Corps de l’article

Courage, lucidité, franchise, ce sont les trois mots qui viennent immédiatement à l’esprit à la lecture du dernier ouvrage de Guy Laforest qui y rassemble, dûment réécrites pour les lier les unes aux autres dans une même trame, ses analyses de l’avenir politique du Québec et du Canada publiées au cours des quelque quinze dernières années. Le sous-titre de l’ouvrage en dévoile la véritable nature : parcours d’un intellectuel engagé, d’un intellectuel qui n’a pas craint ni de tenter l’aventure de la politique active, ni d’en sortir, et qui nous livre, dans des essais proches du témoignage, ses inspirations, ses évolutions, ses paris, ses déceptions et ses espoirs. Nous sommes loin de l’analyse froide et dépassionnée qui embrasse la science en pensant tenir à distance la fureur et le tumulte de l’arène politique. Mais la qualité de la réflexion n’en souffre pas pour autant ; au contraire, elle s’augmente de ces doutes exprimés, de ces cartes si ouvertement jetées sur table. D’un tel ouvrage, on retient aussi bien le ton que le propos.

Le livre est en fait habité d’une grande inquiétude : la présomption, qui confine à l’aveuglement, des intellectuels et de la classe politique au Canada sur leur capacité d’influer sur le cours des choses. Les premiers, enfermés dans le cocon de leur pensée souveraine, tendent à exagérer leur pouvoir à court terme sur les événements et à sous-estimer leur influence à long terme ; les acteurs politiques, tel que les élites québécoises souverainistes et trudeauistes, abusent de leur position dominante ou paient leurs illusions naïves de reculs politiques collectifs qu’ils n’osent s’avouer. La thèse centrale de l’auteur est que depuis la fin du XVIIe siècle, l’élargissement de la liberté politique du Québec, d’une part, et la quête de sécurité et de reconnaissance identitaire, d’autre part, ont rarement pu marcher de concert, si bien que les tentatives que le Québec a hasardées pour s’affranchir d’un coup de ses multiples tutelles impériales se sont souvent faites à son détriment. Il n’y a ni fatalisme, ni résignation dans cette lecture, que Laforest a voulue philosophique, de l’histoire politique du Québec. Cependant, il rappelle, tout au long de ses écrits, qu’une nation historiquement dominée et au surplus dirigée par une élite viscéralement divisée doit faire montre de prudence élémentaire quand elle ambitionne de secouer le joug qui l’étouffe. Un bond en avant raté se termine souvent par deux sauts en arrière. De même que l’échec des rébellions patriotes de 1837-1838 finit par dépouiller le Bas-Canada de sa liberté politique, de même les référendums de 1980 et 1995, que Laforest présente comme des rébellions démocratiques, ont précipité le durcissement de la tutelle que le régime canadien n’a jamais cessé d’exercer sur le Québec. Inlassablement, Laforest s’est employé à montrer que la manifestation la plus radicale de ce durcissement, le rapatriement unilatéral de 1982, a profondément altéré le pacte fédéral canadien, au point d’y inscrire une logique unitaire qui plie sous sa dynamique les institutions et les allégeances. Cette réforme, écrit Laforest, n’est rien de moins qu’une entreprise délibérée de soumettre le Québec à un ordre politique postulant l’existence d’un seul peuple, d’une seule nation, sur le territoire canadien. Ce fut en quelque sorte une seconde conquête du Québec, conduite en contravention avec les principes de consentement et de continuité, et contraire au droit de veto dont on a négligemment nié l’existence ; le fait que cette réforme ait été orchestrée par des Québécois ne change rien à la réalité du coup de force.

Plus tragique encore fut l’abîme dont le Québec et le Canada ont approché les bords, au lendemain du référendum de 1995, sans que les souverainistes, bien peu futés ou paresseux, n’aient vu la gravité des conséquences de leur défaite dont ils croyaient que le Québec sortirait indemne pour d’autres brillants recommencements. Laforest dépeint sans complaisance le ressac qui a suivi ce référendum au Canada anglais, assorti d’une dangereuse rhétorique belliqueuse. Là encore, l’échec de la rébellion québécoise a suscité une vigoureuse réaction canadienne visant ni plus ni moins à cadenasser l’autodétermination québécoise – Loi sur la clarté, renvoi à la Cour suprême sur la sécession, réduction des paiements de transferts, etc. Devant un péril évité de justesse, le gouvernement fédéral, fidèle héritier de prérogatives impériales, les a renforcées. Que le premier ministre fédéral gouverne en empereur à Ottawa, qu’un parti unique domine un parlement sans opposition véritable, c’est là un déséquilibre structurel supportable pour ceux qui mettent l’unité du pays, confondue avec son unification, au-dessus de tout.

Marqué par l’échec de la réforme du Lac Meech qui fut, écrit-il, « une vraie catastrophe qui nous a fait perdre beaucoup de temps et d’énergie », Laforest prend acte de la double impuissance qui frappe les élites politiques québécoises. Tant les fédéralistes que les souverainistes ont échoué dans leur ambition d’augmenter la liberté politique du Québec. Cette impuissance place le Québec dans une position « hybride et équivoque », dans laquelle il persiste à poursuivre le rêve de l’indépendance, quoi qu’il en coûte, et se blottit dans un régime mi-impérial, mi-fédéral, sans vraiment s’intéresser ou croire à sa réforme, ni participer activement à la vie politique du pays. C’est un peu comme si le Québec s’était recroquevillé dans sa petite séparation à lui, tapissée de chimères politiques. Toujours curieux de comparer la trajectoire politique du Québec à celle d’autres petites nations qui ont su tirer leur épingle du jeu – pensons à la Catalogne qui a survécu à la répression franquiste – , Laforest a pris le parti du réalisme pragmatique, à savoir qu’il vaut mieux pour le Québec chercher à élargir sa liberté politique à l’intérieur d’un régime sur lequel il peut encore peser, s’il sait user d’adresse et de compréhension du partenaire canadien, que de risquer de tout perdre pour une indépendance fantasmée par des zélotes demeurés d’incorrigibles mauvais stratèges incapables de mobiliser la société autour de leur projet. Ainsi, en dépit du fait qu’il ait voté « oui » aux référendums de 1980 et de 1995, Laforest s’est voulu un acteur de la réconciliation et du « dialogue partenarial » entre intellectuels du Canada anglais et du Québec, ainsi qu’un des architectes d’une refondation du Canada qui agrée à la fois aux Autochtones, au Québec et au reste du Canada. Pour ce faire, il est indispensable que les protagonistes de la lutte à mort qui oppose souverainistes et patriotes canadiens reviennent sur leurs positions et conviennent, pour les uns, que le rapatriement de 1982 fut une erreur, et pour les autres, que l’indépendance du Québec ne répond à aucune nécessité historique.

Deux tâches semblent ainsi s’imposer à Laforest pour l’élargissement de la liberté politique du Québec à l’intérieur du cadre canadien : 1- doter le Québec d’une véritable constitution écrite ; sur cette question, Larorest s’inspire de l’exemple de la Catalogne qui a su se donner des statuts d’autonomie avantageux – l’équivalent d’une constitution interne. Laforest a certes raison d’insister sur ce point, mais fallait-il s’appuyer sur l’exemple catalan, alors que les régimes fédéraux fourmillent d’exemples d’États fédérés qui se sont érigés en communautés politiques autonomes sur la base de leur constitution interne, librement adoptée sans intervention des autorités fédérales ? (En Espagne, quasi-fédération, les Cortès de Madrid doivent approuver les statuts d’autonomie.) 2- Fédérer, ou refédérer l’État canadien gagné, notamment depuis 1982, par une logique « défédéralisante ». Faire du Canada une véritable fédération supposerait qu’il n’y ait aucun vainqueur entre le projet national canadien et le projet national québécois. Fédéraliste de conviction ou de raison, Laforest n’en demeure pas moins l’un des rares intellectuels du Québec qui ait pris le fédéralisme au sérieux et y ait vu un programme de pensée et d’action encore crédible.

Avec beaucoup de pudeur, Laforest lève le voile sur son expérience de militant et de président de l’Action démocratique du Québec. Il s’explique notamment sur les raisons de la chute de l’ADQ dans les intentions de vote aux élections d’avril 2003, après que les sondages eurent prédit une percée spectaculaire, voire une prise de pouvoir qui opérerait un réalignement des forces partisanes au Québec. En fait, au dire de Laforest, le parti semble avoir été victime de son succès trop rapide : erreurs de positionnement dans la campagne, syncrétisme idéologique, volatilité de l’électorat nationaliste. Le militant reconnaît sa part de responsabilité dans ces ratés, sans ajouter à son mea culpa.

C’est d’ailleurs au nom de l’humanisme qui semble avoir guidé son entrée en politique que l’auteur a commencé dans ses pages une réflexion critique de l’éducation au Québec, tombée sous l’emprise d’une pédagogie anti-humaniste et d’un conformisme technocratique dans les universités. Il est dommage que Laforest n’ait pas mis autant de soin à développer cette critique qu’il en a mis à méditer l’impasse constitutionnelle. L’éducation est aussi une question constitutionnelle, dans le sens premier du terme, en ce qu’elle touche à la reproduction de la société. Ce seul déséquilibre dans la réflexion, qui n’est certes pas propre à l’auteur, atteste hélas combien il est lourd d’être un intellectuel engagé au Québec. La question nationale réclame sans relâche de ses clercs son tribut : tout le temps et l’énergie qu’ils vouent à ce dilemme lancinant, ils ne peuvent l’investir ailleurs.