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L’Annuaire du Québec 2006 surprend agréablement son lecteur. Outre les conventionnels et utiles palmarès des événements de l’année et des statistiques démographiques et sociales, on retrouve en prime des articles qui soulèvent des questions de fond et dont la somme livre une idée passablement globale des débats qui animent la société québécoise. Les directeurs de la publication, Michel Venne et Antoine Robitaille, ont certes eu la main heureuse quant au choix de formule de l’ouvrage.
Deux thèmes récurrents apparaissent en filigrane sous la plume des nombreux auteurs qui y ont contribué : les défis de la nouvelle donne néolibérale au sein de l’économie mondiale auxquels la société québécoise est désormais confrontée et la question nationale, entendue au sens large du terme. L’ouvrage comporte des articles également dignes d’intérêt abordant d’autres thèmes. Faute d’espace nous n’avons pu leur accorder toute l’attention qu’ils méritaient. Ces thèmes nous ont servi de fil d’Ariane.
De la présence du Québec au monde
Plusieurs articles traitent de la présence du Québec au monde selon trois principales dimensions : la situation de l’économie québécoise au sein de l’économie mondiale, la représentation politique du Québec à l’étranger et le rayonnement de la culture québécoise.
Jacques Parizeau précise que la concurrence en provenance de pays tels que la Chine et l’Inde ne relève pas de la seule médiocrité des salaires qui y prévaut mais également de la rapidité de leur avancement en matière de productivité, laquelle pourrait comporter des effets imprévus en matière de pertes d’emplois au Québec. La délocalisation d’emplois manufacturiers est évoquée à l’occasion des articles portant sur toutes et chacune des régions du Québec. Vicky Boutin fait état de la fermeture de six usines textiles à Huntington (Montérégie). Quant aux régions traditionnellement exportatrices de matières premières, vulnérables à la concurrence internationale par d’autres biais encore, Majella Simard et Clermont Dugas rapportent que certaines, la Gaspésie notamment, courent le risque d’une marginalisation économique se traduisant par une rareté d’emplois et des revenus inférieurs à la moyenne québécoise. Enfin, la concurrence internationale emprunte « l’arrivée près de chez vous » d’un grand Wal-Mart, dont la prédilection va aux villes d’importance secondaire. Jacques Nantel rapporte que les répercussions sur les salaires et les revenus des fournisseurs locaux s’y font lourdement sentir. Thomas Collombat traite des effets quelque peu délétères de la concurrence internationale sur la vigueur du syndicalisme.
La nouvelle donne de la concurrence mondiale interpelle également l’État québécois. Pierre-Marc Johnson avance que celui-ci est appelé à délaisser ses rôles d’intervention directe dans l’économie et à réduire sa taille et son importance relative dans le produit intérieur brut. C’est lors de la dernière campagne électorale provinciale que le modèle d’État québécois hérité de la Révolution tranquille a subi son premier coup de butoir. La bannière « réformiste » du Parti libéral comportait la « réingénierie » de l’État (cf. Daniel Maltais) au moyen de « PPP » (partenariats public-privé). Camper les tenants et aboutissants des PPP, terme rébarbatif et hors de portée de l’intelligence du grand public, tel a été le défi rigoureusement relevé par Noureddine Belhocine, Joseph Facal et Bachir Mazouz. D’emblée, le « nouveau modèle d’État » suscitera la méfiance des syndicats et de larges pans de l’opinion publique ; il ne fera pas long feu. Daniel Maltais estime que l’effet de la modernisation actuelle de l’État québécois est « clairement en continuité plutôt qu’en rupture avec ce que les gouvernements précédents avaient entrepris ». Mais le doute a germé tout de même au sein de l’intelligentsia québécoise. Pierre-Marc Johnson confesse ne plus souscrire tout à fait au modèle d’État dirigiste de la Révolution tranquille. Pas de rupture cependant eu égard aux responsabilités sociales de l’État. Sauf qu’un jugement récemment rendu par la Cour suprême du Canada dans la cause Chaouli est venu bousculer un État québécois qui, en vertu de la loi pancanadienne sur l’assurance maladie, était jusque-là le seul responsable de la desserte des soins de santé.
Dans la situation nouvelle de la concurrence internationale, la question du « que faire ? » se pose forcément. Les solutions qui émergent au fil des articles se résument ainsi : chercher de nouveaux marchés pour les entreprises sises en territoire québécois et développer « l’industrie du savoir ».
En matière de représentation et de promotion du Québec à l’étranger, Nelson Michaud estime que le présent gouvernement libéral ne rompt guère avec les gouvernements antérieurs dont les menées diplomatiques empruntaient l’axe « de Paris à Washington », à une nuance près cependant : dans le contexte de l’Accord de libre-échange nord-américain, le premier ministre Jean Charest privilégie les relations avec les États-Unis et le Mexique. L’État québécois ne jouit toujours pas de coudées franches et le ministre des Affaires intergouvermentales d’un gouvernement franchement fédéraliste pourtant, M. Benoit Pelletier, déclare sans ambages que les « codes d’accès » du Québec au monde ne peuvent plus être assujettis au bon vouloir des représentants du gouvernement fédéral du moment » étant donné « l’évolution rapide de la situation mondiale et ses conséquences, très lourdes pour les intérêts du Québec ».
Développer « l’industrie du savoir », tel est le second volet d’une vague stratégie face à la nouvelle concurrence internationale. Largement répandue dans les pays de l’OCDE et plutôt vaguement définie, l’idée revient sous la plume de Pierre-Marc Johnson, Jacques Parizeau, Jean-Claude Rivet et Lise Bacon notamment. Jacques Parizeau précise : le savoir qu’il s’agit de développer doit répondre en priorité aux besoins de l’économie. M. Parizeau laisse tomber une petite phrase assassine qui passera peut-être à l’histoire, à l’instar de celle de Gérard Filion qui ciblait les anthropologues il y a quelques décennies : « Si les sociologues ont un peu moins d’argent, je ne braillerai pas ! » affirme-t-il.
Certains auteurs s’inscrivent pourtant en faux contre l’idée que le Québec doive s’engager tous azimuts dans la voie de la mondialisation néo-libéralisante. Des altermondialistes en quelque sorte. Viser le « développement durable » ; changer les modes de vie ; travailler et consommer moins ; veiller à la conservation de l’environnement ; trouver des sources d’énergie respectueuses de l’environnement sont autant de pistes de réflexion inspirant les articles de Steven Guilbaud, Pier-André Bouchard St-Amant, Gabriel Gagnon, Philip Raphals et Thierry Vandal. Christian Rioux, dans un court article au contenu captivant, s’insurge contre la mercantilisation du savoir, estimant que l’éducation et la culture représentent des biens publics, un don de la société à ses membres, créateur de lien social dans la logique du don de Mauss et de Godelier.
Outre l’intégration du Québec à l’économie mondiale et les relations extérieures, il est souvent question du rayonnement culturel du Québec à l’étranger et ce, dans des termes qui relèvent franchement de la rhétorique de la mondialisation. Stéphane Bergeron rapporte le phénomène des « industries culturelles globalisées made in Québec » : le Caesars Palace de Céline Dion et le 4e spectacle du Cirque du Soleil à Las Vegas ; le KÀ piloté par Robert Lepage. Outre le talent des artistes, selon le directeur du Cirque du Soleil, Joël Bertomeu, le succès de ces menées artistiques dans le monde s’explique en partie par des causes économiques : « Le Québec demeure trop petit pour soutenir ses grands talents. » Yvan Lamonde estime qu’on « est devant un succès industriel, au même titre que Bombardier ou Jean Coutu ».
Le monde artistique également comporte ses altermondialistes, désireux d’abstraire la culture de l’univers de la marchandise. Pierre Lefebre invite le gouvernement à se départir du concept « d’industrie culturelle » dans l’élaboration de ses politiques en matière d’aide à la culture : « Une oeuvre n’est pas un produit et les groupes d’artistes, des entreprises. » Autre volet, enfin, de la présence de la culture québécoise dans le monde, d’ordre institutionnel cette fois, que celui rapporté par Hélène Chouinard et Robert Laliberté : l’Association internationale des études québécoises (AIEQ) regroupant quelque 2 700 professeurs et étudiants issus d’universités d’une soixantaine de pays et s’intéressant aux études québécoises.
De la question nationale
Nous entendrons la question nationale au sens large, comportant les débats entourant l’existence d’un projet de société au Québec, la question identitaire et les valeurs, le projet politique.
Une partie de l’intelligentsia québécoise est chagrine présentement, estimant la société québécoise en manque de « projet de société ». La zeitgeist apparaît sombre. Les défis présentés par la mondialisation seraient-ils en train de noliser le meilleur des énergies autrement disponibles à la confection d’un projet de société ? Curieusement, personne ne se pose la question. En tout état de cause, Louis Cornellier recense une intéressante brochette d’ouvrages parus récemment. Pour certains, le manque d’élan vital nécessaire à l’élaboration d’un projet de société, aurait quelque chose à voir avec « le poids du passé ». Gérard Bouchard semble craindre qu’après le brillant bouillonnement d’idées de la Révolution tranquille, les penseurs québécois retombent sous le poids de l’inertie dans « l’impuissance » qui caractérisait censément la pensée canadienne-française traditionnellement. Jean-Philippe Warren ne semble pas partager une lecture aussi sombre du passé, en ce qui concerne l’ethos et la praxis du peuple à tout le moins. Pour d’autres, l’absence de « projet de société » s’expliquerait par le fait que la société québécoise est parvenue au stade de la postmodernité, celle-ci étant porteuse d’« égoïsmes qui ne se rejoignent que sous les bannières de divers corporatismes identitaires, ethniques ou professionnels » (Jacques Beauchemin) ; que l’homme contemporain soit devenu « un être enfermé dans son moi… privé du sens de l’idéal (Marc Chevrier) ; que le présent gouvernement soit « porteur d’une vision atomiste de la société », diagnostic de Gérard Boismenu, Pascale Dufour et Denis Saint-Martin.
La mémoire historique, également essentielle à l’élaboration d’un projet de société à titre de composante de l’identité, commencerait également à s’étioler. Robert Comeau livre un message clair à l’intention des intellectuels souverainistes : ne plus sacrifier la mémoire canadienne-française au nom de la nécessaire ouverture à des identités multiples dont l’effet serait de « couper la tradition intellectuelle de ses propres racines ». L’idée rejoint celle de Jacques Beauchemin (cf. Cornellier) qui rappelle « la centralité de l’histoire et de la mémoire dans l’édification de toute société », mais à une nuance près, celle de la nécessité de relever le défi de « conjuguer la mémoire de la communauté canadienne-française à la volonté de faire du Québec, le pays de tous les Québécois ».
Élaborer un projet de société comporte par ailleurs l’existence d’un certain consensus. Les projets et les identités des minorités au Québec convergent-ils vers ceux de la majorité ? Sébastien Arcand a voulu le savoir. Il a dépouillé les mémoires des associations ethniques présentés à diverses commissions parlementaires. On apprend qu’en l’an 2000, « les associations des communautés culturelles tendent à reconnaître les bienfaits de la Charte de la langue française de 1977 et les droits historiques des Québécois francophones, de leur culture et de la langue française ». Les associations rejettent cependant « toutes pressions sur les minoritaires », que ce soit pour perpétuer l’usage du français, pour en faire la promotion ou pour le considérer comme unique langue d’usage (privée ou publique). La connaissance de l’anglais est vue comme un gage de mobilité sociale et d’intégration à un ensemble géopolitique canadien, nord-américain et mondial. Les associations culturelles estiment par ailleurs qu’à l’école, les minorités devraient être reconnues dans leurs spécificités, religieuse et autres, et que « des espaces de sociabilité » devraient être réservés à leur intention.
Et il y a les projets des premières nations. Rémy « Kak’wa » Kurtness rappelle l’état des négociations entre les communautés innues – fortes de plus de 15 000 habitants – et les gouvernements du Québec et d’Ottawa ayant trait à la question des droits ancestraux sur le Nitassinan, territoire qui représente près du tiers de l’espace québécois. Un tel accord serait non seulement de nature à favoriser le développement et les investissements économiques mais permettrait aux Innus de « recouvrer leur fierté, leur dignité ».
L’élaboration d’un projet de société n’est guère facile non plus lorsque d’importants pouvoirs échappent aux parlementaires, représentants du peuple. Alain-Robert Nadeau souligne qu’à l’instar de la Cour suprême des États-Unis, la Cour suprême du Canada est désormais appelée à se prononcer sur des questions juridiques controversées qui étaient jusque-là le privilège quasi exclusif du Parlement canadien, de l’Assemblée nationale du Québec et des assemblées législatives provinciales et territoriales.
Pas facile non plus d’élaborer des projets de société lorsque le gouvernement au pouvoir semble se chercher. Michel David n’hésite pas à parler de « leadership en crise », à Ottawa certes, mais également à Québec. À Ottawa, la crise de gouvernance est manifeste. Le « scandale des commandites » et les travaux de la commission d’enquête présidée par le juge Gomery, rapportés par Bernard Descôteaux, ont occupé l’avant-scène politique cette année. Le présent gouvernement provincial, pour sa part, a connu maintes maladresses politiques, dont l’épisode houleux d’un éventuel financement des écoles juives décrit par Pierre Anctil ou encore la saga du Centre Hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), évoqué par Katleen Lévesque. De sorte que l’impopularité du présent gouvernement a atteint des niveaux sans précédent historiquement.
L’opposition péquiste a également connu sa « crise de leadership », son chef, M. Bernard Landry, ayant démissionné de son poste et de son siège de député après les résultats d’un vote de confiance qui n’avaient pas été à la hauteur de ses attentes. Graham Fraser du Toronto Star rend un hommage mérité à M. Landry, l’homme, le politicien, toujours loyal, au service de ce qu’il estime être l’intérêt supérieur du Québec.
L’élaboration d’un projet de société devra composer désormais avec de nouvelles voix sur la place publique, celles du nouveau parti Québec solidaire qui estime représenter de nouvelles forces politiques et progressistes. Claude Béland intime les Québécois à « renoncer à n’être que de simples électeurs périodiques » et à « s’inscrire dans une démarche menant à l’instauration d’une démocratie davantage participative ».
Enfin, la teneur des débats publics dans les médias ne serait pas tellement propice par les temps qui courent à l’élaboration d’un projet de société. Denise Bombardier déplore le manque de civilité dans les débats publics. Dominique Garand note le manque de rigueur et le populisme d’émissions de télévision et de radio, telle « Tout le monde en parle », les propos dévoyés, voire diffamatoires de la part d’animateurs en quête de cotes d’écoute. Et Stéphane Baillargeon estime que l’indigence de la langue publique est telle qu’elle est en voie de « créolisation ».
Si un certain pessimisme quant à la renaissance d’un vaste projet de société afflige présentement une partie de l’intelligentsia québécoise, plusieurs remarquent pourtant que la société québécoise réussit malgré tout à se démarquer nettement de ses voisines (Canada, États-Unis) au chapitre des valeurs. La société québécoise ne semble pas vouloir abandonner ses moeurs libérales et verser dans le fondamentalisme religieux comme c’est le cas d’une partie de la population américaine. E. Martin Meunier en veut pour preuve que les Québécois ne semblent guère disposés à suivre le nouveau pape Ratzinger dans sa théologie tout empreinte de pureté doctrinale et d’intransigeance. Pour Gilles Labelle, les valeurs de la société québécoise s’éloignent passablement de l’évolution culturelle des États-Unis de G. W. Bush. L’espace public et politique au Québec « est structuré de telle façon que les questions explicitement présentées comme morales y apparaissent simplement impertinentes, voire illégitimes ». Autre manifestation de la spécificité québécoise en matière de valeurs, celle de l’affirmation politique de la laïcité. La députée libérale Fatima Houda-Pépin a livré une vibrante plaidoirie à l’Assemblée nationale, reproduite intégralement dans les pages de l’Annuaire, contre l’implantation de tribunaux islamiques au Québec.
La spécificité des valeurs de la société québécoise représenterait rien de moins qu’un pilier de l’identité canadienne face à son incontournable voisin américain. Antoine Robitaille a rédigé un intéressant article faisant état de l’éloignement des valeurs de la société canadienne par rapport à la tangente néo-conservatrice observée dans la société américaine depuis une vingtaine d’années. Le Canada serait en voie de devenir « un vrai pays nordique » aux valeurs essentiellement libérales. Au point que certains analystes au Canada anglais estiment qu’il serait temps de songer à « exporter le rêve canadien » et, pourquoi pas, à promouvoir rien de moins que « la canadianisation du monde ». Cette identité heureuse du ROC découlerait de la présence au sein de la fédération canadienne d’une société québécoise influencée par les courants européens, aux valeurs plus libérales, plus libertaire, « post-moderne », moins néolibérale et plus étatiste. De quoi revigorer l’ego quelque peu à plat d’une partie de l’intelligentsia québécoise ces temps-ci. Sauf que, comme le souligne Latouche (cf. Robitaille), il est à craindre que « notre ‘création’ ne nous soit pas très reconnaissante ».
On apprend par ailleurs, sous la plume de Gilles Gagné et Simon Langlois, que l’élan souverainiste n’est pas prêt de s’essouffler dans les décennies à venir. Leur analyse perspicace de résultats de sondages de l’opinion publique indique que l’inéluctable vieillissement de la population québécoise ne risque pas de se traduire par la réduction des appuis à la souveraineté, la génération politique des baby-boomers ne donnant pas de signe de perdre sa fronde en vieillissant. Ce qui risque d’être plus aléatoire à leur avis, c’est l’allégeance d’une partie de la classe moyenne à la cause de la souveraineté. Nos chercheurs ont pris bonne note qu’une partie importante des électeurs résidant dans la couronne de la ville de Québec n’avaient pas, lors du référendum de 1995, accordé au camp du oui tous les appuis attendus. Ces deux chercheurs ont été les premiers à analyser un phénomène qui ne deviendra une évidence que bien plus tard, lors des dernières élections fédérales, alors que d’importants contingents d’électeurs de Québec délaissaient le Bloc québécois et élisaient un nombre inattendu de députés du Parti conservateur.
Conclusion ? L’Annuaire du Québec 2006 est un ouvrage à consulter impérativement pour s’informer en un tour de main des débats et des courants d’idées qui, en chassé-croisé, germent en profondeur et soulèvent la société québécoise.