revêtent clairement un « caractère politique ». Cependant en étant appelé à surveiller l'exécution d'un arrêt, cet organe « accomplit une tâche particulière qui consiste à appliquer les règles de droit pertinentes »[54].

Il s'agit là d'une affirmation qui ne fait que constater une évidence : le système de protection européen des droits de l'homme revêt pour l'essentiel un caractère bicéphale. Judiciaire, dans la mesure où l'intervention de la Cour européenne tend à délimiter l'objet du contentieux et à fixer le cadre juridique approprié; quasi judiciaire aux contours nettement politiques, lorsque le Comité́ précise le périmètre de l'obligation internationale pesant sur l'État défendeur au stade de l'exécution de l'arrêt. En fait, ce faisant, le Comité se transforme en un véritable « juge » de l'exécution des arrêts.

On voit là précisés les contours de limitations implicites à l'action supranationale, cela, même dans la cadre d'une organisation groupant des États qui se sont engagés à respecter la prééminence du droit et à assurer la garantie des droits de l'homme et des libertés fondamentales.